samedi 23 juin 2018

347. Feu!Chatterton: "Malinche"

Avec quelques centaines d'hommes, Hernan Cortés débarque sur les côtes mexicaines en 1519. L'intrépide conquistador parvient en quelques mois à terrasser un puissant empire peuplé de millions d'habitants. Profitant d'un concours de circonstances favorables, l'intrépide conquistador exploite à merveille la supériorité de l'armement des Européens et les divisions au sein des populations autochtones. La rencontre de Malinche, une jeune esclave parlant à la fois le nahuatl et le maya lui ouvre des perspectives inouïes. 
Nous possédons peu de données biographiques fiables (1) sur cette femme aux noms multiples, aux origines incertaines, aux desseins inconnus. Cinq cent ans après sa disparition, celle qui fut appelée Malintzin, Marina, Malinalli ou Malinche, reste une figure très vivace, une icône, dont la mémoire fut tantôt révérée ou bannie. Qui était-elle ?

Codex Acatitlan: Malinche ouvre la marche (Wiki C.)
* "Une très excellente personne qui était appelée doña Marina".
Malinche naît vers 1500 dans un village du centre de l'isthme de Tehuantepec, à la base de la péninsule du Yucatan. Ce delta de basses terres à la chaleur suffocante est alors contrôlé par des principautés farouchement indépendantes. 
Bernal Díaz, compagnon d'armes de Cortés et principal source d'information concernant Malinche, écrit dans ses mémoires que cette dernière n'est qu'une enfant lorsqu'elle est arrachée à sa terre par « les hommes de Xicalango », un grand comptoir sur la côte du golfe du Mexique. Issue d'une riche famille de la noblesse nahua, la fillette aurait été vendue par son beau-père et sa mère qui souhaitaient transmettre l'intégralité de l'héritage familial à leur fils. Vers 1510, la jeune captive est conduite plus au sud pour être revendue dans la région du Tabasco, elle y apprend le maya.


 
En mars 1519, un an après une première expédition menée par l'Espagnol Grijalva, la flotte conduite par Hernan Cortés (2) atteint Potonchán. De rudes combats opposent aussitôt les expéditionnaires aux populations locales (Chontal-Mayas). L'affrontement se solde finalement par une défaite des autochtones. En signe de reddition, ces derniers apportent des cadeaux propitiatoires aux conquistadores: « quatre diadèmes, (…) également quelques boucles d'oreilles, quelques masques de visages indiens, deux semelles d'or pour sandales», nous apprend Bernal Diáz. Le 15 mars 1519, vingt femmes (3) complètent ce butin. Aussitôt baptisées, "ce furent les premières chrétiennes de la Nouvelle-Espagne. Cortés les répartit en donnant une à chaque capitaine". Parmi elle, Bernal Diaz mentionne une jeune femme alors âgée d'environ 18 ans: « une très excellente personne qui était appelée doña Marina, ceci étant le nom qu'elle reçut après avoir été baptisée. (...) C'était bien réellement une grande dame, fille de grands caciques (...); et certes, on s'en apercevait bien à sa belle prestance. Comme doña Marina était de bel allure, insinuante et fort alerte, [Cortés] la donna à Hernando Alonso Puertocarrero», un de ses principaux lieutenants. Avec Marina/Malinche dans leurs rangs, les Espagnols disposent, sans le savoir encore, d'une pièce maîtresse. 

Le trajet de Cortés. [Par historicair CC BY-SA 2.5-2.0-1.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5-2.0-1.0)], via Wikimedia Commons]
 
Au fur et à mesure de la progression de l'expédition et à la faveur des rencontres avec les caciques locaux ou des envoyés de l'empereur Moctezuma (« seigneur courageux »), Cortés apprend l'existence d'un empire mexica/aztèque, considérable, très organisé, immensément riche et expansionniste dont la capitale se situe à Tenochtitlan. On touche ici un des atouts maîtres de Cortés: l'accès à l'information. Une des clefs de la réussite de l'entreprise cortésienne réside en effet dans la capacité à comprendre ce que disent les "indiens". Le rôle des interprètes est ici fondamental.
L'un d'entre eux se nomme Gerónimo de Aguilar. Espagnol, il est le survivant d'une précédente expédition. Depuis 8 ans, le franciscain était retenu prisonnier d'un cacique du yucatan auprès duquel il avait appris la langue yuvatèque, une variété du maya. Récupéré par la flotte de Cortés, Aguilar annonce aussitôt à ses compatriotes qu'il sera pour eux « un interprète utile et fidèle ».
En juin 1519, lorsque les conquistadores aborde le territoire totonaque, Cortés découvre par l'intermédiaire d'Aguilar que ce groupe de population supporte de plus en plus mal la pression fiscale qui lui est imposée par les « Coluas-Mexicas », connus aujourd'hui sous le nom d'Aztèques. (4) "C'est alors seulement que Cortés a conçu un projet entièrement nouveau et que s'est imposée à lui l'idée de tenter l'aventure, de s'enfoncer dans les terres en direction de la capitale, (...) cité déjà mythique, à l'orient de ses rêves." (Bennassar p 39) 
Cortés comprend très vite le parti qu'il peut tirer de l'animosité entre les Aztèques et les populations indiennes soumises, aussi ordonne-t-il  la capture de cinq collecteurs d'impôts venus réclamer aux Totonaques le tribut de Moctezuma.
L'accès à ces informations cruciales sur les mondes indiens (5 est rendue possible par la présence auprès des conquistadores d'Aguilar et surtout de Malinche. A l'occasion de la première rencontre avec les émissaires de l'empereur Moctezuma, les Espagnols découvrent en effet  que cette femme parle non seulement le maya mais aussi le nahuatl, la langue de l'empire mexica, à laquelle Aguilar n'entend goutte. Comme ce dernier "parlait le maya et l'espagnol, [Marina]  pouvait fournir le lien dont ils avaient absolument besoin dans leurs transactions avec les Mexicas. (…) Dès lors, une curieuse chaîne se mit en place, liant Cortés à Aguilar, Aguilar à Malinche, Malinche aux émissaires de Moctezuma qui faisaient de fréquentes visites au camp des envahisseurs. » (Lanyon p81)
A cette période, Puertocarrero s'en retourne à Cuba en tant qu'émissaire de Cortés. Ce dernier fait alors de doña Marina sa concubine.

Malinche est donc l'interprète capable de comprendre et d'expliquer, celle qui lève pour Cortés le rideau qui lui fera apparaître le nouveau monde qu'il cherche à pénétrer. De son côté, Moctezuma fait surveiller les faits et gestes des conquistadores par ses émissaires ou les marchands qui sillonnent ses terres. De ces observations, il ne peut tirer que des interprétations, sans percer le projet de Cortés. Grâce aux propos rapportés par Malinche, qui manifestement sait intelligemment glaner les informations nécessaires à la réussite de la Conquête, Cortés comprend très vite " que la domination de Moctezuma était imparfaite, redoutée, voire contestée. Il sait déjà qu'il devra travailler à la désunion des peuples du Mexique. » (Bennassar p 40) 
De son côté, Moctezuma perçoit très vite la menace, mais les efforts déployés pour maintenir les conquistadores loin de Tenochtitlan ne font que convaincre Cortés de s'y rendre dans les plus brefs délais. 

* Tenochtitlan.
Pour atteindre Tenochtitlan, l'expédition traverse le territoire des Tlaxcaltèques constitué d'une imposante chaîne de volcans. A l'issue de rudes batailles (du 2 au 5 septembre 1519), Cortés contracte une précieuse alliance avec la cité-Etat de Tlaxcala. « Elle lui permit de grossir ses forces de dizaines de milliers d'hommes. Elle lui apporta des guerriers rompus aux plus durs combats, possédant une connaissance approfondie des Mexicas et nourrissant à leur endroit une haine meurtrière. » (Lanyon p 108) Afin de sceller l'accord, et comme l'avait fait avant eux les Chontals-Mayas, les caciques donnent la main de leurs filles aux principaux capitaines espagnols. (6
Tenochtitlan (Wiki Commons)
 Le 8 novembre 1519, les conquistadores et leurs alliés « indiens » atteignent enfin la principale chaussée menant à la ville au milieu du lac Texcoco : Tenochtitlan. Les populations observent avec intérêt l'étrange procession composée de chevaux, d'effrayants mastiffs et lévriers, et de soldats en armures. Juché sur une litière surmontée d'un dais orné de plumes de quetzal, Moctezuma vient à la rencontre de ceux dont il a tout fait pour empêcher la venue. La tension est palpable lors de ce premier contact. La tentative d'accolade de Cortés est d'emblée considérée par les Mexicas comme un outrage fait à l'empereur. Le calme revenu, « on (…) annonça à Moteucçoma […] qu'une femme, une de nous, gens d'ici, (7) les accompagnait comme interprète. Son nom était Marina», lit-on dans le Codex de Florence, une source indienne. Pour communiquer, le dirigeant dépend donc d'une femme... ce qui doit être difficile à accepter pour le chef d'une société au sein de laquelle ces dernières ne disposent d'aucun droit. L'empereur prononce un discours d'accueil. « Malintzin en rendit compte [à Cortés] en le lui traduisant.» «Et quand le marquis [Cortés] eut entendu ce que Moteucçoma avait dit, il parla en retour à Malintzin en répondant dans son baragouin », poursuit plein de mépris pour la langue des étrangers le rédacteur du Codex de Florence (rédigé en nahuatl). En réponse, Cortés se présente comme le représentant d'un grand roi vivant très loin, de l'autre côté de la mer. 

* La Noche Triste.
Moctezuma reçoit alors les membres de l'expédition comme ses hôtes officiels. Il a alors peu de raison de craindre leur présence dans sa ville, forteresse entourée d'eau de tous côtés. Surveillés en permanence, les Espagnols paraissent alors cernés de toute part. D'emblée, les conquistadores sont subjugués par la beauté et la magnificence de l'endroit. Bernal Díaz admire l'élégant palais où réside Moctezuma dont il décrit avec précision le mode de vie. Le mémorialiste constate, stupéfait, que l'empereur prend un bain quotidien, change de vêtements tous les jours, consomme une grande variété d'aliments, boit du chocolatl et inhale la fumée dégagée par « un liquide ambré mélangé avec des herbes qui sont du tabac. »
Après quelques jours d'échanges courtois, la situation se détériore. Les Européens accompagnés de Malinche assistent avec horreur à des sacrifices rituels au temple de la divinité suprême de la ville, Huitzilopochtli. « Les abattoirs de Castille n'exhalent pas une pareille puanteur », confie Díaz.
Pour se protéger et peut-être dans l'espoir de gouverner par son intermédiaire, les Espagnols décident après une semaine seulement de présence, de prendre Moctezuma en otage.

En mai 1520, l'annonce du débarquement d'une imposante expédition espagnole, venue de Cuba, oblige Cortés à quitter la capitale mexica. Pendant son absence, la situation des conquistadores se dégrade. Le massacre des principaux dignitaires mexica perpétré par Pedro Alvarado dans le Grand Temple, provoque la fureur des populations qui entrent en rébellion. La situation s'aggrave encore avec la mort de l'empereur Moctezuma dans des circonstances obscures. Cloîtrés dans leur quartier, les Espagnols subissent les assauts d'une foule en furie. Dans le plus grand secret, Cortés - qui vient de regagner la ville - comprend que la seule issue pour ses hommes réside dans la fuite. Dans la nuit du 30 juin 1520, connue par les Espagnols sous le nom de Noche Triste, les envahisseurs battent en retraite et s'échappent. Dans ce sauve-qui-peut terrifiant, les conquistadores subissent de lourdes pertes, mais les survivants parviennent néanmoins à se réfugier in extremis chez leurs alliés de Tlaxcala. L'armée de Cortés y restaure ses forces pendant dix mois (du 1er juillet 1520 au 28 avril 1521).

Cortès à l'assaut de Tenochtitlan (anonyme, fin XVII°s) [Wiki C.]
* L'assaut final. 
Le triomphe de Tenochtitlán n'est que de courte durée car Cortés profite d'un allié inespéré, un allié qui avait déjà fait des milliers de victimes dans la ville : la variole. Pendant que la maladie européenne poursuit ses ravages, Cortés prépare méticuleusement l'assaut de la capitale mexica. Il fait couper l'aqueduc de Chapultepec qui alimente la ville en eau potable, prend possession des chaussée d'accès à la ville et ordonne la construction de 13 brigantins afin de prendre le contrôle de la lagune entourant la cité.
Presque un an après avoir fui Tenochtitlan, les troupes de Cortés lancent leurs navires à l'assaut de la ville. On trouve des évocations de la participation active au combat de Malinche dans le Lienzo de Tlaxcala et le Codex de Florence. Le premier nous la montre à bord d'un brigantin, protégée derrière un bouclier. Sur le second, juchée sur le toit d'un palais, elle s'adresse à des guerriers mexicas postés en contrebas : « Mexicains, venez ici ! Les Espagnols se sont fatigués. Apportez-leur de la nourriture, de l'eau fraîche et tout ce qui est nécessaire. Car ils sont las, ils sont épuisés. »
Après trois mois de siège, la cité finit par tomber dans l'escarcelle espagnole comme un fruit mûr. La ville, désespérée, mourante, se rend le 13 août 1521. Selon le Codex de Florence, au moment de la capitulation officielle, Malinche se place à côté de Cortés et traduit les paroles de Cuauhtémoc, le successeur de Moctezuma. Le chef mexica déclare ne pouvoir rien faire de plus pour sa ville et son peuple. 

A l'issue de la prise de la capitale aztèque, Malinche disparaît pour un temps. Elle vit désormais derrière les murs de la maison de Cortés, à Coyoacán, sur les rives du lac Texcoco, hors d'atteinte des chroniqueurs. Nous savons seulement qu'en mai ou juin 1522 naît Martín, fils de Malinche et Hernan Cortés. Ce dernier s'évertue à faire légitimer son fils mestizo par décret papal, puis lui obtient le titre de chevalier de l'ordre de Santiago.
Peu de temps après la naissance de Martin,  Catalina Juárez de Marcaida,  l'épouse officielle de Cortés, quitte Cuba pour rejoindre son époux à Coyoacán. Elle y découvre l'atmosphère de harem que son mari, insatiable coureur de jupons, fait régner dans sa demeure. Outre Malinche, Cortés y vit en effet avec les filles de Moctezuma qu'il est censé protéger. La mort soudaine et mystérieuse de Catalina, très peu de temps après son arrivée, alimente aussitôt les pires suspicions à l'encontre de Cortés.

* L’expédition du Honduras.
En octobre 1524, les talents d'interprète de Malinche sont de nouveau requis par Cortés qui monte une nouvelle expédition en direction du golfe du Honduras, à la poursuite de renégats espagnols. Quelques jours seulement après le départ (le 20 octobre 1524), Cortés fait épouser doña Marina/Malinche par l’un de ses capitaines, Juan Jaramillo. Rapidement, l'expédition tombe dans les pièges des marécages et des sables mouvants. (8) Au terme d'une marche harassante, les aventuriers hagards et affamés atteignent enfin le golfe du Honduras. Ils y constatent que les insurgés mangent déjà les pissenlits par la racine depuis plusieurs mois. Au terme de ce lamentable périple, Cortés regagne Veracruz en longeant la côte. Au cours du voyage par la mer, Malinche donne naissance à une petite fille, María, le seul enfant qu'elle aura avec Juan de Jaramillo.
Malinche, qui n'a désormais plus aucun rôle officiel à jouer, disparaît des chroniques. Si l'on accepte les recherches et recoupements établis par Anna Lanyon, elle serait morte peu de temps après mars 1528, date à laquelle le conseil municipal de Temystitan-Mexico fait une derrière fois référence à elle dans un compte-rendu de délibérations. Peu de temps après, Martin Cortés, alors âgé de 6 ans, s'embarque avec son père pour l'Espagne.

Mémoires et mythologies:
Disparue, le personnage de Malinche n'en fait pas moins l'objet de multiples instrumentalisations. La rareté des sources ou des informations la concernant facilite les extrapolations. Au fil des générations, les auteurs manipulent les sources afin de servir leurs propos en fonction de leur projet politique. Il en résulte la création d'une icône. 
- Malinche est perçue comme la mère du métissage et de la nation mexicaine pendant la période coloniale. 
Au cours de la période coloniale, Marina est considérée comme la mère du métissage et de la nation mexicaine, ainsi que la protectrice des étrangers. Dans sa chronique, Bernal Diáz semble subjugué. Lorsqu'il mentionne Marina, il lui accorde le titre respectueux de doña et multiplie les éloges. Il admire en particulier le courage et le sang-froid dont Malinche fait preuve au cours de la Conquête. « Je dois reconnaître que doña Marina, bien qu'elle fût une indigène, faisait preuve d'une telle bravoure que, quoiqu'elle entendit tous les jours que les Indiens allaient nous tuer et manger notre chair avec des piments, et quoiqu'elle nous eût vus encerclés au cours de batailles récentes et qu'elle sût que nous étions tous blessés ou malades, elle ne laissait paraître aucune faiblesse mais montrait un courage plus grand que celui d'aucune autre femme. »


Lienzo de Tlaxcala [Wiki C.]
Dans le Lienzo de Tlaxcala, qui raconte la Conquête du point de vue des principaux alliés des conquistadores, comme dans les Codex Ramírez et Aubin, qui présentent au contraire la version des vaincus, Malinche est décrite de façon respectueuse et bienveillante. De même, les rédacteurs mexicas du Codex de Florence la présentent comme une ennemie, non comme une traîtresse. Elle y est la plupart du temps nommé Malintzín. Le suffixe -tzín est alors la marque de politesse et d'honneur réservée à la noblesse. 
Les images des codex donnent à voir une Malinche de grande taille, "plus imposante que Cortés, comme pour venir appuyer la centralité de son rôle. (...) Sa position dans les documents visuels est également cruciale: elle est souvent placée entre deux groupes, comme le serait un médiateur." (Marianne Gaudreau p78)

- Après l'indépendance du Mexique, Malinche devient traîtresse.
L'indépendance du Mexique, acquise en 1821, entraîne l'émancipation de presque toute l'Amérique. Or, la toute jeune république choisit de fonder son indépendance sur l'hostilité à l'Espagne. Au sein du mouvement nationaliste (en particulier les criollos, la petite élite blanche d'ascendance espagnole) Malinche est accusée d'avoir pris le parti de l'Espagne. Cortés et sa maîtresse sont désignés comme les symboles de la tutelle honnie, les agents de la colonisation abhorrée. "En ces instants, toute la complexité du conquistador - et de son interprète indienne - se dissout dans les passions. Cortés se réduit à sa figure d'accusé." (Christian Duverger p411)
Le discours développé est débarrassé de toute complexité préhispanique. Le passé mexicain se résume alors à un seul peuple : les Mexicas de Tenochtitlan. Or, comme Malinche « avait été une ennemie des Mexicas, il s’ensuivait donc qu’elle était aussi l’ennemie de la nouvelle nation mexicaine. » (Lanyon p 193) Cette assertion reposait en outre sur la croyance en la perfidie consubstantielle des femmes.
Afin de ruiner la réputation de Malinche, ses détracteurs l'accusent de faire preuve de lascivité, de dépravation et de déviance sexuelle. Elle devient dès lors la traîtresse qui laisse l'étranger pénétrer le monde méso-américain et violer son corps. (9)
« Qu’elle l’ait désiré ou non, le métissage fut le legs de Malinche au Mexique. Mais paradoxalement c’est aussi devenu la raison majeure pour laquelle elle est aujourd’hui vouée aux gémonies et considérée comme une traîtresse. » (Lanyon p 199) 

 En 1950, Octavio Paz publie El laberinto de soledad. Sous sa plume , Malinche incarne la Chingada, la femme passive et violée des origines, emblème du mal être mexicain. Pour l'écrivain, "doña Marina est devenue une figure qui incarne les Indiennes fascinées, violées ou séduites par les Espagnols [...]. Le peuple mexicain ne pardonne pas sa trahison à Malinche..."
Aujourd'hui, le terme malinchista est une insulte qui signifie qu'on est pas un véritable mexicain car on est trop soumis aux influences étrangères, un traître en somme. Pourtant, à l'instar des Tlaxcaltèques, Malinche n'avait prêté aucune allégeance aux Mexicas, et il n'y avait donc aucune traîtrise dans sa conduite. Enfin, il faut garder à l'esprit que la jeunesse de Malinche n'est qu'une suite d'arrachements: à sa famille, à sa terre, à ses droits, à sa culture. Abandonnée par ses parents, réduite en esclavage, acculturée, contrainte de suivre les conquistadores qui la prirent à tour de rôle pour femme ou concubine, de quelle marge de manœuvre disposait-elle vraiment? En se mettant au service des Espagnols, elle s'assurait sans doute davantage de chance de survivre. 

Lienzo de Tlaxcala [Wiki C.]
* Avatars et résurgences.
Que reste-t-il de Malinche dans le Mexique contemporain? Les Tlaxcaltèques ont donné son nom à un volcan, les Mayas firent de même avec un fleuve. A Jaltiplan - son prétendu lieu de naissance - le souvenir de Malinche perdure. Selon une légende locale, le cadavre de cette dernière se trouverait également sous le tumulus, à côté du palais municipal.
Dans le sud du Mexique, les "bals de Malinche" restent très répandus. Les gens organisent ce bal tous les ans, le jour de la fête de Marie-Madeleine, après des semaines de préparation (costumes, fleurs).
Dans la mémoire populaire, Malinche revêt parfois les oripeaux de Cihuacóatl . La nuit, cette divinité sortait et réclamait en pleurs ses enfants perdus, répandant la terreur chez ceux qui l'entendait. Les lamentations de la Llorona, « l 'Eplorée », étaient toujours interprétées comme un signe de malheur à venir.
Devenue archétype, la Malinche est représentée sous différentes formes par les artistes.
L’amérindienne figure ainsi sur de nombreuses fresques murales. José Clemente Orozco l'a peint en compagnie de Cortés sous un escalier du vieux collège jésuite de San Ildefonso. Des auteurs anonymes la représentent sur les parois du palais du gouvernement de Tlaxcala.

Les musiciens ne sont pas en reste. Pour preuve, en 2015, le groupe français Feu Chatterton! intitule un de ses morceaux les plus réussis "Malinche". Arthur Teboul, le chanteur du groupe, explique ce choix:
"J'ai voyagé un peu au Mexique. Je ne sais plus comment, je découvre le personnage de Malinche. Et ça devient pour moi un personnage intéressant, un symbole. Ça raconte l'histoire d'un jeune homme qui aurait vu sa copine partir dans un pays latin. Il l'attend à Paris et il fabule, il a peur qu'elle ait là-bas rencontré quelqu'un d'autre, qu'elle vive des aventures sans lui. Petit à petit, il se met à l'identifier à cette personne qu'est la Malinche, la maîtresse de Cortés, interprète un peu perfide pour les Mexicains parce qu'elle décide de s'allier à Cortés, l'ennemi." (source F)
"Quand Cortès arrive pour conquérir le pays, il est fin stratège. Plutôt que d’aller faire tomber la tête, il décide de lier contre le chef aztèque les différents petits royaumes. Mais pour cela, il a besoin d’un interprète. Et il trouve cette fille qui avait été faite prisonnière (...). Et ce qui est intéressant avec ce personnage, c’est qu’elle apparaît comme une grande traîtresse qui se met au service des colonisateurs, mais elle est aussi considérée comme la mère du Mexique moderne. Et puis, il y a l’incarnation du mythe…"(source G)


  C°: Femme dans une société misogyne, indienne dans un État longtemps contrôlé par les criollos, ancienne esclave de surcroît, la Malinche partaient avec de sérieux handicaps. Pourtant, elle s'est imposée comme le symbole identitaire mexicain par excellence. Grâce à son don des langues, elle est celle qui offre l'interprétation, l'explication dont Cortés a tant besoin pour comprendre ses interlocuteurs amérindiens.
Cinq cent ans après sa disparition, elle exerce toujours une incroyable fascination.

Notes :
1. Les sources:
- La plupart des informations dont on dispose aujourd’hui au sujet de Malinche repose sur les mémoires de Bernal Díaz del Castillo intitulées Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne (Historia verdadera de la conquista de la Nueva España). L'ancien compagnon d'armes de Cortés rédige son texte dans la seconde moitié du XVI° siècle, donc plusieurs décennies après la Conquête.
- Sous la plume de Francisco López de Gomara, la Conquête semble être l’œuvre d'un seul homme: Cortés dont il est secrétaire et biographe. Quand il mentionne Malinche, il insiste sur sa condition d'esclave et affirme qu'elle s'est vu accorder sa liberté par le conquistador en échange de ses services de traduction.
- Cortés ne fait que deux allusions très brèves à Malinche dans deux lettres (deuxième et cinquième cartas de relación). Pas même nommée (« una india »), la jeune femme y est réduite à un rôle mécanique d'interprète.
- Au Mexique, vers le milieu du XVI° siècle, des histoires indigènes de la Conquête font peu à peu leur apparition. Elles portent les titres merveilleux du nom de leur ville ou de leur Etat d'origine, voire de la cité où le document est conservé : Codex de Florence, Codex de Tepetlán. Le Lienzo de Tlaxcala par exemple représente l'histoire de la Conquête du point de vue des habitants de Tlaxcala. Dans ce recueil illustré des services rendus par les Tlaxcaltèques aux Espagnols pendant et après la Conquête, Malinche apparaît sur près de la moitié des 48 minutieuses illustrations. Sur les dessins qui accompagnent le texte, Malinche est souvent représentée arborant un simple huipil brodé. Parfois, ses cheveux sont rassemblés aux tempes en deux petites cornes, un style de coiffure en usage chez les femmes mayas dans toute la Méso-Amérique. Ailleurs, elle a de longs cheveux flottants sur les épaules et un petit bandeau en forme de langue au dessus de sa tête pour symboliser sa parole. Elle est généralement représentée au centre de l'illustration. Les Espagnols se tiennent d'un côté, les dignitaires et guerriers amérindiens de l'autre. Aux côtés de Cortés, elle est parfois représentée recevant des présents (dindes, couvertures) ou donnant des cours d'instruction religieuse.
2. Cortés naît en 1485 à Medellín, Estrémadure. Le jeune hidalgo étudie pendant quelques temps à l'université de Salamanque. Avant la fin de sa formation, il s'embarque en 1504 pour les Indes occidentales et s'installe à Saint-Domingue, puis Cuba où il exerce pendant 15 ans le métier de notaire. 
3. Le don de femmes à l'ennemi était une coutume amérindienne. Pour les conquistadores, ces femmes représentent de parfaites servantes, susceptibles de fournir également des services sexuels. Pour ces dernières, cela impliquait la séparation forcée d'avec leur environnement et la confrontation brutale avec des inconnus aux mœurs étranges. 
Avec les unions de Tlaxcala, nous voici aux origines de la noblesse "hispano-mexicaine" et au cœur du projet de métissage cortésien.
4. Au XIIème siècle, le « peuple de la héronnière » (Azteca) quitta la ville d'Azlán, dans le nord du Mexique actuel, pour les rives du lac Texcoco où ils construisirent leur capitale : Tenochtitlan.
5. La diversité des peuples de cet ancien monde complexe devait être totalement effacé par le faux qualificatif "d'indiens" que leur attribua Christophe Colomb.
6. Pour cimenter l'alliance avec Tlaxcala, les Espagnols s'abattent ensuite sur la cité voisine de Cholula, un allié important des Mexicas. 
7. Tirée du livre XII du Codex de Florence, rédigé une quarantaine d'années après la Conquête, il s'agirait selon l'historien James Lockhart de la première mention d'une expression assimilable à une prise de conscience collective des "Indiens". Jusque là, trop divisées par le « micropatriotisme », les populations amérindiennes de se désignaient pas collectivement en tant qu' « Indiens ». 
8. Sur les rives du río Candelaria, les Espagnols se débarrassent de Cuauhtémoc et des autres nobles mexicas, contraints de suivre Cortés et ses hommes dans cette abominable aventure. Selon un texte maya anonyme du XVI° siècle, Malinche se trouve aux côtés de l'ex-souverain mexica au moment de son exécution. A Alcalan, le corps du malheureux suspendu à un arbre est laissé à pourrir.  
9. Le mariage entre des Espagnols et des femmes indigènes résultait avant tout du manque de femmes espagnoles dans les premiers temps de la Conquête. La monarchie hispanique encourageait d’ailleurs ce métissage en fournissant des dots confortables à de jeunes métisses pour leur permettre de trouver un mari espagnol. L’expérience mexicaine des mariages mixtes commença avec les femmes indigènes de Potonchán données aux Espagnols. 



Feu! Chatterton: "Malinche"
Madame je jalouse ce vent qui vous caresse
Prestement la joue
Des provinces andalouses et panaméricaines
Ce vent suave est si doux
Madame je jalouse
Madame je jalouse ce vent qui vous caresse la joue
En ces provinces andalouses
Lui vient se poser contre votre peau d'acajou
Lui vient se poser contre votre peau d'acajou
Quand je reste à Paname
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
À chaque missive l'avouerais-je?
À chaque missive l'avouerais-je?
Je crains de vous causer l'ennui
Et cette attente comme un missile
Endolorit ma tête grège, grège
Endolorit ma tête grège, grège
Que deux fois passe le jour et vienne la nuit
Passe le jour et vienne la nuit
Ouais, vienne la nuit
Que tu me reviennes, toi, sur l'autre rive
Es-tu avec un autre?
Allez, les choses nous échappent, pourquoi les retenir
Par le bout de l'écharpe?
Si vite devenir
Étranges, étrangers l'un à l'autre
Au cou, le souvenir étrangle
Et je reste à Paname
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Native des contrées où Cortés est venu
Trouver haine et fortune
Tu sais de mémoire ancienne
Te méfier des braves, de leur soif inopportune
Combien de lâches sont venus ici
Courir chimères à coup de fusils?
Ivres de gloire, ont-ils pensé que ton cœur
Serait conquis, percé de flèches et de rancœur
Comme tes côtes mexicaines, de Malinche
De Malinche
Il n'y en aura qu'une
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
[Paroliers : Clement Doumic / Arthur Teboul / Antoine Wilson / Sebastien Wolf]


Sources:
A. Anna Lanyon, Malinche l'indienne : L'Autre conquête du Mexique, Payot, , 233p.
B. Bartolomé Bennassar: Cortés, Bibliographie Payot, 2001, 357 pages.
C. Christian Duverger: "Cortés", Fayard, 2001. 
D. Marianne Gaudreau: "Les multiples visages de la Malinche ou la manipulation historique d'un personnage féminin", Altérités, vol. 7, n° 1, 2010, pp. 71-87.
E. Histoire globale - le blog:"Enseignement et histoire globale" par Vincent Capdepuy, consulté le 29/3/2018.  
F. Feu! Chatterton:"On a rêvé que ça arrive.
G. "Feu! Chatterton ressuscite le rock à la française"

Liens:
- Le site de Feu! Chatterton
- La Malinche (Wikipedia) 
- Un Monde de Musique: La Malinche.

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