vendredi 2 mai 2014

283. Boll Weevil blues

En quelques décennies, le charançon du coton fit vaciller le système économique et social du sud des Etats-Unis. Au début du XXème siècle, il devint le héros d'une série de ballades intitulées Bo Weewil blues.
Le morceau s'inscrit dans la lignée de ces nombreuses ballades qui, au tournant du siècle prennent pour sujet des personnages semi-légendaires, des figures telles que Stagolee, John Henry, Railroad Bill, Frankie et Albert, Casey Jones, Duncan, Betty et Dupree... (1) Populaires et abondamment enregistrées, ces chansons forment un genre à part. "On y voit, tout comme dans les classiques britanniques (2), un individu se dresser pour ce qu'il ou elle ressent ou croit, et être ensuite confronté aux conséquences tragiques de cet acte," affirme Alan Lomax. "Les hommes avaient besoin des héros de ballades trop braves pour 'fuir le fusil', c'est-à-dire pour être intimidés par un contremaître armé."
L'expérience sinistre des sharecropper (métayer) du Delta fournit l'arrière-plan et le terreau de ces ballades. Interprétées par les bluesmen du Delta, elles narrent donc le labeur pénible, les salaires pitoyables, les heures interminables, les patrons brutaux et souvent meurtriers, les absurdités monstrueuses des lois Jim Crow. Mais les mots employés dans ces morceaux restent frappés du sceau de l'autocensure. Dans les années 1920 et 1930, alors que "le Sud était virtuellement placé sous scellé", il eut en effet été suicidaire de parler ou même de chanter ouvertement sur de tels sujets.  Or, si la grande majorité des héros des ballades noires sont des hommes, il peut parfois s'agir de créatures anthropomorphes à l'instar du cheval de course Stewball ou d'une créature a priori insignifiante, mais ô combien dévastatrice, le charançon du coton. (3)



Boll-weawil / boll weevil / bo-weawil [ du vieil anglais wifel = scarabée et bowl = capsule du cotonnier]. Minuscule insecte, l'anthonomus grandis (charançon du coton) provoque la ruine de nombreux planteurs et plongent un peu plus encore leurs employés noirs dans la misère. Le document ci-dessus présente deux images agrandies du boll weewil, ainsi que l'insecte à taille réelle. 


Le Boll weewil (anthonomus grandis) est un parasite d'environ 6 millimètres de long. Grâce à son rostre, la femelle perce un trou dans le bouton de la fleur et y dépose ses œufs. Les larves se repaissent de la bourre entourant le fruit. Les boutons morts qui jonchent bientôt le sol, annoncent à coup sûr la présence du parasite et la mauvaise récolte à venir. Au bout de quelques jours, la larve se métamorphose et quitte le bourgeon. En tout, l'intégralité du cycle prend deux à trois semaines. Le charançon est une créature très prolifique puisque la femelle peut pondre jusqu'à 300 œufs, ce qui signifie qu'en moyenne 3 à 5 générations se succèdent chaque année!
Il y a un siècle, l'arrivée du parasite a engendré ruine, chômage et misère. Il représente alors un terrible désastre économique pour tous les protagonistes de la production cotonnière du deep South: banques, propriétaires terriens, sharecroppers...  (4)
Les conditions d'existence, déjà misérables de ces derniers, sont donc encore aggravées par le déclin spectaculaire de la production cotonnière provoqué par la présence du charançon.

Cette carte montre la propagation du boll weewil dans la cotton belt. Les uns après les autres, les États cotonniers sont touchés par le parasite. Originaire du Mexique, le charançon apparaît en 1892 à Bronsville (Texas) et se répand rapidement vers l'est. Il colonise l'ouest de Louisiane en 1903, le Delta en 1908, le sud-est de l'Alabama en 1915, la Caroline du sud en 1921.

En précipitant des milliers de paysans noirs du Deep South dans la misère, le charançon du coton vient compléter la liste des nombreux fléaux de cette zone maudite: inondations dévastatrices, enclavement, monoculture et surtout racisme endémique. Les ravages perpétrés par l'insecte participent indirectement à l'hémorragie démographique en cours dans le vieux sud. Animés par l'espoir d'une vie meilleure, des milliers de ruraux noirs migrent vers les grandes villes du Sud, La Nouvelle-Orléans, Memphis, Atlanta, puis du Nord.

Impossible à éradiquer durablement, le charançon joue - aux côtés du dust bowl et des lynchages à répétition - un rôle d'accélérateur de crise dans les années 1930. Pour échapper à ses déprédations, certains tentent de diversifier leurs productions, voire d'abandonner totalement la culture du coton. En 1915, constatant l'arrivée du Boll Weewil, les habitants de la petite ville d'Enterprise (Alabama) se lancent avec succès dans la culture de l'arachide. La bourgade connaît alors une belle prospérité. En anticipant le désastre, les habitants sont parvenus à faire de l'apparition de l'insecte nuisible une chance, au point qu'une statue à la gloire du charançon orne la place centrale d'Enterprise dès 1919. 

 


Deux travailleurs épandent de l'arsenic dans un champ de coton de Tallulah (Louisiane). Pour lutter contre ce redoutable adversaire, les planteurs décident de déverser des litres d'insecticides sur leurs champs. Ils ne perdront plus cette habitude, ouvrant un marché considérable à l'industrie chimique. (5) C'est à ce prix exorbitant, pour l'économie et l'environnement, que la production cotonnière se poursuit aux États-Unis.


Créature ambivalente, synonyme de désastre économique, le charançon s'impose aussi comme un symbole de pugnacité. Les bluesmen ont en effet très vite rapproché le boll weewil - cet insecte robuste et prolifique - des travailleurs noirs. Dans de nombreux blues et ballades, l'insecte devient une sorte de héros, le grain de sable venant gripper le système inique des plantations, le  symbole de la résistance à l'oppression et la ségrégation.
 Dans sa "fonction sociale du blues", Robert Springer insiste: "En choisissant ses sujets parmi les seules expériences vécues de la collectivité noire, le blues maintient le consensus culturel. Pour faciliter l'adhésion et la participation, il ne se préoccupe que du familier. Outre la mise à contribution de thèmes soulignant les aspects négatifs de la condition noire, il dispose de moyens qui lui permettent d'entretenir et de consolider une culture sans cesse menacée. Il insiste judicieusement sur les différences entre les deux races dans des formules devenues classiques du blues et qui soulignent la soif de vivre du peuple noir. 
Il choisit de mettre en valeur l'invincibilité dont les Noirs ont fait preuve tout au long de leur existence dans un milieu hostile.  
On comprend ainsi l'importance des blues mettant en scène un charançon du coton étrangement anthropomorphique, symbole de la longévité de la race noire qui prouve sa fierté et sa détermination". 



 Playlist:  
"Classic blues singers" (Ma Rainey, Bessie Smith), bluesmen du Delta (Charley Patton), de la côte est (Blind Willie McTell) ou du Texas (Leadbelly), ils furent très nombreux à s'intéresser au Boll Weewil.
1. Charley Patton: "Mississippi boweavil blues" /  2. Ma Rainey: "Bo Weavil blues"
3. Bessie Smith: "Boweavil blues"  /  4. Brook Benton: "The Boll Weewil song"
5. Vera Hall: "Boll Weewil holler"  /   6. Leadbelly: "The Boll  weewil"  / 7. Blind Willie McTell: "Boll Weewil"



Le Boll Weewil apparaît parfois aussi comme un symbole de virilité. En 1924, dans son Bo Weavil blues, Bessie Smith chante par exemple: "I'm a lone bo weevil, been out a great long time [bis] / Got a stinger this long ease to bo weevil's trouble in mind"  
Victoria Spivey, autre "classic blues singer" des années 1920, concède: "Hey Bo Weevil, ouais. Parce que le Bo Weevil, il bouffait tout là-bas dans le Sud. Cette vermine nous prenait toute la nourriture et tout. Et elle [la chanteuse Ma Rainey] qui criait à tue-tête: "Hey Bo Weevil! ça faisait un bout de temps que je ne t'avais pas vu". En fait, il y avait deux significations aux paroles; et moi qui étais une poulette à la page, je savais de quel Bo Weevil il était question. Oh j'étais pas si bête!"


Carte postale ancienne de la ville d'Enterprise représentant la statue érigée à la gloire du charançon.
Ces odes au charançon n'ont rien de charges frontales contre l'oppression économique dont furent victimes les métayers du Vieux Sud. Comment pourrait-il en être autrement? Une dénonciation brutale du système existant aurait conduit son auteur au lynchage immédiat.
Dans l'avant-propos de son ouvrage Talkin' that talk, J.-P. Levet rappelle ainsi que "le langage noir brouille volontiers les pistes et peut se révéler difficilement compréhensible pour qui n'est pas au 'parfum'. (...) Cette volonté délibérée de brouillage (...) [est] amplifiée par la nécessité de se protéger et d'affirmer son identité dans un environnement hostile.
Dans un environnement si oppressif, les chanteurs usent de différentes stratégies pour s'exprimer malgré tout: valorisation de héros négatifs (Stagger Lee), masquage de la parole.
"Il faut avoir constamment à l'esprit la possibilité d'un traitement symbolique de sujets dangereux ou tabous". (cf:Robert Springer) Dans les chants spirituels, les blues et les vieilles ballades noires, le recours à la métaphore permet ainsi de délivrer des messages subliminaux. Les multiples références au charançon du coton sont parfaitement limpides pour le public noir de l'époque, familier de ce type de double-sens.
Nous touchons ici à la dimension parfois subversive du blues. Loin des représentations traditionnelles du genre, J.-P. Levet s'insurge à raison, contre ce véritable "mal-entendu": "Quant au blues, il est généralement tenu pour être l'expression même du fatalisme et de la résignation; cette interprétation s'inscrit dans la droite ligne d'une société blanche qui a tenu l'homme noir pour passif, incapable de subvenir à lui-même et pour lequel l'état de servitude n'était qu'un moindre mal. La réalité est sensiblement différente et l'on voudra bien se remémorer les multiples complots et révoltes (...) qui ont ensanglanté le Nouveau Monde."


Charley Patton:"Bo Weavil blues" (1929)
"[...] Bo weevil, bo weevil, where's your little home, Lordy? / Ah, Louisiana, even Texas is where I's bred and born, Lordy
Well, I saw the bo weevil, Lord, a-circle, Lordy, in the air, Lordy. / Next time I seed him, Lord, he had his family there, Lordy.
[...]Bo weevil told the farmer, "Think I treat you fair", Lordy, / "Suck all the blossoms and leave your hedges square, Lordy.
Bo weevil, bo weevil, where's your little home, Lordy? / Most anywhere they raisin' cotton and corn, Lordy."

******************
 " Charançon, charançon, où habites-tu donc? / Oh, en Louisiane ou au Texas, c'est là où je suis né et où j'ai grandi.
Eh ben, j'ai vu le charançon, mon Dieu, qui décrivait des cercles dans l'air, / La fois suivante, mon Dieu, il avait amené toute sa famille.
Le charançon dit au fermier: "Je crois que je suis loyal envers toi, / Je te suce toutes tes fleurs, mais je taille toutes tes haies au carré."
Charançon, charançon, charançon, où habites-tu donc? / Un peu partout où on cultive le coton et le maïs."


Notes:
Note 1. - Stagolee "est l'archétype du bad man qui fait de la violence son principe d'action." Dans un saloon, alors que tous deux sont pris de boisson, Stagolee exécute froidement son ami William Lyons, car il aurait fait tomber son chapeau. 
- John Henry le foreur "meurt d'épuisement à l'issue d'un défi lancé à un marteau-piqueur. (...) Rapidement, John Henry devient un héros à la force prodigieuse, un symbole de courage et de virilité.
- Casey Jones est conducteur d'une locomotive qui entre en collision avec un train de marchandises. Il "incarne dans l'inconscient collectif la puissance, l'invulnérabilité et la liberté que l'on associe volontiers aux conducteurs de locomotives.
- Après avoir abattu un policier, Railroad Bill vit en hors-la-loi, dévalisant les trains pour redistribuer son butin aux pauvres. (...) La légende a fait de lui un homme aux pouvoirs surnaturels (...)."
- Duncan tue le shérif Bill Brady.
- Betty pousse Dupree, son amant au vol et au crime pour satisfaire ses goûts de luxe. (cf: toutes les citations de cette note sont extraites du remarquable ouvrage de J.-P. Levet)
 
 Note 2. La musique populaire sudiste s'inspire fortement des ballades anglo-américaines importées par les immigrants du vieux monde. Très tôt, les Noirs absorbent ce style , le retravaille pour mieux le transfigurer. Toute une série de grandes ballades noires émergent ainsi entre la fin du XIXème s. et le début du XXè s.

Note 3. La culture du coton est introduite aux Etats-Unis au XVIIè siècle. Elle se répand rapidement dans les Carolines, la Géorgie et la Louisiane. Au XVIIIè s., sa culture atteint les colonies possédées par la France et l'Espagne (Louisiane, Mississippi, Tennessee, Alabama, Floride). Cette culture exige une grande quantité de main d’œuvre à cause de la difficulté à séparer le coton de sa graine, tout du moins jusqu'à la mise au point de la machine à égrener en 1793. L'invention a de grandes conséquences comme la spéculation sur les esclaves et la terre, la rupture du rapport de proximité existant entre le maître et ses esclaves. Désormais les propriétaires du Sud peuvent tout sacrifier au "roi coton". Annemarie Scharzenbach, citée par J.P Levet, constate ainsi: "Au nom du coton, on déboisa des forêts entières, on priva les collines de leur protection naturelle contre l'érosion, les champs furent livrés aux inondations et épuisés par la monoculture. Le coton était synonyme de profit, c'est pourquoi pas une seule parcelle ne devait être plantée de céréales ou de légumes(...). Jusqu'à la récolte, le métayer vivait du crédit accordé par le planteur (...) et au moment des comptes, il se trouvait endetté de récolte en récolte, de génération en génération."

Note 4. L'affranchissement des esclaves aux lendemains de la guerre de sécession prive les planteurs de leur main d’œuvre servile. Pour pallier cette pénurie d'hommes, le sharecropping prend alors son essor et permet de perpétuer le système des plantations, au seul profit du propriétaire terrien.  Il ne s'agit donc certainement pas d'un "partage de récoltes", comme pourrait le laisser penser la traduction de sharecropping.
Dans ce système, le propriétaire apporte les terres, les semences, le matériel, la nourriture et les vêtements tandis que le métayer offre sa force de travail. Le propriétaire contrôle à sa guise les coûts de production et le prix de vente, car c'est à lui que revient la vente de la récolte. 
En théorie équitable, le sharecropping s'apparente pourtant bien à une forme déguisée de travail forcé. Enfin libres, mais sans emplois ni ressources, les affranchis n'ont eu d'autre choix que de signer des contrats léonins avec leurs anciens maîtres. Ainsi, jusqu'à la récolte, le métayer  vit du crédit accordé par le planteur. Lors des comptes, il se trouve lourdement endetté. Le sharecropper est donc condamné à trimer de récolte en récolte, voire de génération en génération pour rembourser.  
L'existence du métayer se trouve encore aggravée par l'analphabétisme généralisé qui permet aux propriétaires de multiplier les escroqueries lors des comptes ou au  general store, unique lieu d'approvisionnement de la plantation
L'endettement croissant contraint ainsi nombre de sharecropper à la fuite, seul moyen de briser la chaîne liant le paysan à la glèbe. Le métayage commence à décliner avec la Grande Dépression, lorsque les croppers migrent vers les métropoles industrielles. 

Note 5. En 1976, l'entreprise Monsanto lance un redoutable pesticide appelé glyphosate, mais plus connu sous le nom de Round up.


Sources:
- Jean-Paul Levet: "Talkin' that talk".
- Robert Springer: "Fonctions sociales du blues", éditions Parenthèses.
- Paul Oliver: "Le monde du blues", 10/18, 1962.
- Greil Marcus:"Mystery train", Folio actuel, 2001.
- Alan Lomax: "Le pays où naquit le blues", les Fondeurs de Briques, 2013.
- Charançon du coton. (Wiki)
- "L'évolution de la culture du coton dans la vallée du Mississippi." (Persée)
- Les mots du blues
- INRA: "hymne au charançon."
- Erik Orsenna:"Voyage aux pays du coton. Petit précis de mondialisation", Fayard, 2006. 





Prisonniers des camps de travail, muletiers construisant les digues, métayers, tous corvéables à merci, chantaient les histoires du méchant Stagolee, de Frankie, du patron Ducan. Quelques bluesmen ou songsters ont, à leur tour, célébré ces figures légendaires:
1. Mississippi John Hurt:"Stackolee" / 2.  Fury Lewis: "Billy Lyons et Stack' o' lee"  / 
3. Leadbelly:"Stewball"  /  4. Lightnin' Hopkins:"Mr Charlie"  / 5. Leadbelly: "Black Betty"
6. Mississippi John Hurt:"Frankie"  / 7. Fred McDowell: "John Henry"  /
 8. Hobart Smith:"Railroad Bill"


Liens:
- Compte rendu d'un ouvrage entier consacré au Boll Weewil blues.
- Un billet très intéressants sur les Boll Weevil songs.
- First time I saw the Bo Weevil.
- Ressources en anglais sur le parasite.
- The Library of Congress: "the boll weewil honored"
- La guerre contre le boll weewil.