mercredi 26 juin 2019

366. "Black Korea" d'Ice Cube ou la chronique de violences annoncées.

Au printemps 1991, Ice Cube (1) sort Death Certificate. Dans cet album d'une rare violence, le rappeur s'en prend à plusieurs reprises à la communauté coréenne de Los Angeles.
Le morceau Black Korea fait ainsi écho  au meurtre d'une jeune afro-américaine par une épicière coréenne. Le 16 mars 1991, Soon Ja Du, la gérante de l'épicerie "Empire liquor Mart" sur la 91e Figueroa Street de South Central à Los Angeles, constate qu'une adolescente de 15 ans, Latasha Harlins,  vient de glisser une bouteille de jus d'orange dans son sac. Lors du passage en caisse, une altercation éclate lorsque l'épicière récupère de force la bouteille. Alors que la jeune fille quitte le magasin, Du l'abat dans le dos, d'une balle en pleine tête. La scène filmée et diffusée sur les chaînes de télévision tend à prouver que l'adolescente prévoyait de payer la boisson (on retrouvera d'ailleurs 2 dollars dans sa main gauche). 
Le 15 novembre 1991, lors du procès, la juge Joyce Karlin considère que la réaction de la gérante est compréhensible dans la mesure où elle était confrontée régulièrement à de petits délinquants agressifs. Contre l'avis du jury qui y voyait un homicide volontaire, la juge condamne Du à 5 ans de prison avec sursis, 400 heures de travaux d'intérêt général et 500 dollars d'amende. Cette peine scandaleusement légère sera confirmée en appel le 21 avril 1992, soit une semaine avant le déclenchement des émeutes qui ravagèrent Los Angeles. La mort de Harlins survient en effet dans un contexte local hautement explosif puisque 13 jours avant le crime, l'automobiliste Rodney King était passé à tabac par  des policiers de Los Angeles, sous l’œil d'une caméra amateur. 

. Patrouille de la garde nationale dans les rues de South Central, appelée en renfort pour mettre fin aux pillages. [Public domain]
Ce fait divers met aussi en lumière un phénomène économique nouveau depuis les années 1980: la domination du commerce de détail par les Coréens dans certains quartiers pauvres. Avec l'effondrement des emplois industriels, des quartiers comme South Central à Los Angeles ou South Bronx à New York voient la pauvreté s'installer et les épiciers et petits commerçants juifs et italiens vendre leur commerce de détail à bas prix à des Coréens. Ces derniers ont recours à un "financement ethnique", le kae, un système de prêt interne à la communauté qui leur permet de réunir facilement une somme sans passer par les banques américaines. Nantis de ce capital et bien organisés, ces immigrants se mettent à leur compte, pârvenant à dominer en quelques années les commerces de détail, les épiceries, les stations service (70% d'entre elles à South Central appartiennent à des Coréens). Or, ces entreprises familiales ignorent la main d’œuvre locale, tout en prenant bien soin de ne pas résider sur place. Bien organisés, les Coréens dominent le commerce de détail et se "retranchent" dans leur quartier. Le centre commercial luxueux d'Olympic Avenue, Koreatown Plaza, symbolise la réussite des 800 000 Coréens de Los Angeles, ce qui en fait la seconde ville "coréenne" au monde après Séoul. A Koreatown, les habitués se retrouvent dans leur culture, parlent leur langue, suivent les trois chaînes de télévision en coréen et peuvent même placer leur argent dans les six banques coréennes du quartier.

L'assassinat de Latasha Harlins détériore un peu plus encore les relations déjà exécrables qu'entretiennent les Afro-Américains et les populations d'origine asiatiques dans les quartiers. Ice Cube, qui cherche à mettre en lumière ce phénomène en lumière, place ces tensions au cœur de son second album. (2) Pour Cube, "Black Korea reflète fidèlement l'ambiance des quartiers et l'état d'esprit des gens. (...)"Les Noirs  ne les aiment pas et vice-versa. Les Coréens ont de nombreux commerces dans la communauté noire. Le meurtre [d'Harlins] n'est qu'une preuve supplémentaire du problème, un exemple de plus du mépris du peuple noir. Dès que vous entrez dans leurs magasins, ils sont convaincus que vous allez voler quelque chose. Ils vous suivent dans tout le magasin comme si vous étiez un criminel. Ils disent: 'Achète quelque chose ou barre-toi.' Si ça ne vous est jamais arrivé, vous ne pouvez pas savoir combien il est terrible d'être considéré comme un criminel quand on essaie de faire une course en toute innocence."" (Chang p 437)
 "La tension entre les Afro-Américains et les Asiatiques était un des principaux thèmes sous-jacents filés tout au long de Death Certificate. Sur Us, il [Cube] appelait à la solidarité raciale en réaction aux  "Japs qui accaparent les terrains vacants dans mon quartier pour construire un magasin et vendre leurs produits." (...) Sur Horny Lil' devil, une chanson sur l'émasculation de l'homme noir, il écrasait métaphoriquement les "démons" - les Blancs qui harcelaient sexuellement des femmes noires, les racistes et les "tapettes" - et terminait en tabassant le propriétaire "jap" de l'épicerie du coin." (Chang p 434)
D'emblée l'album fut considéré par de nombreux journalistes comme l'exemple de la dépravation du rap, globalement désigné comme responsable des tensions sociales que les artistes ne prétendaient qu'exprimer. Dans le magazine Billboard, un journaliste demandait aux chaînes de magasins de disques de boycotter Death Certificate au motif que "son adhésion éhontée à la violence contre les Coréens, les Juifs et autres Blancs franchit la frontière qui sépare l'art de l'apologie du crime." (3) (source E p 212)
Dans Asian week, Dong Suh, le fils d'un commerçant d'origine asiatique, constatait, amer: "comparés aux Coréens-Américains, les Afro-Américains sont une majorité numérique et politique. Ice Cube ne se rend pas compte qu'en tant que membre de cette majorité, il possède un pouvoir de nuisance contre les Coréens." (4)

Pour beaucoup d'observateurs, les propos violents d'Ice Cube était certes excessifs, mais s'expliquaient par la situation sociale explosive de South Central. Dans The Source, James Bernard trouvait ainsi des circonstances atténuantes au rappeur: "Oui, Ice Cube est très en colère, et il exprime cette colère en termes rudes, brutaux et monolithiques. Mais la source de sa rage est très réelle. Dans la communauté noire, en particulier à Los Angeles; d'où Cube est originaire, beaucoup ont l'impression que la chasse aux Noirs est ouverte, après l'agression de Rodney King et le meurtre récent d'une jeune fille noire par une commerçante coréenne." Pour Bernard Loupias du Nouvel Obs, Ice Cube "répondait par la violence verbale au meurtre d'une adolescente noire, Latasha Harlins, par une épicière coréenne. La gamine est morte d'une balle tirée dans le dos. Elle avait volé une bouteille de jus d'orange. L'épicière a été condamnée à cinq mois de "travail communautaire". Au même moment, un postier noir qui avait abattu un chien de garde écopait de cinq mois ferme. Dans le ghetto, le message a été reçu cinq sur cinq: une vie noire vaut moins qu'un jus d'orange ou que la vie d'un chien méchant." (source D) 
Avec Black Korea, Ice Cube annonce clairement les violences à venir entre la communauté noire et les commerçants coréens, la première accusant les seconds d'être des exploiteurs et des racistes. La mise en garde d'Ice Cube est cinglante: ou vous apprenez à nous respecter ou nous réduirons en cendres vos magasins. [ "pay respect to the black fist / or we'll burn your store right down to a crisp!"] De là à imaginer la réalisation des menaces proférées par le rappeur, il y avait un pas... Pourtant, fin avril début mai 1992, les magasins aux mains de gérants asiatiques furent la cible des pillages et des dévastations.

 


Black Korea (1991)
Everytime I wanna go get a fuckin brew
I gotta go down to the store with the two
oriental one-penny countin motherfuckers
that make a nigga made enough to cause a little ruckus
Thinkin every brother in the world's out to take
So they watch every damn move that I make
They hope I don't pull out a gat and try to rob
they funky little store, but bitch, I got a job
("Look you little Chinese motherfucker
I ain't tryin to steal none of yo' shit, leave me alone!"
"Mother-fuck you!")
Yo yo, check it out
So don't follow me, up and down your market
Or your little chop suey ass'll be a target
of the nationwide boycott
Juice with the people, that's what the boy got
So pay respect to the black fist
or we'll burn your store, right down to a crisp
And then we'll see ya!
Cause you can't turn the ghetto - into Black Korea


************

A chaque fois que je veux aller me prendre une putain de bière
Je dois descendre jusqu'au magasin avec les deux
enculés d'orientaux(one-penny coutin?)
qui rendent un negro dingue au point de lui faire faire du grabuge
pensant que tout mes frèrs sont dehors pour voler
alors ils font attention a chacun des putains de mouvements que je fais
ils espèrent que je ne vais pas sortir un flingue pour essayer de braquer
leur petit magasin puant, mais salope j'ai un job!
("regarde petit enculé de chinois
j'essaye pas de te voler tes trucs, fous-moi la paix!"
"va te faire foutre!")
yo yo écoute ça
donc ne t'avise pas de me coller dans les rayons de ton petit supermarché à la con 

ou ta petite épicerie merdique sera la cible
d'un boycott national
de l'essence pour les gens, c'est ce que les gars ont
alors respecte le poing noir dressé 

ou nous brûlerons sauvagement ton magasin
et ensuite on s'occupera de toi
parce que tu ne peux pas transformer le ghetto en Corée noire


Note
1.  Né à South Central en 1969, Ice Cube intègre NWA (Niggaz With Attitude) dont l'album Straight Outta Compton en 1988 marque la consécration du gangsta-rap, sous-genre de la Côte Ouest glorifiant la violence. L'année suivante, Cube quitte le groupe et lance sa carrière solo avec Amerikkla's most wanted. En 1991, le rappeur tourne dans le film Boyz N the Hood de John Singleton, puis sort son deuxième album Death certificate
2. Ces querelles apparaissent aussi au cinéma. Dans Boyz N The Hood, les promoteurs asiatiques semblent vouloir faire main basse sur les quartiers de LA pour en faire une nouvelle Séoul (voir l'affiche "Seoul to Seoul Realty" de John Singleton). Ice Cube joue lui-même dans le film le membre d'un gang de South Central.
Dans Do the right thing, Spike Lee relate la dynamique d'un quartier multiethnique sur fond de hip-hop. Il y met en scène un épicier coréen-américain, Sonny , qui parvient à empêcher l'incendie de son magasin en démontrant que lui aussi est noir. Une violente altercation oppose Sonny, le gérant asiatique de l'épicerie, à Radio Raheem, un client afro-américain venu acheter des piles pour son ghetto blaster.  



3. En référence aux suprémacistes racistes du Ku Klux Klan et au titre du premier album de Cube, Robert Christgau du Village Voice conseillait de renommer le rappeur: "Appelez-le Ice KKKube - un fanatique pur et simple".
4. Pour Michael Franti, de Disposable Heroes of Hiphoprisy, "les jeunes qui sont perdus et exaspérés par la situation considèrent les rappeurs comme s'ils étaient des universitaires et avaient des réponses à toutes ces questions incroyables. La plupart du temps, ils n'en ont pas et ils finissent par dire n'importe quoi."


 Sources:
Source A: Jeff Chang "Can't stop won't stop: une histoire de la génération hip-hop", Allia, 2006.
Source B: Philippe Jacquin, Daniel Royot, Stephen Whitfield: "Le peuple américain. Origines, immigration, ethnicité et identité.", Seuil, 2000. 
Source C: Valentine Garnier: "Les représentations des émeutes et leur appropriation dans la culture du ghetto aux Etats-Unis, 1992-2015", Bulletin de l'institut Pierre Renouvin, n° 43, printemps 2016.
Source D: Un article de Bernard Loupias dans le Nouvel Obs.
Source E: Dorian Lynskey: "33 révolutions par minute. Une histoire de la contestation en 33 chansons", vol. II, Editions Payot et Rivages, 2012. 

dimanche 2 juin 2019

365. Le 9 avril 1939, Marian Anderson brisait la "barrière de couleur"

Le krach boursier de 1929 plonge les Etats-Unis dans la plus grave crise économique de leur histoire. Le président Edgar Hoover ne prend pas la mesure de la situation et ne croit pas à l'intervention du pouvoir fédéral. Il réclame de ses concitoyens un peu de patience car, il l'assure, la "prospérité est au coin de la rue".  Lors des élections présidentielles de 1932, Hoover est battu à plate couture par Franklin Delano Roosevelt. Un an plus tard, le nouveau président lance le New Deal, une série de mesures censées sortir le pays de l'ornière. Si la reprise économique est très lente, le plan de Roosevelt insuffle néanmoins une nouvelle dynamique et redonne progressivement confiance aux Américains. Sur le front des droits civiques en revanche, l'action présidentielle demeure très timorée. En ce domaine, c'est surtout sa femme, Eleanor, qui s'illustre comme le prouve l'épisode du célèbre bras de fer qui l'oppose aux filles de la Révolution, en 1940.  


Eleanor Roosevelt et Marian Anderson au Japon, le 22 mai 1953. [aucune restriction de droits d'auteur connue]
Eleanor Roosevelt est une militante dans l'âme, une féministe soucieuse des minorités et de la défense des droits civiques. (1) Or l'élection de Franklin change la donne. Contrainte de respecter un protocole ennuyeux, elle n'a plus désormais d'autres causes à défendre que celle de son mari et semble devoir renoncer à ses engagements. En représentation permanente, elle supporte de plus en plus mal sa vie de recluse à la Maison Blanche, d'autant qu'elle doit y endurer la présence de son irascible belle-mère. 

Le soir de la victoire électorale de Franklin Delano, Eleanor fait la connaissance de Lorena Hickok. Journaliste de l'Associated Press, cette dernière la sensibilise à la nécessité d'instaurer une véritable justice sociale et un partage des richesses plus juste. Dans le sillage de Hickok, la first lady décide  de se déplacer partout où son mari, infirme, ne peut aller. (2) Au cours du premier mandat présidentiel, elle sillonne donc l'Amérique des laissés-pour-compte. Les taudis, ghettos et autres quartiers délabrés des villes américaines la mettent en contact avec des populations particulièrement affectées par la crise économique. Auprès des mineurs silicosés, des ouvriers agricoles réduits au chômage, des Noirs en proie à la misère et l'insalubrité du ghetto, Eleanor Roosevelt se forge de nouvelles convictions.  
Pour les journalistes, elle devient les yeux et les oreilles du président, car ces visites permettent de prendre le pouls de l'opinion américaine et de mesurer l'impact de la politique présidentielle sur les plus déshérités. Or Eleanor constate que les mesures du New Deal tardent à porter leur fruit. La pauvreté est plus que jamais au coin de la rue et les critiques fusent à l'encontre du président. 
Il faut dire que la présidence Roosevelt ne modifie en rien la stricte ségrégation raciale dans le Sud des Etats-Unis. Le lot quotidien des Noirs du Mississippi ou de l'Alabama reste marqué du sceau du racisme. En ces temps de crise économique, les Afro-américains sont les premiers à être licenciés et à sombrer dans la misère. Aussi, il ne semble pas excessif d'affirmer qu'il n'y a pas de "nouvelle donne" pour les Noirs. Quelques exemples permettent de le démontrer. 
- Dans le cadre de la grande loi de réforme de l'agriculture de 1933, les autorités démocrates racistes du Sud ségrégationniste redistribuent les aides fédérales à leur guise, toujours au détriment des fermiers noirs. 
- De même, le transfert aux Etats fédérés des fonds de l'agence en charge d'apporter une aide aux nécessiteux (Federal Emergency Relief Administration) permet, dans le Sud, de défavoriser systématiquement les Noirs. 
- "La loi sur la Sécurité sociale de 1935, qui établissait (...) une assurance -chômage et le versement d'allocations aux indigents (...), ne couvrait que les secteurs industriel et commercial et excluait les travailleurs agricoles et les domestiques. Or, ces deux catégories représentaient les deux tiers des travailleurs noirs du Sud." [source A p 139]
- Enfin, en 1934, F. D. Roosevelt refuse de soutenir le projet de loi anti-lynchage que porte Eleanor Roosevelt et Walter White, le secrétaire de la NAACP.

Roosevelt and Mary McLeod Bethune, a member of Franklin D. Roosevelt's Black Cabinet, 1943 [Domaine public]
En dépit de toutes ces insuffisances, le New Deal ouvre néanmoins "une période inédite de reconnaissance du problème racial aux Etats-Unis" (source A p 147) avec la nomination au sein de l'administration exécutive d'un groupe de conseillers afro-américains, familièrement appelé "Cabinet noir", dont le but est de défendre les intérêts de la communauté. En outre, l'élection de Franklin D. Roosevelt et l'adoption du New Deal contribuent à "l'invention d'un nouveau rôle pour le gouvernement fédéral, désormais garant du bien être de l'ensemble des citoyens américains, [ce qui] introduisit la possibilité d'une protection fédérale des droits civiques des Noirs qui se ferait bientôt sentir jusqu'au niveau local." (source A p152)
Enfin, Eleanor se "fait une réputation d'amie de la population noire. N'hésitant pas à s'afficher avec des personnalités noires [en particulier l'éducatrice Mary McLeod Bethune (3)] ou des enfants afro-américains dans un orphelinat, le Première Dame représentait la voix de la justice sociale auprès de son mari, à qui elle donnait une caution progressistes quand les politiques qu'il menait semblaient donner davantage de gages aux Blancs du Sud qu'à la minorité noire du pays." (source A p148) 
Sans impliquer directement son mari, c’est donc souvent Eleanor Roosevelt qui s’engage dans la lutte pour les droits civiques en sa qualité de First lady. Ses prises de position en irritent plus d'un. Ainsi, en 1936, au lendemain de sa réélection, le président reçoit des lettres anonymes lui intimant l'ordre de faire taire sa femme. Ses détracteurs estiment qu'on la voit trop, qu'elle s'exprime trop; on lui reproche de vouloir détruire les valeurs traditionnelles familiales. Elle devient embarrassante car elle est souvent photographiée aux côtés de noirs. Ces clichés circulent et sont utilisés par la presse du sud pour montrer qu'Eleanor est une dangereuse agitatrice, qu'elle aurait peut-être du « sang noir » elle-même. Edgar Hoover, le redoutable directeur du FBI, exige de ses agents une surveillance  étroite de l'épouse du président dont les faits et gestes sont ensuite étalés dans la presse. Tout est fait pour déstabiliser le couple présidentiel.
N'écoutant que son cœur, la première dame persiste dans ses convictions, quelles qu'en soient les conséquences. C'est dans ce contexte qu'elle apporte en avril 1939 son soutien à la célèbre contralto africaine-américaine Marian Anderson, victime de racisme de la part des Filles de la Révolution

bnbnhjt [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]
* Marian Anderson contre les Daughters of the American Revolution
En dépit de ses remarquables talents, de sa splendide voix de contralto, l'artiste lyrique est confrontée dès ses débuts à de multiples vexations liées à sa couleur de peau. En 1925, elle se voit par exemple refuser l'accès à une école de musique de Philadelphie, sa ville natale, au motif que l'on y acceptait pas les "gens de couleur". Son immense talent, associé à une volonté chevillée au corps, lui permettent néanmoins de s'imposer comme une grande artiste lyrique.
A la faveur des tournées et des enregistrements salués par la critique, Anderson triomphe d'abord à l'étranger. En 1930-31, la chanteuse donne plus d'une centaine de récitals en Europe. Elle y impressionne Jan Sibelius, le grand compositeur finlandais, ou Arturo Toscanini. Pour l'Italien, le privilège d’entendre ce que j’ai entendu aujourd’hui ne nous est accordé qu’une fois tous les cent ans”. 
En 1935 et 1936, sa carrière américaine décolle  au Town Hall, puis au Carnegie Hall de New York. Cette notoriété grandissante n'immunise cependant pas l'artiste contre les morsures venimeuses du racisme. En 1937, alors qu'elle doit se produire à l'université de Princeton, la cantatrice se voit refoulée des hôtels alentours. C'est finalement Albert Einstein, avec lequel elle se lie d'amitié, qui l'héberge. 
En 1939, alors qu’elle sollicite l'utilisation du Constitution Hall de Washington pour un concert, la chanteuse se heurte à l'opposition véhémente des Daughters of American Revolution (DAR) en charge de la gestion des lieux. Cette organisation patriotique se targue de n'accepter dans ses rangs que des femmes descendantes de familles déjà présentes sur le sol américain au moment de la guerre d'Indépendance, à la fin du XVIIIè siècle. Au vrai, un tel refus dans une ville ségréguée comme Washington n'a rien pour surprendre. 
Dans son très beau roman "Le temps où nous chantions", Richard Powers présente ainsi la décision des DAR: "La démocratie n'est pas au programme cet après-midi. Ce n'est pas à Constitution Hall que le 'carillon de la liberté' se fera entendre. Les Daughters of the American Revolution se sont chargées de régler la question. Les Filles de la Révolution américaine ont fermé leurs portes à Marian Anderson, la plus grande contralto du pays, récemment revenue d'une tournée triomphale en Europe. Elle a fait sensation en Autriche, le roi de Norvège a porté un toast en son honneur. Sibelius l'a prise dans ses bras en s'exclamant:'Le toit est trop bas pour vous, madame!' Même Berlin l'a engagée pour plusieurs représentations, jusqu'à ce que son agent européen avoue aux autorités que non, Mlle Anderson n'était pas aryenne à 100%. (...) L'année dernière il [Sol Hurok, son impresario] a organisé pour Mlle Anderson une tournée américaine de soixante-dix concerts. Jamais encore une cantatrice n'avait effectué un tel programme. Or, cette même contralto vient juste de se voir interdire la meilleure scène de la capitale. (...) Qui sait quelle révolution, les Filles de la Révolution américaines entendent empêcher, en se repliant derrière leur portique roman d'un blanc aveuglant? 'Réservé tous les soirs jusqu'à la fin de l'hiver, annonce le directeur de la programmation à Hurok. Pareil au printemps.' Les associés de l'agence, appellent pour proposer un autre artiste -100% aryen, cette fois-ci. On leur propose une demi-douzaine de dates. " [Richard Powers:"Le temps où nous chantions" p 56-57]



L'incident aurait pu en rester là, mais il trouve un retentissement considérable lorsque Eleanor Roosevelt décide de démissionner de l'honorable institution (4) en guise de protestation. Powers revient sur ce scandale: "Le Daily Worker s'empare de l'affaire. Des artistes expriment leur désarroi et leur colère - Heifetz, Flagstad, Farrar, Stokowski, mais l'Amérique ignore ces interventions étrangères. Une pétition signée par des milliers de gens n'aboutit à rien. Jusqu'à ce que tombe la bombe. Eleanor Roosevelt, grande patronne, mère de toutes les Filles, démissionne des Filles de la Révolution américaine. (5) La femme du président renie ses racines du jours au lendemain, en déclarant que jamais  aucun de ses ancêtres ne s'est battu pour fonder une telle république. (...) La First Lady (...) est furieuse. Admiratrice de longue date d'Anderson, elle avait engagé la contralto trois ans plus tôt pour une représentation. Et maintenant, la femme qui a chanté à la Maison Blanche ne peut monter sur la scène louée. Le Comité de protestation, créé par Eleanor Roosevelt spécialement pour l'occasion, cherche une autre scène (...). Walter White, président du NAACP, met le cap sur le Capitole avec la seule solution possible, un projet ayant suffisamment d'envergure pour éviter la catastrophe. Le conseiller présidentiel Harold Ickes est immédiatement d'accord. Il dispose du lieu de concert idéal. L'acoustique est atroce, et le confort pire encore. Mais alors, quelle capacité d'accueil! Mlle Anderson chantera en extérieur, aux pieds de l’Émancipateur. Il n'y a pas d'endroits pour se cacher, là-bas." (Richard Powers: "Le temps où nous chantions" p 58)

Harold Ickes, le secrétaire de l’intérieur - et à ce titre responsable des tous les monuments historiques américains - suggère que le concert se tienne au pied du Lincoln Memorial à Washington, lieu hautement symbolique d’émancipation et de liberté. Le 9 avril 1939, jour de Pâques, Marian Anderson chante devant une foule recueillie de 75 000 personnes. “America”, “O Mio Fernando”, tirés de La Favorite, un opéra de Gaetano Donizetti,  l’“Ave Maria” de Schubert et quelques negro spirituals (dont Troubles I have seen) figurent au répertoire.
Dans sa présentation à la foule de Marian Anderson, Harold Hicks lance à la tribune: "Dans ce grand auditorium à ciel ouvert, nous sommes tous libres et égaux. (...) Il y a 130 ans, Dieu nous a envoyé Lincoln pour restaurer la liberté à ceux à qui nous l'avions injustement retirée. Pour cela Lincoln a donné sa vie. Il est donc juste que Marian Anderson fasse entendre sa voix pour rendre hommage au grand Lincoln que l'humanité ne cessera d'honorer. Le génie ne fait pas de différence de couleur."

American contralto Marian Anderson performs in front of 75,000 spectators in Potomac Park. Finnish accompanist Kosti Vehanen is on the piano. (U.S. Information Agency [Public domain])
Eleanor Roosevelt ne participe pas au concert afin de ne pas éclipser Marian Anderson. Derrière leurs postes de radio, quelques millions d'Américains peuvent entendre le concert historique. "Pour les rédacteurs de la presse blanche et pour le sérail de Washington, le concert marquait la fin d'une controverse embarrassante; pour les dirigeants noirs, c'était un début enthousiasmant." (source A)  

Pour Roosevelt, son épouse a fait le pas de trop.En cette fin des années 1930, l'opinion américaine prône le repli sur soi isolationniste et plébiscite les valeurs puritaines traditionnelles. On assiste à un regain des préjugés racistes. Dans ces conditions, les puissants lobbys sudistes brocardent la first lady à laquelle on reproche d'être "une amie des noirs". Ses agissements sont une atteinte à la sûreté de l'Etat. D'aucuns considèrent que Mme Roosevelt cherche à instaurer un "gouvernement des jupons". En politicien pragmatique, le président refuse de remettre en causse sérieusement la ségrégation raciale de peur de s'aliéner les démocrates conservateurs du sud dont le soutien lui est indispensable pour mener à bien ses réformes sociales.

Conclusion:
Après la pitoyable décision des Filles de la Révolution, Marian Anderson peut enfin mener sa carrière sans encombre. (6) Elle reste assurément "une figure historique emblématique de la communauté noire américaine, une voix majeure dans le grand concert universel de ceux qui ont, par leur art et leurs actions, contribué à faire progresser une société toute entière vers plus de justice et d’huma­nité." [source B] Par une ironie dont l'histoire à le secret, la cantatrice donne le premier concert de sa grande tournée d'adieux... au Constitution Hall, là même où, un quart de siècle plus tôt,  elle n'avait pu se produire en raison de sa couleur de peau.
Après avril 1939, Eleanor Roosevelt poursuit son activité courageuse sans relâche (7). Sa disparition, le 7 novembre 1962, représente une perte immense, comme le rappelle ému le militant des droits civiques James Farmer. "J’avais les larmes aux yeux. Je crois que tout le monde dans la foule avait les larmes aux yeux. C’était quelque chose d’irremplaçable d’avoir une First Lady qui était une bonne amie. Elle était beaucoup plus une amie que Franklin. Il était un homme politique et il calculait les conséquences de chaque réponse qu’il donnait et de chaque pas qu’il faisait. Et il était talentueux. Mais Eleanor, elle, parlait avec sa conscience. Et agissait ainsi. C’était différent."

Notes:
1. Au moment où le chômage explose, la première dame veille à ce que les femmes ne soient pas reléguées au foyer, écartées du marché du travail pour céder la place aux hommes.
2. En parallèle, Eleanor collabore à plusieurs journaux et participe à des émissions de radio. En 1935, elle tient une chronique quotidienne intitulée: My Day. C'est un grand succès. Elle y raconte sa vie aux côtés du président, y donne des conseils pratiques aux femmes américaines sur le jardinage, la maternité, l'éducation des enfants. Très vite, Eleanor jouit d'une grande popularité. 
3. En 1938, alors qu'elle assiste aux échanges de la Southern conference for human welfare à Birmingham, elle n'hésite pas à s'asseoir à côté de son amie Mary Bethune, en violation des lois de l'Alabama.  Un acte très fort qui vient s'ajouter à d'autres prises de position comme son engagement personnel en faveur de l'abolition des lois anti-lynchage dans le Sud.
4. dont elle est elle-même une des membres les plus éminentes. 
5. Trois ans plus tard, en 1942, lorsque l’artiste souhaite, pour un concert donné dans le cadre des efforts de guerre, que les publics blanc et noir ne soient plus séparés dans ce même Constitution Hall comme c’est toujours la coutume, la même organisation de nouveau oppose un refus catégorique à cette requête.  
6. A l’automne de 1957, Marian Anderson est envoyée comme “ambassadrice de bonne volonté” en Inde et en Extrême-Orient par le Département d’Etat américain, tout comme Louis “Satchmo” Armstrong l’avait été en Afrique l’année précédente. En 1958, le Président Eisenhower la nomme déléguée au Comité des Droits de l’Homme aux Nations Unies. En janvier 1961, lors de la cérémonie d'investiture du président John F. Kennedy, la cantatrice interprète l'hymne américain.  
 7. Une fois les Etats-Unis entrés en guerre, Eleanor se jette à corps perdu dans l'effort de guerre, multipliant les visites aux troupes (en Angleterre, dans le Pacifique). Elle est progressivement écartée de l'entourage du président avec lequel les rapports se distendent. A la mort de Franklin, le 12 avril 1945, un nouveau chapitre de la vie d'Eleanor s'ouvre. Elle est appelée par Harry Truman, le nouveau président, à faire partie de la délégation américaine qui se rend à la conférence de Londres qui doit aboutir à la création des Nations Unies. Elle est nommée à la troisième commission des Nations unies qui s'occupe des droits humanitaires, de l'éducation et de la culture. Dès lors, elle occupe un rôle considérable dans l'élaboration très longue et complexe de la déclaration universelle des droits de l'homme. Ses détracteurs considèrent que cette déclaration va contre les intérêts américains, car la proclamation de l'égalité de tous les citoyens souligne un peu plus l'inanité de la ségrégation raciale aux Etats-Unis. Dès lors elle sillonne le monde, multiplient les voyages et conférences au cours desquels elle milite pour Israël, les Noirs et se bat pour un statut des femmes en politique. The Great lady s'éteint le 7 novembre 1962.

Negro contralto and the great emancipator. Washington, D.C., April 9. (Harris and Ewing, photographer [Public domain])
 

Sources:
Source A. Caroline Rolland-Diamond:"Black america. Une histoire des luttes pour l'égalité et la justice (XIX-XXIè siècle).", éditions la découverte, 2016.
Source B. Livret du coffret Frémeaux & Associés: "Marian Anderson (1924-1949)."
Source C. Lirico Spinto (France musique): "Black divas. Tout commence avec Marian Anderson",  22 février 2015.
Source D. Retronews: "1939 : Eleanor Roosevelt accueille la chanteuse noire Marian Anderson à la Maison Blanche."
Source E. France Inter: "Marian Anderson, la première chanteuse noire au Metropolitan Opera de New York."  
Source F: "Qui êtes-vous Eleanor Roosevelt ?", Documentaire de Patrick Jeudy diffusé sur Arte.
Source G: "le 9 avril 1939, Marian Anderson brisait la 'barrière de couleur'" 
 Source H: Richard Powers:"Le temps où nous chantions",  10/18, 2008. (une découverte majeure, merci Vero ☺)

Liens: 
- "The Sound of Freedom: Marian Anderson at the Lincoln Memorial"
- Clioweb: "Eleanor Roosevelt".  
- Télérama (François Gorin): "Marian Anderson, le temps où elle chantait