mardi 26 juin 2012

Loca Virosque Cano (11). Charles Trenet "Le jardin extraordinaire" (1957)

C'est un jardin extraordinaire 
l y a des canards qui parlent anglais 
Je leur donne du pain, ils remuent leur derrière
 En m'disant " Thank you very much Monsieur Trenet " 
On y voit aussi des statues 
Qui se tiennent tranquilles tout le jour dit-on 
Mais moi je sais que dès la nuit venue 
Elles s'en vont danser sur le gazon 
Papa, c'est un jardin extraordinaire 
Il y a des oiseaux qui tiennent un buffet 
Ils vendent du grain des petits morceaux de gruyère
Comme clients ils ont Monsieur le maire et le Sous-Préfet 
Il fallait bien trouver, dans cette grande ville maussade 
Où les touristes s'ennuient au fond de leurs autocars 
Il fallait bien trouver un lieu pour la promenade 
J'avoue que ce samedi-là je suis entré par hasard 
Dans dans dans 
Un jardin extraordinaire 
Loin des noirs buildings et des passages cloutés 
Y avait un bal qu'donnaient des primevères 
Dans un coin d'verdure deux petites grenouilles chantaient
Une chanson pour saluer la lune
Dès que celle-ci parut toute rose d'émotion 
Elles entonnèrent je crois la valse brune 
Une vieille chouette me dit: " Quelle distinction! " 
Maman dans ce jardin extraordinaire 
Je vis soudain passer la plus belle des filles 
Elle vint près de moi et là me dit sans manières 
Vous me plaisez beaucoup j'aime les hommes dont les yeux brillent ! 
Il fallait bien trouver dans cette grande ville perverse 
Une gentille amourette un petit flirt de vingt ans 
Qui me fasse oublier que l'amour est un commerce 
Dans les bars de la cité :
Oui mais oui mais pas dans... Dans dans dans 
 Mon jardin extraordinaire
 Un ange du Bizarre un agent nous dit 
Etendez-vous sur la verte bruyère 
Je vous jouerai du luth pendant que vous serez réunis 
Cet agent était un grand poète 
Mais nous préférions Artémise et moi 
La douceur d'une couchette secrète 
Qu'elle me fit découvrir au fond du bois 
Pour ceux qui veulent savoir où ce jardin se trouve 
Il est vous le voyez au coeur de ma chanson 
J'y vol' parfois quand un chagrin m'éprouve 
Il suffit pour ça d'un peu d'imagination 
Il suffit pour ça d'un peu d'imagination 
Il suffit pour ça d'un peu d'imagination !





Dans mon jardin extraordinaire, les canards ne parlent pas anglais mais on croise au détour d'un chemin un piège à tigre d'Asie. Dans mon jardin extraordinaire, il y a longtemps, des éléphants ont fait du toboggan. Dans mon jardin extraordinaire, les statues, vestiges d'un autre temps, sont parfois cassées, et l'on est pas tout à fait sûrs de vouloir les voir, la nuit venue, les voir danser sur le gazon. Dans mon jardin extraordinaire, Persée est tout seul dans son coin, Artémise l'a abandonné.
Persée, statute du jardin d'agronomie
tropicale. (@vservat)
Non loin de Persée triomphant de la Gorgone, un obélisque de pierre blanche se dresse pour rendre hommage aux soldats coloniaux morts pour la France. Dans mon jardin extraordinaire, point de verte bruyère mais des graines exotiques à semer dans des serres pour les acclimater en des terres inconnues ; sur l'une, on lit le nom du Dahomey, sur l'autre celui de l'Indochine. Dans mon jardin extraordinaire, avec un peu d'imagination, on remonte le temps de quelques siècles, et on voyage entre Afrique, Asie et ou dans les îles de l'Océan Indien, aux quatre coins de l'empire colonial français. 
Dans ce jardin extraordinaire un belle fille, la République française, a célébré l'étendue de son empire et y a installé des laboratoires permettant de le faire fructifier. En 1907, il abrita même une exposition coloniale bien avant que le musée des colonies ne soit construit non loin de lui, aux abords de la porte Dorée, entre Vincennes et Paris, pour être le centre névralgique de la grande exposition de 1931. (1)
Le piège à tigres est installé dans l'espace
indochinois du jardin (@vservat)
Mon jardin extraordinaire a failli disparaitre. Abandonné, squatté, pillé, incendié, il a été sauvé par la mairie de Paris en 2004 et est aujourd'hui, en passe d'être restauré. Secret et méconnu des parisiens, il dégage un parfum indéfinissable issu du croisement des époques et des lieux qui constituent son identité. La biodiversité y a repris ses droits, les jardiniers veillent à son épanouissement. Peu fréquenté par les visiteurs et les touristes, on y devine le travail pointu de scientifiques spécialisés en agronomie, en développement et coopération avec les pays du Sud, mais d'autres voix résonnent encore dans les détours sinueux de ses sentiers ;  celles d'hommes et femmes qui venaient de l'autre bout du monde, pour servir d'amuses-bouches à destination de métropolitains en quête de saveurs exotiques. La République française a bien songé, un temps, à les oublier, mais la demande sociale en a  décidé autrement. Un pan fondamental de notre histoire y est resté tapi. Passons la porte chinoise et entrons dans mon jardin extraordinaire.

La porte chinoise, héritage de l'exposition
coloniale de Marseille en 1906 (@vservat).
  • Un jardin d'essai colonial devenu Centre International de Recherche en Agronomie et Developpement.
Quand on pénètre dans mon jardin extraordinaire, on comprend immédiatement que l'on est dans un lieu à l'héritage singulier. Il mêle intimement histoire et mémoire,  celles de la France et de ses anciennes colonies, mais aussi agriculture coloniale et la préservation de la biodiversité. La porte chinoise garde les stigmates d'une exposition prolongée aux intempéries, ses blessures sont celles de l'âge : couleurs passées, sculptures abîmées.


Les dégâts du temps sur la porte chinoise
(@vservat)
Quand on suit l'allée dont elle constitue l'ouverture monumentale, on entrevoit un bâtiment plus moderne, haut et vitré, entouré de préfabriqués, que nous identifions facilement comme un centre universitaire (les préfabriqués sont un indice fort) consacré à la recherche en agronomie tropicale. En quelques dizaines de pas, on vient de parcourir plus d'un siècle d'histoire de ce lieu envoûtant.

Détails de la porte chinoise (@vservat)
On entend parfois parler d'une passion particulière qu'auraient développé français et anglais pour les plantes. Plusieurs éléments se sont conjugués pour donner naissance à mon jardin extraordinaire. Au XVIII° et XIX°siècles, l'exploration de nouvelles régions, les progrès enregistrés dans les domaines de la  botanique et de l'horticulture, mais aussi la mode de l'exotisme, ou les besoins impérieux de reboisement de la France décuplent cet engouement. De fait, la naissance de sociétés d'horticultures et leurs précieuses publications attestent de l'enthousiasme et de la curiosité pour cette discipline. Leur importance est telle que la société nationale d'horticulture obtiendra l'autorisation d'utiliser les prestigieuses serres du jardin du Luxembourg comme jardin d'essai. 

Alger, le jardin d'essai en 1897.
(source@CDHA)
Cette "mondialisation" en devenir des échanges d'espèces végétales, dans leur identification, reproduction, propagation et acclimatation nécessite des structures adaptées. Il n'y a pas qu'en France que l'on créé des jardins permettant aux plantes de s'acclimater à leur nouveau milieu. En effet, le XIX siècle étant celui des conquêtes coloniales, d'autres jardins d'essais voient le jour dans les colonies. Un des plus célèbre est le jardin de Hamma à Alger mais d'autres ouvrent à Saïgon en 1863, ou Hanoï en 1886, à Libreville l'année suivante ou encore à Tunis en 1891. Ces jardins d'essai se multiplient au fur et à mesure que se constitue et se structure l'empire colonial français : protectorat de Tunisie en 1881, d'Aman et de Madagascar en 1885, AEF(2) en 1890, AOF(3) en 1895, protectorat du Maroc en 1910.  Les bases d'un prospère business sont posées puisque depuis 1829 et l'invention de la caisse Ward, on peut transporter les plants en caisse sans souci (voir ci dessous).  Dès lors, il devient plus simple  de transporter, et éventuellement  d'acclimater des espèces végétales ; les eucalyptus australiens sont ainsi implantés en Algérie, les bambous dans le Rhône, la riziculture au Sénégal. Les plantations s'étendent, produisent avec une main d'oeuvre indigène disponible et corvéable, aussi exploitable que les richesses naturelles des territoires colonisés. 

Jardin Colonial, années 1910
Expédition de plants en « caisses de Ward », destinés aux jardins d’essai de Bingerville (Côte d’Ivoire), Sor (Sénégal), Papetee (Tahiti)© Bibliothèque historique du CiradInventée en 1830 par un médecin londonien, cettecaisse a la particularité d'être totalement étanche.
Alors que les jardins d'essai se multiplient en Europe et aux colonies, stimulant les échanges, les enjeux de l'agriculture coloniale se précisent (ils sont tout à la fois économiques, politiques et philosophiques- la domestication de la nature par l'européen prouvant sa supériorité).  Le moment  est donc venu de donner une tutelle officielle à l'ensemble de ces activités, de les relier à un pôle central. Le ministère des colonies s'y emploie. Ménageant les intérêts des marchands autant que les susceptibilités des scientifiques, il publie en janvier 1899 un décret créant le jardin colonial de Paris dont l'existence est officialisée en mars. J. Dybowski en est le premier directeur, M. Bernard le jardinier en chef. Il s'installe sur des terrains au sud du Bois de Vincennes, mis à disposition par la ville de Paris qui en exige toutefois le clôturage  et demande un droit de regard sur tous  les plans  des installations futures. 

Dans les années qui suivent la création du jardin colonial ses missions sont définies, ses installations prennent forme et ses institutions se développent.
Serres, remises, laboratoires, maison des jardiniers sortent de terre progressivement. Un parc paysager y est aménagé à la manière de ce qu'on fait à l'époque un peu  comme aux Buttes Chaumont,  des pelouses sont installées. L'été venu on expose temporairement des espèces tropicales à l'extérieur (avocatiers, manguiers, caféiers, sisals, vétiver etc.). Le jardin d'essai se veut un centre de ressources (publication de revues, conservation d'études, base de données sur les autres jardins qui constitue une grande partie du fond documentaire de la bibliothèque historique du CIRAD aujourd'hui), de culture (comprenant la réception et l'envoi de plantes et semences aux 4 coins de l'empire), et un laboratoire scientifique qui évalue le potentiel des produits coloniaux (en matière commerciale, industrielle mais travaille aussi sur les moyens de les faire fructifier à l'aide d'engrais, par exemple).


Jardin Colonial, années 1910Photographie sur plaque de verre© Bibliothèque historique du Cirad
En 1902, l'école nationale supérieure d'agriculture coloniale qui forme des ingénieurs spécialisés dans cette discipline est implantée au jardin d'essai. Les premières promotions d'à peine une dizaine d'élèves s'étofferont au fil du temps. De leurs rangs sortiront quelques prestigieux spécialistes, l'un des plus célèbre étant paradoxalement l'un des plus virulents détracteurs du colonialisme, mais aussi un très grand agronome français, inventeur de l'écologie politique : René Dumont.(4) 


Ses activités ont traversé le temps et s'y sont adaptées. Le CIRAD (5) est en d'une certaine façon l'héritier.  En 1921Albert Sarraut, ministre des colonies, transforme l'école d'origine en l'INAC (Institut National d'Agronomie Coloniale) dont les activités sont particulièrement prolifiques au cours des années 30. L'institut devient l'INAFOM (6) en 1934, le terme "Outre-Mer" venant remplacer celui de "colonies" dans la terminologie officielle. En 1958, les constructions actuelles du campus destinées alors à abriter l'Institut National d'Agronomie Tropicale sont inaugurées. Aujourd'hui, le site universitaire trouve un nouveau souffle en abritant les activités de différents laboratoires et institutions autour du thème "Mondialisation et développement durable". Ici, on travaille en particulier sur les problématiques croisant agriculture-alimentation et croissance démographique et développement durable. On le voit, l'agriculture et l'agronomie tropicales n'ont rien perdu de leur importance dans un monde qui a pourtant considérablement changé.
Les installations actuelles du campus du CIRAD derrière le
monument en hommage aux soldats indochinois de confession
chrétienne morts pour la France (@vservat)
  • Le moment des expositions coloniales au début du siècle.
La fin du XIX siècle est marquée par le phénomène des expositions universelles et coloniales. Elles sont pour les nations européennes aussi bien l'occasion de montrer leur puissance impériale que de permettre à leurs ressortissants d'avoir un aperçu d'ailleurs exotiques. En 1889, la France fête le centenaire de la Révolution Française ; c'est la première fois qu'une exposition universelle intègre un espace dédié au monde colonial. L'architecture des pavillons est le vecteur privilégié pour transporter les visiteurs vers d'autres continents sans quitter la capitale. En 1900, l'exposition suivante joue un rôle important dans l'histoire du jardin d'essai colonial. Son directeur est partie prenante dans l'aménagement des serres exposées. En échange il récupèrera certaines installations une fois l'exposition close, en particulier la serre du Dahomey et ses poteaux totems qui ornent aujourd'hui la magnifique bibliothèque du CIRAD, ainsi que la case malgache. Le kiosque de la Réunion entièrement construit en bois exotique échoit également au jardin d'essai de Nogent.


Le kiosque en bois exotique de la Réunion.
(@vservat)
De grands industriels dont les activités sont liées à l'agriculture coloniale mettent aussi la main à la poche ; ainsi l'influent Menier (7) (qui exploite la chocolaterie du même nom à Noisiel) offre-t-il des serres. Henri Hammelle (8) l'accompagne dans son élan  : dans les siennes, sont  installés cacaoyers, caféiers et vanilliers et enfin cocotiers à partir de 1902. C'est ainsi que petit à petit, le jardin d'essai prend forme.

La petite serre du Dahomey au premier plan.
(@vservat)
La 1ère exposition coloniale se tient en 1905 au jardin d'essai. On y  présente les merveilles de l'industrie d'outre-mer autant que les produits son l'agriculture ou de l'élevage ;  le visiteur peut y découvrir de véritables innovations comme la végétaline matière grasse fabriquée à partir d'huile de noix de coco. En 1906, c'est au tour de Marseille, cité phocéenne, elle même issue d'un processus de colonisation (9), d'accueillir l'exposition coloniale. Pour le jardin d'essai colonial c'est encore une occasion de récupérer des installations qui agrémentent agréablement le site : c'est ainsi que la porte chinoise traverse la France jusqu'à Nogent. Il en va de même du grand pavillon du Congo aussi dénommé factorerie aujourd'hui ruiné par un incendie survenu en 2004.
Le pavillon du Congo lors de l'exposition de 1907, et
son état actuel après l'incendie qui l'a détruit en 2004.
(photo@gestiondesrisquesintercuturels)
L'année suivante le site est prêt pour abriter une nouvelle exposition coloniale. Différents villages y sont reconstitués  dont il reste de nombreuses traces aujourd'hui au jardin d'agronomie tropicale. Parmi toutes les attractions proposées se distinguent des villages indochinois, tunisien ou du Dahomey peuplés d'indigènes recrutés pour le "spectacle". Il est vraisemblable qu'il s'agisse là de personnes sous contrat. Ainsi, on sait que les Touaregs  qui animent  les fantasias et effectuent des démonstrations de danse orientale ont été recrutés expressément pour cette manifestation.  Non loin du village indochinois qui donne à voir un piège à tigres, le spectacle est aussi assuré par des éléphants dressés qui, entre autres choses extraordinaires, font du toboggan. Ils ont, semble-t-il, apporté leur contribution à l'installation du site, arrivés en avance, ils furent particulièrement utiles pour procéder au dégagement nécessaire de quelques arbres. 

Dans le village du Dahomey les hommes et femmes venus de différentes régions d'Afrique de l'ouest endossent le costume de l'artisan local ou du griot. Autour du village tunisien, puisque nous sommes aussi dans un jardin, orangers, palmiers et figuiers de barbarie contribuent à donner l'illusion d'une enivrante Afrique du Nord. Le pavillon qui y est construit abrite en fait un grand bazar dans lequel tapis et tentures sont exposés ainsi que de l'huile d'olive ou du miel. Inaugurée le 8 juin 1907 cette exposition n'accueille pas moins de 1,8 millions de visiteurs jusqu'en octobre. 


Le pavillon de la Tunisie. On identifies le croissant
au niveau du dôme central. (@vservat).
L'après exposition plonge le jardin dans d'importantes difficultés d'entretien et problèmes financiers. En 1931, le centre de gravité de l'exposition coloniale se déplace plus au nord en direction de la porte Dorée et du lac Daumesnil. Là est inauguré le musée des colonies et est installée la gigantesque exposition qui promet aux visiteurs de faire "le tour du monde en un jour". Le jardin d'essai reste assez en retrait servant essentiellement d'arrière boutique à cette manifestation dont elle récupère (encore) quelques vestiges aujourd'hui en piteux état : parmi eux un portique constitué de deux côtés de baleines qui git aujourd'hui dans l'herbe.

  • Lieux de mémoire voué à l'oubli, le jardin d'agronomie tropicale victime du passé colonial français?


La déflagration de la première guerre mondiale va constituer une rupture dans l'histoire du jardin colonial puisque pour la première fois les activités liées à l'agronomie vont céder le pas à celles liées aux impératifs militaires. Durant le conflit, un hôpital destiné aux soins des blessés issus des troupes coloniales est installé  sur le site. Les serres sont reconverties pour l'accueil médical.

C'est à cette occasion qu'est  construite la première mosquée de Paris bien avant celle qui sera érigée à l'orée du jardin des plantes. Faite de bois, il n'en reste guère de traces aujourd'hui, l'édifice n'étant pas destiné à durer, une stèle et des plans ainsi que quelques photos attestent de son existence. Beaucoup de blessés issus des troupes coloniales sont soignés ici, et il est important à plus d'un titre, à l'époque,  d'en reconnaitre l'engagement soit à des fins de propagande, soit à des fins militaires. Ainsi, les blessés et convalescents bénéficient-ils d'une nourriture adaptée à leurs convictions religieuses et de lieux de cultes. Quelques 4800 soldats coloniaux passeront par cet hôpital doté d'un service de radiologie, de plusieurs salles d'opération, d'une pharmacie et de bâtiments de fonctionnement (blanchisserie, réfectoire) au cours du conflit. Les plantes trouvent encore quelque utilité en cette sombre période ; certains espaces des jardins d'essai sont reconvertis en potager permettant d'approvisionner en nourriture le site,  la culture du kapok est largement expérimentée pour remplacer le coton hydrophile nécessaire aux soignants.
Une simple plaque atteste de la
 transformation du jardin en
  hôpital pour les soldats coloniaux. 
On distingue le tracé de la mosquée
 qui y fut construite. (@vservat)
Le socle de l'obélisque dédié aux
 soldats coloniaux morts 
pour la France. (@vservat).





















Après la guerre, le jardin colonial connait une nouvelle phase de son histoire en devenant un important lieu de mémoire. Un simple obélisque blanc est érigé en 1919 et inauguré l'année suivante. Il rend hommage aux soldats coloniaux morts pour la France. Grâce à l'action des  associations d'anciens combattants indochinois et à leurs contributions financières, tout un pan du jardin est réaménagé. Un mémorial aux combattants indochinois bouddhistes est érigé, ce qui justifiera la demande quelques temps plus tard de l'évêque du Tonkin d'en ériger un second à la mémoire des combattants indochinois chrétiens. Puis, un dinh (maison commune traditionnelle) est construit en guise de lieu dédié à la mémoire des combattants indochinois qui furent environ 100 000 soldats ou travailleurs dans les usines d'armement à apporter leur contribution au conflit. Ce magnifique édifice, richement décoré, est aujourd'hui détruit. Il fut pillé en 1984 et incendié, vraisemblablement pour maquiller le vol.
Le monument aux morts
 indochinois bouddhistes. 
(@vservat)

Le dinh reconstruit après l'incendie
 de 1984 bien plus modeste que
 la construction d'origine.
Les grilles ont été retrouvées
 et rachetées chez un antiquaire
 après leur usurpation (@vservat)



L'ensemble indochinois : le
 pont des najas.(@vservat)

Autour de lui à partir de 1921, un véritable "ensemble indochinois" se structure : y est ajoutée une maison des gardiens cachée par un portique qui dissimule aussi le grillage du parc, mais aussi un Cao ou urne en bronze posée sur trois pieds, héritage de l'exposition marseillaise. Cette copie d'une des 9 urnes funéraires du palais impérial de Hué est installée sur l'esplanade entre le portique et le dinh. Deux grands pilonnes surmontés de toits évoquant des pagodes se dressent sur un des côtés formant une sorte d'entrée monumentale qui dirige notre regard vers le pont dit des Najas construit en 1928.

L'esplanade devant le dinh avec le portique qui cache la
maison
des gardiens, le Cao (urne tripode) et les pilonnes
 à toits pagodes. (@vservat)
Dans une autre partie du parc un monument aux soldats noirs morts pour la France est construit. La date exacte de son édification reste incertaine. A l'ouest de la porte chinoise enfin, un monument aux morts  malgaches de la guerre surmonté d'un aigle est installé en 1925. 


Ces nouvelles installations modifient l'identité première du jardin colonial. Alors que se poursuivent les travaux de recherche en agronomie et en agriculture tropicales, une partie du site est reconvertie en lieu de mémoire et d'hommage aux combattants issus de l'empire français. 




Monument aux soldats noirs morts pour la France.
(@vservat).
Monuments aux morts de Madagascar.
(@vservat)
Si après le second conflit mondial, les installations liées à la recherche en agronomie se modernisent, on comprend qu'à l'heure de la conquête des indépendances par les colonisés notre jardin extraordinaire subisse les revers de l'histoire et sombre lentement dans l'oubli. Avec lui débute le délabrement progressif mais certain de constructions témoignant d'un pan de notre histoire mal assumé. 
C'est peut être dans cet ensemble statuaire monumental déposé en 4  morceaux au jardin d'agronomie tropicale en 1961 que se trouve résumé le devenir de cet étonnant endroit dans le second XXème siècle. Sur les 3 parties qui constituaient le socle de la statue on voit une africaine allongée nue dans une pose lascive (la tête de la statue décapitée est conservée autre part), un asiatique au visage lisse et paisible qui s'affaire avec une jatte remplie d'eau à la main. A coté de lui un coq gaulois placé fièrement sur un globe, des armes, outils de la conquête, l'accompagnent.  Une femme en habit traditionnel antillais tient sa robe. A ses pieds un régime de bananes. La partie haute de la statue est, elle, constituée d'une allégorie de la République française drapée dominant son empire colonial, sûre de sa puissance, infaillible dans sa mission. 
Antillaise (@vservat)


Socle de la statue, africaine nue 
aujourd'hui décapitée (@vservat)














La République s'est pourtant cassé les dents sur une mission civilisatrice qui n'était q'un écran de fumée destiné à masquer une exploitation économique des ressources naturelles et humaines des régions colonisées. C'est un peu de cette histoire qui est restée enfouie dans mon jardin extraordinaire, le lierre et la mousse recouvrant lentement les statues symboliques de cette époque.
Asiatique avec une
 jatte (@vservat)
On peut lancer l'hypothèse que la reprise en main du site par la mairie de Paris depuis 2004 est un signe de changement de posture. Le jardin d'agronomie tropicale est un livre vert à ciel ouvert qui nous dit les relations de la France à son empire colonial et à ses habitants. Il renait peu à peu. Cela atteste-t-il d'un certain apaisement pouvant faire émerger et reconnaitre à partir de ce lieu une histoire à parts égales (10) celle de scientifiques passionnés d'agronomie, d'hommes d'ici et d'ailleurs pris dans cette entreprise coloniale menée par la France aux 4 coins du monde. Il faudra alors veiller scrupuleusement à restituer le point de vue des colonisés - travailleurs des plantations, indigènes des expositions, soldats enrôlés dans les troupes françaises - dont l'histoire n'est en ces lieux que furtive ou inversée, car toujours observée du point de vue de la puissance impériale.  Quelle que soit la réponse à cette question, le jardin d'agronomie tropicale reste un endroit unique, aux bruissements particuliers, dans lequel le flâneur peut assouvir autant son désir d'histoire qu'étancher sa soif de quiétude. Dans un cadre verdoyant propice à la méditation et à la réflexion, on peut s'y interroger sur le rapport de nos sociétés à leur passé colonial, et sur ce qu'il leur reste à en révéler. 
La république drapée
 (@vservat)
A Laurence, qui affectionne aussi cet endroit et à Anne, sans qui je ne l'aurais jamais découvert.


Notes : 
1 : L'exposition coloniale de 1931 se déroule de mai à novembre autour du lac Daumesnil et du musée des colonies (aujourd'hui Cité Nationale de l'Histoire de l'Immigration). Elle accueille 6 à 8 millions de visiteurs.
2 : AEF = Afrique Equatoriale Française, regroupement fédéral de plusieurs colonies de l'empire français s'étendant du centre du Sahara à l'ouest du Golfe de Guinée.
3 : AOF = Afrique Occidentale Française, regroupent fédéral de plusieurs colonies françaises d'Afrique de l'Ouest.
4 : Une stèle lui rend hommage au jardin d'agronomie tropicale. Grand agronome, expert auprès de la FAO, il est le premier candidat écologiste à se présenter à l'élection présidentielle en 1974. Membre fondateur d'Attac, R. Dumont est décédé en 2001 à 97 ans. L'Afrique noire est mal partie (1962) est un de ses ouvrages les plus connus.
5 : Cirad, pour définir les activités de ce centre de recherche, le mieux est de consulter son site internet.
6 : Institut National d'Agronomie de la France d'Outre Mer, créé par décret du président de la République Albert Lebrun en 1934.
7 : La famille des industriels Menier qui donna son nom à la chocolaterie établie à Noisiel et au célèbre chocolat  a débuté sa carrière dans les produits pharmaceutiques. Comme beaucoup de ses élites  du XIX siècle issues de l'industrialisation, leur ascension dans la sphère économique s'est rapidement doublée d'un accès aux responsabilités politiques.
8 : Henry Hammelle est un industriel dont la fortune s'est en partie établie grâce à la vente de divers matériaux aux armées, mais aussi aux chemins de fer : caoutchouc, aciers, huiles et graisses.
9 : Rappelons que Marseille est fondée par les habitants de la cité de Phocée, en Asie Mineure, au VI siècle avant JC.
10 : J'emprunte l'expression à R. Bertrand dont la récente publication intitulée "L'histoire à parts égales", restitue la rencontre entre l'Occident et l'Orient lorsqu'en 1596 un expédition néerlandaise accoste en Indonésie. Son travail s'appuie autant sur des sources asiatiques qu'européennes et constitue une des pistes de travail les plus prometteuse et excitante de l'histoire connectée en ce qu'elle permet la déconstruction de tout une série de stéréotypes ancrés dans une historiographie uniquement issue de travaux européens.




Sources :


Ferro Marc, Le livre noir du colonialisme, 2003
Levêque Isabelle, Pinon Dominique, Griffon Michel, Le jardin d'agronomie tropicale, de l'agriculture coloniale au développement durable,2005.
Ferro Marc, Le livre noir du colonialisme, 2003
Bancel Nicolas, Blanchard Pascal, Vergès Françoise, La république coloniale, 2006.


Les collections de l'Histoire,  Le temps des colonies, mai 2001.


Liens.
http://www.paris.fr/loisirs/paris-au-vert/bois-de-vincennes/jardin-d-agronomie-tropicale/rub_6566_stand_10127_port_14913
http://bft.cirad.fr/cd/BFT_206_81-88.pdf
http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article1036
http://www.musee-nogentsurmarne.fr/expositions/expositions-realisees/expositions-universelles-et-coloniales.html
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/08/BANCEL/14145
http://www.baudelet.net/paris/jardin-tropical.htm
http://islamenfrance.canalblog.com/archives/2007/01/20/3745707.html







jeudi 21 juin 2012

263. Les maçons de la Creuse

Au cœur du Massif central, le départ des paysans pauvres vers la ville pour y chercher "fortune" est une vieille tradition et constitue même, par son ampleur, un des traits caractéristiques de la démographie limousine au XIX° siècle. 

Pourquoi des dizaines de milliers de Creusois ont-ils migré vers les grandes villes du pays? Quelles furent les conséquences immédiates et plus lointaines de ces migrations? 

Au fil du billet nous nous placerons dans les pas de Martin Nadaud, empruntant largement aux Mémoires de Léonard, dans lesquelles il se remémore, au soir de sa vie, son expérience de maçons creusois dans la capitale 

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* Un phénomène ancien.
Les migrations "maçonnantes" constituent un phénomène ancien dans tout le Limousin. Ainsi, si l'on en croit le directeur des travaux du château de Versailles, qui écrit à Colbert dans l'hiver 1670, ces migrants constituent une importante main d’œuvre pour la construction des bâtiments : "tous nos ouvrages seront mieux établis après les fêtes [Pâques?] parce que les Limousins seront de retour".
Ces migrations se poursuivent et s’accroissent régulièrement au XVIII° siècles, avant d'atteindre un maximum au XIX°. A la fin du premier Empire, le préfet estime à 13 000 le nombre des Creusois qui s'en vont chaque année travailler hors du pays. Au cours des décennies suivantes, les migrations se poursuivent. On évalue ainsi à 50 000 le nombre total des migrants limousins à la fin de la Monarchie de Juillet. L'augmentation des départs s'accélère encore lors de la période 1847-1861 car comme le note le maire de saint Oradoux en 1857: "Tous ceux qui étaient capables de se livrer à un travail quelconque ont émigré depuis que le vivres sont si chers."
L'apogée du mouvement semble se situer à la fin du Second Empire, lorsque les grands travaux effectués dans les villes attirent une très nombreuse main d’œuvre. La guerre de 1870 interrompt un temps les migrations, qui reprennent de plus bel vers 1875, avant que les flux migratoires ne se tarissent progressivement (en 1880 encore, il y a 40 à 45 000 migrants dans la Creuse, soit 15% de la population totale du département). C'est la grande guerre qui marque la fin des migrations "maçonnantes", la plupart des bâtisseurs s'étant installés dans leurs villes d'accueil.

Percement de l'avenue de l'Opéra, Anonyme, Paris, musée Carnavalet. Les grands travaux d'Haussmann nécessite une nombreuse main d’œuvre, constituée notamment de maçons limousins. D'une manière générale, la venue de maçons-migrants reste conditionnée par la conjoncture économique globale. Leur nombre peut donc varier considérablement.


* Pourquoi part-on? 

Le déclin des usages ruraux communautaires et la disparition des activités proto-industrielles de nombreuses campagnes privent les plus pauvres des ressources d'appoint. Ce sont donc avant tout les paysans les plus modestes, souvent victimes des crises agricoles et originaires des régions les plus isolées et les plus périphériques, à l'instar de la Creuse, qui prennent la route .
 
- L'émigration y est une nécessité car les plateaux fragmentés de la "montagne limousine" n'offrent que des sols pauvres et difficiles à travailler. Les rendements y sont très faibles. Aussi, l'origine des départs réside principalement dans l'insuffisance du pays en ressources agricoles. L'accroissement démographique au cours du XIX° aggrave encore la situation de campagnes désormais surpeuplées. Dans ces conditions, les migrations apportent le complément de ressources indispensable grâce aux gains et aux économies des migrants. (1) L'absence de ces derniers des campagnes limousines près de neuf mois de l'année permet en outre de réduire la pression sur ces territoires (moins de bouches à nourrir).

- Le système de transmission des propriétés explique également l'ampleur des migrations limousines. Le patrimoine familial étant considéré comme indivisible, il faut éviter de l'amputer. Par conséquent, ce bien peut être maintenu dans son intégrité à la seule condition que les enfants d'une même famille renoncent au partage à la mort des parents. L'usage de transmettre la propriété des aïeux à un seul membre de la famille ("l'aîné"), de génération en génération, s'impose progressivement. Le fils avantagé doit donc partir pour plusieurs "campagnes" afin d'indemniser ses frères et sœurs cohéritiers. Chargé de la perpétuation du patrimoine familial, il se livre à l'émigration saisonnière et revient au pays où sont ses biens et ses intérêts. Les frères et sœurs obligés de renoncer au partage sont eux-mêmes fréquemment contraints de se fixer hors du pays, parfois de manière définitive.

- La migration est encore rendue nécessaire par le manque d'industries locales, par l'insuffisance des ressources procurées par la micro-propriété dominante ainsi que par la faiblesse des revenus de nombreux métayers et fermiers soumis à l'impôt. Ces paysans sans terres optent donc souvent pour un travail plus rémunérateur.

Dans les Mémoires de Léonard, Nadaud raconte son départ pour Paris en 1830 à l'âge de 14 ans: "Levé longtemps avant le jour, je revêtis l’accoutrement que ma mère m’avait fait
confectionner à cette occasion, selon les habitudes du pays. Elle avait choisi du droguet, produit de la laine de nos brebis. Veste, pantalon et gilet, tout était de la même étoffe.
L’ensemble était raide comme du carton et paralysait presque tous les mouvements du
corps, avec cela de gros souliers qui n’allaient pas tarder à m’écorcher les pieds, un chapeau haut de forme, à la mode du jour […]. C’est avec cette armure sur le corps qu’il me fallut entreprendre à pied le voyage de la Creuse à Paris."


* Quels métiers?
La très grande majorité des migrants s'adonnent aux métiers du bâtiment (maçon, tailleur de pierres, paveur, charpentier, peintre et couvreur). Cette spécialisation s'explique avant tout comme nous l'avons vu par la pauvreté des sols et l'absence d'autres activités susceptibles de subvenir aux besoins. En outre, l'activité ne nécessite pas un long et coûteux apprentissage pour le "goujat" qui gâche le mortier et porte les pierres pour le compte du maître-maçon. (2)
Le corps de métier s'avère très hiérarchisé. Le "garçon maçon" ou goujat gâche le plâtre et le mortier, transportant les moellons pour l'ouvrier maçon. Aguerri, ce dernier travaille aux fondations et érige le gros œuvre. Les plus doués deviennent maître-compagnons et reçoivent les ordres du maître-maçon, un entrepreneur qui distribue le travail et supervise l'avancement des travaux sur le chantier.

* Nomadisme d'été.
Jusqu'au milieu du XIXème siècle, ces sont surtout les migrations temporaires qui marquent les esprits par leur ampleur et la régularité de leur rythme.
Les maçons partent aux alentours du 15 mars et rentrent entre le 15 novembre et le 15 décembre pour une durée d'au moins 9 mois. Une fois les hommes adultes partis (2/3), il ne reste plus au pays que les vieillards, les femmes et les enfants, contraints de suppléer à l'absence des premiers pour toutes les tâches agricoles, en particulier les travaux les plus durs (moissons).

* D'où part-on?  Vers quelles destinations?
Les migrations "maçonnantes" sont très importantes dans les cantons nord-est de la Haute-Vienne et dans l'ensemble de la Creuse. Les arrondissements les plus élevés et les plus pauvres du département sont particulièrement affectés par l'émigration qui y représente une véritable nécessité.

Les principales destinations des migrants limousins.
Si ces derniers émigrent dans une soixantaine de départements, on identifie toutefois cinq pôles d'attraction principaux: 
- Paris attire une majorité des maçons, notamment ceux originaires de Basse Marche; 
- Lyon reste la destination privilégiée des travailleurs des Combrailles (pour J.L Ochandiano, au XIX°, les maçons limousins représentent entre 70 et 80% des maçons travaillant sur les chantiers lyonnais).
- les tuiliers partent en nombre pour les zones rurales de la région stéphanoise; 
- La forêt landaise draine de nombreux scieurs de long de la Montagne limousine. 
- Enfin, ces derniers, mais aussi des maçons de la Basse Marche trouvent à s'employer dans les Charentes.
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* Un voyage éprouvant.
La façon dont s'effectue le voyage a évolué au cours du siècle. Longtemps les maçons ont voyagé à pied, par bandes de 15 à 20, sous la conduite d'un maître-compagnon (3) ou plus simplement d'un chef désigné par le groupe.
Au cours du trajet, un "éclaireur" part de l'avant sur la route et s'occupe de la logistique pour le reste de la bande (nourriture, hébergement). 
Les maçons empruntent toujours les mêmes routes à l'aller comme au retour. Aussi, ils font halte aux mêmes étapes et fréquentent les mêmes auberges. Si l'on en croit Martin Nadaud, la nourriture y est correcte, à la différence de la literie, la plupart du temps déplorable. Les paillasses miteuses qui tiennent lieu de lits sont infestées de punaises ou de puces (cf Nadaud: "nous nous couchâmes, non sur des lits, mais sur des balles de son et de paille hachée par l’usure et, naturellement, pleines de vermine.").
Au cours du XIX°, les conditions de voyage se modifient quelque peu. Si certains continuent d'effectuer à pied la totalité du parcours ; d'autres empruntent les voitures publiques ou le chemin de fer dont l'utilisation se généralise sous la IIIe République. 

Le solitaire (voir sources) décrit le voyage des maçons vers Paris: "nous nous en allions à pied, un sac de grosse toile sur l'épaule, un bâton à la main. Nous marchions par bandes et les paysans, sur le parcours, criaient: "A l'oie, à l'oie". C'était en effet comme les oies sauvages et les grues au printemps."


* le retour au pays.
Lorsque le froid rigoureux impose la fermeture des chantiers, les migrants prennent le chemin du retour dans les mêmes conditions qu'à l'aller, nantis toutefois du pécule amassé lors de la campagne. 
 Les sommes gagnées par les maçons représentent un profit bien supérieur à ce qu'ils auraient obtenu des sols ingrats du Limousin. Lors d'une bonne campagne, un travailleur revenu au pays peut s'acquitter de ses créances, payer une partie de la dot d'une fille ou encore investir dans l'achat d'une terre. 

Le calendrier imposé par les migrations explique que ce soit l'hiver que se règlent la plupart des affaires, l'hiver encore que l'on renouvelle le cheptel par la fréquentation des foires, l'hiver enfin qu'aient lieu les principales festivités: mariages au mois de février, fêtes de familles, bals dans une grange au son de la cabrette et de la vielle...
Les migrants sont alors l'objet de toutes les sollicitations. Lors des veillées, ils narrent leurs exploits devant un auditoire fasciné. Leur présence au village permet encore la réalisation des travaux d'entretien ou de réparation.

Dans les Mémoires de Léonard, Nadaud décrit son premier voyage à Paris en 1830. Il y détaille son parcours pédestre constitué d'étapes très longues (60 km en moyenne). Seule la dernière partie du trajet s'effectue (parfois) en voiture publique. Sur la carte ci-dessus, les balises représentent les différentes étapes qui conduisent Martin Nadaud et ses compagnons de la Creuse à Paris. [Pour plus de détail sur les différentes étapes, cliquez sur la carte ou ici.]


* Les conditions de vie et de travail des maçons.
 Les conditions de vie du migrant durant la "campagne" varient selon la destination et le métier pratiqué. Beaucoup d'apprentis se rendent d'abord dans le Rhône où ils semblent mieux traités que dans la capitale.
Une fois arrivés à bon port, les migrants partent en quête d'un logement, le garnis. C'est ainsi qu'on désigne les chambres où s'entassent 10 ou 12 hommes "où ne logent que des ouvriers de la même profession et qui sont tenues par des entrepreneurs de la même industrie." A Paris, la plupart des pensions ou hôtels meublés se situent dans les vieux quartiers proches de l'Hôtel de ville et autour de la montagne sainte Geneviève. 
A Lyon, les maçons occupent d'abord la Part-Dieu, avant de s'installer dans les garnis du quartier de la Guillotière, de l'autre côté du Rhône.
 Ces localisations impliquent souvent de très longues marches journalière pour rallier les chantiers, fréquemment situés en banlieue. La sédentarisation familiale et l'extension de la ville conduisent les ouvriers du bâtiment à s'installer de plus en plus en périphérie, plus près des chantiers.
Une fois installés, les maçons s'en vont quérir un travail sur les places d'embauchages (place de Grève et du Châtelet). Lors des périodes de crise, les maçons courent de chantier en chantier pour trouver une place, tentant alors de réactiver les solidarités d'origine en s'adressant à leurs anciens compatriotes. (4)
Lors des périodes de ralentissement économique, les bâtisseurs sont contraints de chômer et il est fréquent qu'à l'issue de la campagne, ils n'aient pas les fonds nécessaires au retour, qu'ils sont alors obligés d'ajourner.

Le métier en lui-même, fort pénible, nécessite une grande force physique, de l'endurance. Par tous les temps, le maçon porte de lourdes charges et doit se tenir debout toute la journée sur un échafaudage. Les accidents sont d'autant plus fréquents que les entrepreneurs ne prennent guère de précautions.

Le métier de maçon s'avère très dangereux et les accidents mortels fréquents.
Les maçons limousins sont souvent mal perçus par les autochtones, suscitant des réactions xénophobes, comparables à celles auxquelles sont confrontés les maçons piémontais qui affluent à Lyon au XX° siècle. Au milieu du XIX° siècle, les rapports administratifs utilisent le terme "étranger" pour désigner les Limousins. La police en particulier se méfie de cette population flottante, jugée instable et facilement manipulable. Leurs déplacements font ainsi l'objet d'une surveillance pointilleuse, notamment par l'intermédiaire du livret ouvrier.

* les migrations temporaires deviennent définitives.
Au fil du siècle, le séjour à la ville s'allonge au delà d'une campagne. C'est particulièrement vrai des migrants qui pratiquent un métier offrant du travail toute l'année (peintre, tailleur de pierre), mais le phénomène s'observe également pour les métiers saisonniers (maçons ou tuiliers). 
On assiste ainsi à une tendance à la fixation dans le pays où on a les intérêts les plus importants, les retours au pays s'espaçant de plus en plus jusqu'à cesser totalement. 
Certes, les deux formes de migration, définitive et temporaire, coexistent longtemps sachant que le migrant part la plupart du temps avec l'idée de revenir, mais sa migration devient définitive à la faveur de rencontres, du décès des parents ou d'une opportunité professionnelle particulière.
Les migrations définitives progressent également grâce à la création d'industries nouvelles dans les régions proches des foyers de départs. Ainsi, l'essor de la sidérurgie au Creusot ou des usines Michelin à Clermont-Ferrand entraînent de nombreux départs, souvent définitifs.
Dans ces conditions, les femmes à leur tour gagnent les villes pour rejoindre "leurs" maçons. Lorsque le ménage possède une propriété au pays, elle est confiée aux vieux parents ou aux frères et sœurs plus jeunes. Si il y a retour, c'est pour prendre la succession des aïeux devenus infirmes ou disparus.
Beaucoup de migrants coupent progressivement les liens avec le pays, se contentant d'entretenir un sentiment de solidarité en employant (pour ceux qui ont réussi) prioritairement des compatriotes.

Maçons creusois posant devant un échafaudage.


* Quelles sont les conséquences des migrations en Creuse  sous la IIIème République?
L'émigration permet dans un premier temps de décongestionner les campagnes surpeuplées et d'établir un équilibre plus aisé entre les maigres ressources du sol et le nombre de ses habitants. 
Elle apporte d'autre part les fonds nécessaires à l'achat d'une terre. La vente  des biens des partants définitifs permet à de nombreuses familles d'arrondir leur patrimoine, leurs permettant de vivre sans plus avoir à recourir au nomadisme. Dans ces conditions, le faire-valoir direct progresse tout au long du XIX° au détriment du métayage ou du fermage.

Si il est très difficile de mesurer l'incidence des migrations, on peut néanmoins affirmer qu'elles ont modifié le comportement démographique des populations concernées. L'essor des migrations définitives et le développement de l'exode rural entraînent ainsi un dépeuplement très marqué, accentué encore par une natalité en berne (ce sont de jeunes adultes qui partent).
D'un autre côté, les migrations contribuent à améliorer l'état sanitaire des individus, car les migrants installés en ville disposent d'une alimentation supérieure à celle des ruraux, notamment parce qu'ils consomment davantage de viande. Enfin, les économies rapportées par les travailleurs temporaires ont permis à la paysannerie creusoise de mieux surmonter les périodes de crise. Elles contribuent sous la IIIème République à répandre une plus grande aisance dans les campagnes, tout en facilitant dans une certaine mesure une amélioration des techniques culturales. 
Les migrations contribuent en outre à modifier la psychologie paysanne traditionnelle: 
- le fils migrant utilise ses gains pour acquérir son indépendance morale. 
- seules maîtresses au logis pendant de longs mois, les femmes acquièrent par la force des choses une plus grande autonomie et voient leur rôle valorisé. 
- enfin la migration ouvre au monde et permet à un certain nombre de maçons de bénéficier du minimum d'instruction leurs permettant de s'exprimer et d'écrire en français. La correspondance avec la famille restée au pays se fait d'ailleurs dans cette langue. 


Caricature de Martin Nadaud.


A la fin du XIX° siècle, un important discours clérical et conservateur s'emploie à dépeindre l'émigration comme un véritable fléau. La ville, véritable Babylone moderne, est décrite comme le lieu des pires turpitudes, le tombeau des saines coutumes rurales. D'aucuns accusent les migrants d'avoir ramené pêle-mêle au pays alcool, syphilis et irréligion. En 1908, l'économiste Emile Cheysson écrit par exemple à propos d'un Aveyronnais: "(...) les hommes étaient de granit dans ce pays là, très robuste, (...) l'émigration les amenant à Paris les a singulièrement amoindris. [...] Ils revenaient mourir au pays natal, rapportant leurs maladies, leurs tares et souvent leurs contagions (...). [...] Par conséquent, l'émigration non seulement diminue la population, mais surtout elle diminue sa qualité morale et sa vigueur (...)."
Alain Corbin démontre que les migrants ont au contraire amélioré la santé générale, en accroissant l'aisance, et en apprenant aux leurs à manger pain et viande au lieu de châtaignes et bouillie. En outre, les migrations ne semblent pas le facteur décisif du déclin spectaculaire de la foi en Limousin puisque le processus de détachement se repère avant leur grand essor. 


* Une transformation des mentalités?
Plusieurs thèses s'affrontent au sujet de l'intégration des Creusois dans la ville. D'aucuns insistent sur le grégarisme de migrants vivant presque uniquement entre eux, et s'intégrant du coup très mal à la société urbaine. Au début du XIX° siècle, beaucoup de ces hommes  ne parlent que le patois, ce qui les incitent, au moins dans un premier temps, à se regrouper (situation comparable à celle de tous les travailleurs immigrés fraîchement arrivés de leur pays d'origine). Logés par un entrepreneur, lui-même Creusois la plupart du temps, ils seraient restés accrochés aux mêmes quartiers, tout en cultivant leur particularisme. 

Les adversaires de cette thèse insistent au contraire sur la pénétration des valeurs urbaines chez les migrants. (5) A l'origine, ces derniers sont, pour une majorité d'entre-eux, des paysans vivant dans un milieu clôt. Or, dans les villes, ils entrent en contact avec un mouvement ouvrier en pleine construction au XIX°. Cette rencontre a sans aucun doute des répercussions sur les mentalités des maçons dont beaucoup sont les témoins, voire les acteurs des journées révolutionnaires qui jalonnent le XIX° (révolte des canuts à Lyon en 1831, 3 glorieuses de 1848, Commune...). Donc, pour les tenants du "creuset" urbain, les maçons migrants participent à la vie politique, sociale et syndicale du mouvement ouvrier qu'ils côtoient dans leurs pays d'accueil. Dans cette hypothèse, les migrations jouent un rôle clef dans la diffusion du sentiment républicain et laïc dans le nord ouest du Massif central.  (6)
 
Sans qu'il nous soit possible de trancher entre ces deux opinions, il convient toutefois d'insister sur la grande diversité des situations et des individus.

Que reste-t-il de ces migrations limousines? Celles-ci restent encore présentes dans les mémoires de certains des descendants de maçons, dont la plupart connaissent la "chanson des maçons de la Creuse". Ce morceau, qui s'est imposé rapidement comme un hymne de ralliement pour les maçons, fut composé par  Jean Petit (1810-1880), tailleur de pierre sous le Second Empire. La vie des migrants saisonniers est évoquée avec force détail.
Cependant, le principal legs dont nous sommes redevables aux maçons-migrants reste l'impressionnant patrimoine bâti par leur soin à Lyon et Paris au XIX° siècle.



Notes.
1. L'agriculture de subsistance domine et ne permet pas de fournir les rentrées d'argent nécessaires au paiement de l'impôt ou à l'achat des instruments agricoles. Dans ces conditions, ce sont les maçons qui apportent l'argent nécessaire.
2. Le terme  générique de maçon cache en fait la grande diversité des métiers du bâtiment pratiqués par les migrants (tailleurs de pierre, plâtriers, peintres). Il convient en outre d'ajouter à ces nomades d'été les tuiliers (originaires principalement de la montagne limousine) qui travaillent dans le Forez ou dans les départements limitrophes du Berry, de l'Allier.
Une autre forme d'émigration, d'hiver cette fois, s'impose sur les sols pauvres de la montagne limousines: celle des scieurs de long ("bûcheron"), cardeurs de laine et peigneur de chanvre. Exploitant le bois sur pied, les premiers se répandent dans les forêts du sud-ouest de la France (des Charentes jusqu'au Gers en passant par la Dordogne). Victimes de la concurrence de la grande industrie, ces migrations régressent avant de disparaître au cours du dernier tiers du XIX°.
3. Ce dernier prend en charge les frais du voyage (entretien, nourriture). A l'arrivée, l'entrepreneur recrute et fournit le travail sur le chantier de construction dont il a la responsabilité.
4. Cette solidarité s'accompagne cependant d'une rivalité profonde entre les ouvriers originaires de la Basse Marche (La Souterraine, Dun , Grand-Bourg) qu'on appelle les Brulas et ceux originaires de Haute Marche (Pontarion, Vallières) nommés Bigaros. La méfiance réciproque faisaient qu'un maître compagnon Bigaro se serait bien gardé d'embaucher des Brulas (ou vice-versa). Martin Nadaud, tout comme le "solitaire", en font état dans leurs écrits.
5. Annie Moulin qui s'est intéressée aux maçons de la Haute-Marche au XVIII° note: "La plupart des Marchois, par leur manière de vivre leur séjour dans la capitale, ne forment pas un groupe d'isolés reconstituant leurs habitudes villageoises à Paris. Ils vont à la rencontre des Parisiens, participant pleinement à toutes les manifestations de la sociabilité populaire."
6. E.R. Labande (cf sources) ajoute: "Si elle ne peut à elle seule expliquer le précoce ralliement des populations limousines aux options de la gauche démocrate-socialiste, du moins a-t-elle conféré aux mentalités politiques des caractères originaux. Soulignons par exemple le précoce ouvriérisme que manifeste chez les maçons creusois le désir de se dégager du patronage bourgeois en matière politique. " 
Le traditionnel ancrage à gauche de ces territoires (à l'exception des Combrailles) ne s'est guère démenti jusqu'à aujourd'hui. Le résultat du premier tour de la présidentielle 2012 dans la commune natale de Martin Nadaud n'en est que plus affligeant ( Marine Le Pen y est arrivée en tête avec 37% des suffrages).

Sources:
- André Merlier: "Types d’émigration limousine" in Les Études rhodaniennes. Vol. 10 n°3-4, 1934. pp. 215-242.
- Edmond-René Labande: "Histoire du Poitou, du Limousin et des pays charentais", éditions Privat, 1976.
- Maurice Agulhon: "les transformations du monde paysan", in Histoire de la France rurale tome 3, G. Duby et A. Wallon (dir.), Point Seuil, 1976.
- Souvenirs d'un maçon de la Creuse, par "le solitaire".
- Le volume consacré au Limousin de l'encyclopédie Bonneton, 2000.
- Dossier pédagogique (PDF) sur le site de la Maison Martin Nadaud à la Martinèche.
- Gallica.bnf.fr: Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon, Bourganeuf, A. Duboueix, imprimeur-libraire, 1895, p. 28-33 [disponible sur Gallica ] Libre de droits.
- 10 questions à Jean-Luc Ochandiano, auteur de "Lyon, un chantier limousin."


Liens: 

- Les vieux métiers du Limousin: les métiers du bâtiment.
- "Martin nadaud, maçon de la Creuse" sur le blog De quoi faire débat.
- Geo Culture en Limousin "Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon." 
- Martin Nadaud dans les Portraits limousins de la Bfm de Limoges. 
- Le site de la Martinèche, maison de Martin Nadaud. 
- Sur les traces de Léonard
- Reportage de Télé Millevaches consacré aux maçons migrants.
- "Villes en chantier, villes creusets". 
- Danyel Waro : "Béber" (1996)
- L'excellente Passerelle d'Emmanuel Grange: "Leçon de géographie à destination de Technikart".