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mercredi 19 décembre 2012

267. Enrico Macias: "Adieu mon pays"

Cas unique dans l'empire colonial français, l’Algérie (1830-1962) attire très tôt une importante population d'origine européenne venue s'installer outre-mer. Ces populations, que l'on désigne comme les "Français d'Algérie", puis les "pieds-noirs" lors de l'indépendance, se caractérisent par une très grande hétérogénéité géographique, culturelle, sociale.
On compte parmi eux:
- des populations originaires du pourtour méditerranéen fuyant la misère: Espagnols, Italiens ou Maltais...  auxquelles viennent s'adjoindre des Allemands, des Suisses, ainsi que quelques Irlandais.
- de petits vignerons originaires du sud de la France, ruinés par la crise du phylloxéra dans le dernier tiers du XIXè siècle.
- divers proscrits: Communards ayant réchappé aux massacres, Alsaciens-Lorrains refusant l'annexion de leur région par l'Allemagne en 1870...
Enfin, l'assimilation des juifs autochtones vient renforcer le groupe des Français d'Algérie qui  est donc la résultante de l'union de ces populations bigarrées, longtemps opposées les unes aux autres. (1) 
Ainsi, comme le résume Sylvie Thénault, "le groupe des Français d'Algérie naquit (...) dans un triple creuset à la charnière des XIXè et XXè siècles: aspirations autonomistes, accroissement par endogamie, accès à la nationalité française."
Tous ont en commun la volonté de commencer une nouvelle vie. (2) Par ailleurs, au delà des différences culturelles, ce groupe de populations est travaillé par de fortes tendances à l'homogénéisation qu'incarne par exemple l'identification  commune au héros Cagayou, sorte de "pied-nickelé pied-noir". 

Place du gouvernement à Alger dans les années 1950.


* Échec relatif de la colonisation. 
C'est au cours des années 1880 et 1890 que la colonisation s'intensifie nettement. Certains migrants viennent  dans le cadre des programmes de colonisation rurale mis en place par le gouvernement. Mais, pour le plus grand nombre, les filières migratoires se structurent autour de la communauté villageoise et de la famille, hors de tout cadre officiel.
Dans un premier temps, l'immigration venue des pays voisins l'emporte largement sur celle venue de métropole (ce qui justifia l'adoption de la loi de 1889 permettant la naturalisation des enfants d'étrangers). Pour les nouveaux venus, d'où qu'ils viennent, les débuts s'avèrent souvent difficiles. La poursuite des affrontements militaires, les conditions climatiques éprouvantes, les épidémies provoquent de nombreuses pertes et rendent le travail pénible, conduisant un grand nombre d'émigrants à renoncer. Seuls les plus persévérants continuent à travailler cette terre, donnant naissance très progressivement à une nouvelle société.
Au bout du compte, l'appel au peuplement français de l'Algérie se solde par un échec relatif.
Dans son "Histoire de la colonisation", Denise Bouche note ainsi: " Cette promesse de concessions gratuites ouvrait l'espoir de s'établir propriétaires à des gens pour lesquels cette perspective avait constitué jusque-là un rêve inaccessible. [...] De grandes déceptions les attendaient de l'autre côté de la Méditerranée: les terres étaient à défricher, les maisons à construire. Un sixième des colons mourut rapidement un tiers se rembarqua." 


Échec encore par rapport au contrôle de l'espace algérien, car dans la majeure partie du pays, le peuplement européen reste infime et se concentre toujours plus dans les grandes villes du littoral (Oran, Sidi-Bel-Abbès, Philippeville, Bône, Alger). Contrairement aux espoirs initiaux des autorités, la population européenne rurale demeure limitée et plafonne au cours des années 1930, avant de refluer  vers les villes. Si bien qu'en 1954, on compte 80% d'urbains parmi eux.



* Une grande diversité sociale.
La population française d'Algérie (2) recouvre un ensemble très disparate de milieux sociaux qu'on ne saurait réduire à une minorité de riches colons à la tête d'immenses domaines agricoles (sur les spoliations foncières, voir un précédent billet). Certes, l'agriculture fait vivre environ 10% des familles, mais c'est bien la diversification  sociale qui est de mise. On compte parmi les 9/10 restant quelques industriels ou membres de professions libérales (6%), des cadres moyens et supérieurs (14%), 35 % de petits salariés (employés et ouvriers), ou encore des petits commerçants et artisans (13%). Dans les villes, cette diversification sociale est très sensible. 
 Au bout du compte,  si les Européens d'Algérie vivent mieux, en général, que les Algériens musulmans (avec des revenus cinq fois et demi supérieurs en 1955), il convient de rappeler qu'une majorité d'entre eux  mènent une vie laborieuse et modeste. On est loin de l'image de ces "colons à cravache et à cigare montés sur Cadillac" colportée avec complaisance par "une certaine presse" et que dénonce Camus.

Carte postale ancienne: "intérieur d'un café maure algérien".
 

* Deux Algérie.
A la veille de la guerre d'Algérie, tous jouissent du statut d'Européen, très avantageux par rapport à celui des Algériens. En effet, pour comprendre le déferlement des violences à partir de 1954, il faut rappeler l'inégalité consubstantielle au système colonial en Algérie. 
 La colonie compte un peu moins d'un million d'Européens et près de 8 millions de "musulmans". Or, ces "Algériens musulmans", 8 fois plus nombreux que les premiers, n'ont pas les mêmes droits que les Européens.
Sur le plan juridique, les sujets coloniaux restent soumis à un régime pénal spécifique connu sous le terme de "code l'indigénat". Instituées en 1881, ces mesures répressives qui remontent en fait à la monarchie de Juillet, fixent des infractions et des peines spéciales pour les indigènes qui sont ainsi soumis à un régime d’exception et soustraits aux juridictions normales. Reconduit jusqu'en 1927, ce "code" attribue des pouvoirs extraordinaires aux administrateurs et maire pour la répression des délits commis par les "indigènes". Il établit de fait une distinction entre les "indigènes" et les "Européens".
 
 Sur le plan politique, les Algériens musulmans ne disposent pas de la citoyenneté française.  
Si d'après le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, les Algériens musulmans sont bien de nationalité française, ils restent régis par la loi musulmane et non par le Code civil comme tout citoyen français. Or, l'accession à la citoyenneté française pour "les indigènes" algériens ne peut se faire que par naturalisation, laquelle exige l'abandon des traditions et du statut coranique. Cette procédure est donc considérée par les musulmans comme une apostasie, un rejet de l'islam. Si l'on y ajoute l'examen très tatillon des demandes par l'administration, on comprend aisément que le nombre de "naturalisés" n'ait pu être qu'insignifiant.
L'ordonnance du 7 mars 1944 reconnaît aux musulmans les mêmes droits et libertés qu'aux Français. Mais la citoyenneté accordée à tous est biaisée par la création de 2 collèges électoraux distincts dans l'Assemblée algérienne instituée par la loi du 20 septembre 1947. Ces deux bureaux comprennent le même nombre de délégués (15), mais l'un représente un million d'Européens et l'autre 8 millions d'Algériens. Un électeur du premier collège (Européen) à la même poids politique que 8 électeurs du second...
  Le principe d'égalité démocratique, qui veut qu'une personne soit égale à une voix, n'est donc pas respecté. Les Algériens demeurent des citoyens de seconde zone d'une République qui proclame pourtant l'égalité entre les hommes. (3)

Enfin, l'inégalité est aussi économique et sociale. Le revenu brut d'un Européen d'Algérie est très supérieur à celui d'un Algérien musulman.  De nombreuses régions d'Algérie sont dans un état de grande misère. Très peu d'enfants vont à l'école et un véritable fossé s'est creusé entre les deux sociétés.

Les tentatives de réformes susceptibles de modifier cette donne, sont systématiquement bloquées par les partisans du statu quo colonial qui se constituent en un puissant lobby. Pourtant très minoritaire, la bourgeoisie latifundiaire réussit à s'arroger le monopole de la représentation politique des Français d'Algériens. Cette oligarchie, dominée par quelques familles qui détiennent la grande presse, le crédit agricole, les circuits de distribution et la représentation parlementaire, bloque ainsi  l'attribution par l'Assemblée nationale d'une somme de 100 millions de francs pour l'amélioration de la situation sociale et scolaire des "indigènes" (en 1930). Ils s'opposent encore avec succès au projet de loi "Blum-Violette" de juin 1936, consistant à accorder la citoyenneté française sans abandon du statut musulman à une "élite" algérienne.

Bref, la colonisation avait créé une société inégalitaire, dans laquelle la majorité des ressources du pays appartenait à une population minoritaire. Et si des inégalités sociales existaient également à l'intérieur de chacune des 2 populations, elles restaient secondaires par rapport à l'inégalité fondamentale de statut qui continuait de soumettre le peuple vaincu au peuple vainqueur créant une situation tendue comme le note en 1943 "un évolué" musulman: "le bloc européen et le bloc musulman restent distincts l'un de l'autre, sans âme commune, l'un fort de ses privilèges et de sa situation sociale, l'autre menaçant par le problème démographique qu'il crée et par la place au soleil qu'il revendique et qui lui est refusée." 

 
* Ségrégation de fait.
Entre les deux communautés - bien qu'aucune loi n'impose de séparation - sévit une ségrégation de fait. Si dans les villes, les Algériens musulmans et les Européens apprennent dans les mêmes écoles (4), ils ne fréquentent en revanche que rarement les mêmes lieux de loisirs (bar, cinémas, plages). Les deux groupes cohabitent, mais ne se "mélangent" presque jamais. On compte ainsi très peu de mariages mixtes.
En 1958, Pierre Bourdieu, alors employé au cabinet du gouverneur Robert Lacoste considère la société algérienne comme une société de classe: "Elle est composée en effet de deux communautés juxtaposées et distinctes. L'appartenance à chacune de ces communautés est déterminée par la naissance: le type physique en est le signe comme parfois le vêtement ou le nom de famille. Le fait de naître dans une caste supérieure confère automatiquement des privilèges, ce qui tend à développer, chez celui qui en bénéficie, le sentiment d'une supériorité de nature."
Les relations sont donc loin d'être harmonieuses. On ne peut nier néanmoins que des liens entre les communautés ne se soient parfois tissés, que des relations de bon voisinage aient existé, que des amitiés solides se soient nouées. Une manière de vivre commune a pu se développer. Autant d'éléments qui interdisent de parler de société d'apartheid. Mais au bout du compte, c'est bien la méconnaissance de l'autre qui semble l'avoir emportée.
Le témoignage de Bachir Hadjadj, élève du lycée d'Aumale de Constantine en 1954, où se côtoient les jeunes Algériens et Européens s'avère à cet égard particulièrement éclairant:
"Plus nous avancions vers la fin de notre adolescence, plus nous prenions conscience qu'il y avait "eux" et qu'il y avait "nous". Et plus les contacts se faisaient difficiles. Lorsque nous eûmes pris conscience les uns et les autres que nous appartenions à deux mondes non pas seulement différents mais inégaux, nos rapports changèrent de nature. Nous fréquentions les mêmes classes du lycée, nous vivions à côté les uns des autres, nous étions parfois camarades, rarement plus. Les timides rapprochements intercommunautaires étaient vécus comme des désertions, et condamnés comme telles par la vigilante censure des deux mondes.
Il y a bien eu de très solides amitiés qui ont résisté à l'usure du temps et à la violence de la tempête, mais elles étaient l'exception. (...) Il y eut bien, également, quelques Roméo et Juliette qui bravèrent non seulement des familles et des clans, mais les sociétés elles-mêmes. Ils ont été rejetés avec une extrême violence, j'en connais des deux bords: leurs amours n'ont pu s'épanouir que loin de la colonie."

De Gaulle sur le balcon du gouvernement général d'Alger le 4 juin 1958.

* La guerre exacerbe les tensions. 
La guerre exacerbe les tensions et conduit à une radicalisation des positions respectives.
Au sein des "Français d'Algérie", la vie politique continue d'être confisquée par les "activistes" hostiles à la moindre concession. Noyés sous la masse des Européens partisans du statu quo, les libéraux ou progressistes, soucieux de réduire les inégalités qui menacent selon eux l'avenir de la colonie, sont inaudibles. 
Les actions terroristes et demandes radicales du FLN font redouter le pire à de nombreux "Français d'Algérie, qui ne croient guère aux garanties de respect des minorités avancées par les leaders du mouvement nationaliste algérien. 

Au sein des Européens d'Algérie, la perception des événements varie considérablement. Une majorité silencieuse attend, anxieuse, que l'armée ne rétablisse l'ordre. Pour leur part, les activistes ou "ultras" entendent empêcher par tous les moyens l'accession à l'indépendance et prétendent orienter la politique de la métropole. Ils utilisent les manifestations pour faire pression sur le gouvernement comme lors de la fameuse "journée des tomates" du 6 février 1956, au lendemain de laquelle le président du conseil, Guy Mollet, cède à leurs revendications (démission du général Catroux). Cette victoire politique en convainc beaucoup de ne jamais plus lâcher prise. Ce succès explique ainsi en partie le combat acharné et désespéré que livre les plus radicaux, persuadés qu'ils pourront de nouveau faire reculer le gouvernement.

Dans leur ensemble,  les Français d'Algérie approuvent le retour au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958. Son fameux "je vous ai compris" confirme cette impression. Aussi, le choix de l'autodétermination par ce dernier est perçu comme une véritable trahison. Dès lors, plus de Gaulle parle d'indépendance, plus les pieds-noirs durcissent leurs positions et s'insurgent contre la politique du général.
La hantise de devoir quitter le pays, encore très abstraite jusqu'au printemps 1961, semble inéluctable au lendemain de l'échec du putsch des généraux. Désemparés et craignant de tout perdre, de nombre Français d'Algérie se tournent alors vers l'Organisation de l'Armée secrète (OAS) dont les actions de plus en plus violentes exposent les Français d'Algérie à la répression des forces françaises et aux représailles du FLN (enlèvements).

L'OAS mène la "politique de la terre brûlée". Ici, un magasin en flamme à Alger.


Les accords d'Evian signés le 18 mars 1962 assurent que les Européens d'Algérie seront protégés et leurs biens respectés. Pourtant, les "pieds noirs" commencent à partir en masse. Certes, le cessez-le-feu du 19 mars marque la fin officiel des combats en Algérie, mais il n'empêche pas la violence d'atteindre son paroxysme. L'OAS considère les accords comme nuls et se lance dans une surenchère de violences auxquelles répondent les enlèvements et attentats du FLN. Le quartier de Bab-el-Oued à Alger se transforme le 22 mars en camp retranché des insurgés de l'OAS, entraînant des affrontements sanglants avec l'armée française. Le 26 mars, l'OAS organise une manifestation de soutien aux insurgés, rue d'Isly. Débordées, les forces de l'ordre tirent et tuent plusieurs dizaines de personnes. Désormais, les départs apparaissent à de nombreux Français d'Algérie comme une fatalité. En France, lors du référendum d'avril 1962, une très large majorité  des électeurs soutiennent les accords d'Evian. Espérant relancer le conflit et prétendant rendre l'Algérie à son état de 1830, l'OAS mène alors la politique de la "terre brûlée", multipliant attentats, incendies volontaires et assassinats de musulmans. En réponse, le FLN multiplie les enlèvements de civils européens (environ 3000, dont 1245 auraient été retrouvés vivants). Ce "terrorisme silencieux" crée une insécurité générale et déclenche l'exode massif des Français d'Algérie.
L'OAS a beau interdire les départs, elle les provoque en fait par la systématisation de son terrorisme et par son recours à la "terre brûlée".

* "La valise ou le cercueil."
Les mouvements migratoires de Français d'Algérie  en direction de la métropole sont perceptibles dès les débuts du conflit (envoi des enfants étudier en métropole, achats de propriétés dans le sud de la France). Mais, jusqu'au printemps 1961, ces flux demeurent limités (près de 100 000 personnes sont arrivées progressivement en France depuis 1959). Pour ceux qui partent, il ne s'agit que d'un exil provisoire. Or, à partir de cette date, le regain de violences entraîne des départs de plus en plus nombreux. Etant très minoritaires (1 Européen pour 8 Algériens musulmans), les premiers craignent, une fois l'armée française partie de se faire massacrer en raison des violences et des haines exacerbées par les derniers mois de guerre. Dès lors, ils n'ont guère le choix qu'entre "la valise et le cercueil", selon une expression employée à l'époque.
Or, si les autorités mettent en place une politique de régulation sociale dès l'été 1961, elles ne mesurent pas l'ampleur que vont prendre les départs. L'idée prévaut au gouvernement qu'une majorité des Européens qui "reviennent" en France, repartiront en Algérie une fois la situation apaisée. De Gaulle, par exemple, considère qu'il pourrait y avoir 300 000 Européens d'Algérie voulant s'établir en France, or on compte 3 fois plus de départs pour la seule année 1962.
La chronologie des départs correspond "aux événements traumatiques que sont pour les pieds-noirs" [Zancarini-Fournel/Delacroix] les accords d'Evian (18 mars), la fusillade de la rue d'Isly (26 mars), les actions terroristes perpétrées par les commandos de l'OAS  (mai-juin) auxquelles répondent les enlèvements d'Européens par le FLN (5), le référendum d'autodétermination (3 juillet), enfin le massacre d'Européens à Oran le 5 juillet, jour de l'indépendance algérienne. (6)

Désespérés, les Européens d'Algérie se résolvent la mort dans l'âme à faire leurs bagages et viennent grossir les rangs des longues files d'attente des candidats pour l'embarquement sur l'un des bateaux ou dans l'un des avions qui assurent des rotations ininterrompues entre l'ancienne colonie et la métropole.

Arrivée de pieds-noirs au port de Marseille en 1962.
 

* Un mauvais accueil.

Pour l'administration française, ils sont des "rapatriés", terme impropre dans la mesure où la plupart d'entre eux n'avaient jamais vécu en France. Il ne s'agissait donc pas pour eux d'un "retour", mais d'un véritable déracinement.
Pour les Français de métropole, ces rapatriés sont des "pieds-noirs". Cette étrange appellation, considérée au début comme un sobriquet péjoratif, est bientôt portée avec fierté par les Européens d'Algérie. 
Le départ d'Algérie constitue un terrible "arrachement" car il implique l'abandon de la terre des ancêtres. Les Français d'Algérie redoutent en outre de tout perdre, car, en dépit des garanties apportées par les accords d'Evian, les logements abandonnés sont considérés comme vacants et bientôt occupés par des familles algériennes. L'exil des pieds noirs est rendu d'autant plus douloureux qu'il se fait dans des conditions chaotiques. Le secrétariat aux rapatriés d'Algérie créé en août 1961, tente bien d'assurer le transport, le logement, la subsistance, puis le reclassement de ces populations, mais il est totalement submergé par le nombre de personnes à prendre en charge. Une majorité de pieds noirs doit se débrouiller par ses propres moyens pour se loger ou trouver un emploi (en dépit de la création d'une Bourse de l'emploi censée faciliter leur reconversion professionnelle). On ne peut toutefois soutenir que les pieds noirs aient été livrés à eux mêmes. Tout en la sous-estimant, l'Etat a su anticiper leur venue comme le prouve la loi du 26 décembre 1961 qui définit le statut des rapatriés.


Les propos du maire de Marseille en une d'un quotidien.


L'accueil réservé aux pieds noirs s'avère, dans l'ensemble, mauvais. Il faut dire que l'image des Français d'Algérie s'est nettement dégradée en métropole. "Glorifiés dans les années 1930 comme les héros de la grandeur française, ils sont, trente ans après, (...) accusés d'être les responsables de la 'sale guerre'."
Au mythique colon enracinant le drapeau de la patrie en terre africaine succède  l'image du colonialiste fasciste représenté par l'OAS. Considéré comme responsables des souffrances supportées par le contingent et comme le principal obstacle à la résolution d'un conflit devenu insupportable, le Français d'Algérie est désormais un gêneur qui a, par ailleurs, le tort d'incarner la mauvaise conscience d'un pays encore persuadé quelques mois plus tôt que "l'Algérie, c'est la France."

Les pieds noirs débarquent dans les quatre ports méditerranéens de Nice, Toulon, Sète et Marseille. Cette dernière devient un point de passage obligé pour une majorité de pieds-noirs. L'accueil y est plutôt hostile. A peine débarqués, les "rapatriés" subissent les quolibets des dockers de la cité phocéenne. La ville est chargée par le gouvernement d'accueillir temporairement les nouveaux arrivants, avant leur "dispersion" sur l'ensemble du territoire. L'hôtel Bompard ainsi qu'une cité HLM en construction sont réquisitionnés pour héberger les familles qui ne savent où aller. L'exode des pieds noirs - on estime à 200 000 le nombre de rapatriés à Marseille pour le seul mois de juin 1962 - paralyse totalement la ville. Les problèmes de cohabitations entre pieds-noirs et Marseillais se multiplient et la tension monte. 
Gaston Defferre, maire de la ville incite les pieds noirs en juillet 1962 à "aller se réadapter ailleurs". A partir de la fin de l'année, le nombre des rapatriés diminue progressivement dans la ville. Une centaine de milliers d'entre eux décident toutefois de s'y installer durablement.
 A une vingtaine de kilomètres de Marseille, Carnoux-en-Provence, créée par les Français repliés du Maroc, constitue un autre lieu d'accueil privilégié des rapatriés.
Entre ces derniers, qui reprochent à la métropole de les avoir abandonnés, et le reste de la population française qui voit les nouveaux venus d'un mauvais œil, la méfiance réciproque subsiste plusieurs années.




Couverture du PARIS MATCH du 02 juin 1962 consacrée à l'exode des Pieds-Noirs.

 

 

* Construire une vie nouvelle.

Certains rapatriés s'en sortent mieux que d'autres. Ceux qui avaient de la famille en métropole trouvent de l'aide le temps de se loger et de chercher un emploi. Pour les autres, l'adaptation s'avère parfois délicate. Au bout de quelques années cependant, la forte croissance économique que connaît la France permet l'intégration économique d'une grande majorité de rapatriés.


Beaucoup de pieds noirs gardent un temps l'espoir de pouvoir revenir en Algérie une fois le calme revenu. Mais la désolation s'accentue dès lors que l'espoir du retour n'est plus permis. Jacques Frémeaux constate: "Tous les départs n'auraient pas été définitifs. Le regret du pays perdu, un accueil pas toujours à la mesure du drame, auraient pu pousser nombre de réfugiés à tenter l'expérience du retour. Mais le tableau qu'offre l'Algérie de l'indépendance, avec les massacres du 5 juillet à Oran, et l'occupation massive de fermes, d'entreprises ou d'appartements prétendument vacants, découragent les espoirs de retour. La présence d'Européens dans l'Assemblée constituante algérienne ne peut contrebalancer le fait que, en dépit de déclarations bienveillantes, l'Algérie nouvelle va se fonder sur des valeurs peu acceptables par des Français: un islam exclusiviste, un arabisme de combat, un socialisme bureaucratique et souvent corrompu, un régime populiste et autoritaire peu soucieux des libertés politiques et individuelles. Il est caractéristique que les hommes les plus ouverts [notamment les pieds rouges] à l'expérience se soient découragés en quelques années."




* La construction de la mémoire pied-noire.
Rappelons d'abord que la mémoire des pieds-noirs est loin d'être monolithique et qu'il faut se garder de toute tendance à l'essentialisation. Plusieurs éléments clefs sont à prendre en compte pour en bien saisir la genèse: la guerre et son cortège de violences, les incompréhensions et tensions qu'elle attise entre les pieds-noirs et l'Etat français, enfin l'expérience traumatisante de l'exil et l'adaptation délicate sur une terre peu hospitalière.

La construction de la mémoire pied-noir contribue à développer un discours d'homogénéisation et de regroupement a posteriori, lissant la grande hétérogénéité culturelle et sociale des Européens d'Algérie. On perçoit très tôt une tendance à minimiser les différences pourtant bien réelles qui existaient au sein des Européens d'Algérie. Face à l’adversité, il importe pour eux de définir leur place dans la société française, en cherchant à se faire reconnaître par l’État comme groupe spécifique.
 Comme le rappelle Valérie Esclangon-Morin, "le déracinement, l'exil, ont donné aux Français d'Algérie une identité unique alors qu'ils représentaient, outre-mer, une société extrêmement hétérogène aussi bien dans les origines que dans la richesse." C'est aussi la raison pour laquelle ils s'approprient le terme de "pieds-noirs" qui leurs confère une identité existante qu'ils s'emploient à revaloriser.
L'identité de pied noir (à distinguer de celle de Français d'Algérie) émerge dans le drame de l'exil, ce qui en fait une une identité victimaire. Cette cristallisation de la souffrance (7) est parfois entretenue par une minorité qui s'enferme dans la "nostalgérie", ressassant le souvenir d'une Algérie mythifiée, sorte de paradis terrestre perdu.  Pour les enfants, qui n'ont pas connu la guerre, la transmission de cette identité meurtrie s'avère difficile.
J.J. Jordi rappelle qu'il n'existe pas vraiment de communauté pied noire, mais plutôt un groupe d'individus. (8) Or, certains se sont rapidement regroupés au sein de groupes de pression actifs qui se targuent de représenter l'ensemble des Français d'Algérie.
Capables de mobiliser leurs militants, ils attendent "réparation" d'un Etat que d'aucuns accusent de trahison et d'abandon. Ils se posent en interlocuteurs des pouvoirs publics sur lesquels ils tentent de faire pression. Dans le sud-est de la France, région de forte concentration des pieds noirs, ces associations essaient de faire relayer leurs revendications auprès d'élus redoutant d'être sanctionnés dans les urnes par un"vote pied noir" qui ne semble pourtant exister que dans leurs cauchemars. 

Des objets rapportés d'Algérie ont pu constituer localement des lieux de mémoire comme  la statue de Notre-Dame de Santa Cruz d'Oran (ci-dessus lors d'une procession) transférée dans la chapelle de la cité du Mas-des-Migues.


A partir des années 1970, c'est la quête identitaire des pieds-noirs qui semble l'emporter. Le Cercle algérianiste, fondé en 1973, "entend sauver une culture en péril" en tentant de doter le groupe d'une unité culturelle. "Parler de leur histoire, transmettre leurs valeurs, leur passé est alors une question vitale. D’autant plus que la terre aimée a disparu et que seule la mémoire peut la faire revivre."
D'après V. Esclangon-Morin, depuis la fin des années quatre-vingt, les débats sur le guerre d'Algérie, la place de l'immigration maghrébine en France incitent les pieds noirs à chercher de nouvelles voies pour fixer leur identité, "deux réponses, deux conceptions clairement différentes sinon opposées s’expriment. " La première entend promouvoir le métissage méditerranéen en rassemblant tous les individus issus des bords de la Méditerranée (associations Coup de soleil ou Pieds noirs pour l'Algérie).
La seconde conception consiste à vouloir réhabiliter l’histoire coloniale. Ses tenants aspirent à proposer une contre-histoire de la guerre d'Algérie qui n'aurait été racontée jusque là que par des historiens anticolonialistes, prompts à falsifier la réalité et à charger les pieds-noirs de tous les maux. Ils s'emploient donc à une réhabilitation de l’œuvre coloniale française.



* "Adieu mon pays."
Dans un article consacré à la mémoire des pieds-noirs, V. Esclangon-Morin écrit: "Une place particulière doit alors être faite à la communauté juive, considérée par Claude Tapia comme ayant toujours joué le rôle de “communauté tampon” en Afrique du Nord. Ce rôle, elle l’a sans doute encore joué en France, en se mettant en avant alors que les autres pieds-noirs n’osaient pas encore revendiquer leur particularité. Ils ont été les porte-parole de la douleur – Enricos Macias et ses chansons [...] – mais aussi ceux de l’humour."




Gaston Ghrenassia est un Algérien juif né à Constantine en 1938 d'une mère provençale et d'un père andalou. Ce dernier est violoniste dans l'orchestre du "cheikh" Raymond Leiris, maître de la musique malouf d'inspiration arabo-andalouse. Son assassinat en 1961, sans doute commis par le FLN, pousse de nombreux juifs de Constantine à s'enfuir en France. Parmi ceux qui quittent l'Algérie la mort dans l'âme se trouve Gaston Ghrenassia qui entame une carrière de chanteur sous le pseudonyme d'Enrico Macias. 
 Sa première chanson se nomme "Adieu mon pays". Elle lui permet de s'imposer comme le chanteur pied noir dont les titres sont empreints de la nostalgie du pays perdu.
Le narrateur du morceau quitte  son pays sans que les causes de son départ ne soient explicitées dans le texte. Ceci explique que la chanson ait pu être reprise à leur compte par  des pieds-noirs, des harkis ou des immigrés algériens.
Le départ d'Algérie est ressenti comme un terrible déchirement puisqu'il est question d’«adieu», d'une "chaîne dans l'eau qui a claqué comme un fou". 



Notes:
1. La loi du 26 juin 1889 sur la naturalisation automatique des enfants d'étrangers nés en territoire français résorba rapidement a population étrangère dans la population française. ("la fusion des races").
2. Dans son Portrait du colonisateur (1957), Albert Memmi constate:"On rejoint la colonie parce que les situations y sont assurés, les traitements plus élevés, les carrières plus rapides et les affaires plus fructueuses. Au jeune diplômé on a offert un poste, au fonctionnaire, un échelon supplémentaire, au commerçant des dégrèvements substantiels, à l'industriel de la main d’œuvre et des matières premières à des prix insolites.
[...] Ils tiendront donc le plus longtemps possible, car plus le temps passe, plus les avantages durent. L'essentiel de la colonie n'est ni dans le prestige du drapeau, ni dans l'expansion culturelle. Ayant découvert le profit par hasard ou parce qu'il l'avait cherché, le colonisateur ne sait pas encore quel rôle important il va jouer.
"

3. Rappelons en outre que les élections de 1948 sont marquées par un truquage massif des urnes afin que les nationalistes algériens subissent une déroute au sein du second collège.
4. Algériens et Européens fréquentent des écoles distinctes jusqu'en 1946, date à laquelle la partition disparaît. D'importantes disparités se maintiennent cependant. 90% des Algériens vivent hors des villes où se situent la majorité des écoles. Aussi, à la campagne, seul un enfant algérien sur cinquante va à l'école! 
5. Entre le cessez le feu (19 mars) et le 31 décembre 1962, plus de 3000 Français sont enlevés, dont 1200 sont morts et 600 sont portés disparus.
6. On dénombre 46 000 départs en avril 1962, 101 000 en mai, 356 000 en juin, 120 000 en juillet, 95 000 en août. 
7. Cette souffrance a bien sûr des fondements (la violence effrénée des derniers mois de guerre, les enlèvements).
8. Comme le note Raphaëlle Branche à propos des différents "groupes porteurs de mémoire [qui] accèdent à une certaine visibilité sociale" aux lendemains de la guerre: "S'ils s'autoproclament parfois représentants de communautés de mémoire, il faut cependant se garder d'imaginer qu'ils rendent compte exactement de la diversité de leurs membres, ou même que ces communautés existent au-delà de ceux qui interviennent publiquement." 



J'ai quitté mon pays / J'ai quitté ma maison  / Ma vie ma triste vie / Se traîne sans raison 

J'ai quitté mon soleil / J'ai quitté ma mer bleue / Leurs souvenirs se réveillent / Bien après mon adieu 

Soleil! soleil de mon pays perdu / Des villes blanches que j'aimais / Des filles que j'ai jadis connues 

J'ai quitté une amie / Je vois encore ses yeux / Ses yeux mouillés de pluie / De la pluie de l'adieu 

Je revois son sourire / Si près de mon visage / Il faisait resplendir / Les soirs de mon village 

Mais, du bord du bateau / Qui m'éloignais du quai / Une chaîne dans l'eau / A claqué comme un fouet 

J'ai longtemps regardé / Ses yeux bleus qui fuyaient / La mer les a noyés / Dans le flot du regret


Sources:
- Benjamin Stora, Tramor Quemeneur: "Algérie 1954-1962. Lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre.", les Arènes, Paris, 2012.
- Sous la direction d'Abderahman Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault: "Histoire de l'Algérie à la période coloniale, 1830-1962", La Découverte, 2012. 
- Jacques Frémeaux: "Usage et obsolescence des Français d'Algérie", in "Des hommes et des femmes en guerre d'Algérie", Éditions Autrement, collection Mémoires, 2003. 
- Guy Pervillé: "la guerre d'Algérie", Que sais-je?, PUF, 2012. 
- La Fabrique de l'histoire consacrée à "la construction de l'identité pieds noirs".  Invités: Marie Muyl, Eric Savarèse, Jen-Jacques Jordi et Yann Scioldo Zürcher.
-  M. Zancarini-Fournel; C. Delacroix:"1945-2005, la France du temps présent", Belin, 2010.
- Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche: "La guerre d'Algérie", La Documentation photographique n°8022, août 2001.
- Valérie Esclangon-Morin: "La mémoire déchirée des pieds-noirs." (Hommes & migrations) 
 - Pierre Daum: "Ces pieds-noirs qui sont restés après l'indépendance", in Les Collections de l'Histoire n°55, avril 2012.


Liens:
- Notre dossier l'Algérie et ses mémoires.
- De très nombreuses ressources sur le site de Guy Pervillé.
- "Les pieds noirs" dans le dossier consacré à la guerre d'Algérie sur le site d'HG de l'Académie de Lille.
- François Bensignor:"Enrico Macias, le doux amer." (PDF)