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mardi 22 novembre 2016

316: "La grève des mères"


La défaite du Second Empire contre la Prusse entraîne la proclamation de la République le 4 septembre 1870. D'abord fragile et menacé, le nouveau régime n'en résiste pas moins aux nombreuses crises qui jalonnent ses premières années d'existence (boulangisme, scandale de Panama, attentats anarchistes, affaire Dreyfus). Les années 1880 et 1890 sont aussi celles d'un intense patriotisme, entretenu par le souvenir sans cesse ressassé des "provinces perdues". Plus que jamais, la France aspire à la revanche. Dans cette optique, la forte chute de l'indice de fécondité français ne laisse pas d'inquiéter. Alimenté par l'esprit de revanche et la hantise de la "décadence", un courant nataliste puissant se développe à partir du dernier quart du XIX ème siècle. 
 
Entre 1891 et 1911, la population française passe de 38 340 000 habitants à 39 600 000 et ne s'accroît que d'1 260 000 individus. Cette stagnation démographique française inquiète d'autant plus qu'au cours de la même période, la population allemande croît chaque année de 500 000 âmes, passant de 54 millions d'habitants vers 1900 à 66 millions en 1914. De 1890 à 1896, pour 10 naissances françaises, on comptait 22 naissances allemandes.


 La France connaît en effet un déclin de sa natalité depuis la fin du XIXème siècle. Le taux de natalité français est alors le plus faible d'Europe. D'aucuns s'interrogent: "la France va-t-elle disparaître faute de naissances?"
Les démographes constatent que certaines années (1895, 1901, 1911) les décès l'emportent sur les naissances. La transition démographique, qui concernera bientôt une grande partie de l'Europe de l'Ouest, est bien plus précoce et marquée en France. A la différence de l'Allemagne et du Royaume-Uni, où la natalité reste élevée dans les milieux ouvriers, le recul touche ici toutes les catégories sociales. Certes, des nuances sont perceptibles selon que l'on vive en ville ou à la campagne, selon l'importance de la pratique religieuse régionale. Il n'empêche qu'à l'échelle du pays, la tendance de fond est bien celle d'une baisse sensible de la natalité. Certains parlent déjà de "dépopulation".
L'effondrement des naissances s'explique par une fécondité en berne. Or, contrairement à ce qu'avancent certains natalistes, cette chute ne trouve pas son origine dans une hausse de la stérilité des couples français, mais bien dans une choix assumé - pour les géniteurs potentiels - de limiter leur descendance. Le phénomène s'avère complexe et résulte de la combinaison de facteurs plus ou moins prégnants selon les régions et les milieux sociaux. 
- Certains Français font moins d'enfants afin de ne pas émietter leur patrimoines. En effet, en supprimant le droit d'aînesse, le code civil instaure le partage entre les descendants, ce qui n'est pas anodin dans un pays de petite et moyenne propriété comme la France. 
C'est donc l'espoir rendu possible d'une ascension sociale qui entraîne souvent la limitation volontaire des naissances.
- La perte d'influence de l’Église catholique, traditionnellement hostile aux pratiques contraceptives, contribue sans doute aussi à la baisse des naissances, en tout cas dans les régions déjà fortement déchristianisées (bassin parisien, Limousin). 
La sécularisation des sociétés se serait donc accompagnée d'un progrès des comportements individualisés. "En somme, en se débarrassant des régimes autoritaires, des Églises contraignantes, les individus ont acquis un droit de regard sur leur propre destin. " (cf: Arnaud-Dominique Houte)
- Parce qu'il retarde l'âge au mariage et donc la naissance du premier enfant, le service militaire a sans joué un rôle également.
Au bout du compte, les facteurs culturels et idéologiques se combinent aux facteurs économiques pour expliquer la forte baisse de la natalité française.

Ci-dessus: l'évolution du taux de natalité en France depuis 1800. A la veille de la grande guerre, le taux de natalité français (18,8‰ en 1913) est le plus faible d'Europe (environ 30‰ en moyenne). Pour 100 naissances dans les années 1874-1878, on en compte à peine 70 dans les années 1910.


Dans le contexte des tensions internationales qui affectent alors l'Europe, la question démographique nourrit de vifs débats. Le thème nataliste fait assez largement consensus dans les milieux dirigeants. Il se nourrit d'une hantise du déclin français, tant face à l'Allemagne qu'à l'égard du reste du monde dont la vitalité contraste avec la "stérilité" nationale. L'inquiétude est partagée par les catholiques qui voudraient remettre à l'honneur les valeurs familiales. 
Des économistes, anthropologues, médecins, statisticiens comme Paul Leroy-Beaulieu expliquent la dénatalité par la mentalité des Français refusant de donner la vie par égoïsme, refus des responsabilités et des efforts, médiocrité et routine, indifférence pour l'avenir du pays. Louis-Adolphe Bertillon s'insurge: "Nous transformons une partie de notre descendance en épargne, en capitaux, voilà pourquoi notre natalité est si restreinte."
Se plaçant sur un plan surtout moral, des romanciers  tels Paul Bourget ou Henri Bordeaux, mais aussi des journalistes cherchent à réhabiliter les valeurs familiales et dressent dans leurs écrits le portrait de familles nombreuses épanouies et heureuses.
 
Albert Bettanier:"La tâche noire". Sur ce tableau de 1887, le peintre met en scène un instituteur désignant avec sa règle les provinces perdues sur une carte de France. 

Face aux menaces que fait peser la dénatalité, le courant nataliste entend bien réagir.
Des organisations apparaissent et s'emploient à alerter l'opinion publique des dangers que ferait peser sur la France la dénatalité
Fondée en 1896, L'Alliance nationale pour l'accroissement de la population française développe une intense propagande, diffusant périodiques, ouvrages, conférences. Son fondateur, le célèbre statisticien et démographe, Jacques Bertillon, y lance régulièrement des alertes à la dénatalité. L'Alliance bénéficie du soutien ou de la sympathie de nombreux parlementaires, économistes (Leroy-Beaulieu), démographes (Arsène Dumont), écrivains (Zola). (1) Reconnue d'utilité publique en 1913, l'Alliance reçoit en outre des dons venant des milieux industriels. 
La création de la Ligue populaire des pères et mères de familles nombreuses, en 1908, vient renforcer le camp populationniste. Pour son dirigeant, le capitaine Simon Maire, accessoirement père de 12 enfants, "la famille normale est la famille de trois enfants; à partir du quatrième, la famille a payé plus que son tribut et la nation a envers elle une dette sacrée."
Pour remédier au spectre de la "dépopulation", ces organisations réclament de l’État la mise en œuvre d'une véritable politique nataliste impliquant mesures fiscales, primes à la naissance du troisième enfant, réforme des lois successorales, allocations familiales, etc. (2)

Le courant nataliste recrute au départ sur tous les bancs politiques. Ainsi, au cours de ses premières années d'existence, l'Alliance nationale pour l'accroissement de la population française regroupe en son sein dreyfusards et antidreyfusards, bourgeois catholiques et penseurs socialistes.
 Bientôt cependant, les "populationnistes" se recrutent principalement parmi les rangs nationalistes et ceux des tenants de l'impérialisme colonial; tous ceux pour lesquels le déclin constant de la natalité affaiblit irrémédiablement la puissance économique, politique, militaire et culturelle de la France. 
 Les théories démographiques se confondent de plus en plus avec les doctrines raciales teintées d'eugénisme dont se nourrit alors le discours sur la décadence française. Vacher de Lapouge considère par exemple que la dégénérescence, et donc la stérilité, est le fruit du mélange des races (dans son livre "Les Sélections sociales"). Pour le théoricien de la race, le problème n'est pas d'augmenter quantitativement la population française mais plutôt de la faire progresser qualitativement en faisant s'accroître le nombre des "eugéniques" (sujets héréditairement doués). Selon cette logique raciste, une population déclinante ne pourra éviter une infiltration d'étrangers qui abâtardira la civilisation. Or, le fait que la population française ne progresse que grâce à l'apport migratoire (des Belges et Italiens principalement), inquiète tous ceux qui redoutent la venue de ces "étrangers plus ou moins naturalisés, ou métèques [...] qui accaparent le sol de France." [affiche de l'Action française en 1906] 

Dessin de Jossot dans l'Assiette au Beurre n°178 (1904). Entouré de ses nombreux rejetons, le père de famille au regard bovin s'excuse: "On s'a oublié!" Dans ce numéro du journal anarchiste consacré à la grossesse, Jossot insiste sur les conséquences désastreuses des grossesses à répétition (infanticides, enfants handicapés, misère sociale)… Le dessinateur fustige également le discours hypocrite et culpabilisant de l’Église.
 


A l'opposé de ce courant nataliste, les néo-malthusiens développent un tout autre discours. Tout en prenant leur distance avec les vues sociales conservatrices de Malthus, ils considèrent que le maintien du monde ouvrier dans la misère résulte d'une fécondité non maîtrisée et préconisent donc le recours aux procédés anticonceptionnels. 
Les féministes voient dans ce mouvement la possibilité d'échapper aux risques des accouchements répétés et l'espoir pour les femmes de devenir maîtresses de leur corps. 
En 1896, le pédagogue Paul Robin, anarchiste et libre-penseur, fonde la Ligue pour la régénération humaine qui associe maîtrise de la fécondité avec un programme d'émancipation par l'éducation. A l'aide de tracts, de journaux (Régénération, Le Malthusien), de réunions (un congrès mondial néo-malthusien se tient à Paris en 1900), la Ligue informe les populations des pratiques anticonceptionnelles et plaide pour le droit à l'avortement


Avec La Maternelle, Léon Frapié obtient en 1904 le prix Goncourt. Le roman, qui s'inscrit dans une veine réaliste et populaire, décrit l'existence d'une jeune bourgeoise déclassée qui se fait embaucher comme femme de service dans une école maternelle des quartiers pauvres de Paris. L'auteur y met l'accent sur le drame des enfants de familles nombreuses, livrés à eux-mêmes et, la plupart du temps, réduits à la misère. Frapié y écrit: "Soyons moins nombreux et tout le monde aura du dessert."

Si les théories néo-malthusiennes demeurent plutôt marginales et sulfureuses, elles n'en continuent pas moins à se diffuser dans la société, parfois de manière militante. Elles remportent en particulier un grand succès auprès de la gauche libertaire et des anarcho-syndicalistes. (3) Pour ces derniers, la limitation des naissances contribue à l'émancipation de la femme et permet de mieux élever un nombre réduit d'enfants. Les plus radicaux appellent même de leurs vœux une "grève des ventres" (formule de la nihiliste Marie Huot) qui priverait le capitalisme de travailleurs et le militarisme de soldats. [on retrouve cette même idée dans la chanson de Montéhus]
 Les néo-malthusiens se heurtent à de vives résistances. Les procureurs saisissent et poursuivent systématiquement les brochures d'éducation à la contraception. (4)


Dessin de Jossot dans l'Assiette au Beurre n°178 (1904). Au tribunal, le juge interpelle l'accusée: " vous étiez seul pour le tuer." Celle-ci lui répond: "Nous étions deux pour le faire."


* La grève des mères.
Chansonnier en vue, Gaston Montéhus se fait connaître par des compositions volontiers pacifistes et antimilitaristes, au moment où bellicisme et patriotisme sont de mise.
En 1905, le chanteur compose et interprète "la grève des mères". Le morceau adopte un point de vue original puisqu'il inscrit la question des femmes dans la logique des guerres, sujet  habituellement considérée du seul point de vue masculin
Au moment même où la tension avec Berlin atteint des sommets (avec la crise de Tanger), la chute de la fécondité française devient une préoccupation majeure. Aussi, en incitant les femmes à réduire leur descendance pour priver les états-majors de la chair à canon indispensable aux guerres, Montéhus appuie là où ça fait mal.
La chanson remporte un grand succès et subit donc aussitôt les foudres de la censure. Le titre conduit même son auteur devant les tribunaux. Condamné en première instance à deux mois de prison ferme pour "menées abortives" en octobre 1905, Montéhus écope finalement d'une lourde amende en appel. La chanson restera interdite d'exécution publique et sa partition interdite de colportage. 
Au cours de la grande guerre, Montéhus tourne casaque pour se convertir au bellicisme cocardier. Selon une trajectoire proche de celle d'un Gustave Hervé, l'ancien chansonnier pacifiste devient un acharné va-t-en-guerre.





Conclusion: si l'on se réfère à l'évolution des taux de fécondité entre 1900 et 1914, la propagande nataliste semble être restée lettre morte.
Or, concrètement, bien peu est fait pour permettre à la fécondité de repartir à la hausse.
 La grande saignée des quatre années de guerre, et la persistance des taux de fécondité à un niveau très bas au lendemain du conflit incitent la chambre "bleu horizon" à créer en 1920 un Conseil supérieur de la natalité au sein du ministère de l'Hygiène, de l'Assistance et de la Prévoyance sociale. Parmi ses membres se trouvent de fervents natalistes qui parviennent à faire adopter le 31 juillet 1920 une première loi nataliste. La "loi de 1920" interdit toute information sur la contraception. En 1923, une nouvelle loi réprime très sévèrement toute incitation directe ou indirecte à l'avortement. 
 

LA GRÈVE DES MÈRES
 (Paroles de Georges Montéhus. Musique de R. Chantegrelet et P. Doubis - 1905)

Puisque le feu et la mitraille,
Puisque les fusils, les canons,
Font dans le monde des entailles
Couvrant de morts plaines et vallons.
Puisque les hommes sont des sauvages
Qui riaient le Dieu Fraternité
Femme de cœur, femme à l'ouvrage
Il faut sauver l'Humanité

REFRAIN:
Refuse de peupler la terre
Arrête ta fécondité
Déclare la grève des mères
Aux bourreaux crie ta volonté !
Défends ta chair, défends ton sang,
A bas la guerre et les tyrans !


Pour faire de ton fils un homme
Tu as peiné pendant vingt ans
Tandis que la gueuse en assomme,
En vingt second's, des régiments,
L'enfant qui fut ton espérance,
L'être qui fut nourri de ton sein
Meurt dans une horrible souffrance,
Te laissant vieill', souvent sans pain.
(REFRAIN)


Est-ce que le ciel a des frontières ?
Ne couvre-t-il pas l'monde entier ?
Pourquoi sut terre des barrières ?
Pourquoi d'éternels crucifiés ?
Le meurtre n'est pas un'victoire,
Qui sème la mort est un maudit ;
Nous n'voulons plus pour notre gloire
Donner la chair de nos petits.
(REFRAIN) 




Notes:
1. Avec Fécondité, Zola lance en 1899 un cri d'alarme et appelle de ses vœux le réveil de la fécondité nationale.
2. L'intense travail de propagande des associations natalistes conduit le gouvernement Waldeck-Rousseau à créer une commission de la dépopulation en 1901, mais elle est rapidement mise en sommeil. Au bout du compte, "la première mesure incitative n’apparaît qu’avec l’instauration de l’impôt sur le revenu en 1914, dont le calcul prend en compte le quotient familial." (cf: l'histoire par l'image)
3. Les réticences sont plus nombreuses parmi les socialistes. Pour Marcel Sembat, "plus le peuple fera d'enfants, plus nous aurons de révolutionnaires."
4. La répression frappe également les féministes qui osent aborder la question de l'avortement à l'instar de Nelly Roussel ou Madeleine Pelletier. Or le sujet reste tabou et les néo-malthusiens en condamnent le principe. En revendiquant le droit des femmes à dissocier la sexualité de la maternité, ces militantes avant-gardistes contribuent à faire entendre des voix féminines sur un sujet confisqué par les hommes.  


Sources:  
- Arnaud-Dominique Houte: "Triomphe de la République. 1871-1914", L'univers historique, Le Seuil, 2014. 
- Arnaud-Dominique Houte: "La France sous la IIIè République. La République à l'épreuve, 1870-1914, la Documentation photographique, 2014.
- La Fabrique de l'histoire d'E. Laurentin: "Déserteurs et protest singers: chanter contre la guerre."
- Michel Winock: "La Belle époque", Tempus. 
- La vie des idées: "La politique familiale, un tabou".
- "Montéhus, le chanteur engagé de 1900."
 - "Montéhus, le chansonnier humanitaire."
- Caves du Majestic: "La grève des mères  - Montéhus (1905), les Amis d'ta femme (2005)".
- Biographie de Montéhus

- La peur de la dépopulation
- L'Assiette au Beurre du 27 août 1904 sur Gallica

jeudi 10 novembre 2016

315. France Gall: "Sacré Charlemagne" (1964)

A la fin du VIIIème siècle, le Charlemagne cherche à renforcer l'administration royale. Il aspire également à répandre la foi chrétienne. La formation des fonctionnaires de l'empire et des clercs nécessitait donc la mise en place de structures éducatives solides. Le souverain carolingien et ses successeurs s'engagèrent dans une vaste réforme culturelle de grande ampleur connue sous le nom de "renaissance carolingienne".
Un millénaire plus tard, les manuels de la IIIème République forgèrent le mythe d'un Charlemagne "inventeur de l'école". En 1964, France Gall enfonça encore un peu plus le clou. 
Alors quoi? Charlemagne a-t-il vraiment inventé l'école? 

La Saint-Charlemagne vue par le Petit Journal, en 1892.


* La "renaissance carolingienne".
La renaissance carolingienne entend rétablir les valeurs culturelles de l'Antiquité classique, notamment en ce qui concerne la qualité du latin
Charlemagne  cherche en premier lieu à former convenablement les moines et clercs, spécialistes de la prière et ordonnateurs des sacrements, afin qu'ils puissent s'adresser à Dieu dans une langue correcte. La renaissance carolingienne est donc d'abord un mouvement de réforme religieuse. 
L'empereur a aussi besoin d'un personnel qui maîtrise une langue correcte pour l'administration de l'empire, à la fois au palais, à la chancellerie, et dans l'ensemble des parties du territoire impérial. Il faut donc écrire une langue compréhensible, mais aussi disposer de livres bien écrits, sur de bon supports. C'est ainsi qu'au cours du VIIIème siècle le parchemin supplante le papyrus, plus fragile. Les copies de manuscrits s'intensifient dans tous les monastères de l'empire au cours de la période carolingienne. (1) Le lent travail du copiste reste alors une activité fondamentale car lui seul permet la diffusion à long terme et sur un large espace des références culturelles communes à la société
Dans ces conditions, les grands monastères du nord et de l'est de l'empire (St Riquier, Corbie, St-Denis, Orléans, Fleury, Tours, Reichenau, Saint-Gall, Fulda), ainsi que quelques églises épiscopales (Metz), constituèrent les grands centres de culture de l'époque; les lieux de transmission du savoir antique (translatio studii). Dans les scriptoria, les copistes contribuèrent à sauver des pans entiers de la culture antique. L'intense production de manuscrits, encouragée par les abbés et les évêques, aboutit à la création de grandes bibliothèques (Agobard à Lyon ou Hincmar à Reims).


Une nouvelle écriture, très lisible et séparant bien les mots entre eux, fut également mise au point: la "minuscule caroline". (2) Pour mener à bien son entreprise de restauration de la culture, Charlemagne attira à sa cour un cercle de lettrés venus de divers horizons.  Le palais royal s'imposa alors comme un des lieux privilégiés de la renaissance carolingienne. Il possèdait son propre scriptorium où travaillaient des copistes et enlumineurs venus de toute l'Europe. Alcuin, un clerc anglo-saxon, s'imposa comme le principal inspirateur de la politique carolingienne en matière de culture et de formation. (3) Il devint le responsable de "l'école du palais" qui rassemblait un groupe de scribes, notaires, copistes, mais aussi de jeunes aristocrates venus faire leur éducation dans l'entourage royal. Paul Diacre, un lettré lombard et des grammairiens italiens tels Pierre de Pise et Paulin, le clerc espagnol Théodulf, fréquentaient également la cour de Charles. (4)
Tous ces lettrés carolingiens "ont pour point commun l'attachement à l'héritage antique, au texte de la Bible  et d'une façon générale à la grammaire et à la langue latine" (cf: Michel Sot, voir sources). La grammaire était alors considérée comme la discipline la plus importante, car celle permettant d'étudier la littérature (les païens Cicéron et Virgile, les penseurs latins chrétiens Jérôme et Augustin) surtout d'accéder à l'exégèse biblique.  
> Les lettrés carolingiens s'attachèrent donc en premier lieu à restaurer une langue latine classique, telle qu'elle était codifiée par Donat, au IVème siècle. C'est ce latin carolingien - qui n'avait désormais plus rien à voir avec la langue parlée - qui s'imposa comme la langue savante du Moyen Age et de l'époque moderne.





Le cantilène de Sainte-Eulalie. [Document conservé à la bibliothèque municipale de Valenciennes.]
Pour Régine Le Jan (cf sources) "La purification du latin est entreprise à la fin du règne de Charlemagne. Le retour au latin classique contribue à faire du latin la langue officielle de l'administration et de l'Eglise, tout en le fossilisant. [...] Le latin du VIIIè siècle restait intelligible au public de fidèles illettrés parce qu'il était très proche du protofrançais parlé. Le retour au latin classique coupe les langues romanes en voie de formation de la langue écrite qui n'est plus comprise, ce qui oblige à traduire les capitulaires et à prêcher en langue vernaculaire. " Aussi les premières œuvres en langue romane apparurent à la fin du IXè siècle à l'instar du Cantilène de Sainte-Eulalie, rédigé en ancien français dans les années 880 dans le scriptorium du monastère de Saint-Amand).


* Culture des élites, culture du peuple.
Pour bénéficier d'une solide formation, les fils des principaux personnages du royaume furent confiés à la prestigieuse école de la cour carolingienne d'Aix-la-Chapelle. L'enseignement prodigué y reposait sur les connaissances grammaticales et était confié à des ecclésiastiques de renom tels Alcuin ou l'Irlandais Clément).  
L'Académie palatine n'accueillait que quelques élèves, aussi les jeunes nobles qui ne pouvaient y accéder, recevaient leur formation dans les monastères ou auprès de "précepteurs" privés.   

Sur cette enluminure du manuscrit des Noces de Philologie et de Mercure de l'Africain Martianus Capella (IXè siècle), la grammaire personnifiée occupe la position du maître. Elle tient la férule, la longue tige destinée à la punition, et transmet le contenu des livres à l'oral. Les élèves disposent de tablettes (déjà!) en bois recouvertes de cire pour prendre des notes.


Qu'en est-il de la diffusion de la culture dans le peuple? Charlemagne est souvent présenté dans les livres scolaires de la IIIème République comme celui qui aurait "inventé" l'école. (5) 
Cette croyance se fonde sur plusieurs dispositions législatives consacrées à l'enseignement. En 789, le chapitre 972 de l'Admonitio generalis exige"qu'on rassemble non seulement les fils de condition modeste, mais les fils bien nés. Qu'on établisse des écoles pour l'instruction des garçons. Que dans chaque monastère, on enseigne les psaumes, les notes, le chant, le comput, la grammaire et qu'on dispose de livres bien corrigés". 
Selon ce texte chaque évêque devait ouvrir une école épiscopale et favoriser l'ouverture d'écoles paroissiales. Tout monastère devait posséder son école, ouverte aux jeunes oblats, aux futurs moines et aux futurs laïcs.
Peu après, une Épître adressée aux évêques et aux abbés insistait sur la nécessité de mettre en place un enseignement élémentaire: "Il nous a paru utile que les évêchés et les monastères... soient aussi consacrés à l'étude des Saintes Écritures et mis à disposition de ceux qui, avec l'aide de Dieu, peuvent se livrer aux études".

 Les sources ne permettent que rarement de vérifier la mise en application de ces prescriptions sur le terrain. Dans son diocèse d'Orléans, Théodulf demanda aux prêtres de tenir école dans les villages et les bourgs, sans en recevoir de rétribution ("sinon de petits cadeaux offerts par les parents"). 

 Toutefois, comme le rappelle Geneviève Bührer-Thierry & Charles Mériaux (voir sources),
 "ce programme [de scolarisation] repose avant tout sur le souci de former de bons chrétiens, qui soient à leur tour capables d'instruire leur famille. Les meilleurs d'entre eux sont aussi destinés à la prêtrise, mais dans tous les cas, on ne peut guère parler d'une généralisation de cette formation, et le fait que les mêmes recommandations soient répétées plusieurs fois dans le courant du IXè siècle incite à penser que le réseau de ces écoles 'paroissiales' ne devait pas être bien dense. "Il faut donc se garder de l'anachronisme qui ferait de Charlemagne le précurseur de Jules Ferry. Pour conforter cette croyance, les auteurs de manuels de la IIIème République se référèrent volontiers à une anecdote rapportée par Notker le Bègue, moine de Saint-Gall, dans un petit recueil d'histoires édifiantes composé dans les années 880. Selon l'auteur, un jour que Charles inspectait l'école du palais, le roi aurait réprimandé les fils de comtes qui bâclaient leur ouvrage, alors que les jeunes gens de moindre condition s'y appliquaient. Les auteurs de manuels scolaires de la IIIè République firent de cet épisode un bel exemple de "méritocratie". Dans les faits,  à de très rares exceptions (Ebbon, le fils de la nourrisse de Louis le Pieu), les élèves du palais étaient tous d'illustre naissance.
Qu'à cela ne tienne. En 1964, France Gall, alors âgée de 17 ans, reprit à son compte le cliché d'un Charlemagne "inventeur" de l'école. A peine diffusé sur les ondes, "Sacré Charlemagne remporta un énorme succès. Les paroles de la chanson étaient signées Robert Gall, le père de l'interprète. Sur une musique "colonie de vacances", la chanteuse posait sa voix acidulée particulièrement entêtante. France Gall contribua de la sorte à ancrer un peu plus encore l'image du Charlemagne père de l'enseignement primaire. (6)



Lettrine historiée sur le manuscrit de la Vita Karoli Mani. Abbaye Saint-Martial de Limoges, vers 1050.

 
Conclusion:  La renaissance carolingienne avait pour ambition première de former les cadres laïcs et ecclésiastique de l'empire en leur donnant les instruments nécessaires à l'exercice de leur fonction. Ce programme est-il alors atteint à l'issue de la période?
Entre 750 et 850, on assista à un élargissement du cercle des lettrésL'épiscopat franc et les milieux de la haute aristocratie paraissaient beaucoup mieux instruits. Dès lors, les souverains purent s'appuyer sur un personnel de grande qualité. La "renaissance carolingienne" se caractérisa encore par:
- une intense circulation des savoirs (par le biais notamment des échanges de manuscrits) et des hommes, d'un bout à l'autre de l'empire.
- la promotion de l'écrit et de l'écriture qui devinrent des éléments incontournables de l'autorité, royale ou divine.
 
Insistons sur le fait que le personnel très instruit ne se recrutait alors que parmi la très haute aristocratie. Le peuple a sans doute été exclu de cette renaissance culturelle.  
Au bout du compte - et n'en déplaise à France Gall - Charlemagne n'inventa pas l'école. Celle-ci est sans doute aussi ancienne que l'écriture elle-même et personne ne peut revendiquer son invention (même Céline Alvarez!).  


"Sacré Charlemagne"
Qui a eu cette idée folle / Un jour d'inventer l'école / C'est ce sacré Charlemagne
Sacré Charlemagne / De nous laisser dans la vie / Que les dimanches, les jeudis
C'est ce sacré Charlemagne / Sacré Charlemagne 



Un jour d'inventer l'école / C'est ce sacré Charlemagne / Sacré Charlemagne
Ce fils de Pépin le Bref / Nous donne beaucoup d'ennuis / Et nous avons cent griefs
Contre, contre, contre lui


Il n'avait qu'à s'occuper / De batailles et de chasse / Nous n'serions pas obligés
D'aller chaque jour en classe
Participe passé / 4 et 4 font 8 / Leçon de français / De mathématiques / Que de que de travail / Sacré sacré sacré Charlemagne

Il aurait dû caresser / Longtemps sa barbe fleurie* / Oh Oh sacré Charlemagne
Sacré Charlemagne

Au lieu de nous ennuyer / Avec la géographie / Oh Oh sacré Charlemagne / Sacré Charlemagne


Il faut apprendre à compter / Et faire des tas de dictées / Oh Oh sacré Charlemagne
Sacré Charlemagne

Participe passé / 4 et 4 font 8 / Leçon de français / De mathématiques / Que de que de travail / Sacré sacré sacré Charlemagne

Car sans lui dans notre vie / Y n'y aurait que des jeudis** / Oh Oh sacré Charlemagne (3X)


* En réalité, Charlemagne portait la moustache (les monnaies frappées en 800 l'attestent). La légende de la barbe fleurie remonte loin puisqu'il en est déjà question dans la "chanson de Roland"!
** à l'époque de la chanson, c'était le jeudi et non le mercredi après-midi qui était jour libre dans les écoles. 

Notes:

1. Il nous reste aujourd'hui environ 8000 manuscrits carolingiens, ce qui représente qu'une toute petite partie de ce qui a été produit.
2. Au XVIème siècle, les premiers imprimeurs prennent ce modèle d'écriture ancienne pour fabriquer les premières casses de plomb. Ce qui explique que cette écriture nous soit familière.
3. Ancien responsable de l'école épiscopale d'York, Alcuin rencontre Charlemagne en Italie en 781. Le monarque le convainc alors de le rejoindre à Aix-la-Chapelle. En 796, il quitte la cour pour devenir l'abbé du monastère St-Martin de Tours dont le scriptorium compte parmi les plus importants de l'empire. Spécialiste de la langue latine, Alcuin s'emploie tout particulièrement à l'amélioration du style et à une restauration du "bon latin".   
4. Leurs compétences sont mises au service de la révision du texte même de la Bible, à partir de la confrontation de différentes version de la Vulgate. L'idée d'Alcuin est de parvenir à un texte sans faute et surtout à un texte unique qui sera ensuite diffusé dans toutes les églises de l'empire.
5. Le 28 janvier (la St Charlemagne) est d'ailleurs la fête des écoliers méritants.
6. "C'est vrai que Charlemagne a inventé l'école?" Quel(le) professeur(e) d'histoire-géo n'a-t-il jamais eu à répondre à la question fatidique? Peu assurément. Et c'est là sans doute un excellent indicateur de l'influence profonde que la chanson populaire peut avoir sur nos représentations.  

Sources:
- Geneviève Bührer-Thierry & Charles Mériaux: "La France avant la France. 481-888", Histoire de France sous la direction de Joël Cornette, Belin, 2010.
- Régine Le Jan:"Histoire de la France. Origines et premier essor. 480-1180", Carré histoire, 2011.
- Michel Sot:"Une politique de la culture", in L'histoire n°406, décembre 2014.
- Charlemagne (742-814).