dimanche 16 septembre 2012

265. Slimane Azem: “Ffegh ay ajrad tamurt iw” (1955)

L'Algérie est une possession très particulière au sein de l'empire colonial français. Elle constitue par exemple l'unique colonie de peuplement. Dès l'origine, la colonisation du territoire y progresse au gré de la conquête. Aussi, à la veille de la guerre d'indépendance, la population d'origine européenne s'élève à plus d'un million d'individus. Les colons s'y procurent des terres selon deux modalités différentes: soit par appropriation étatique (colonisation officielle), soit par transactions foncières (colonisation libre). La législation adoptée s'avère particulièrement favorable au colonat qui peut mener une gigantesque entreprise de spoliation des terres indigènes. Si bien qu'en moins d'un siècle, plus de 40% de l'espace algérien a été enlevé aux populations autochtones.

Comment les colons parvinrent-ils à faire main basse sur les terres? Quelles furent les conséquences économiques et sociales de cette gigantesque entreprise d'expropriation?


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Jusqu'au Second Empire, la mainmise sur les terres arabes s'opère de manière anarchique et reste limitée à quelques territoires (l'Algérois principalement). Ce sont d'abord des hommes d'affaire métropolitain, des fonctionnaires et des officiers qui récupèrent les terres abandonnées ou confisquées à la suite des conquêtes. 
Au cours des années 1840,  une colonisation civile et officielle est organisée par l'État et repose sur la concession aux particuliers de lots gratuits de 4 à 12 ha, à la seule condition de les mettre en valeur. Elle contribue à absorber l'immigration d'ouvriers parisiens et allemands, de paysans pauvres espagnols et italiens.
Pour être opérationnel, ce programme implique d'importantes réserves foncières à redistribuer. Une législation particulière est opportunément adoptée. L'ordonnance royale du 24 mars 1843 décrète la mainmise sur les propriétés du bey et les biens religieux habous, tandis que les terres des Arabes ayant pris les armes contre la France sont confisquées. (1)
 L'armée française ne voit pas d'un très bon œil l'arrivée massive de colons. Elle considère ces derniers comme des fauteurs de troubles dans les tribus que les militaires ont tant de peine à pacifier. Bugeaud décide alors de partager la colonie en 2 territoires, l'un civil, où sont cantonnés les colons et l'autre militaire où sont créés des bureaux de renseignements. Les officiers de ces bureaux arabes y sont chargés d'y surveiller les tribus. (2)  
Bien que critique à l'égard de la colonisation civile, l'administration militaire laisse faire. Aussi, lorsque Bugeaud quitte l'Algérie (en 1847), on y dénombre déjà 110 000 Européens dont 47 000 Français. Les colons ruraux (15 000) se sont implantés principalement dans la Mitidja.


Image d’Épinal datant de 1930 et intitulé: "Centenaire de la libération de l'Algérie".




* Cantonnements et "royaume arabe" sous le Second Empire.
A l'avènement du Second Empire, la colonisation change d'échelle. La pratique du cantonnement menée par le maréchal Radon (1852-1858) permet d'étendre considérablement les réserves foncières. Elle repose sur la sédentarisation et le confinement des tribus sur des espaces restreints. Cette politique s'avère dramatique pour de nombreuses tribus. Leur refoulement dans des zones stériles, souvent montagneuses, entraîne la paupérisation et la dissolution des liens d'assistance traditionnelle. 

En parallèle,  Napoléon III, très influencé par le progressisme saint-simonien, favorise la colonisation capitaliste au détriment de la petite colonisation.
Dans l'entourage impérial gravitent plusieurs personnalités arabophiles qui dénoncent l'exploitation et l'expropriation dont sont victimes les populations arabes. (3) Ainsi, Ismaÿl Urbain, saint-simonien à la personnalité atypique, milite pour la protection des indigènes. Persuadé que l'apport français réside avant tout dans les activités d'industrie et de commerce, il considère l'indigène comme « le vrai paysan de l'Algérie», dont les biens doivent être préservés.
Ces prises de position contribuent sans doute à infléchir l'attitude de l'empereur qui déclare en 1863 que « l'Algérie n'est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe. » Il promet même aux indigènes sa protection, dans un statut d'égalité. Au grand dam des Français d'Algérie, il reconnaît la propriété des tribus dès lors qu'il y a jouissance permanente et traditionnelle de la terre (sénatus-consulte du 22 avril 1863). Mais ce texte, mal appliqué, ne remet pas fondamentalement en cause la politique de cantonnement. Dans ces conditions, l'acquisition des terres par les grandes compagnies capitalistes se poursuit à des conditions très favorables


Certains jeunes officiers des bureaux arabes vivent et parfois se marient avec de jeunes Algériennes. Beaucoup d'entre-eux sont des adeptes du saint-simonisme. Ingénieurs ou polytechniciens, ils aspirent à transformer en profondeur la société et ses institutions. Parmi eux se trouve Thomas Urbain, jeune officier fasciné par le monde musulman, il se convertit à l'islam, épouse une musulmane et devient Ismaÿl Urbain. Très sensible au sort des populations indigènes, il devient un des plus ardents partisans d'une colonisation pacifique. Il aspire à l'établissement d'une civilisation commune, voire même d'"un peuple commun". Ses idées influencent sans doute les projets de Napoléon III sur l'Algérie. Pour autant, les saint-simoniens se trouvent dans une situation équivoque. Soucieux du respect des populations arabes, du respect de leur culture, de leurs propriétés, il n'en restent pas moins membres d'une administration conquérante au service des colons. Un dilemme se pose rapidement. Faut-il respecter les juridictions arabes ou bien instaurer les lois françaises?



 * La politique coloniale de la IIIème République.
 L'opinion publique métropolitaine se soucie alors assez peu de l'Algérie, mais les journaux d'opposition brocardent bientôt la politique coloniale impériale, relayant les critiques formulées par les colons qui se sentent bridés, empêchés de prendre les terres, de s'implanter vers le sud. Une alliance de circonstance se forge alors entre colons et républicains qui engagent une fois au pouvoir une large politique de colonisation.
L'instauration de la IIIe République poursuit donc un peu plus encore la politique de spoliation des terres. Ainsi, d'importantes mises sous séquestre et confiscations foncières ont lieu aux lendemains de l'insurrection de Mokrani et des Kabyles en 1871. La colonisation officielle reprend de plus belle, d'autant que les Républicains entendent faire de l'Algérie une "deuxième France", une authentique démocratie de petits propriétaires.  Toutes les terres militaires, hormis le Sahara, deviennent des terres civiles. Il n'y a plus désormais d'obstacle à l'appropriation des terres indigènes que récupèrent les nouveaux colons dont la venue est favorisée par le gouvernement républicain.  (4)
La loi Warnier du  26 juillet 1873 - dite « loi des colons » - permet de récupérer de nouvelles ressources foncières en soumettant la propriété indigène aux dispositions du Code civil (« Nul n'est tenu de rester dans l'indivision. »). L'adoption de cette juridiction d'exception accélère considérablement le démantèlement des terres indigènes communautaires. (5)


* Mythe de la "terra nullia". 
Pour justifier l'appropriation des terres, les colons affirment qu'avant leur arrivée, l'Algérie était une terre vierge et inculte. Il s'agit en fait d'une mystification qui justifie, aux yeux des colonialistes, la dépossession des populations arabes. Comment en arrive-t-on là?
Lors de la phase de conquête, les combats entraînent le retour à la friche des terres pour une dizaine d'années, la colonisation ne débutant véritablement qu'après 1845-1847. Certes, les colons européens qui débarquent en Algérie et auxquels on concède des lopins, découvrent des terres en friches. Mais, les défrichements qu'ils opèrent ne constituent qu'une remise en culture. Aux yeux des colonialistes, cela ne fait aucun doute: les colons ont créé l'Algérie et doivent en récupérer tous les bénéfices. Pourtant, en dépit de cette propagande coloniale, l'Algérie d'avant 1830 est un pays riche, capable de livrer par exemple du blé aux armées françaises de Napoléon.



Boufarick - Récolte des mandarines (cliché Ofalac) L'Algérie pré-coloniale est un pays riche contrairement à ce qu'affirme la propagande coloniale.
La plaine de la Mitidja en particulier est l'objet d'un mythe ("terra nullia") tenace entretenu par les colons. Pour justifier l'appropriation des terres, ils affirment qu'avant leur arrivée, l'Algérie était une terre vierge et inculte. La mise en valeur de cette plaine fertile ne débute pourtant pas avec leur entrée en scène. Certes, les colons assèchent les zones marécageuses du haut de la Mitidja, mais le reste du terroir est déjà mis en culture. Dans ses mémoires, Bugeaud raconte d'ailleurs que lors de l'attaque de la Mitidja par Abdelkader les soldats s'emploient à détruire les orangers et les citronniers qui entourent Blida . 

* Conséquences de la dépossession foncière.
 Bernard Droz note que "la dépossession foncière a donc revêtu les formes les plus variées. Aux divers types d'appropriation par la puissance publique se sont ajoutées les transactions théoriquement libres mais fondées sur une législation et une jurisprudence favorables aux intérêts coloniaux. [...] sur un siècle, on peut évaluer la déperdition foncière à plus de 40 % des terres indigènes."
Sous la pression des conquérants et des colons, la propriété indigène se réduit comme peau de chagrin. Rappelons en outre que les fellahs sont refoulées vers les zones les plus ingrates. La situation est aggravée encore par l'augmentation très rapide de la population (elle double pratiquement entre 1914 et 1954, passant de 4,5 à 9 millions). 
Germaine Tillon constate: "L'accroissement brutal, anormal, de la population, la diminution parallèle des ressources, l'effondrement de l'économie, le contact avec la supériorité décourageante des mécaniques étrangères ont pour résultat de faire chavirer les civilisations archaïques qui subissent cet assaut. (...)
Je ne puis vous décrire l'interminable enchaînement de catastrophes qui désormais, vont méthodiquement dévaster les existences de ces pauvres gens. Le pâturage? Utilisé par un trop grand nombre de bêtes, il est usé avant le renouveau - et les bêtes crèvent. La semence, espoir de l'an prochain? Mourant de faim, on l'a mangée, par petites poignées.
(Germaine Tillon: "L'Algérie en 1957", Paris, les éditions de Minuit, 1957)

Avec des terres moins nombreuses et de piètre qualité, le Algériens en plus grand nombre connaissent une paupérisation chronique. Jusqu'aux années 1920, les famines récurrentes frappent une population souffrant de graves carences. Beaucoup de paysans, anciens propriétaires, doivent se résigner au salariat agricole et au métayage, à moins qu'ils n'émigrent ou ne tentent leur chance en ville. Les réquisitions de domaines, la privatisation des terres provoquent en outre l'éclatement des structures de la société traditionnelle et le démantèlement des grandes tribus qui détenaient un pouvoir indépendant.



* Une démocratie rurale de petits propriétaires?
L'agriculture européenne  en revanche bénéficie d'un important soutien de la part des pouvoirs publics. Des barrages sont construits et permettent l'irrigation des terres. Les réseaux de communication sont améliorés. Au lendemain de la grande guerre, l'agriculture se mécanise fortement. Bientôt le pays se couvre de plantations de tabac, d'agrumes, d'un immense vignoble.

Or, l'adoption de ces cultures d'exportation nécessite des investissements énormes, que ne peuvent pas assumer une majorité de petits colons poussés à l'exode rural. (6) On assiste alors à la concentration des terres dans les mains d'un petit nombre de très gros propriétaires fonciers. Certes, la société coloniale des campagnes s'avère diverse et, comme le rappelle Bernard Droz: il y a "peu de rapport entre le petit colon de la plaine de la Mitidja, le régisseur d'une grande plantation et le propriétaire d'immenses vignobles ou oliveraies. "Il n'en reste pas moins vrai qu'en Algérie, la République, qui entendait créer une démocratie rurale de petits paysans propriétaires, échoue totalement. Quelques centaines de familles y détiennent 85 % des terres colonisées. La masse des petits colons, incapables d'assumer les investissements nécessaires à une agriculture moderne, se replient en ville. 
La crise des années 1930 creuse un peu plus encore le fossé entre les populations indigènes, dépossédées de leurs terres, fragilisées par la hausse des prix et une frange de grands propriétaires parfaitement bien intégrés dans les circuits capitalistiques.

 

Au début du XXème siècle, le régime entend fédérer la population autour d'une véritable idéologie coloniale. La France se sent investie d'une "mission civilisatrice", qui permet de légitimer la colonisation.
* "Criquet sors de ma terre. "
Slimane Azem naquit en 1918 à Agouni Gueghrane, en Grande Kabylie. Fils d'un modeste cultivateur, il  est embauché à 11 ans comme ouvrier agricole pour un colon de Staoueli, une station balnéaire près d'Alger. En 1937, il émigre en France et devient manœuvre dans une aciérie de Longwy avant d'être embauché comme aide-électricien dans le métro parisien. A ses heures perdues, Azem compose et interprète des chansons. En 1955, il écrit “Ffegh ay ajrad tamurt iw", morceau crypto-nationaliste dans laquelle il compare les colons aux criquets qui dévastent les cultures.
De retour en Algérie, il subit les pressions du FLN qui lui réclame une partie de ses recettes. Et, alors même que le pays accède à l'indépendance, une rumeur insistante accuse Azem d'avoir collaboré avec l'armée française au cours de la guerre. Devenu persona non grata dans son pays natal, le chanteur doit prendre le chemin de l'exil. Ses chansons, très souvent chantées en kabyle (comme ici), ne rentrent pas dans le moule rigide imposé par le jeune régime instauré par Ben Bella, héraut du parti unique et gardien intransigeant des valeurs arabo-musulmanes.
La chanson populaire subit alors la censure et la surveillance tatillonne de la sécurité militaire. C'est donc logiquement de France - où de nombreux artistes algériens se sont repliés - qu'émanent les premières critiques à l'encontre de l’autoritarisme du nouvel Etat algérien. Les disques d'Azem sont interdits et ne bénéficient d'aucun passage radio en Algérie. Ses compositions ne peuvent être entendues que sur la tranche horaire réservée à l'expression en kabyle sur Radio Paris. Paria en Algérie, le chanteur conserve néanmoins jusqu'à sa mort une grande popularité auprès des immigrés maghrébins installés dans l'ancienne métropole. Ces derniers apprécient en particulier les nombreux morceaux que l'auteur consacre aux souffrances de l'exil. 
Grand admirateur des fables de La Fontaine, Azem use la plupart du temps de métaphores animalières. Dans le morceau ci-dessous, le chanteur compare les colons européens aux armées de sauterelles qui dévastent parfois les récoltes, semant la misère sur leur passage. 





Notes:
1. Cette spoliation légale suscite d'ailleurs de vives résistances et attisent les insurrections arabes de 1845 et 1846.
2. Ils s'emploient en outre à parfaire leurs connaissances de la géographie et des coutumes des populations, occasion de découvrir que derrière la pseudo barbarie, il y a une civilisation.
3. Informateurs exclusifs de l'empereur, ces saint-simoniens développent la théorie d'une Méditerranée arabe sur laquelle la France aurait une sorte de domination intellectuelle, spirituelle sur le monde arabe. Ils essaient de diffuser cette nouvelle idéologie coloniale au sein de l'armée et auprès de Napoléon III.  
4. Un particulier quittant la France va demander aux bureaux chargés de la répartition des terrains une concession en Algérie. On lui présente un chapeau contenant des papiers sur lesquels sont inscrits des numéros correspondant à des lots de terre. Nanti de cette concession, il doit dès lors prendre possession de son bien en en chassant les agriculteurs indigènes.
 La décennie 1871-1882 constitue l'âge d'or de l'immigration métropolitaine (de nombreux Alsaciens et Méridionaux). On compte aussi de nombreux  Allemands pauvres, censés faire contrepoids aux Maltais, Italiens et Espagnols. 
5. Loi complétée par celle du 4 août 1926 qui entraîne la disparition de la plupart des terres arch (propriété collective).
6. L'échec du peuplement européen des campagnes est patent. Ainsi, à la veille de la guerre d'indépendance, 85% d'entre eux vivent en ville! 

 

Slimane Azem: “Ffegh ay ajrad tamurt iw”  (1955)

"Criquet sors de ma terre"

J'ai un jardin clôturé
où abondent tous fruits
de la pêche à la grenade
je le travaillais sous la canicule ardente
j'y avais même planté le basilic
Il a fleuri et apparaissait au loin.
Voilà qu'arrive le criquet en hâte
Il a mangé à satiété
dévorant jusqu'aux racines

Criquet quitte mon pays;
Les richesses que tu y trouvas jadis sont épuisées,
le caïd t'a vendu ma terre dis-tu?
Exhibe les actes, s'ils sont authentiques.
Criquet tu as mangé le pays
Je me demande pour quelle raison
Tu l'as  brouté jusqu'à la porte 
Tu as dévoré l'héritage que je tiens de mon père
Que tu deviennes perdrix
L'estime est finie entre toi et moi

Tu tombes du ciel comme neige
entre crépuscule et nuit
Tu as mangé le grain et la paille
Choisissant avec soin la pitance
A moi tu as laissé le son
Tu me prenais pour une bête

Criquet comprends de toi-même
et sache bien ce que tu vaux
tu peux apprêter tes ailes
tu retourneras d'où tu es venu
sinon tu porteras seul le poids de tes péchés
et tu paieras ce que tu auras mangé

Tu m'as éreinté criquet
en moi tu laisses un mal incurable
tu te multiplies à foison
voulant laisser enraciner une descendance
mais c'est trop tard: le scribe est déjà passé
et ma chance éveillée est guérie


Sources:
- Bernard Droz: "Main basse sur les terres", in Collections de l'histoire n°55, avril 2012. 
- Bernard Droz: "Histoire de la décolonisation, Points, Seuil, 2009.
- Bernard Droz: "La fin des colonies françaises", Découvertes Gallimard, 2009.
- Agoravox: "Slimane Azem: le poète de l'exil."
- Guillaume Chauvel: "Slimane Azem ou le chemin de l'exil. "
- Documentaire: "Les trois couleurs de l'Empire". 
- Rabah Mezouane: " Algérie, top 50", in Music n°2, mai-juin 2012.
- "Slimane Azem cesuré par la France en 1957."


Liens:
- Télérama: "Slimane AZEM, le Brassens berbère de Moissac."
- Un portrait d'Ismaÿl Urbain par la Société des études Saint-simoniennes.