lundi 30 avril 2018

344. Feu! Chatterton:"Zone libre"

En juin 1940, l'armée française subit une désastre militaire sans précédent. Le régime de Vichy, né de cette défaite, instaure un régime réactionnaire, antidémocratique, antisémite et de collaboration avec l'Allemagne nazie. Dès lors, la vie quotidienne des Français sous l'Occupation devient particulièrement difficile. Le pillage organisé de la France impose aux habitants de nombreuses restrictions alimentaires ainsi que le rationnement. La pénurie s'installe. Dans le même temps, les libertés fondamentales sont bafouées. Or de ce contexte désespérant jaillit pourtant de la plume des poètes une extraordinaire poésie de résistance.
C'est dans les pas d'Aragon que nous abordons ici la résurgence poétique des "années noires". Celui qui n'avait plus écrit de poèmes depuis le début des années 1930, renaît à la poésie avec la guerre.

Pierre Seghers avec Aragon et Elsa Triolet à Villeneuve-lès-Avignon à la fin de l'été 1941. Par Pierre Seghers [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], de Wiki C.
 Le 2 septembre 1939, Louis Aragon est affecté comme médecin auxiliaire sur la ligne de front. En mai 1940, à l'issue de la drôle de guerre, la débâcle des armées françaises le conduit de Belgique à Dunkerque où il embarque en catastrophe le 1er juin. De retour en France, il parvient à rejoindre Elsa Triolet, son épouse, entre Charente et Dordogne. Démobilisé le 31 juillet alors qu'il se trouve en Périgord, il se réfugie avec Elsa chez Renaud de Jouvenel, qui possède un château près de Brive. Aragon évoque les jours heureux passés en ce havre de paix dans son poème Zone libre

"J'ai bu l'été comme un vin doux
J'ai rêvé pendant ce mois d'août
Dans un château rose en Corrèze"

Très vite cependant, le couple doit changer de domicile. En septembre, à Carcassonne, ils retrouvent Germaine et Jean Paulhan, puis font la connaissance de Pierre Seghers. Ce dernier les accueille bientôt aux Angles, à Villeneuve-lès-Avignon. Ils se rendent ensuite à Nice (décembre 1940), Lyon, de nouveau Nice...
En contact avec le Parti communiste clandestin depuis 1941, Elsa Triolet et Louis Aragon regagnent Paris vers la fin juin 1941 pour organiser la coordination avec les intellectuels qui agissent en zone occupée. Au passage de la ligne de démarcation, ils sont arrêtés par les Allemands, puis emprisonnés à Tours. Libérés à la mi-juillet, ils entrent en contact dans la capitale avec Jacques Decour et Jean Paulhan, avec lesquels seront mis sur pied le projet d'édition des Lettres françaises et la création du Comité national des écrivains.

A l'annonce de l'occupation de l'occupation de Nice par les Italiens, en novembre 1942, Triolet et Aragon quittent la ville et plongent dans la clandestinité.  Munis de faux-papiers, ils se réfugient  dans la Drôme, à Saint-Donat. "La planque se trouvait [...] dans la montagne, on ne pouvait l'atteindre qu'à pied. [Nous étions] coupés du monde, enfouis dans la neige de l'hiver 1942, introuvables." Ils y resteront cachés jusqu'à la Libération, faisant de fréquents voyages à Valence, Lyon, Paris. La résistance littéraire prend alors une forme collective avec la création du Comité national des écrivains, en zone sud, au début de 1943. Le parti communiste clandestin confie cette mission à Louis Aragon.

Tout au long de ces pérégrinations, Aragon ne cesse d'écrire de la poésie. Il semble même ne jamais avoir été aussi inspiré. En pleine débâcle, alors qu'il a échoué à Ribérac (1), l'écrivain engage une intense réflexion sur sa pratique poétique. Dans le village périgourdin où vécut au XIIème siècle le troubadour Arnaut Daniel, Aragon plonge aux racines de la poésie médiévale. (2) Daniel était un des maîtres du « Clus Trover », la poésie fermée, un style hermétique permettant au poète de chanter sa dame en présence même du seigneur.

Arnaut Daniel [Wikimedia Commons]
 Or pour Aragon, les poètes en 1940 doivent se souvenir de cette leçon des troubadours et faire passer leur message en déjouant la censure des nouveaux seigneurs nazis et de leurs valets vichyssois. A posteriori, il expliquera d'ailleurs que la censure de l'occupant et des collaborateurs l'a "conduit à retrouver des formes anciennes de la poésie française". En puisant aux sources de la littérature, l'écriture poétique pourra, selon lui, réaffirmer l'identité culturelle du pays face à l'occupant.  

Les poèmes des années noires sont donc  truffés d’allusions voilées aux événements du temps. Paradoxalement, cette "poésie de contrebande" doit être accessible, "parler à tous le langage interdit de la Patrie". (3) Aux temps mauvais, Aragon chante à pleine voix pour le peuple de France. L'ancien surréaliste qui exécrait le patriotisme en vient à exalter la grandeur du pays. Pour Aragon, il faut renouer avec le passé culturel de la nation. 
"Je m'étais juré que si mon pays devait être entraîné dans une nouvelle guerre (...), au moins quelqu'un dans mon pays élèverait la voix contre. Et la forme que ma poésie a pris était une forme destinée à être entendue par le plus grand nombre de gens possible, en essayant de baser mon expression sur les formes profondément nationales de la poésie française. Cela a servi à quelque chose car, de cette poésie qui commence dès la drôle de guerre, est née, je puis le dire sans me vanter particulièrement, ce qu'on a appelé ensuite la poésie de la Résistance. Et effectivement, je suis parvenu à surprendre le pouvoir public de Vichy qui ne croyait pas que des vers patriotiques pouvaient être une arme, pour lui, dangereuse. Ce qui fait que j'ai pu jusqu'à l'automne de 1942 vivre légalement, quoique lié aux mouvements de Résistance", se souvient le poète après guerre. [source B: Poésie et histoire]

[Wikimedia Commons]
Tout au long de la guerre, Aragon ne cesse d'écrire et publier plusieurs recueils de poèmes ou de textes inspirés de son expérience personnelle et des malheurs du temps (le Crève-Coeur en avril 1941, Cantique à Elsa, Brocéliande en 1942, La Diane française en 1944, mais aussi trois poèmes dans L'Honneur des poètes sous le nom de Jacques Destaing ou le Musée Grévin en 1943 en tant que François la Colère). En 1942, les 21 poèmes formant le recueil Les yeux d'Elsa composent un hymne à l'amour et à la France. Plus que jamais, l'écrivain conçoit la poésie comme une arme dans le combat contre la barbarie. L'exécution par les nazis de 27 prisonniers détenus à Chateaubriant, le 22 octobre 1941, lui inspirent les Martyrs La Rose et le Réséda, ou la Ballade de celui qui chantait dans les supplices – dédiée à Gabriel Péri - disent la peine et l'espoir partagés, tout en célébrant le courage des résistants.

Si les poètes jouissent en ces années d'Occupation d'une grande audience, c'est que la poésie s'impose alors comme une nourriture spirituelle presque aussi nécessaire que le pain. "En des temps devenus difficiles, où tout est rationné (...) et contrôlé (...), le texte poétique, court, rapidement recopié et diffusé, facilement mémorisable, devient le sésame de la liberté d'expression." (source A: Anne Bervas-Leroux p 13) 
Diffusés sous forme de tracts, appris par cœur et recopiés, les poèmes se répandent à travers le pays; leur impact est immense.
D'autres, destinés à la publication légale, sont chargés de double sens par des auteurs pratiquant ce qu'Aragon nomme une "poésie de contrebande". Pierre Seghers rappelle que "les Français avait appris à lire en filigrane", comprenant le langage codé des poètes. En zone sud, de petites revues éditées légalement sous visa de censure telles que Poésie, Fontaine, Confluences, (4) contribuent à l'effervescence poétique du temps. Ce renouveau incite d'ailleurs les responsables des éditions de Minuit clandestines, Pierre Lescure et Vercors, à commander à Eluard L'honneur des poètes. Cette anthologie poétique clandestine rassemble 42 poèmes composés par Desnos, Ponge, Aragon, Vercors, Pierre Emmanuel, Jean Tardieu, Edith Thomas...

Les risques encourus (5) par les "combattants de plume" obligent les poètes à se cacher. Les contraintes imposées par la guerre contribuent également à modifier le langage poétique. Comme le rappelle Georges-Emmanuel Clancier: "La poésie a évolué à ce moment là. D'abord elle s'est faite, je crois, plus orale avec des poèmes assez chantants, mais très mélodieux, très rimés, très rythmés. Le fait aussi d'écouter avec passion chaque soir les voix qui venaient de Londres, l'importance de nouveau donné à l'oral et à la voix, je crois, a incité  - même si ce n'était pas conscient au début - les poètes a redonné davantage le sens du chant, et à revenir à la source de la poésie qui a été longtemps chantée, parlée, dite". [Source B: "Poésie et histoire"]
C'est tout à fait le cas de la poésies de guerre d'Aragon dont les vers s'imprègnent d'une grande musicalité. Ceci explique sans doute qu'ils aient été par la suite souvent mis en chansons. 

Feu! Chatterton en concert. Par Xfigpower [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], de Wikimedia C.]
Le groupe français Feu! Chatterton s'est prêté à l'exercice sur son deuxième et merveilleux album: "l'oiseleur".  "Dans le disque, il y a ce poème d'Aragon, Zone libre, qui dit le malaise qu'on peut ressentir à vivre la douceur quand on est en temps de guerre. J'aime les vers solubles mais effervescents; la poésie est partout, elle peut durer tout une vie. On veut faire des chansons qui soient comme un refuge", explique le chanteur de Feu!. [Source G: "Par les temps qui courent"]. "J'ai trouvé Zone Libre très beau parce qu'il raconte ce moment du 'fading'. Cela vient de l'anglais 'fade', quand les choses s'amenuisent. Il parle de l'intensité de la douleur, de la mélancolie. 'Fading de la tristesse oubli / Le bruit du cœur brisé faiblit / Et la cendre blanchit la braise', je trouve ça merveilleux! Cela signifie exactement ce sentiment qu'on peut avoir quand quelque chose en nous est très intense, comme un sentiment amoureux, et qu'il vient gentiment, tranquillement, s'éteindre", explique Arthur Teboul. [Source H: Feu! Chatterton, avec le retour du printemps"]

"Un château rose en Corrèze". Par Père Igor [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], de Wikimedia Commons
Aragon écrit Zone libre en septembre 1940, alors qu'il se trouve à Carcassonne, en zone libre. Le poème prend place dans le "Crève-Cœur", un recueil de 22 poèmes écrits par Aragon entre octobre 1939 et octobre 1940. Les strophes ont une structure en sizains, tandis que les vers sont écrits en octosyllabes. Leurs rimes sont suivies d'abord, puis embrassées.
Réfugié "dans un château rose en Corrèze" (6), l'auteur semble éprouver un sentiment ambivalent. Alors que la violence sourdre dans le pays, lui, est heureux. "J'ai bu l'été comme un vin doux / J'ai rêvé pendant ce mois d'août".
"La cendre blanchit la braise", mais le feu continue de couver. "Il m'avait un instant semblé / entendre au milieu des blés / confusément le bruit des armes". De son abri, le poète perçoit "un sanglot lourd dans le jardin",  l'écho assourdi de la fureur guerrière alentour.  Ce" sourd reproche dans la brise" lui fait éprouver de la culpabilité, le "grand chagrin" de connaître la félicité intérieure alors que dehors la fureur fait rage. L'auteur ne peut néanmoins s'empêcher de chercher à prolonger ses instants heureux: "je cherchais à n'en plus finir / cette douleur sans souvenir". "Ah ne m'éveillez pas trop tôt / rien qu'un instant de bel canto", implore-t-il. Ce répit lui semble accordé: "J'ai perdu je ne sais comment / le noir secret de mon tourment".
"Quand parut l'aube de septembre", le charme se rompt et le poète est tiré de sa douce torpeur "par "une vieille chanson de France". Il est désormais temps d'affronter la triste réalité d'un pays traumatisé. "Mon mal enfin s'est reconnu / et son refrain comme un pied nu / troubla l'eau verte du silence".

Fading de la tristesse oubli
Le bruit du cœur faiblit
Et la cendre blanchit la braise
J'ai bu l'été comme un vin doux
J'ai rêvé pendant ce mois d'août
Dans un château rose en Corrèze

Qu'était-ce qui faisait soudain
Un sanglot lourd dans le jardin
Un sourd reproche dans la brise
Ah ne m'éveillez pas trop tôt
Rien qu'un instant de bel canto
Le désespoir démobilise

Il m'avait un instant semblé
Entendre au milieu des blés
Confusément le bruit des armes
D'où me venait ce grand chagrin
Ni l’œillet ni le romarin
N'ont gardé le parfum des larmes

J'ai perdu je ne sais comment
Le noir secret de mon tourment
A mon tour l'ombre se démembre
Je cherchais à n'en plus finir
Cette douleur sans souvenir
Quand parut l'aube de septembre

Mon amour j'étais dans tes bras
Au dehors quelqu'un murmura 
Une vieille chanson de France
Mon mal enfin s'est reconnu
Et son refrain comme un pied nu
Troubla l'eau verte du silence


Notes:
1. La leçon de Ribérac ou l’Europe française qui paraît en 1941.
2. "J'en reviens à Ribérac. Il y régnait un grand désarroi d'hommes de toute sorte: des familles débarquées dans des voitures antiques, on ne sait où racolées, avec leurs matelas sur la tête, et qui y campaient, quand ce n'était pas dans les granges avec leurs bêtes, les vestiges de notre division qui n'étaient que vingt pour cent des hommes entrés en Belgique, de petites unités. (...)
3. D'aucuns critiquent l'utilisation partisane de la poésie. Dans "Le déshonneur des poètes", Benjamin Péret critique violemment cette poésie qui, selon lui, s'est laissée prendre aux pièges du discours patriotique pour devenir réactionnaire. Selon Arthur Koestler, "la littérature de la Résistance française, celle par exemple d'Aragon et Vercors, n'est que charlatanisme littéraire, marché noir sur lequel le sacrifice humain, la lutte et le désespoir sont mis en vente.
Pour Pierre-Jean Jouve, au contraire, "personne ne peut se tenir hors du jeu des puissances qui s'affrontent. Le bouleversement, par sa violence et son universalité, oblige quiconque exerce la parole, qu'il en soit conscient ou non, à choisir sa place.
D'autres (René Char, Jean Guéhenno...) refusent d'écrire ou de publier sous la botte nazie.
4Poésie est dirigée par Pierre Seghers depuis Villeneuve-lès-Avignon, Fontaine par Max-Paul Fouchet à Alger, Confluences par René Tavernier à Lyon.
5. En juin 1940, Saint-Pol Roux est tué par des soldats ivres. Le 30 mai 1942, Jacques Decour et Georges Politzer  sont fusillés au Mont-Valérien. En 1944, Max Jacob meurt au camp de Drancy, Benjamin Crémieux à Buchenwald, Robert Desnos au camp de Terezín, Paul Petit dans la prison de Cologne.
6. Le château de Castel Novel se trouve à Varetz, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Brive-la-Gaillarde.



Sources: 
Source A: Anne Bervas-Leroux: "Au nom de la liberté. Poèmes de la Résistance", étonnants classiques, GF Flammarion, 2000. 
Source B: Une émission de la Fabrique de l'Histoire consacrée à "Poésie et histoire" avec Georges-Emmanuel Clancier (10/01/2012).
Source C: "L'écriture de résistance de Louis Aragon". 
Source D: Poètes en résistance: Louis Aragon
Source E: La Lettre de la fondation de la Résistance n°82, septembre 2015. (pdf) 
Source F: Jean Ristat: "Aragon. 'Commencez par me lire'", Découvertes Gallimard, 1997.
Source G: "Par les temps qui courent", émission diffusée sur France Culture le 6 mars 2018.
Source H: Feu! Chatterton, avec le retour du printemps"

Liens:
Aragon chanté: "La Rose et le Réséda", "Est-ce ainsi que les hommes vivent?", "Il n'y a pas d'amour heureux", "Aimer à perdre la raison".

vendredi 20 avril 2018

"Grandola vila morena", une chanson pour donner le signal de la Révolution des Oeillets.

Depuis le début des années 1960, les guerres africaines (en Angola, au Mozambique et en Guinée Bissau) font vaciller l'empire portugais. En 1973, ces conflits absorbent le quart des dépenses de l'Etat. La lassitude gagne une opinion publique inquiète pour les appelés du contingent,  astreints à un service interminable et périlleux. De nombreux jeunes Portugais tentent d'ailleurs de s'y soustraire. Le pays connaît alors une émigration massive engendrée par la pauvreté (100 000 départs par an au début des années 1970). Même les soutiens traditionnels de la dictature finissent par douter. Désormais, les officiers supérieurs des forces armées critiquent ouvertement l'intransigeance de Marcello Caetano, le successeur du dictateur Antonio Salazar, décédé en 1970. L'heure du changement est venue.

Le 24 avril 1974, à 22h55, Radio Clube Português diffuse la chanson E Depois de Adeus ("Et après l'adieu") de Paulo de Carvalho. A minuit et vingt-neuf minutes, le 25 avril, la très catholique radio Renascença (Renaissance) passe une chanson pourtant interdite par le pouvoir: "Grândola vila morena" de Zeca Afonso. La diffusion de ces titres marque le signal du déclenchement d'une action militaire dont le but est de renverser la dictature.
Un des rares civils a être dans la confidence des militaires se souvient: "Les gens du Mouvement des forces armées avaient étudié plusieurs façons de trouver un moyen de liaison pour déclencher les opérations militaires du mouvement. Ils avaient contacté quelques civils (...), surtout des gens de l'information. (...) On est arrivé à la conclusion que, peut-être, passer un disque à la radio à une certaine heure, cela pourrait servir comme signe." [source B: la Révolution en chantant]

I, Henrique Matos [GFDL 1.2 (http://www.gnu.org/licenses/old-licenses/fdl-1.2.html)], via Wikimedia Commons
L'auteur de Grandola vila morena se nomme José ("Zeca") Afonso. Après avoir vécu en Angola, Zeca a enseigné l'histoire au Mozambique, avant d'être renvoyé de l'éducation nationale pour ses prises de position politique. Libéré, il s'adonne à l'écriture et la composition de chansons. "(...) Véritable chanteur engagé, militant, s’intéressant à la pédagogie par le chant et la parole pour éveiller les consciences, sympathisant communiste et de la gauche radicale (...) [il] s’engage dans les mouvements syndicaux ouvriers. En faveur de la Réforme agraire au Portugal et particulièrement en Alentejo, il chante les héros de la terre victimes de la répression salazariste. " (source A: Marie-Noëlle Ciccia) 
Pour le régime en place, cet engagement fait de lui un opposant à traquer sans répit. A plusieurs reprises, la Pide, la redoutable police politique salazariste, l'arrête et l'emprisonne. 
Maniant à merveille parabole et double-entendre, l'ancien enseignant sait dribbler la censure. En 1964, Afonso compose le poème Grândola Vila Morena en hommage aux traditions de solidarité d’une bourgade de l’Alentejo où il avait été invité à chanter. En 1971, il met en musique ce poème dont il fait une chanson. (1) Si Grandôla n'a rien de subversif au départ, le contexte dictatorial de l'époque se charge de transformer la chanson en brûlot.

Grandola, ville brune
Terre de fraternité
Seul le peuple commande
Dans ton enceinte, ô cité.

Chanson engagée, mais non partisane, Grandola vila morena « relate la condition du peuple et ses aspirations en des termes généraux et simples. Ces caractéristiques expliquent pour une grande part la résilience de son succès auprès du peuple. » [Source E: Marlière 2013].  
"De fait, la voix grave (...), l’épuration de tout instrument musical visant à ne pas parasiter le message, le rythme donné par le pas en cadence presque militaire, confèrent à cette chanson l’austérité d’un hymne auquel il faut associer un mouvement totalement synchronisé des corps : union, force, invincibilité sont les impressions que l’on retient du spectacle auditif et visuel des chants de cette région portugaise [l'Alentejo]", note Marie-Noëlle Ciccia. [source A]



Les notes de musique égrenées déclenchent donc le soulèvement du MFA, le "Mouvement des forces armées" animé par un groupe de jeunes gradés de l'armée portugaise (Otelo Sareiva de Carvalho, Ernesto Melo Antunes, Vitor Alves, Salgueiro Maia). Antonio Spinola et Costa Gomes, deux généraux de prestige en rupture de ban, apportent leur caution au coup d'état. Juchés sur de vieux chars, les soldats s'emparent des points stratégiques de Lisbonne. Sans effusion de sang, l'armée se présente comme victorieuse et invite la population à rejoindre le mouvement. Accueillant avec enthousiasme les militaires, une foule énorme se réunit bientôt en centre-ville, notamment autour du marché aux fleurs. Les œillets y sont en pleine floraison; quelques soldats en glissent alors dans le canon de leurs armes. C'est ainsi que cette fleur serait devenue le symbole de la révolution portugaise. (2)


Réfugié à la caserne du Carmo, le général Caetano négocie sa reddition. Il n'a d'autre issue que de démissionner, avant d'être installé de force - avec un aller simple - dans le premier avion pour le Brésil.
Le programme du MFA tient en trois D: décoloniser, démocratiser, développer. Le 26 avril 1974, le général Spinola prend la parole à la télévision en temps que président de la "junte de salut national" et annonce l'élection prochaine au suffrage universel d'une Assemblée nationale constituante et d'un président de la République. 
Un vent de liberté souffle enfin. L'évidence s'impose, le mouvement en cours ne cherche pas à instaurer un nouveau régime autoritaire. La censure est levée et la police politique supprimée. La révolution des œillets permet le retour des exilés politiques. Le socialiste Mario Soares rentre d'exil, le communiste Alvaro Cunhal sort de prison. Le 1er mai 1974, plus de 500 000 personnes défilent dans les rues de Lisbonne aux cris de "MFA, MFA, le peuple est avec le MFA."
 Un journaliste français relate alors l'atmosphère de liesse qui règne à Lisbonne:
"Une fête. Une véritable fête qui a dépassé toutes les espérances. Des milliers et des milliers de Portugais dans les rues de Lisbonne, des militaires fraternisant avec la foule, des agents de police réglant la circulation avec un œillet rouge, des hommes pleurant, chantant, dansant... il fallait être à Lisbonne ce premier mai pour comprendre ce qu'un peuple peut ressentir au contact de la liberté retrouvée. Une véritable fête, sans précédent au Portugal, où les préoccupations politiques sont reléguées au second plan. Lisbonne n'est qu'une immense kermesse sous le soleil où jeunes et moins jeunes se sont tous retrouvés pour chanter Grândola vila morena, une chanson devenue l'hymne du Portugal libéré."

Si il ne faut qu'une journée pour se débarrasser d'une dictature vieille d'un demi-siècle, la transition démocratique s'avère en revanche chaotique. (3) "La promulgation d'une nouvelle Constitution le 2 avril 1976, les élections législatives du 25 avril, remportées par le Parti socialiste, enfin l'élection en juin, au suffrage universel, du général Eanes à la présidence de la République consacrent l'effacement des militaires et l'instauration d'une démocratie parlementaire européenne. Deux ans seulement se sont écoulés depuis le '25 avril'." [source F: Léonard p 77]

Manifestants lors des commémorations de la révolution des Oeillets en 1983. I, Henrique Matos [GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html), CC-BY-SA-3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/) or CC BY 2.5 (http://creativecommons.org/licenses/by/2.5)], via Wikimedia Commons
Signal de la révolte contre l'Estado Novo, Grandola Vila Morena est non seulement  restée la chanson symbole de la Révolution des œillets, mais elle est devenue de façon plus large un symbole de la contestation du pouvoir; le contexte et le temps s'associant pour enrichir encore la portée de ce morceau.
Au cours des années "fastes", la chanson reste cantonnée aux rassemblements des organisations de gauche (1er mai, commémorations du 25 avril) et se fait moins entendre. Mais elle ressort ponctuellement dans des situations de contestation ou de difficultés.
Ainsi, au cours du premier semestre 2013, alors que le Portugal se voit imposer une politique d'austérité par l'Union européenne, les banderoles brandies dans les manifestations de protestation érigent un vers du morceau en slogan. « Que se lixe a Troika. O povo é quem mais ordena." ("Que la Troïka aille se faire foutre! C'est le peuple qui ordonne.") En février de cette même année, une vague de grandoladas (4) gagne les bancs de l'Assemblée nationale. Pour empêcher Pedros Passos Coelho, le chef du gouvernement, de présenter de nouvelles mesures économiques d'austérité, des députés de gauche marquent leur désaccord avec la politique d'austérité en entonnant le titre d'Afonso en pleine séance. Dès que les premières notes retentissent, la présidente de l'Assemblée menace de suspendre la séance. Le premier ministre, d'abord interdit, finit par reconnaître l'habileté des protestataires: "On ne saurait être interrompu d'une meilleure façon".



 

Chantée en guise de piqûre de rappel, le morceau reste indissociablement liée dans l'imaginaire des Portugais à l'idée de démocratie et de liberté. "Le néologisme 'Grandolar' passe alors dans le vocabulaire, pour mieux rappeler les valeurs du 25 avril 1974 et tourner en dérision ceux qui les oublient." (Source F: Léonard p 80)
Tel un totem de la liberté reconquise, Grandola vila morena jouit d'une sorte d'aura et de respect exceptionnels. "Faisant taire les hommes politiques, « Grandôla, Vila Morena » est l’arme parfaite : non violente, elle revendique les valeurs d’une démocratie dont les dirigeants eux-mêmes se réclament ; les intéressés ne peuvent que s’incliner, se taire ou sourire » (Musseau 2013 et Riez 2013). " [source A: Ciccia]

"Grândola vila morena" Zeca Afonso.

Terra da fraternidade - Terre de la fraternité
O povo é quem mais ordena - seul le peuple ordonne
Dentro de ti, ó cidade - En ton sein, ô cité

Dentro de ti, ó cidade - En ton sein, ô cité
O povo é quem mais ordena - Seul le peuple ordonne
Terra da fraternidade - Terre de la fraternité
Grândola, vila morena - Grândola, ville brune

Em cada esquina um amigo - A chaque coin de rue un ami
Em cada rosto igualdade – Sur chaque visage, l'égalité
Grândola, vila morena - Grândola, ville brune
Terra da fraternidade - Terre de la fraternité

Terra da fraternidade - Terre de la fraternité
Grândola, vila morena - Grândola, ville brune
Em cada rosto igualdade - Sur chaque visage l'égalité
O povo é quem mais ordena - seul le peuple ordonne

À sombra duma azinheira - A l'ombre d'un chêne vert
Que já não sabia a idade- qui ne connaissait plus son âge
Jurei ter por companheira – J’ai juré d'avoir pour compagne
Grândola a tua vontade - Grândola, ta volonté

Grândola a tua vontade - Grândola ta volonté
Jurei ter por companheira - J’ai juré d'avoir pour compagne
À sombra duma azinheira - A l'ombre d'un chêne vert
Que já não sabia a idade - qui ne connaissait plus son âge
   

En complément:
En France, les chanteurs aussi célèbrent à leur manière la révolution des œillets. "Alcina de Jesus" de Nino Ferrer adopte le point de vue d'une jeune Portugaise contrainte à l'exil. "Son pays c’est tellement loin / Au bout du continent / Et pourtant ce n’est qu’une enfant / Mais elle a du partir. Elle travaille chez des gens très gentils / Elle s’occupe de leur bébé joli / Pendant que là-bas c’est le printemps / Et fleurit la révolution. 
Il y’a des gens dans les rues / Qui chantent la liberté / Le monde est en train de changer / Mais elle n’en voit rien du tout / Alcina de jésus."
Alors que l'oppression domine de nombreux points du globe, Georges Moustaki accueille avec espoir cette Révolution.
« A ceux qui ne croient plus voir s’accomplir leur idéal, dis leur qu’un œillet rouge a fleuri au Portugal». 

Notes:
1. Enregistrée en France, à Hérouville, la chanson figure sur l'album Cantigas de Maio. La structure de Grândola reprend "les caractéristiques de la chanson alentejane, c'est-à-dire une chanson dont les strophes paires sont la reprise en sens inverse des vers de la strophe précédente." (source A: M.-N. Ciccia)

2. On note une seule exception à cette belle unanimité. Des membres de la PIDE tirent des coups de feu sur les manifestants, entraînant plusieurs morts et blessés.
3.
Le MFA se veut le moteur du "Processus révolutionnaire en cours", mais sa mainmise est contestée par les partis politiques et une société civile de plus en plus active. Après une tentative de coup d'état conservateur le 11 mars 1975, Spinola doit fuir. Le MFA décide alors d'accéler le processus démocratique. Le 25 avril 1975, les premières élections  depuis un demi-siècle sont remportées par le parti socialiste. Au cours de "lété chaud" 1975, les tensions s'accentuent dans le pays. Le 13 juillet, une réaction contre-révolutionnaire, soutenue par l'Eglise catholique, enflamme le nord du pays. D'aucuns redoutent alors un coup de force du parti communiste avec l'appui des hauts gradés acquis à sa cause. L'extrême gauche lance une tentative de coup d'état militaire. Son échec sonne le glas du MFA.
4. "substantif tiré du néologisme grandolar, c’est-à-dire huer une personnalité en chantant « Grândola » pour l’empêcher de parler".  (source A: M.-N. Ciccia)

Sources:
Source A: Marie-Noëlle Ciccia: "Grândola vila morena: l'hymne de la contestation portugaise"
Source B:"La Révolution en chantant: la Révolution des Œillets" par
François-Régis Barbry, première diffusion 26/4/1986.
Source C: Philippe Artières: "L'inconnu du 25 avril 1974 dans la révolution des Œillets", in "68, une histoire collective", la Découverte, 2008. 
Source D: Les Caves du Majestic consacre un billet à la chanson et ses usages politiques.
Source E: Philippe Marlière: « ‘Grândola, Vila Morena’, chant de résistance portugais », Médiapart, 21 février 2013." 

Source F: Yves Léonard, « 25 avril 1974 : les œillets font la démocratie », in Les Collections de L’Histoire, n°63 : Le Portugal, l’Empire oublié, avril 2014, pp. 70-80.