lundi 23 octobre 2017

333. Staple singers: "Respect yourself"

Au cours des années 1960, dans un Memphis cloisonné par la ségrégation raciale, un petit miracle se produit au 926 East McLemore Avenue. Durant quelques mois, une compagnie de disque, Stax, devient un havre de paix où le talent et la personnalité l'emportent sur la couleur de peau. Quelques unes des plus belles pages de la soul musique y furent écrites. 

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En 1957, un frère et une soeur, Jim Stewart et Estelle Axton s’associent pour fonder un petit label nommé Satellite. Jim - lui-même violoniste dans des orchestres de western swing - commence par  enregistrer un chanteur de country dans un garage prêté par l'oncle par alliance d'Estelle. Convaincu par cette expérience, Jim convainc sa grande soeur d'hypothéquer sa maison pour acheter du matériel d'enregistrement. A partir de 1958, tous deux réalisent les premiers enregistrements dans un entrepôt reconverti en studio de fortune situé à Brunswick, non loin de Memphis. Pour accompagner les chanteurs, ils engagent un groupe de jeunes musiciens blancs, des copains de lycée qui vouent une admiration sans bornes au Rythm and Blues: les Royal Spades (Steve Cropper, Donald "Duck" Dunn, Charlie Freeman, Packy Aston). Les quelques enregistrements réalisés en 1959 restent très confidentielles. 

via Wikimedia Commons


Le guitariste Chips Moman, le bras droit de Stewart, repère un cinéma désaffecté, le Capitol Theater, situé au 926 East McLemore Avenue dans le sud de Memphis, à la limite du ghetto noir. Contre 100 dollars de location mensuelle, ce lieu devient le nouveau studio d'enregistrement de Satellite. Le stand de pop corn, transformé en magasin de disques, assure les premières rentrées d'argent de la compagnie. (1) Les habitants du quartier, curieux, viennent bientôt proposer leurs services. C'est le cas de Rufus Thomas, vétéran du circuit rythm and blues. Accompagné de sa fille Carla, il enregistre Cause I love you qui remporte un succès local (20 000 exemplaires écoulés). Jerry Wexler de chez Atlantic records prend le disque en licence national.
C'est finalement tout à fait par hasard que Jim Stewart et Estelle Axton s'orientent vers le rythm'n'blues auquel ils ne connaissaient à peu près rien. Originaires du Tennessee, un État encore ségrégationniste, ils grandissent dans un univers qui les isole totalement des Noirs. "Je n'avais pratiquement pas vu un Noir de ma vie jusqu'à l'âge adulte. (...) Je ne savais pas que les disques Atlantic ou Chess existaient. Tout ce que je voulais, c''était être impliqué dans la musique d'une manière ou d'une autre", se souvient Jim. Memphis est alors une ville profondément ségrégée. Le maire Crump monopolise le pouvoir municipal depuis près de quarante ans et maintient une ségrégation implacable dans la ville. Jusqu’en 1971, la municipalité préfère par exemple fermer les piscines en pleine canicule estivale, plutôt que de laisser Noirs et Blancs ensemble.


En 1961, Carla Thomas enregistre le charmant "Gee Whiz" qui se vend très bien à Memphis. Ce nouveau  succès convainc Jerry Wexler de se rendre dans le Tennessee. Stewart accompagné de Rufus Thomas, qui doit emprunter l'escalier de service réservé aux Noirs, signe l'accord dans la chambre d'hôtel du producteur new-yorkais. Croyant ne s'engager que pour les futurs duos Rufus/Carla Thomas, Jim Stewart cède en réalité tous les droits de distribution de sa compagnie à Atlantic! Il est le dindon de la farce, mais cette association avec une des majors du disques assurera le triomphe du Memphis Sound à l'échelle nationale.  Ainsi grâce au réseau  Atlantic, la chanson de Carla Thomas se hisse dans les Top 10 Rythm and Blues et Pop de Billboard.

Les Mar-Keys, le nouveau nom des Royals Spades, épaulés par des musiciens noirs chevronnés, enregistrent l'instrumental Last Night. Publié en juin 1961, le titre s'écoule à plus d'un million d'exemplaires. Ayant eu vent de ce succès, une maison de disques californienne appelée Satellite - comme la compagnie de James et Estelle - revendique l'antériorité du nom et incite Stewart et Axton à rebaptiser leur compagnie qui devient STAX, comme les deux premières lettres des patronymes des fondateurs. 
 Le succès de Last Night contribue à la fraternisation entre les les divers acteurs de la compagnie,  au delà de la barrière de couleur. Le meilleur exemple en est sans doute la constitution d'un groupe maison appelé Booker T and the MG's (pour Memphis Group), composé. La formation réunit le batteur Al Jackson Jr, le jeune organiste Booker T. Jones, le guitariste Steve Cropper et le bassiste Donald "Duck" Dunn. Les musiciens vivent ensemble, travaillent ensemble, sans anicroches. Dès 1962, les MG'S remportent un succès colossal avec Green Onions, un instrumental chaud bouillant. 

Booker T and the MG's (Wikimedia commons]

Simple section rythmique de Stax au départ, les MG's s'impose progressivement comme la  cheville ouvrière du Memphis sound. Une alchimie parfaite se créée alors entre les MG's et les cuivres incendiaires du Memphis Horn. On peut les entendre sur les productions des nouveaux artistes du label, en particulier celles d'Otis Redding, mais aussi derrière les artistes extérieurs à la compagnie qui viennent y enregistrer comme Wilson Pickett. 
Le premier devient la super star du label  grâce à des compositions puissantes  Respect », « I’ve been loving you too long »). Les deux compositeurs maison David Porter et Isaac Hayes taillent des tubes sur mesures à d'autres artistes du label: "Hold On! I'm coming'", "Soul man" pour Sam and Dave, "Let me be good to you" par Carla Thomas, "Sophisticated Sissy" pour Rufus Thomas, "I had a dream" par Ruby Johnson. 

En 1965, Jim Stewart recrute Al Bell, un disc-jokey de Washington doublé d'un commercial surdoué. Sous sa houlette, Stax se professionnalise. Memphis s'impose alors comme Soulville USA, devenant l'autre usine usine à tubes de l'Amérique, seule capable de rivaliser avec "Hitsville USA", Detroit. Mais, loin de la sophistication des productions de la Tamla Motown, le son Stax produit une soul profondément marquée par les héritages du blues et du gospel. Le catalogue du label  s'oriente d'ailleurs dans ces directions avec le recrutement d'Albert King et Little Milton, deux guitaristes soul-blues virtuoses, puis de Johnnie Taylor et  des Staples Singers dont les harmonies vocales sont imprégnées de gospel.
Si Stax possède un son nettement identifiable, ses artistes présentent des profils d'un remarquable éclectisme. Quoi de commun en effet entre le chant habité, intimiste d'un William Bell et le groove tellurique de Sam and Dave, le duo infernal capable de transformer n'importe quelle scène en  chaudron bouillant?

Otis Redding [Wikimedia commons]
Plus rien ne semble pouvoir arrêter l’ascension fulgurante du label qui parvient à conquérir les faveurs des auditeurs blancs par l'intermédiaire d'Otis Redding, dont la prestation au festival de Monterey éblouit l'auditoire, en juillet 1967. Or, la disparition de ce dernier et de son groupe les Bar-Kays dans un accident d’avion cinq mois plus tard, ouvre une année noire pour le label. Le rachat d’Atlantic par Warner laisse le label sur la paille.
Le contexte social pèse également de plus en plus sur la vie du label dont les membres avaient l’habitude de se reposer dans le Lorraine Motel voisin. Martin Luther King, venu soutenir les éboueurs de la ville engagés dans une très longue grève, est assassiné dans cet hôtel, le 4 avril 1968. Les émeutes mettent le feu à la ville (à tous les sens du terme). Pour Al Bell, « l’impact de cet assassinat a été immense. Nous étions au cœur d’une communauté noire, une entreprise intégrée au sein d’une ville où les problèmes raciaux étaient à leur paroxysme. » L’assassinat jette des éléments de suspicion au sein du label et terni les relations entre Blancs et Noirs. "Ce fut le tournant décisif dans les relations entre Blancs et Noirs dans le Sud", surenchérit Booker T. Quelque chose se brise avec l’assassinat du Dr King.
Jim Stewart s’efface progressivement au profit d’Al Bell qui entend rapprocher le label des combats des Afro-américains en tablant sur la Black pride. Il remplace l’ancien logo par celui du « doigt qui claque », référence évidente au poing levé du Black Power (de blanche la main devient noire quelques mois plus tard). Il met en avant le chanteur compositeur Isaac Hayes qui devient une véritable icône de la communauté afro-américaine grâce à la bande original du film blaxploitation Shaft et à son personnage de « Black Moses ». Les succès s'enchaînent également pour les nouvelles recrues du label : Soul Children, Luther Ingram, Dramatics ou Emotions.

Isaac Hayes [Wikimedia commons]


STAX s’oriente dans de nouvelles directions (le cinéma, le sport), mais ce développement tous azimut commence à peser dangereusement sur les finances du label. Les anciens quittent le navire. Booker T. and the MG’s explose, miné par des querelles intestines…
Al Bell réussit toutefois encore un très gros coup en organisant le festival Wattstax en 1972. Sept ans plus tôt, le ghetto noir de Watts, au centre sud de Los Angeles s’était embrasé après un contrôle policier abusif, provoquant l’intervention de  de la garde nationale,  34 morts, plus de 1000 blessés et 4 000 arrestations. Afin de commémorer ces événements douloureux et pour redonner de la fierté à une communauté noire éprouvée, Bell parvient à attirer 100 000 spectateurs au Los Angeles Coliseum (prix d’entrée 1 dollar). Quelques moments forts émaillent ce festival, notamment le prêche ( « I am somebody » : « je suis quelqu’un » ) du révérend Jesse Jackson ou encore la prestation irrésistible de Rufus Thomas, le « plus vieil adolescent du monde ». Le festival représente une formidable vitrine pour la marque qui concrétise alors ses aspirations militantes. Les Staple Singers - le groupe familial de gospel très engagé dans la lutte pour les droits civiques - y chantent Respect Yourself, un titre proclame haut et fort que le respect de l'Amérique blanche pour les Afro-américains passe aussi par le respect de ces derniers pour eux mêmes. Mavis Staple interprète sublimement le morceau sur la scène de Wattstax (ci-dessous à 1'48).



 
Wattstax a cependant tout d'un chant du cygne pour Stax. Des malversations financières entraînent le lâchage du label par ses créanciers. Le dépôt de bilan est prononcé en 1975. Le studio d’enregistrement, désaffecté, sera détruit quelques années plus tard. En 2003 cependant, la municipalité de Memphis prend enfin conscience du patrimoine culturel exceptionnel qu'incarne Stax pour la ville et décide de reconstruire à l’identique le studio transformé en musée de la soul.

Notes:
1. Satellite Record Shop devient le quartier général des jeunes du quartier qui viennent y écouter les productions du label. Estelle Axton, qui gère le magasin, y fait la rencontre d'un des futurs auteurs du label: David Porter. 

Pour écouter notre playlist STAX, c'est ici.

Sources:
- "Sweet soul music" de Peter Guralnick.
- Sebastian Danchin: "Encyclopédie du rythm & blues et de la soul", Fayard, 2002.
- "Stax" dans "Le nouveau dictionnaire du rock", Michka Assayas (dir.) Robert Laffont, 2014. 
- Le livret du DVD:"Stax, respect yourself_ Stax records story", sorti à l'occasion du cinquentenaire du label. - "Memphis, aux racines du rock et de la soul" de Florent Mazzoleni, au Castor Astral.
- France Inter: "Le label Stax, l'âme de Memphis
- France Inter: "60 ans du label Stax en une playlist"

jeudi 12 octobre 2017

Thomas Sankara (1949 - 1987)

Il y a tout juste 30 ans, le 15 octobre 1987, disparaissait Thomas Sankara, président du Burkina Faso, l'ancienne Haute-Volta dont il avait changé le nom. Son assassinat, qui demeure encore non élucidé, mettait fin à une expérience unique et au retentissement important en Afrique comme dans l'ensemble des pays du sud. Naturellement, Thomas Sankara est tout de suite devenue une icône que les artistes revendiquent comme un héros. Avant de vous présenter une sélection de titres à sa mémoires dans différents styles musicaux, retour sur l'histoire du Burkina Faso et de Thomas Sankara.

En 1897, le royaume mossi de Ouagadougou devient un protectorat français, à partir duquel les troupes coloniales organisent la conquête de la majeure partie de l'actuel Burkina Faso. En 1904, ces territoires intègrent l'AOF (Afrique occidentale française) en tant que colonie du Haut-Sénégal-Niger.
 [Public domain], via Wikimedia Commons


La Haute Volta accède à l'indépendance le 5 août 1960. Le jeune pays connaît aussitôt une grande instabilité politique puisque entre 1966 et 1987, il subit pas moins de 5  coups d'états! Sans accès à la mer, ce petit territoire enclavé de l'Afrique de l'ouest se situe aux marges du Sahel. Le pays dispose de peu de ressources (un peu d'or et de coton) et d'une population souvent considérée par les pays voisins comme un vivier de main d’œuvre bon marché. 
Au cours des décennies qui suivent l'accession à l'indépendance, la pauvreté reste le lot quotidien de l'écrasante majorité des habitants qui ne survivent que grâce à une agriculture vivrière soumise aux aléas climatiques. La malnutrition et l'analphabétisme affectent alors un très grand nombre de Voltaïques.

Le 25 novembre 1980, le colonel Zerbo s'empare du pouvoir. En septembre 1981, Thomas Sankara, un jeune gradé, est nommé secrétaire d'état à l'information. (1) Quelques mois plus tard, il démissionne de ce poste avec fracas. "Malheur à ceux qui bâillonnent le peuple" prévient-il alors. En novembre 1982, le médecin militaire Jean-Baptiste Ouedraogo fomente un coup d'état à la tête d'une coalition formée de différentes forces de gauche. Le groupe des jeunes officiers mené par Sankara ne semble pas avoir pris part au putsch, mais la popularité du jeune capitaine est telle que Ouedraogo le nomme premier ministre en janvier 1983. Dès ses premiers discours, Sankara fustige les ennemis de la Haute-Volta: les bourgeois qui profitent du système, les politiciens corrompus et l'impérialisme néo-colonial qui vampirisent l'Afrique. Ces prises de position radicales heurtent rapidement le courant présidentiel plus disposé au compromis. Le 17 mai 1983, quatre mois seulement après avoir été nommé, Sankara et ses proches sont arrêtés et emprisonnés. Le pouvoir en place redoute sans doute que les idées de Sankara n'essaiment au delà du pays et ne finissent par mettre à mal l'influence française en Afrique de l'Ouest. De grandes manifestations spontanées, formées par la jeunesse citadine dénoncent les arrestations.
Sankara sort finalement de prison à la faveur du soulèvement d’une partie de l’état-major voltaïque. Le conseil national de la révolution prend alors le pouvoir. Sankara devient président de la Haute-Volta. 

Mosquée de terre à Bani, Burkina Faso. Par Adam Jones, Ph.D. (Travail personnel) [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons

* Président du Burkina Faso (1983-1987)
Le nouveau chef d’État, seulement âgé de 34 ans, entend agir vite. Soucieux de s'affranchir de la toponymie coloniale, il rebaptise la Haute-Volta en Burkina Faso, "le pays des hommes intègres", mots empruntés au mooré, la langue parlée par les Mossi. Le nouveau nom associe aussi le dioula puisque Faso signifie "territoire" dans cette langue. Et l'adjectif invariable qui désigne les habitants du pays emprunte sa structure à la langue peule. Une manière pour lui de dépasser les clivages traditionnels de la société dont son identité mêlée est le symbole, sa mère étant mossi et son père peule .
Afin d'assainir les finances nationales, Sankara diminue le train de vie du gouvernement, remplaçant par exemple le parc de Mercedes ministérielles par des R5. Il convient dès lors pour les hauts fonctionnaires et les cadres dirigeants d'afficher des signes extérieurs de pauvreté. Lui-même ne se paye que modestement.  Dans le même temps, il réduit également les salaires des fonctionnaires qui représentent alors 75% des dépenses du budget de l’État. 
Les autorités sankaristes entreprennent la nationalisation des terres et abolissent les redevances et corvées dont bénéficiaient encore les chefs coutumiers. Pour relayer sa politique, le pouvoir crée dans chaque quartier, chaque village, chaque usine, des comités de défense de la révolution dont les représentants sont élus par la population. Afin d'encourager le développement d'une économie nationale, on cherche à valoriser les cultures vivrières et les industries locales dans le but d’accéder à l’autonomie plutôt que de dépendre de l'aide alimentaire. Pour Sankara, "celui qui vous donne à manger vous dicte ses volontés [...] Ils y en a qui demandent: mais où se trouve l'impérialisme? Regardez dans vos assiettes. Quand vous mangez les grains de mil, de maïs et de riz importés, c'est ça l'impérialisme, n'allez pas plus loin.
Le slogan "consommons burkinabè" devient un impératif. Pour encourager la production du textile locale, le port d'une tunique de coton aux motifs traditionnels, le faso dan fani, devient obligatoire dans les administrations.

Parallèlement, Sankara lance de vastes travaux de construction de logements et de barrages, des programmes d'irrigation, des plans de reboisement pour enrayer la désertification, enfin la construction de route afin de désenclaver le pays. Sankara se targue de défendre les intérêts du peuple, aussi engage-t-il un processus accès sur les besoins essentiels des populations. Des campagnes de vaccination de masse immunisent près de 3 millions d'enfants contre des maladies mortelles, tandis que des cours d'alphabétisation sont prodigués aux adultes. 
 Sankara mène une politique active en direction des femmes. Il nomme plusieurs d'entre elles ministres. Surtout, il entend remettre en cause les valeurs patriarcales et phallocrates qui font des femmes d'éternelles mineures. En visite dans un lycée, il affirme: "Ici aussi il faut que nous commencions à nous débarrasser de l'éducation féodale qui nous a dit que le garçon était au-dessus de la fille. A l'école même, quand les filles sont en grossesse (...) on les renvoie, on les exclut. On ne cherche même pas à savoir si le partenaire avec lequel elle a eu la grossesse ne se trouve pas par hasard dans la classe. Et même si il s'y trouve, on le laisse, lui, le garçon. Donc le garçon peut faire autant d'enfants qu'il veut. Dès la sixième si il veut il commence à faire des enfants jusqu'à la terminale. On ne le renverra jamais, mais la fille, même si elle est à un jour de son bac, elle fait un enfant. Allez hop, renvoyée. 
Il faut  une éducation sexuelle, apprendre aux filles et aux garçons, chacun, à connaître les dangers, les risques de tel ou tel acte, et aussi les méthodes pour se contrôler et éviter de tomber dans les complications."
L'excision devient illégale. 

Dans ses harangues, "Thom Sank" dénonce le modèle consumériste néocolonial. Lors de la conférence internationale sur l’arbre et la forêt, à Paris en 1986, le dirigeant burkinabé  martèle : « la plus grande difficulté rencontrée est constituée par l’esprit de néo-colonisé qu’il y a dans ce pays. Nous avons été colonisés par un pays, la France, qui nous a donné certaines habitudes. Et pour nous, réussir dans la vie, avoir le bonheur, c’est essayé de vivre comme en France, comme le plus riche des Français. Si bien que les transformations que nous voulons opérer rencontrent des obstacles, des freins. »
Sankara se réclame du programme panafricaniste formulé par NKrumah, en tentant par exemple de créer un front panafricain contre la dette, considérée comme illégitime.
"La dette ne peut pas être remboursée parce que si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c'est nous qui allons mourir. Soyons en sûr également", assène-t-il à Addis Abeba, en 1987, devant les chefs d’États africains réunis dans le cadre de l'OUA (Organisation de l'Unité africaine).

Sankara à la tribune de l'ONU.

Le 4 octobre 1984, le président du Faso s'adresse à l'Assemblée générale des Nations Unies.  "Nul ne s’étonnera de nous voir associer l’ex Haute-Volta, aujourd’hui le Burkina Faso, à ce fourre-tout méprisé, le Tiers Monde, que les autres mondes ont inventé au moment des indépendances formelles pour mieux assurer notre aliénation culturelle, économique et politique. Nous voulons nous y insérer sans pour autant justifier cette gigantesque escroquerie de l’Histoire. Encore moins pour accepter d’être "l’arrière monde d’un Occident repu".
En même temps qu'il le fait entrer sur la scène internationale, ce discours détonant fait grincer les dents de tous ceux que Sankara fustige: le FMI et la Banque mondiale, les Etats-Unis, Israël, l’Afrique du sud et la France néocoloniale. Ses critiques acerbes isolent le Burkina Faso des pays limitrophes restés très liés à l'ancienne métropole à l'instar de la Côte d'Ivoire voisine. 
 
 Les autorités françaises redoutent que le bouillonnant capitaine ne finisse par mettre le feu à leur pré-carré néo-colonial. En quête d'argent et d'armes, Sankara se rend d'ailleurs à Cuba, en URSS. D'aucuns redoutent alors que le Burkina ne devienne un nouveau foyer révolutionnaire marxiste fermé aux intérêts français comme le furent précédemment le Bénin de Kérékou ou le Congo de Marien Ngouabi. Les relations avec la France sont donc  orageuses. (2) La visite officielle de François Mitterrand à Ouagadougou, le 17 novembre 1986, témoigne des vives tensions entre les deux pays. Pour l'occasion, Sankara a bien pris soin de faire décrocher la banderole "A bas le colonialisme" à l'aéroport, mais le discours qu'il prononce à l'occasion d'une conférence de presse irrite fortement le président français. Le capitaine y flatte tout autant qu'il égratigne la personnalité de François Mitterrand. Furieux, ce dernier rétorque à propos de son homologue burkinabé: "C'est un homme un peu dérangeant le président Sankara. C'est vrai, il vous titille, il pose des question. Avec lui, il n'est pas facile de dormir en paix. Il ne vous laisse pas la conscience tranquille. Je suis comme lui, il dit ce qu'il pense, je le dis aussi. Je trouve que dans un certain nombre de ses jugements, il a le tranchant d'une belle jeunesse, le mérite d'un chef d'état totalement dévoué à son peuple. Et moi j'admire ses qualités qui sont grandes, mais il tranche trop; il va plus loin qu'il ne faut. A mon avis hein. Qu'il me permette de lui parler du haut de mon expérience." A ce moment là, Mitterrand tapote l'épaule de Sankara, assis devant lui...


 


* Quel bilan peut-on dresser de l'action de Sankara à la tête du Burkina Faso?
Brillant rhéteur, Sankara est parvenu à dénoncer avec force sur la scène internationale le problème de la dette, des rapports inégaux entretenus par les grandes puissances et les pays africains ou encore la persistance de relations néocoloniales entre les jeunes États et leurs anciennes métropoles. Pour beaucoup, Sankara conserve la posture de l'homme debout, droit, intègre. Il reste celui qui a résisté aux colons et a su tenir à distance les "envahisseurs occidentaux". 
A l'intérieur du pays, les conditions de vie et la situation sanitaire des milieux les plus populaires s’améliorent un peu au cours de son "règne", mais ces résultats sont obtenus de manière autoritaire. Car, pour parvenir à ses fins, Sankara ne lésine pas sur les moyens quitte à utiliser les armes classiques du dictateur. Arrivé au pouvoir à la faveur d' un coup d'état pur et simple, le président a recours à un comité de défense de la révolution, sorte de milice révolutionnaire qui fait régner la terreur dans le pays. Les "tribunaux populaires de la révolution", stipendiées et missionnées par le pouvoir, accusent et humilient en direct devant les caméras de la télévision d’État d'anciens dirigeants voltaïques. Les avocats y sont interdits et c'est à l'accusé de prouver son innocence... 
De même, certaines mesures louables au départ s'avèrent perverses et finissent par se retourner contre leurs bénéficiaires. C'est le cas du "déguerpissage". Censé débarrasser la capitale de ses bidonvilles, la mise en application du programme se fait avec brutalité, sans que les habitants pauvres des quartiers informels ne soient indemnisés.
Au bout du compte, les timides progrès économiques peinent à compenser l’absence de libertés; les mécontents se font plus nombreux et viennent grossir les rangs des ennemis de Sankara. Or il n'en manque pas, qu'il s'agisse des chefferies traditionnelles destituées, des classes moyennes et aisées malmenées, des dirigeants des pays voisins qui redoutent une contagion révolutionnaire depuis le Burkina, de la cellule africaine de l’Elysée ou encore de ses anciens amis révolutionnaires cherchant à se faire une place au soleil…
Le 15 octobre 1987, le président du Burkina Faso, Thomas Sankara, est assassiné, ainsi qu'une quinzaine de ses collaborateurs. Son acte de décès est alors inscrit comme une "mort naturelle". Le coup d’état porte au pouvoir l'ancien bras droit de Sankara, son ami de toujours: Blaise Compaoré. Le temps de la "Rectification" (de l'idéal politique de Sankara) peut commencer.
Le rêve de Sankara de mettre un terme aux rapports néocolonialistes entre la France et certains pays d'Afrique de l'ouest n'est toujours pas exaucé; la devise monétaire du Burkina se nomme toujours le franc CFA, fabriqué ... en France!
La chute de Blaise Compaoré en 2014 a ravivé l'espoir que la lumière soit faite sur son assassinat mais les difficultés de la transition ne l'ont pour l'instant pas permis. Les blocages persistent au Burkina comme en France.

By Sputniktilt (Own work) [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons
 
* Un mythe en musique
La mort violente, le panache et le verbe de Sankara contribuent à la création d'un véritable mythe. Certaines de ses idées restent plus que jamais d'actualité  telles que la priorité aux biens publics, le panafricanisme, la recherche de l'autonomie alimentaire, matérielle et culturelle, la critique de la notion de "développement"... Comme d'autres héros des indépendances africaines avant lui, Sankara souhaitait rompre nettement avec l'ancienne métropole, instaurer une indépendance véritable sur les plans politique, économique et culturel. Pour le capitaine, il est en effet crucial de s'affranchir de la "colonial mentality" comme le réclamait également Fela Kuti dans un titre éponyme. (3)
Aussi dès son accession au pouvoir, Sankara accorde une grande attention à la culture, tout particulièrement à la musique. Mélomane, le capitaine est aussi un musicien. Au cours des années 1970, il a joué de la guitare dans plusieurs formations telles que le Missile Bande de Pô qui égayait les soirées du Centre national d'entraînement commando, ou au sein du Tout-à-Coup Jazz. Dans les deux cas, il partage la scène avec Compaoré, toujours lui...
Une fois à la tête de l'Etat, Sankara s'inspire de la politique culturelle de Sékou Touré auquel il emprunte l'idée de grands orchestres musicaux vantant les louanges du régime. C'est ainsi qu'apparaissent en 1983, les Colombes, un groupe féminin, et les Petits chanteurs aux poings levés. Les deux formations deviennent les ambassadrices musicales de la Révolution lors de la venue d'hôtes prestigieux au Faso ou à l'occasion de tournées internationales dans les pays amis (Cuba, Libye, Togo, Congo). Colombes et Petits chanteurs ne survivent pas à la chute de Sankara.
Mort et enterré, ce dernier n'en continue pas moins d'inspirer les artistes qui cherchent à entretenir l'héritage et les idéaux du grand homme à l'instar du rappeur Smockey ou du reggaeman Sams'k Le Jah. D'ailleurs, les deux musiciens sont les principaux animateurs du Balai citoyen, un mouvement issu de la société civile qui contribua à chasser du pouvoir Blaise Compaoré en octobre 2014, après 27 ans d'un règne sans partage. 
Depuis 30 ans, artistes et musiciens ne cessent dans leurs compositions de rendre hommage au capitaine. En 2003, Souleymane Ouedraogo, alias Basic soul propose une relecture du Hasta Siempre de Carlos Puebla, dédiée à "Tom Sank". D'autres incorporent parfois dans leurs morceaux des extraits de discours de Sankara. Nous vous proposons ci-dessous une sélection de quelques hommages musicaux au plus célèbre des Burkinabè:



1. JP Manova: "Sankara" 
Un rappeur aussi doué que rare, plus connu pour ses featuring que pour ses propres titres. Il a pourtant sauté le pas récemment, notamment avec ce titre qui donne la parole à Thomas Sankara. Le titre incorpore plusieurs extraits du  discours prononcé le 29 juillet 1987 devant l'OUA: "Du reste, les masses populaires en Europe ne sont pas opposées aux masses populaires en Afrique mais ceux qui veulent exploiter l'Afrique, ce sont les mêmes qui exploitent l'Europe ; Nous avons un ennemi commun. (...) On nous demande aujourd'hui d'être complices de la recherche d'un équilibre, équilibre en faveur des tenants du pouvoir financier, équilibre au détriment de nos masses populaires. Non, nous ne pouvons pas être complices, non, nous ne pouvons pas accompagner ceux qui sucent le sang de nos peuples et qui vivent de la sueur de nos peuples, nous ne pouvons pas les accompagner dans leur démarche assassine. (...) La bible, le coran, ne peuvent pas servir de la même manière celui qui exploite le peuple et celui qui est exploité ; Il faudrait alors qu'il y ait deux éditions de la bible et deux éditions du coran."
2. Smockey and Awadi: "Président" 
Deux rappeurs africains parmi les plus connus nous rafraichissent la mémoire. Didier Awadi est Sénégalais et nous a habitué à des morceaux engagés. Smockey est Burkinabé, pionnier du rap dans son pays, et a joué un rôle non négligeable dans la révolution qui a renversé Compaoré en 2014. Il est avec Sams’K Le Jah, musicien reggae, le fondateur en 2013 du mouvement politique Le Balai citoyen. Grands admirateurs de Sankara, ils nous font entendre un extrait du discours d'investiture comme premier ministre en janvier 1983. "En un mot, je voudrais vous dire que nous ne devons pas tenir le peuple en respect, mais réserver tout le respect au peuple."
3. Gaël Faye: "Charivari". Rappeur et écrivain de la complexité des identités, Gaël Faye ne pouvait pas ne pas évoquer Thomas Sankara dans son premier album solo. D'autant plus qu'il s'agit pour lui de mettre le "charivari" et de secouer les certitudes des dominants. Donnant la voix aux opprimés, il mentionne, parmi d'autres, le capitaine Sankara.
 4. Kery James (avec Lino, Youssoupha): "Musique nègre"
Dans un morceau militant-coup de poing (mais quel morceau de Kery ne l'est pas ?), le rappeur convoque les grandes figures de la lutte des noirs pour la liberté et l'égalité. Il s'agit de répondre au dirigeant de Radio Courtoisie ayant parlé de la "musique nègre". Dans ce morceau collectif, le même Youssoupha apparait habillé de différentes manières. L'un de ces couplets est délivré dans l'uniforme de Sankara avec son fameux béret rouge. Une nouvelle fois, Kery et Youssoupha puisent dans l'histoire des noirs en Amérique, en Europe et bien sûr en Afrique.
5. Debademba: "Thomas Sankara". Ce bel instrumental s'ouvre sur un autre extrait du discours prononcé devant l'OUA: "Alors, chers frères, avec le soutien de tous, nous pourrons faire la paix chez nous. Nous pourrons également utiliser ses immenses potentialités pour développer l'Afrique parce que notre sol et notre sous-sol sont riches. Nous avons suffisamment de bras et nous avons un marché immense, très vaste du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest. Nous avons suffisamment de capacité intellectuelle pour créer ou tout au moins prendre la technologie et la science partout où nous pourrons les trouver."
6. Alpha Blondy: "Sankara". Plus que d'un hommage, il s'agit ici d'un constat. Le péché originel du régime fut le recours à la violence, aussi pour le reggaeman ivoirien "ce sont tes baramogo qui t'ont dja [Ce sont très propres copains qui t'ont tué] / Un coup d'état entraîne toujours un autre coup d'état / et les frères d'armes deviennent tôt ou tard des ennemis/ le pouvoir se prend toujours par les urnes / et pas par les armes"
7. Nul n'est prophète en son pays. Le Burkinabé Sams'k Le Jah déplore le silence entretenu par les autorités dès qu'il s'agit de Sankara, alors même que Mandela, Lumumba et les autres grands leaders africains sont célébrés dans leurs pays respectifs. Le morceau se termine par le slogan du capitaine: "La patrie ou la mort nous vaincrons".
8. Youssoupha:"Noir désir". Originaire de la RD Congo et fils du grand musicien Tabu Ley Rochereau (prince de la rumba congolaise), le rappeur Youssoupha chante ici ses héros africains, à commencer par le psychiatre et penseur Frantz Fanon puis Thomas Sankara.
"Et comment notre Histoire peut être corrigée
Quand on a les religions des gens qui nous ont colonisés ?
Récupérez vos Voltaire et vos Guevara
Mon Histoire est écrite par Frantz Fanon et par Sankara
On y arrivera malgré les différences et les enclaves
C'est l'histoire d'un peuple au cœur de roi et au sang d'esclave
"

Dans une figure souvent répétée dans le rap, il s'agit d'écarter les héros imposés par l'Occident au profit de héros noirs dans lesquels il se reconnaît.


                                                                                                                                          Aug et Blot

Notes:
1. Fils de gendarme auxiliaire, Thomas Sankara naît en 1949. Il fait partie de la petite poignée d'enfants de Haute-Volta a pouvoir suivre des études secondaires en tant qu'élève officier dans un lycée militaire. Il suit une formation militaire dans la base pour parachutiste de Pô. Il y est adulé par les jeunes militaires. En 1974, lors de la guerre opposant le Mali et la Haute Volta, le jeune militaire se lie d'amitié à Blaise Compaoré avec lequel il partage une vision anti-impérialiste pour l'Afrique et l'idée que seule une révolution peut amener le peuple à prendre son destin en main. Les deux hommes forment alors le Groupement des officiers communistes. Sankara, en formation à Madagascar en 1972, y a assisté à la révolution étudiante et ouvrière qui a mis fin au régime de Tsiranana, allié des Français. Ce moment l'a profondément marqué.
2.  Alors que la plupart des chefs d’État africains des anciennes AOF-AEF accourent à La Baule pour les sommets France-Afrique, Sankara, lui, déserte.
3. En 1992, Fela Kuti dédie l'album Underground System à Sankara. Ce dernier avait d'ailleurs invité le maître de l'Afrobeat au Burkina Faso, en 1987.
 

Sources:
- Elikia M'Bokolo: "Afrique noire. histoire et civilisations", Hatier, 2004.
- "Afrique, une histoire sonore1960-2000". Une sélection des archives de RFI et de l'INA présentée par Philippe Sainteny et Elikia M'Bokolo, chez Frémeaux et Associés.
- Marie Cissako: "Que reste-t-il de Thomas Sankara?, in Offensive n°26, mai 2010.
- Affaires sensibles: "Thomas Sankara: la patrie ou la mort". 
- Jean Ziegler et Thomas Sankara, Le discours sur la dette, L'esprit du temps, 2014

Liens:
- De nombreux ressources sur les hommages musicaux à Thomas Sankara
The Guardian: "Jazz, rivalry and revolution: Burkina Faso recalls spirit of Sankara.