lundi 25 avril 2016

308. "Maggot Brain" ou les prémices du lent et long déclin de Detroit.

Detroit connaît depuis plus de cinquante ans un lent et long déclin dont les origines sont multiples. L'hyper-spécialisation industrielle de Motor City a rendu la ville très vulnérable au renversement de conjoncture économique. Aussi les difficultés des grands constructeurs automobiles américains, tous installés dans le Michigan, précipitèrent la cité dans la crise.  
Les politiques urbaines aberrantes retenues par les édiles locaux pendant des décennies aggravèrent encore les maux d'une métropole devenue au fil des ans une ville dysfonctionnelle, fracturée et ségréguée.

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 A son plus fort, Detroit rassemblait environ 1,8 million d'habitants, mais comptait plus que 700 000 en 2015. Cette chute n'a rien de soudaine et s'inscrit dans la durée, celle du lent déclin d'une ville et de son industrie reine: l'automobile.
Entre 1947 et 1958, Detroit perdit plus du tiers de ses emplois industriels et 10% de sa population. L'énorme complexe Packard de 325 000 m² cessa de fonctionner dès 1956. Il rouille toujours. Le coût du travail plus élevé que dans le sud des Etats-Unis incita les dirigeants des Big Three à déserter leur bastion historique. "C'est que, secrètement décidés à réduire la place que tenait dans leur production et leurs profits une ville qui était aussi une inexpugnable forteresse syndicale, les grands constructeurs délaissaient peu à peu les usines du Michigan , et partaient développer leurs nouvelles capacités de production dans le Sud ou dans l'Ouest, là où on leur offrait une main d’œuvre bien plus malléable et bien moins coûteuse." [P. Evil p 169]
Le choc pétrolier et le renchérissement du coût du carburant, puis la concurrence des voitures japonaises sur le marché américain dans les années 1990, portèrent de rudes coups à l'industrie automobile. La fermeture des usines ou leur délocalisation dans les banlieues de Detroit entraînèrent des départs massifs de population. La crise des subprimes en 2008 accéléra le déclin de la ville. Dans la décennie 2000-2010, ce sont encore 240 000 habitants qui la quittèrent.

L'usine Packard à l'abandon depuis ... 1956


Les populations les plus qualifiées et les plus à même de s'en sortir ailleurs quittèrent la ville-centre. Pour schématiser, on peut dire que ceux qui s'en allèrent en premier furent plutôt les blancs favorisés (1), en tout cas ceux qui avaient les moyens de partir. Le départ de ces populations aisées eut pour corolaire l'appauvrissement de Detroit. Ne restaient donc dans la ville en déclin que les populations les plus fragiles, les plus pauvres, les plus démunies, sans réelles possibilités de reconversion. L'absence de véhicules et l'indigence des réseaux de transports en commun aggravèrent encore la captivité résidentielle de ces populations.
 "Le glissement des activités en direction des nouveaux centres urbains de l'aire métropole (edge cities) a profondément modifié la répartition géographique des emplois." Comme le constate Allan Popelard, "la mobilité sélective des hommes et des capitaux s'est traduite par une ségrégation urbaine très nette à l'échelle de la métropole. Detroit "reste une ville ségrégée par la classe et par les races. " La rocade qui délimite au nord la municipalité de Detroit - l'illustre 8 Miles - marque la frontière entre deux espaces que tout oppose, le monde de l'opulence et de la richesse qui correspond aux suburbs, et l'univers chaotique et pauvre de la ville-centre. Cette ségrégation sociale se double d'une ségrégation raciale implacable dont l'ampleur fut accentuée dès les années 1950 par le white flight, la fuite des blancs vers les banlieues et les pratiques ségrégatives des agences immobilières (le redlining)

John Lee Hooker dans Hastings Street à la fin des années 1940.


Ce processus fut encore aggravé par les politiques de renouvellement urbain menées à partir des fifties (Urban Renewal) par les autorités locales. A Detroit, ses promoteurs s'empressèrent de construire des autoroutes qui fracturèrent l'espace urbain et détruisirent de nombreux quartiers populaires. Rarement satisfaisantes, les solutions de relogement proposées aux anciens habitants se heurtèrent aux résidents blancs farouchement attachés à l'homogénéité raciale de leurs quartiers. Profondément inégalitaire et autoritaire, la rénovation urbaine contribua donc à la gentrification d'anciens quartiers ouvriers et à l'éviction des populations pauvres. Dans le même temps, elle conduisit à la destruction de Paradise Valley, haut lieu de l'identité culturelle afro-américaine de Detroit. Les huit voies de la Chrysler Freeway anéantirent à tout jamais Hastings Street, grand boulevard de la musique noire de Detroit depuis les années 1930. Cette artère, qui fut chantée par John Lee Hooker dans son Boogie Chillen, abritait  une multitude de salles de spectacles ainsi que la New Bethel Church du révérend CL Franklin, là où la jeune Aretha débuta au sein de la chorale. Dans son Detroit sampler, Pierre Evil résume ainsi la situation: "Pour les technocrates de la municipalité et les blancs qui ne venaient plus en ville qu'en voiture pour y travailler, c'était la disparition d'un cloaque urbain (...). Pour la communauté noire de Detroit, c'était au contraire un arrachement, l'éviscération d'un quartier bien vivant, le point d'orgue d'un mouvement de dégradation générale qui n'avait fait que démentir, année après année, les promesses de l'après-guerre: préposés aux travaux industriels les plus ingrats et les plus dangereux, les noirs étaient en effet au premier rang dès qu'une usine se mettait à licencier et le fonctionnement raciste du marché immobilier les maintenaient dans le centre de la ville, où ils devenaient chaque année un peu plus nombreux, et un peu plus seuls." [Detroit Sampler p171]
> Aussi dès la fin des années cinquante, Detroit n'était déjà plus la terre promise qui avait attiré les noirs du sud pendant des décennies. "Comme beaucoup de villes industrielles du Midwest, Detroit commençait à se sentir vieille et à regretter les excès de sa jeunesse. Elle était trop encroûtée pour s'affranchir de la dépendance à une seule industrie, qui elle-même reposait sur l'énergie fossile." [Hirshey p 159] La priorité absolue donnée une fois encore à la voiture, au détriment du développement de transports publics et collectifs, transformèrent Detroit en autoroute à ciel ouvert, des autoroutes qui, après l'avoir éventré, permettaient de traverser la ville sans plus jamais avoir à s'y arrêter. A l'aube des années 1970, Detroit n'était plus que "Distress City", sa "fragilité économique [était même] devenue la cible d'un proverbe populaire: 'Quand le reste du pays attrape un rhume, Detroit souffre d'une pneumonie.'" [G. Hirshey p159]

 

Les musiciens se firent très tôt les chroniqueurs du quotidien de cette ville malade. En 1963 le Detroit City de Bobby Dare décrivait le désespoir d'un southerner venu tenter sa chance dans le Nord.  "Au pays les gens croient que j'ai réussi à Detroit City / A la lecture de mes lettres ils croient que je vais bien / Mais le jour je fais des voitures, / Et la nuit je fais les bars, / Si seulement ils savaient lire entre les lignes, / Je veux rentrer chez moi, je veux rentrer chez moi / Oh Seigneur, je veux rentrer chez moi. " Cinq ans plus tard, Please Mr Foreman, un blues de Joe L. Carter - ancien ouvrier à River Rouge - décrivait le rythme éreintant de la chaîne: "S'il te plaît, chef ralentis la chaîne (2X) / Non ça ne me dérange pas de bosser, mais ça me dérange de mourir / Travailler douze heures par jour, / Sept longues journées par semaine, / Je suis allongé et j'essaye d'me r'poser, mais, mon Dieu, je suis trop crevé pour dormir." La même année, les Temptations, désormais chaperonnés par l'ingénieur du son Norman Whitfield, enregistrent Cloud Nine, une chanson de Barrett Strong. Le morceau fait incontestablement entrer le son Motown dans une nouvelle dimension. Les paroles décrivent crûment la souffrance des habitants du ghetto qui cherchent par tous les moyens - en l'occurrence ici la drogue - un échappatoire. "Mon enfance n'a pas été un beau moment de ma vie. / Tu vois, j'suis né et j'ai été élevé dans les quartiers pourris de la ville. / On dormait dans une seule pièce, tous les enfants ensemble. / On avait rarement assez à manger ou d'la place pour dormir. / C'était une période dure, j'avais besoin d'un truc pour calmer mon esprit torturé."
Originaire de Detroit, Sixto Rodriguez dépeint quant à lui les tristes réalités du ghetto dans son Inner City Blues et le moyen de s'en évader - pour un temps du moins - grâce aux paradis artificiels (dans Sugar Man). "Homme du sucre, tu veux bien te dépêcher? / Je suis las de ces rivages".
Mais le titre qui reflète peut-être le mieux l'atmosphère pré-apocalyptique qui régnait à Detroit à l'orée des seventies y fut enregistré par Funkadelic. Alors sous acide, George Clinton, le fantasque leader du groupe, exigea de son guitariste virtuose qu'il joue comme si il venait d'apprendre la perte de sa mère. Eddie Hazel s'exécute et tire des sonorités terrifiantes de son instrument sur les 10 minutes de Maggot Brain. Un solo triste à pleurer dont les sonorités lancinantes furent enregistrées à ... Detroit. (2)

                                                                A suivre...
 

 
  Notes:
1.  Cwhite flight - c'est-à-dire le départ de la population blanche et aisée vers les banlieues - remonte aux années 1950
2.  Clinton lui même introduit le morceau à sa manière, totalement déjantée: "La Terre Mère est enceinte pour la troisième fois, et c'est vous tous qui l'avez engrossée. J'ai goûté les asticots de l'esprit universel, et je ne me suis pas senti offensé. Car je savais que je devais m'élever au-dessus de tout cela sous peine de me noyer dans ma propre merde."


Sources:
- Allan Popelard: "Détroit, catastrophe du rêve", in Hérodote n°132, 2009.
 - Pierre Evil:"Detroit Sampler", Ollendorff & Desseins, 2014.
- Les matins d'été de France Inter: "Détroit" avec Steve Faigenbaum, Flaminia Paddeu et Pierre Evil.  
- Gerri Hirshey: "Nowhere to run. Étoiles de la soul music et du rythm and blues", Rivages rouge, 2014.
 - Pas la peine de crier (France culture): "Detroit, Michigan, la ville en faillite" avec Allan Popelard et Florent Tillon.
- Le zoom de la rédaction: "Detroit, Motor city ou ville fantôme".

Pour aller plus loin. 
Preuve que Detroit continue de fasciner plusieurs romans/récits récents furent consacrés à la ville:
- Alexandre Friederich: "Fordetroit", Allia.
- Thomas B. Reverdy: "Il était une ville", Flammarion.
- Jeffrey Eugenides: "Middlesex".
 







Liens:
- Géo confluences: "shrinking cities",  "la crise urbaine dans les villes d'Amérique du Nord". 
- Deux cartes de Philippe Rekacewicz sur l'aire urbaine de Detroit.
 - Les raisons du déclin d'une grande ville.
- GooBing Detroit. "An archaeology of Detroit through Google Street View."Grâce à Google street view, un internaute met en évidence les transformations de sa ville.
- Detroit, une ville qui rétrécit
- L'Humanité:"Les trois raisons de la faillite de Detroit."
- Le Monde diplomatique: "Detroit, la ville américaine qui rétrécit."
- Infographie: "le déclin inexorable de Detroit..."
- Terrains de lutte:"Detroit, le trompe-l’œil de la mise en faillite."
- Infographie: Detroit, une ville à genoux"
- Etats-Unis: Detroit se relève de la faillite.  
- Télérama: "Detroit, la ville qui rétrécit."
- "Detroit, archétype des skrinking cities." 
- Francetvinfo.fr: "La ville américaine de Detroit renaît après la faillite.
- Libération next: "le bel avenir des ruines".  

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