jeudi 31 mai 2018

346. "Merde à Vauban". Quand la citadelle de Saint-Martin-de-Ré était l'antichambre du bagne.

Poste avancé du littoral, mais aussi frontière maritime, l'île de Ré occupe une position stratégique et devient à ce titre un enjeu des rivalités franco-anglaises durant la guerre de Cent Ans, puis l'objet d'une lutte sans merci entre catholiques et protestants au cours des guerres de Religion. Aussi, l'implantation protestante en Aunis fait de La Rochelle une puissante place forte huguenote. En 1625, le duc de Soubise, chef du parti protestant, s'empare de l'île de Ré durant quelques mois. Dans ces conditions, Louis XIII chercher à réaffirmer l'autorité royale face à la menace anglaise et la ville rebelle de La Rochelle. Aussi, le roi de France décide-t-il d'intégrer l'île dans une véritable politique de fortification du littoral charentais
En 1626, une citadelle est édifiée à Saint-Martin-de-Ré. Malgré la mise en place de ce système défensif, une force expéditionnaire anglaise débarque sur l'île contraignant les troupes françaises à se réfugier  in extremis dans la citadelle. Elles y subissent trois mois de siège avant d'être secourues par des renforts envoyées par Richelieu. En parallèle, le cardinal décide d'attaquer La Rochelle. Après un long siège, la ville capitule en octobre 1628. Dès lors, Louis XIII et son ministre entendent mettre un terme à la puissance militaire huguenote. Redoutant un nouveau débarquement suivi du retranchement d'un éventuel adversaire, le roi de France ordonne la destruction de toutes les fortifications de l'île de Ré.

* Une place forte insulaire.
Soucieux de développer une politique maritime ambitieuse, Louis XIV décide en 1666 d'installer un arsenal à Rochefort, en bordure de Charente. Au cours de la guerre de Hollande (1672-1679), le roi-soleil organise la défense de l'arsenal dont il redoute qu'il ne tombe entre les mains de l'ennemi néerlandais. Compte tenu de cette menace, l'île de Ré s'impose de nouveau comme un maillon essentiel dans le dispositif défensif royal. Envoyé par Colbert en tournée d'inspection sur les côtes d'Aunis durant l'hiver 1673-1674, Vauban doit fortifier l'île de Ré au plus vite. Le commissaire général des fortifications ordonne alors la construction d'ouvrages de protection: les trois redoutes des Portes, de Sablanceaux et du Martray, ainsi que le renforcement du port de La Prée.
En 1681, Vauban propose de faire de Saint-Martin-de-Ré le centre névralgique de la Défense de l'île. Une enceinte enserre le bourg qui devient dès lors un vaste réduit empêchant une occupation totale de l'île et un refuge potentiel pour toute la population de l'île en cas d'attaque (16 000 personnes et leur bétail). 

Saint-Martin-de-Ré. (photo: jujubloblo)
A cheval sur cette enceinte, Vauban prévoit la construction d'une citadelle commandant le bourg, l'entrée du port et la rade. Le chantier débute en juin 1681. "Fidèle au plan de Vauban, l'ouvrage s'organise autour d'un plan carré renforcé à chaque angle par un bastion à orillons. Le front de mer est pourvu d'un petit port d'échouage, à l'abri entre deux musoirs et défendu par une fausse-braie. L'entrée de la citadelle se fait par une unique porte monumentale."  (source E)
En plus de ces solides protections, les lieux se révèlent particulièrement adaptés au confinement puisque l'espace insulaire constitue un puissant obstacle aux évasions. Aussi, Saint-Martin acquiert-elle très tôt une vocation de pénitencier, jamais remise en cause depuis. En 1688, Louis XIV y fait incarcérer le pape Innocent XI qu'il accuse d'être janséniste. Quatre vingts ans plus tard, à la demande de son père, le jeune Mirabeau y est emprisonné pour manquement à la discipline militaire. Aux lendemains de la Révolution, ce sont plus de mille prêtres réfractaires qui croupissent dans la citadelle surpeuplée. De 1871 à 1873, quatre cents Communards (dont Henri Rochefort) ayant échappé au peloton d’exécution, mais pas à la répression judiciaire, y sont internés avant leur déportation en Nouvelle Calédonie. 
Aussi, lorsque les bagnes portuaires de Rochefort (1854), Brest (1858) et Toulon (1873) ferment leurs portes, la citadelle de Saint-Martin-de-Ré devient assez logiquement le port d'embarquement pour les bagnes de Guyane et de Nouvelle Calédonie. (1)

Wiki C.
* L'antichambre des bagnes coloniaux.
Jusqu'en 1938 la citadelle devient donc le "centre de concentration et d'embarquement des condamnés aux travaux forcés". Mis à disposition du ministère de l'Intérieur en 1873, les puissantes fortifications de Vauban garantissent contre les risques de fuite et font de la citadelle l'endroit idéal pour mettre en œuvre la nouvelle politique pénitentiaire définie dès 1852 par Napoléon III. Dès lors, le pénitencier rétais sert d'interface entre la métropole et les bagnes coloniaux, de sas de sortie à tous ceux dont la France cherche à se débarrasser. "Aux criminels de droit commun condamnés aux travaux forcés pour meurtre, vol à main armée ou haute trahison (les "forçats") s'ajoutent, à partir de 1885, les multirécidivistes condamnés à l'exil pour des délits ben souvent mineurs ("les relégués")." (cf: Mickaël Augeron p 345) Les déportés politiques se retrouvent mêlés aux droits communs, les criminels endurcis aux petits délinquants. Frappé par l'extrême diversité du microcosme carcéral, Alexandre Jacob, "l'honnête cambrioleur", qualifie le dépôt  de Saint-Martin "d'établissement zoologique".
Embarquement des forçats pour l'île de Ré. (Wiki C)

Après le verdict et un séjour variable en maison centrale, les futurs bagnards sont extraits de leurs geôles avant d'être conduits en wagon cellulaires jusqu'à la gare de La Rochelle. Arrivés à destinations, ils se rendent à pieds à la maison d'arrêt de la ville où ils passent la nuit. Le lendemain, un petit vapeur (le Coligny ou l'Express) les attend au port pour les conduire au pénitencier de Saint-Martin-de-Ré.  Sous l’œil des badauds, les forçats prennent place au milieu des marchandises et du bétail. A partir de 1933, des fourgons ou voitures cellulaires amènent les prisonniers directement au port de la Pallice, d'où ils embarquent aussitôt en direction de la citadelle et de ses nombreuses cellules. La traversée, qui dure une heure et demie, marque un premier arrachement: le forçat quitte le continent pour une première île.
Le capitaine de gendarmerie Pyguillem, en garnison à Saint-Martin en 1935, fait le récit de ce premier exil: "Fripés, mal rasés, revêtus à présent de leur hardes personnelles plus ou moins bien réparées, ils offrent à l’œil qui veut les observer les expressions les plus diverses: les uns gouaillent, d'autres, impassibles, semblent de pierre. Certains ferment les yeux ou se voilent le visage de leurs mains, mais presque tous, quand le bateau s'ébranle, ont un furtif regard vers la terre qu'ils quittent.
Mal éduqués, tarés, dégénérés, anormaux, oui, sans doute; mais des hommes quand même et qui se rendent compte à cette minute que le châtiment ne s'évite pas. En moins d'une heure, les deux vapeurs, complètement chargés, ont quitté le port et gagné la passe; puis ils longent les côtes de l'Ile de Ré et touchent enfin Saint-Martin, première étape vers l'expiation." (source D: p26)

Portail du pénitencier de Saint-Martin By Celeda [CC BY-SA 4.0], from Wiki C.

Charles Péan, officier de l'Armée du Salut, revient sur les conditions d'accès à la citadelle:"On y accède par un pont-levis sous un porche monumental, aux effigies du Roi Soleil et, pour ce faire, il faut montrer patte blanche à une sentinelle noire ! [les tirailleurs sénégalais]
Passé le corps de garde, on se trouve dans une vaste cour entourée de bureaux, magasins, entrepôts, etc. de l’administration pénitentiaire. Plus loin, une seconde cour, entourée de
bâtiments importants, séparée de la première par de hauts murs et un chemin de
ronde. C’est le bagne. On y entre par deux portes et une grille.
"


Si le dépôt de Saint-Martin n'est pas le bagne en tant que tel, il en est toutefois l'antichambre. Le détenu devient matricule. Alexandre Jacob, "l'honnête cambrioleur" devient par exemple le transporté n°34 777.
Astreint à une fouille sévère, le détenu doit se soumettre à la discipline de fer, au travail abrutissant dans les ateliers, aux trente minutes de promenade quotidiennes faites au pas cadencé dans la cour, toujours dans le silence absolu. Comme le courrier, les visites, uniquement possibles les jeudis et dimanches, sont extrêmement réglementées. 
En moyenne, les condamnés passent entre une semaines et trois mois au dépôt de Saint-Martin où ils doivent être théoriquement  préparés aux travaux coloniaux. Dans les faits, ils s'occupent tant bien que mal à des besognes débilitantes. Quelques jours avant le grand départ, les forçats entrent dans la "période d'expectative", un régime spécial au cours duquel les condamnés sont mis au repos, les ateliers fermés, le temps des promenades allongé, la nourriture améliorée. Une commission donne alors un  avis sur l'aptitude des futurs bagnards aux travaux coloniaux et se prononce sur leur état de santé. Les autorités du dépôt, qui cherchent à se débarrasser des forçats, déclarent généralement tout le monde apte au voyage. Le journaliste Alexis Danan dénonce ce simulacre d'examen transformant les convois "en cour des miracles flottantes. (...) Est déclaré transportable tout ce qui la veille de l'embarquement se tenait à peu près droit sur ses jambes." Dans ces conditions, infirmes, paralytiques, tuberculeux embarquent aussi pour "la terre de la grande punition". (cf: Michel Pierre)
Porte de la citadelle de Saint-Martin-de-ré. La sortie des condamnés au bagne pour leur embarquement vers Saint-Laurent-du-Maroni. Carte postale ancienne. By The original uploader was Pep.per at French Wikipedia [CC BY-SA 1.0], via Wikimedia Commons

Deux fois par an en moyenne, généralement au début de l'été et de l'hiver, la métropole fournit aux bagnes de Guyane un contingent de 500 à 600 condamnés. Cet apport permet de maintenir l'effectif total du bagne à 4500 - 5000 individus. Compte tenu de la très forte mortalité, "un convoi mange l'autre", constate Alexis Danan.

Réveillés à 4 heures du matin le jour du grand départ, les forçats reçoivent un paquetage toujours composé des mêmes éléments en vertu d'un règlement édicté en 1855: trois pantalons "de fatigue" (pour les travaux), 2 chemises de laine, 3 de coton, une brosse à laver, un peigne, un sac de toile, une paire de soulier et deux paires de sabots. Vers 6 heures du matin, les gardiens regroupent les condamnés dans la cour du dépôt. Des tirailleurs sénégalais et des gendarmes escortent le convoi de la citadelle jusqu'au port. Jusqu'en 1910, l'embarquement a lieu au petit port de la citadelle avant d'être transféré ensuite au port de saint-Martin pour des raisons logistiques.

Le cortège mobilise des centaines d'individus, dans une mise en scène pédagogique. Les autorités préconisent la retenue: interdiction est faite aux Martinais de sortir le jour de l'embarquement, tandis que portes et fenêtres du rez-de-chaussée des maisons longeant les quais doivent rester closes, sous peine d'une amende. En dépit de ces précautions, les autorités peinent souvent à endiguer le flot des curieux venus pour l'occasion. Chaque convoi attire en effet  à Saint-Martin de nombreux badauds informés par la presse de l'imminence d'un départ. C'est un véritable spectacle dont les photographes se délectent, tant pour nourrir les pages d'une presse avide de faits divers que pour immortaliser des scènes ... revendues ensuite sous forme de cartes postales! Dans les années 1930, les départs font le bonheur des trois hôtels, et des deux cafés du port dont les chiffres d'affaires explosent les jours d'embarquement. Lors de la "transportation" de septembre 1935, on estime à 2000 ou 3000 le nombre de personnes massées autour du bassin d'embarquement, ce qui équivaut à plus de 25% de la population insulaire!
Les attitudes de la foule massée le long des quais oscillent entre grand silence, insultes, quolibets, en passant par les commentaires désobligeants, les gestes de provocation ou les menaces. Du côté des détenus, c'est plutôt le silence et la retenue qui l'emportent, la peur , la honte ou l'inquiétude d'un voyage sans retour. Bien que tout contact soit interdit lors de l'embarquement, les familles des réprouvés cherchent à apercevoir et saluer une dernière fois un fils, un frère, un mari...

Le port de la citadelle. (photo perso)

Les spectateurs cherchent du regard les détenus "célèbres", vedettes des assises et personnalités médiatiques en partance pour le bagne. 
- Les anarchistes Clément Duval (1887), Georges Etiévant (1898), Etienne Dieudonné et Jean de Boë  (1913) transitent par Saint-Martin avant d'aller croupir sur les îles du Salut. 
- C'est aussi le cas des "Apaches" Leca et Manda. Chefs de bandes et proxénètes de leur états, les deux hommes se disputent les faveurs de "Casques d'Or" (Amélie Hélie) dans le Paris de la Belle Époque. En 1902, le premier (matricule 32 663) est relégué sur l'île du Diable, quand son rival (matricule 32 776) est conduit sur l'île Royale.
- Injustement condamné « à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée» à l'issue d'une parodie de procès, le capitaine Dreyfus est interné à Saint-Martin-de-Ré pendant 36 jours. Le 21 février 1895, il embarque sur le Ville-de-Saint-Nazaire à destination de l'île Royale.
- Condamné pour un meurtre qu'il a toujours nié, Guillaume Seznec passe lui aussi par Saint-Martin avant d'être déporté en Guyane en 1927. 
Deux ans plus tard, c'est au tour du porcelainier limougeaud Charles Barataud, dépeint comme un "bourgeois dépravé", d'être condamné aux travaux forcés à perpétuité pour le meurtre de son amant et d'un chauffeur de taxi.

Célèbres ou anonymes, les bannis sont conduits sur le quai d'embarquement. Là, de petits bateaux à vapeurs (le Fouras, le Coligny) ou de simples chalands conduisent les forçats sur un "gros "navire-prison" amarré au large, celui-là même qui les mènera en Guyane.
Dans les premiers temps, des vaisseaux de la Marine assurent la traversée. A partir de 1891, l’État passe contrat avec la Compagnie nantaise de navigation à vapeur, adjudicataire du transport des bagnards, à la suite d'un appel d'offre lancé par le ministère de la Marine et des Colonies. Dès lors la Compagnie affecte aux transports des forçats des navires réaménagés: le Ville de Saint-Nazaire, puis de 1900 à 1915 le Loire, enfin le La Martinière de 1922 à 1938.  (3) Long de 120 mètres, large de 16, doté d'un tirant d'eau de 10 m, ce dernier peut accueillir jusqu'à 673 forçats. "Les cales (...) sont réparties en quatre entreponts appelés aussi bagnes. Chaque bagne est divisé en deux compartiments pouvant accueillir entre 62 et 110 forçats."  (source D: p 39) Les captifs dorment sur des hamacs relevés tous les matins et n'ont droit qu'à une promenade quotidienne d'une demi-heure sur le pont, par groupes et sous haute surveillance. 

Porte de la citadelle (aujourd'hui de la prison) de Saint-Martin-de-Ré. (photo perso)


En cas de rixes ou de mutinerie générale, le capitaine dispose de plusieurs moyens de répression. Il peut condamner les réclusionnaires à la barre de justice en fond de cale ou à l'interdiction de promenade, à moins qu'il n'actionne un jet de vapeur brûlante en direction des condamnés. [ce qui ne semble s'être produit qu'en de très rares occasions, mais suffisamment marquantes pour que le souvenir en imprègne plusieurs générations de bagnards] 
Outre le mal de mer, les passagers souffrent de la chaleur, en particulier lors de l'arrivée sous les Tropiques. "On arrive. Il fait une chaleur épouvantable car on a fermé les hublots. A travers eux, on voit la brousse. On est donc dans le Maroni. L'eau est boueuse. Cette forêt vierge est impressionnante. (...) Trois coups de sirène et des bruits d'hélice nous apprennent qu'on arrive, puis tout bruit de machine s'arrête. On entendrait voler une mouche", se souvient Henri Charrière dans son célèbre "Papillon".

Au total, sur l'ensemble de la période, ce sont plusieurs dizaines de milliers d'individus (70 000?) qui transitèrent par la citadelle-prison de Saint-Martin. La très forte médiatisation des départs de forçats pour les colonies pénitentiaires, la production massive de cartes postales ont contribué à l'assimilation abusive de Saint-Martin au bagne.  Pourtant sur l'île de Ré, seuls deux toponymes rappellent le souvenir des convois de futurs bagnards: le célèbre glacier installé sur le port de Saint-Martin se nomme La Martinière, le chemin menant de la citadelle au port est l'"allée de la Guyane". La mémoire de la route du bagne est néanmoins entretenu à saint-Martin par le musée Cognacq dont une des salles retrace l'itinéraire des condamnés et présente les objets dits de la "débrouille" réalisés par les forçats. (source I: p90)
Aujourd’hui, la citadelle renferme la plus grande maison centrale de France pouvant accueillir 485 détenus. Avec 285 employés, elle est aussi le premier  employeur de l'île de Ré.  La prison accueille des détenus condamnés à de longues peines.

By No machine-readable author provided. Arria Belli assumed (based on copyright claims). [CC BY-SA 2.5 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5)], via Wikimedia Commons

Le dernier départ pour le bagne intervient en 1938 en vertu d'un décret-loi abolissant la transportation. Officiellement fermé en 1946, le bagne et ses occupants n'en continuent pas moins de charrier un riche imaginaire construit sur plusieurs siècles par les récits d'anciens forçats ou évadés (3), les reportages poignants des journalistes (4) ou les figures de bagnards imaginées par les écrivains. (5)
Le bagne donne également naissance à des chansons (6), crées par les forçats eux-mêmes (le célèbre chant de l'Orapu) ou jaillies de la plume des poètes à l'instar du titre ici retenu. 
Nous sommes en 1960. Le poète Pierre Seghers apporte à Léo Ferré un texte intitulé "Zut à Vauban". (7)  Le parolier prend quelques libertés avec la réalité, reprenant à son compte un imaginaire collectif erroné. "Serré dans l'île de Ré", le bagnard a "chaîne et boulet". 
Le thème de la chanson est classique. Condamné pour rien, le bagnard a tout perdu: la liberté, l'espoir et surtout la femme aimée qu'il ne reverra plus que dans ses songes. C’est un aller sans retour et le condamné sait qu'il ne sortira de sa geôle que "les pieds devant", dans "un p´tit corbillard tout noir". Dans ces conditions, on comprend mieux la haine qu'il porte à l'architecte des lieux. Ferré décide d'ailleurs de remplacer le "Zut" initial par "Merde", s'attirant du même coup une interdiction d'antenne.





"Merde à Vauban" 
 chanson de Pierre Seghers interprétée par Léo Ferré.
Bagnard, au bagne de Vauban / Dans l´îl´ de Ré / J´mang´ du pain noir et des murs blancs / Dans l´îl´ de Ré / A la vill´ m´attend ma mignonn´ / Mais dans vingt ans / Pour ell´ je n´serai plus personn´/ Merde à Vauban 

Bagnard, je suis, chaîne et boulet / Tout ça pour rien, / Ils m´ont serré dans l´îl´ de Ré / C´est pour mon bien / On y voit passer les nuages / Qui vont crevant / Moi j´vois s´faner la fleur de l´âge / Merde à Vauban

Bagnard, ici les demoiselles / Dans l´îl´ de Ré / S´approch´nt pour voir rogner nos ailes /  Dans l´îl´ de Ré / Ah! Que jamais ne vienne celle / Que j´aimais tant / Pour elle j´ai manqué la belle / Merde à Vauban

Bagnard, la belle elle est là-haut / Dans le ciel gris / Ell´ s´en va derrière les barreaux /Jusqu´à Paris/  Moi j´suis au mitard avec elle / Tout en rêvant / A mon amour qu´est la plus belle / Merde à Vauban

Bagnard, le temps qui tant s´allonge / Dans l´îl´ de Ré / Avec ses poux le temps te ronge / Dans l´îl´ de Ré / Où sont ses yeux où est sa bouche / Avec le vent / On dirait parfois que j´les touche / Merde à Vauban

C´est un p´tit corbillard tout noir / Etroit et vieux / Qui m´sortira d´ici un soir / Et ce s´ra mieux / Je reverrai la route blanche / Les pieds devant / Mais je chant´rai d´en d´ssous mes planch´s / Merde à Vauban

Wiki C
Notes:
1. Jusqu'en 1748, les condamnés aux travaux forcés en France purgent leur peine sur les galères du roi. Avec la dissolution de ces dernières, les condamnés cessent de ramer, mais pas de souffrir puisque des bagnes sont ouverts dans les principales villes-arsenal: Toulon, Brest, Rochefort. Les condamnés doivent y construire les bateaux de la marine royale, puis républicaine et impériale. L'essor de la marine à vapeur, l'industrialisation des chantiers navals rendent bientôt totalement inutile ce travail forcé, entraînant la fermeture des bagnes portuaires. 
Dans le même temps, de nouveaux établissements pénitentiaires s’ouvrent outre-mer avec l’idée saugrenue que ces installations pourront servir au peuplement et à la mise en valeur de ces nouvelles terres françaises. Le bagne de l’Algérie accueille par exemple plus de 9000 républicains opposés au coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte en 1851. Puis, la loi dite de "déportation" adoptée en 1854 institue le transfert des condamnés aux travaux forcés vers les colonies pénitentiaires de Guyane et de Nouvelle Calédonie.
2. A une seule "transportation" près, les "déportations" sont  suspendues au cours de la Grande Guerre pour ne reprendre qu'en 1922. Comme le Loire a été torpillé au cours de la guerre, l’État cède à la Compagnie nantaise le vapeur allemand Duala acquis par la France au titre des dommages de guerre. Rebaptisé La Martinière, il assure désormais la liaison avec la Guyane, une ou deux fois par an. 
3. - Condamné à tort aux travaux forcés, l'anarchiste Eugène Dieudonné parvient à s'évader. Gracié avec l'aide d'Albert Londres, il écrit alors "La vie des forçats". 
- Henri Charrière se fait la belle en 1944. 29 ans plus tard il publie "Papillon", un best-seller rapidement adapté au cinéma  (avec Dustin Hoffman et Steve Mac Queen). Prenant de grandes libertés avec la réalité, l'ancien proxénète se donne le beau rôle, endossant les habits d'Arsène Lupin.
4.   Le reportage à la fois terrible et pittoresque qu'Albert Londres consacre au bagne pour le Petit Parisien, ébranle l'opinion publique sur la réalité du bagne colonial. 
5. Dans les Misérables, Jean Valjean est condamné à 19 ans de bagne pour un pain volé. Balzac donne vie à Vautrin, l'ancien bagnard révolté contre la société de son temps. Le héros des Mystères de Paris fait lui la rencontre de Chourineur. Enfin, Gaston Leroux imagine le personnage de Chéri-Bibi en 1913.
6.  Petit tour d'horizon (n'hésitez pas à compléter en commentaires):
 -"Cayenne": un vieux morceau à l'origine obscur chanté par les bagnards interprété notamment par Parabellum (article sur "les enfants de Cayenne").
- Après son reportage en Guyane, Albert Londres écrit « La Belle ». Le titre sera chanté et enregistré en 1929 par Lucienne Boyer sur une musique de J.Lenoir, puis dans une version rock par Parabellum. "La Loire a quitté la Pallice / maintenant tout est bien fini".
- "Le transporté" illustre les souffrances endurées par les bagnards, dans un mode fataliste.
- La comédie musicale "Irma la douce" créée au Théâtre Gramont en 1956 met en scène le monde interlope des proxénètes et des "filles soumises" de Pigalle. 
- L'amusante interprétation de "la chanson des forçats" par Fernandel et Charpin.
- "chanson du forçat" Pour la Bande originale d'un feuilleton de 1967 retraçant la vie de Eugène-François Vidocq, ancien forçat devenu policier, Michel Colombier fait appel à Serge Gainsbourg.
- En 1995, le groupe breton Tri Yann publie "Portrait", un album retraçant en six morceaux la vie de Guillaume Seznec (matricile 49 302) dont "l'adieu" et "le bagne". "Sept avril, quittant Saint-Martin, /Six cents nous sommes embarqués sur La Martinière, / Fers et cages pour fauves humains, /Dans trois semaines c’est la Guyane et l’oubli."
- Lointain descendant d'Alfred Dreyfus, Yves Duteil rend un hommage musical à son aïeul. 
- Jacques Higelin: "Cayenne c'est fini
7. Le chanteur réside dans un un fort situé sur l'îlot du Guesclin, entre Saint-Malo et Cancale, un lieu dont l'isolement n'est pas sans rappeler la citadelle rétaise.

Sources:
Source A. Michel Pierre: "Le temps des bagnes", Tallandier, 2017.
Source B. Michel Pierre: "Le dernier exil. Histoire des bagnes et des forçats", Découvertes, n°71, Gallimard, 1989.
Source C. Mickaël AUGERON, Jacques BOUCARD et Pascal EVEN, Histoire de l’île de Ré, des origines à nos jours, Paris, Le Croît Vif / GER, 2016, 732 p.
Source D. Catalogue de l'exposition "Itinéraire d'une Utopie", Musée Ernest Cognacq , Saint-Martin-de-Ré, septembre 2006.
Source E. "Saint-Martin-de-Ré, place forte insulaire", Collection les patrimoines, 2015.
Source F. "Saint-Martin de Ré antichambre du bagne" in L'Actualité Poitou-Charentes n°41.
Source G. Jean-Lucien Sanchez: ""Les convois de forçats en direction des bagnes coloniaux : l'exemple du Martinière", Fureur et cruauté des capitaines en mer, sous la direction de P. Prétou (Presses Universitaires de Rennes, pp. 236-251).
Source H. Michel Pierre: "Adieu Cayenne ou l'imaginaire du bagne", Criminocorpus. 
Source I. "Le temps du bagne", les collections de l'histoire n°64, juillet-septembre 2014.

Liens:
- Histoire pénitentiaire et justice militaire: "Saint-Martin-de-Ré: l'embarquement des récidivistes en partance pour l'île des Pins".
- Vacarme: "Le grand secret de l'île de Ré". 
- Criminocorpus: "Entre lieu touristique et prison: la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré en Charente-Maritime".
Culturebox: "Quand Saint-Martin-De-Ré était l'antichambre du bagne".
- "Le bagne de Guyane" par Jean-Lucien Sanchez (la Marche de l'histoire).
- Le musée Cognacq à Saint-Martin-de-Ré. 
- Chansons du bagne.
- Alexandre Jacob, l'honnête cambrioleur: "Le zoo de Ré". Delpech (Jean-Marc), Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur – Jacoblog [En ligne], blog créé le 7 avril 2008.
- "Le rouge et le blanc: les peintres du bagne"

lundi 14 mai 2018

345. Les années Thatcher en chansons 2: la ville fantôme.

Lors des élections nationales de 1979, le National Front et le British Movement subissent une déroute. La défaite incite alors les deux formations britanniques d'extrême-droite à changer de stratégie en se tournant vers la rue et les cultures populaires. La musique est particulièrement affectée par l'essor de la xénophobie, en particulier le mouvement skinhead qui connait alors de profondes transformations.


Le premier volet de la série est à lire ici.

The Specials (via Wikimedia Commons).
* Skinheads.
Dans le sillage du courant mod's, un premier mouvement skinhead  émerge à la toute fin des années 1960. Ces premiers skins arborent des cheveux courts - mais pas intégralement rasés - des chemises immaculées, des pantalons  tenus par des bretelles, enfin des "doc Marten's" impeccablement cirées. "Ce style ouvriériste marquait une appartenance revendiquée au monde du travail tout en voulant susciter, par son aspect soigné, une certaine forme de respect." (source D: Gildas Lescop)
 "Dépositaires d'une partie de la culture des rude boys jamaïcains", ces skinheads vouent un amour sans borne aux musiques noires afro-américaines (rythm'n'blues, soul) ou caribéennes (ska, rocksteady, early-reggae), donnant naissance à des danses chaloupées. Traditionnellement hostiles aux autorités ou forces de l'ordre, les skinheads se rassemblent en groupes excentriques et métissés. Après quelques mois d'existence, le mouvement finit toutefois par péricliter. (1)

Une seconde génération de "skinheads" émerge une dizaine d'années plus tard, à la fin des seventies. Ces skins, dont les crânes sont désormais rasés à blanc, adoptent une panoplie vestimentaire inédite: t-shirt aux couleurs de l'Union jack, jean's délavé sur lequel viennent battre des bretelles pendant le long des jambes, enfin de hautes paires de « paraboots » coquées. Les "nouveaux" skinheads, qui affectionnent les sons bruts et directs du street punk ou de la musique oi!, prennent l'habitude de se percuter sur  des pogos endiablés.
Britanniques, ouvriers et fiers de l'être comme leurs prédécesseurs, ces "nouveaux" skins ne partagent en revanche pas les goûts musicaux, esthétiques ou "politiques" de leurs prédécesseurs. Pour Gildas Lescop (source D), "la « révolte skinhead » exprimée par la oi ! restera alors moins une lutte de classe qu’une lutte de déclassés, une simple contestation, une crispation issue des angoisses et des réflexes de défense des rejetons d’une classe laborieuse en crise et désorientée assistant, sans pouvoir s’y résoudre, à l’effacement de leurs repères identitaires traditionnels.
Au grand dam de la plupart des groupes de oi!, l'emprise de l'extrême droite sur une partie de ce second mouvement skinhead se concrétise à partir de 1979. Défait électoralement, le National Front engage une intense campagne de séduction par l'intermédiaire de sa section de jeunesse qui investit stades de foot et salles de spectacle. Certains concerts de punk comme ceux de Sham 69 deviennent des démonstrations de force pour les skins d'extrême droite. En dépit de ces manifestations spectaculaires, les tentatives de récupération des groupes de street punk ou de oi! échouent. Le National Front appuie alors la création de groupes issues de ses propres réseaux tels Screwdriver dont les chansons véhiculent un message ouvertement raciste. En réponse aux concerts organisés par Rock Against Racism, les groupes "pro-NF" se produisent dans le cadre de festivals estampillés Rock Against Communism. En marge de ces rassemblements, le "paki bashing", l'agression des immigrés pakistanais, fait rage. Les déprédations des bandes de skins conduisent bientôt les grands médias à assimiler l'intégralité du mouvement skinhead et de la oi! aux groupuscules xénophobes. 

 * 2 Tone et revival ska.
Dans ces conditions, les skinheads "canal historique", consternés par l'infiltration de l'extrême-droite, n'ont que mépris pour ceux qu'ils nomment boneheads, "les têtes d'os".  Pour Jerry Dammers, organiste et leader des Specials (2), une réaction s'impose. "Il s'agissait de déclencher la révolution. J'ai eu le sentiment qu'il fallait participer à la scène [skinhead] et la transformer, pour qu'elle ne soit pas associée à l'extrême-droite."
La riposte est d'abord musicale."En 1976, il y avait peu de musiciens noirs et blancs qui jouaient ensemble sur scène. Tout à coup, il y a eu les Specials", se souvient Red Saunders, l'homme à l'initiative de Rock against Racism. (cf: source A p 58)
Habillés de costumes cintrés à la mod, arborant les chapeaux pork pie des premiers chanteurs de ska jamaïcains, the Specials proposent une version britannique revigorante du ska jamaïcain. Dans leur sillage, plusieurs formations originaires des Midlands ou de l'east-end londonien telles The Beat (de Birmingham), The Selecter (Coventry) ou Madness participent au revival ska. Terriblement excitante, cette musique possède l'urgence du punk, tout en étant dansante (moonstomp).

Wiki C
"Les Specials (...) ont beau ne pas rater une occasion de mettre en exergue leur haine du racisme (et de Margaret Thatcher), leurs concerts dégénèrent souvent en émeute, en raison de la présence des membres du British National Party (...) et de francs-tireurs fascisants." (source C: P. Auclair p 2606) Lors d'un concert à la Brunel University, une bande de skinheads se met à hurler  "sieg heil". Des membres du groupe se ruent alors dans la salle pour évincer les fauteurs de troubles. De retour sur scène, le groupe entonne Doesn't make it alright, une chanson antiraciste. De la sorte, les Specials se débarrassent des skins encombrants.
En 1978, après une tournée calamiteuse en première partie de Clash, Dammers décide de fonder son propre réseau de distribution de disques et de concerts qu'il nomme Two-Tone, pour bien signifier qu'il se réclame d'un mouvement aux origines mixtes. Pour logo, l'ancien étudiant en art imagine un damier blanc et noir accompagné d'un personnage hybride, fruit de la fusion entre un skinhead et un rude boy jamaïcain: Walt Jabsco. En juillet 1979, The Specials obtiennent un tube avec Gangsters, un titre calqué sur Al Capone de Prince Buster. Grâce à ce succès, le label 2 Tone peut signer Madness, the Beat, Bad Manners, Rico Rodriguez, the Selecter.
Produit par Elvis Costello, le premier album éponyme des Specials sort en octobre 1979. Les chansons reflètent parfaitement l'état d'esprit des habitants  d'un pays gangréné par le racisme et d'une île au bord de l'explosion.  A l'aube de la révolution conservatrice, les grandes villes anglaises connaissent de très fortes tensions sociales que Magaret Thatcher ne tardent pas à exploiter.

* Ghost town
Lorsqu'elle accède à la tête du gouvernement, le 4 mai 1979, Margaret Thatcher est déjà très expérimentée. A 54 ans, elle a déjà occupé des postes politiques importants. Ministre de l’Éducation de 1970 à 1974 dans le gouvernement d'Edward Heath, Thatcher a ensuite succédé à ce dernier à la tête du parti conservateur en 1975. La fermeté de son caractère lui vaut très tôt le surnom d'"Iron lady". Dès son entrée au 10 Downing Street, la "dame de fer" s'emploie à mettre en œuvre un programme en rupture avec le post war consensus. (3)
   
Au fil des concerts, Dammers observe avec effarement le délabrement complet de certains quartiers pauvres des grandes villes anglaises, à commencer par Coventry, sa ville d'origine. Dans cette ville martyre de la seconde guerre mondiale au tissu industriel déprimé, le chômage touche de très nombreux des habitants, en particulier l'importante population d'origine antillaise. "A Liverpool, tous les magasins étaient condamnés, tout fermait. On pouvait sentir la frustration et la colère du public... Il était évident que quelque chose allait très mal." (source A: Lynksey p64)

Andrew Walker (walker44) CC BY-SA 2.5 , via Wikimedia Commons
La grave récession que connait le Royaume-Uni est aggravée par les conséquences des mesures d'austérité adoptées par Thatcher. Pour cette dernière, les Anglais doivent abandonner leurs habitudes "d'assistés" et prendre leur destin en main. Dans son esprit, il s'agit de favoriser systématiquement l'initiative privée, la dérégulation, tout en réduisant la place occupée par l’État dans l'économie britannique comme y invitent les théoriciens de l'école de Chicago. Dans cette conception, "l’État minimal" doit prélever le moins d'impôts possible et réduire ses interventions à quelques domaines de première importance telles que la police ou la défense nationale. Dès son accession au pouvoir, Thatcher supprime toutes les mesures de contrôle des prix et des salaires, dérégulant les mouvements de capitaux et engageant une première vague de privatisation dans le domaine des transports. Les résultats de cette politique ne se font pas attendre. Le chômage concerne désormais deux millions huit cent mille personnes, en particulier les jeunes.


En 1981, la situation des Specials n'est guère plus engageante que celle de l'Angleterre. Les musiciens surmenés cherchent à s'affranchir de la tutelle tyrannique de Dammers. La formation est au bord de l'implosion lorsqu'elle entre en studio pour l'enregistrement d'un 45 tours intitulé Ghost Town. Chant du cygne du groupe, le titre en constitue aussi le sommet. Dans un entretien accordé à Dorian Lynskey, Dammers revient sur la genèse du morceau: "'Ghost Town' parlait de mon état d'âme et de la séparation des Specials. Mais je ne voulais pas seulement écrire sur moi, alors j'ai essayé de relier la situation à celle du pays."
Dès l'introduction, les notes lugubres qui s'échappent d'une ligne d'orgue arabisante plongent l'auditeur dans une torpeur brumeuse empreinte de nostalgie. Le tempo, très ralenti, n'a plus rien à voir avec la frénésie des débuts du groupe. Le long solo plaintif du trombone de Rico Rodriguez accentue bientôt l'effet hypnotique de l'ensemble. Le premier couplet relate le quotidien sinistre d'une ville "où tous les clubs ont fermé", une ville plongée dans le silence depuis que "les groupes ne font plus de concerts" et que le travail disparaît. Dans la ville fantôme, le chômage affecte une jeunesse abandonnée, réduite à la violence par désœuvrement. Soudain, à l'évocation des "bons vieux jours où nous chantions et dansions", la cadence s'accélère, la chanson prend un nouveau départ.
"Comme tous les grands disques sur l'effondrement social, la chanson paraissait  à la fois craindre la catastrophe et s'en délecter", souligne Dorian Lynskey. (source A: p65)

Brixton, avril 191. Kim Aldis [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons

* "There's a riot goin on"
Dès sa sortie, le titre reçoit un accueil enthousiaste, sans doute parce qu'il compose la bande son idéale d'un pays dans lequel le climat social ne cesse d'empirer.

En avril 1981, à Brixton, la Metropolitan Police lance une gigantesque campagne de stop and search visant tout particulièrement la communauté antillaise. L'opération "Swamp 81" (4) aboutit à l'interpellation de plus de 900 personnes jugées suspectes. Les habitants du quartier sud de Londres se soulèvent alors contre ce qu'ils considèrent comme une  provocation policière. L'affrontement dure une semaine, causant plus de 300 blessés, des destructions et des pillages. 


En juillet 1981, une dizaine de villes anglaises sont la proie des flamme. Après une nouvelle explosion de violences à Brixton, la révolte gagne le quartier londonien de Southall, puis Toxteh à Liverpool, enfin les villes de Manchester, Leicester, Nottingham, Southampton, Birmingham, Sheffield, Coventry... la ville des Specials dont le morceau Ghost Town, par une sinistre coïncidence atteint alors la première place des Charts. "C'était effrayant. On annonçait la nouvelle à l'instant où ça se passait", constate Terry Hall. "Bien sûr, Ghost Town ne portait pas sur les émeutes. Mais son règne de trois semaines dans les charts ressemblait à l'accomplissement d'une prémonition: comme un fantôme, la chanson attendait en coulisses que les gens soient prêts à jouer ce qu'elle semblait prophétiser." (Source A: p66-67)

Pour tenter de mieux comprendre et prévenir de nouvelles flambées de violences, une enquête menée par Lord Scarman donne lieu à un rapport circonstancié (novembre 1981). L'auteur y pointe du doigt les préjugés raciaux et les stéréotypes partagés par de nombreux policiers. Pour y remédier, l'auteur suggère un nouveau mode de recrutement des officiers de police avec notamment la nécessité d'en recruter un plus grand nombre parmi les "minorités ethniques". Pour le juge britannique, il convient également de modifier de fond en comble la formation des jeunes recrues en les sensibilisant en particulier aux problèmes rencontrés par les Antillais en Angleterre. Pour Scarman, la raison profonde des violences trouve son origine dans le chômage, qui frappe particulièrement les jeunes Noirs. Les émeutes sont autant d'explosions de désespoir, de protestations contre des conditions de vie déplorables: habitat délabré, chômage, absence de perspectives professionnelles, discriminations... A ces difficultés économiques viennent s'ajouter les persécutions et bavures policières qui constituent autant de détonateurs aux explosions de violences.
Le rapport Scarman reste lettre morte. Au lendemain des émeutes, Thatcher affirme, péremptoire, que "le chômage n'a rien à voir avec les événements", "rien, non rien ne justifie ce qui s'est passé"? Loin de suivre les conseils de bon sens du juge, la cheffe du gouvernement privilégie au contraire le renforcement du domaine de la "loi et de l'ordre" (law and order). Au cours de son premier mandat (1979-1983), les forces de police bénéficient d'une modernisation de leur équipement et d'une augmentation substantielle (+33%) de leurs crédits de fonctionnement. Plutôt que d'encadrer de manière rigoureuse les actions des forces de l'ordre, le Police and Criminal Evidence Act de 1984 accorde un blanc seing aux policiers pour interpeller, fouiller ou encore perquisitionner.

A suivre...


"Ghost town"
This town, is coming like a ghost
All the clubs have been closed down
This place, is coming like a ghost town 
Bands won't play no more
Too much fighting on the dance floor

Do you remember the good old days before the ghost town?
We danced and sang, and the music played in a de boomtown

This town, is coming like a ghost town
why must the youth fight against themselves?
Government leaving the youth on the shelf
This place, is coming like a ghost town
No job to be found in this country
Can't go on no more
the people getting angry

This town, is coming like a ghost town (4X)

****

Cette ville est en train de devenir une ville fantôme
Tous les clubs ont fermé
Cet endroit, on dirait une ville fantôme
Les groupes ne font plus de concerts
Trop de bagarres sur la piste
Tu te rappelles le bon vieux temps,
Avant la ville fantôme?
On dansait, on chantait,
Il y avait de la musique partout
Dans cette ville champignon
Cette ville est en train de devenir une ville fantôme
Pourquoi les jeunes se battent entre eux?
Parce que le gouvernement les laisse sur une étagère
Cet endroit, c’est une ville fantôme
On ne trouve plus de travail dans ce pays
Ça ne peut plus continuer
Les gens sont en colère
Cette ville devient une ville fantôme X4


1. Deux facteurs ont souvent été avancés pour expliquer le déclin de la culture skinhead. D'une part, les valeurs traditionnelles associées à la classe ouvrière blanche d'avant guerre dont se réclamaient les skins se sont lentement érodées. D'autre part, la négritude toujours plus affirmée dans le reggae, avec l'essor de la culture rastafari, était "de moins en moins attirante pour les skinheads, qui se sentaient de plus en plus étrangers à cette mouvance musicale." (Source E: Hebdige p 63)
2. Outre Jerry Dammers, organiste et leader, le groupe comprend les guitaristes Lynval Golding et Roddy Byers, Stephen Panter à la basse, Terry Hall et Neville Staple au chant.
3. Consensus caractérisé par la recherche du plein emploi, la reconnaissance du rôle des syndicats, l'instauration d'une économie mixte. Dans ce système inspiré de Keynes, l'Etat se veut interventionniste et régulateur de l'économie. Il s'attache enfin à réduire les inégalités  en instaurant une protection sociale (Welfare State). Ce modèle vole en éclat dans la seconde moitié des seventies.
4. En référence au discours de Thatcher sur le risque d'être "submergé" par les immigrés!!!  Une telle désignation constituait en soi une forme de provocation.

Sources:
Source A. Dorian Lynskey: "33 Révolutions par minutes", Rivages, 2012.
Source B. Eric Doumerc: "Le reggae en Angleterre 1967-1997", Camion Blanc, 2016. 
Source C. Philippe Auclair: "The Specials", in Le Nouveau Dictionnaire du Rock, vol.II, 2014, Robert Laffont.
Source D. Gildas Lescop: « « Honnie soit la Oi ! » Naissance, émergence et déliquescence d’une forme de protestation sociale et musicale », Volume ! [En ligne], 2 : 1 | 2003. 
Source E. Dick Hebdige: "Sous-culture. Le sens du style", Zones, La Découverte, 2008.

Liens:
- "Punk et reggae: la musique raconte les émeutes"
- Les disques rayés de François Gorin: "The Specials (2)
- L'émission "Pop, etc." consacrée aux Specials. 
- Cours de rattrapage sur l'histoire des skinheads
- Conférence sur la subculture skinhead.
- "Un skinhead n'est pas forcément un nazi [...]."