samedi 14 décembre 2019

Quand Alain Chamfort rendait un hommage à Colas et son Manureva.

Au milieu du XIX° siècle, la pratique du yachting apparaît au sein de la bourgeoisie anglaise et américaine au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. La voile ne devient vraiment populaire en France qu'à partir des années 1970 avec l'apparition de petits voiliers simples fabriqués à échelle industrielle
En parallèle se développe la course au large. La compétition sportive à la voile de longue distance prend la forme de courses transocéaniques telles que la Transat anglaise, la Route du rhum ou autour du monde à l'instar du Golden Globe Challenge et du Vendée Globe. (1) La course au large se diversifie sans cesse avec un nombre croissant de compétitions et de catégories mettant aux prises navigateurs professionnels ou amateurs, simples voiliers de séries ou trimarans les plus sophistiqués. Les conditions de sécurité se sont améliorées sur les bateaux, mais la navigation reste une activité périlleuse. Jamais à l'abri d'un accident, les skippers demeurent à la merci des éléments. Seul au milieu de l'océan le skipper est à la merci des éléments. La disparition soudaine d'un marin expérimenté plonge l'observateur dans l'effroi; le halo de mystère entourant la plupart des accidents contribue en outre à la formation de mythes et légendes comme dans le cas d'Alain Colas, dont le corps et l'embarcation s'évanouirent dans l'océan en novembre 1978. 
Gvdmoort [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]
* Les débuts du "Morvandiau flottant". 
C'est à Clamecy, un petit bourg de la Nièvre sur les bords de l'Yonne, qu'Alain Colas naît, le 16 septembre 1943. Sa région d'origine ne le prédispose guère à la navigation maritime et c'est par le plus grand des hasards que ce terrien devint marin. Nous sommes en 1965, Colas étudie à la Sorbonne: «J'étouffais à Paris, et puis un jour j'ai vu passer l'annonce dans un canard. On demandait un maître de conférence à la faculté des lettres de Sydney. (2) Je suis parti. Là-bas en Australie, et surtout à Sydney, la voile s'impose. La baie est extraordinaire, elle est sillonnée de voiliers. C'était tout de suite l'appel. Mes collègues pratiquaient la voile. Ils m'ont fait découvrir ce monde, cette vie et j'ai accroché immédiatement. J'ai navigué comme ça un an avec eux en baie de Sydney et, un jour, j'ai eu envie d'aller au large. Alors je me suis fait engagé comme french cook, comme cuisinier sur les bateaux de course croisière, les bateaux de haute mer. J'ai ainsi découvert le large.»
C'est une révélation. Colas entend rattraper le temps perdu et se consacrer corps et bien à sa nouvelle passion. En 1967, il rencontre Tabarly, venu disputer la course Sydney-Hobart. La vedette nationale de la voile lui propose alors d'intégrer son équipage, le temps d'une croisière en Nouvelle Calédonie. Au contact des baroudeurs des mers de l'équipe de Tabarly, l'ancien marin d'eau douce observe, apprend. Avec son mentor, il parcourt les mers du monde entier et aide à la conception, puis la construction de Pen Duick IV, le nouveau bateau de Tabarly.

La personnalité de Colas surprend. Dans un milieu dominé par les Bretons, volontiers discrets et taiseux, il détonne. Lyrique et passionné, le marin s'enthousiasme pour cette vie d'aventure. En 1970, avec ses maigres économies de maître conférence et le soutien de sa famille, il rachète Pen Duick IV à Tabarly. Pour financer ses traites, Colas se fait journaliste, filme ses périples. Olivier de Kersauson se souvient: "Nous, on n'était ni très ouverts, ni très chaleureux. On faisait du bateau, on aimait bien ce métier. En fait, le reste du monde ne nous intéressait pas. Donc, que quelqu'un qui soit extérieur à notre clan, à nos rêves, s'intéresse à nous, ça nous gênait un peu, c'était un peu perturbant. (...) C'était un peu un Parisien pour nous, au sens de quelqu'un qu'on ne connaît pas, qui ne vit pas avec nous, avec lequel on ne peut pas avoir de points de souvenirs, de références. (...)
Tu assistais à une conférence de Colas, il te parlait d'une mer que, moi, je ne connaissais pas. Mais peu importe. Je n'aurais jamais pu raconter ce qu'il racontait. Mais il transmettait, putain. Il transmettait son émotion, ses joies, ses difficultés. Il le faisait bien. Les gens ne se trompent pas. Le public et les gens qui viennent écouter quelqu'un qui parle, si il n'est pas authentique, il peut aller se faire jeter. Et bien là, ça passait; la salle, elle écoutait tu vois. On aurait pu entendre un notaire voler. Silence total. C'était génial."

Le Manureva à St-Malo, en novembre 1978. Gvdmoort [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]
* Exploits et succès.
Insatiable, Alain Colas enchaîne les exploits. Le 8 juillet 1972, il triomphe dans la transat anglaise après 20 jours, 13 heures et 15 minutes de traversée, pulvérisant ainsi le record de l'épreuve. C'est la première fois qu'un multicoque remporte la course. (3
Depuis St-Malo, le 6 novembre 1973, le navigateur entame un tour du monde par les trois caps, en solitaire et multicoque. Pour affronter le mythique Cap Horn, Colas transforme Pen Duick IV qu'il rebaptise Manureva, "l'oiseau du voyage" en tahitien. De retour dans la cité malouine le 28 mars 1974, 169 jours après en être parti, il améliore l'ancien record de 32 jours.
Le Morvandiau entend désormais construire SON bateau. Il rêve d'un très grand voilier, sorte de «cathédrale des mers» manœuvrable par un seul homme. Pour mener à bien cette tâche, le marin se transforme en ingénieur. A l'aise devant les caméras, il prend plaisir à raconter la mer et gère sa communication avec brio. En quête de fonds, il conclut un accord avec la presse quotidienne régionale, puis convainc Gilbert Trigano, le patron du Club Med, de financer son projet. Dans le petit monde nautique français, son attitude et ses projets pharaoniques agacent parfois. (4)
Le 19 mai 1975, alors qu'il rentre d'une sortie en mer avec des proches, Colas jette l'encre pour freiner son bateau, mais prend son pied dans une bobine de fil. Il est lourdement blessé. Pendant dix mois, le navigateur subit une vingtaine d'opérations, mais parvient à sauver son pied de l'amputation. Depuis son centre de rééducation, il supervise la construction du "Club Méditerranée", son futur navire. Le "boeing des mers" est mis à l'eau le 15 février 1976. En juin, il est au départ de la transat anglaise. Pour la première fois, il affronte Tabarly, son ancien mentor. Très vite, les conditions climatiques sont épouvantables. Cinq dépressions s'abattent sur les participants. Contraint à faire escale à Terre Neuve pour réparer ses voiles, Colas se fait coiffer au poteau par son maître.
"Ce que je crains, comme tous les solitaires, c'est le risque de passer par dessus bord. Et ce que je crains aussi bien sûr, c'est, comme tous les solitaires, le risque de passer par-dessus bord et de n'avoir personne pour vous repêcher. Passer par-dessus bord et voir le bateau qui s'éloigne, ça c'est la hantise de tous les solitaires." [video]

Gvdmoort [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]
Après l'échec de la transat anglaise en 1976, Colas prend du recul car, avec la défaite, arrivent aussi les problèmes financiers. Pour rentabiliser le "Club Méditerranée", il lance l'opération "Bienvenue", organisant des visites sur son bateau, donnant des conférences pour transmettre sa passion et raconter ses exploits. L'envie de renouer avec la compétition le gagne bientôt. En novembre 1978, à bord du Manureva, Colas prend le départ de la route du rhum. Pendant la course, il intervient tous les jours sur l'antenne de RMC. Alors qu'il reste une dizaine de jours de course, le 16 novembre, il prend la parole. « Tout va bien. Le bateau fonctionne à merveille, et j’ai retrouvé le contact avec mon trimaran. L’expérience acquise sur mon quatre-mâts Club Méditerranée me sert beaucoup. Désormais, je travaille plus en réflexion qu’en vitesse. Chacun de mes gestes s’enchaîne en douceur dans les manœuvres. Le pied se pose au bon endroit, la main et l’épaule s’appuient là où il faut. Je mène Manureva avec moins de douceur qu’autrefois, mais je crois qu’il m’en sait gré. »
Le lendemain, le navire entre dans une dépression creuse. Les vents portants d'une force terrible forment alors des creux de 6 à 7 mètres. Dans ces conditions, les bateaux atteignent des vitesses impressionnantes. Lors de son dernier appel, Colas lance: "Je suis dans l’œil du cyclone. Il n'y a plus de ciel; tout est amalgame d'éléments, il y a des montagnes d'eau autour de moi."A partir de ce moment là, plus personne n'aura de nouvelles du navigateur et de son embarcation. Dans un premier temps, les observateurs attribuent le silence radio aux vicissitudes de la course, mais 24 heures après l'arrivée des premiers concurrents à Pointe à Pitre (Birch et Malinovsky), il faut se rendre à l'évidence: il est arrivé quelque chose. Le 4 décembre, la marine nationale lance un plan de secours; les recherches officielles débutent. L'attente commence, insupportable, seulement rompue par des faux espoirs. La zone à quadriller est immense et couvre près de 5 millions de km². Plus de 350 heures de vols sont menées au cours de 36 missions pour tenter de localiser le navire, mais rien n'y fait, Colas et son Manureva restent introuvables. Semaine après semaine, les recherches diminuent en intensité, avant de cesser totalement.

Les conditions de la disparition du bateau ouvrent la voie à toutes les spéculations. D'aucuns envisagent un démâtage suivi d'un renversement, d'autres imaginent une collision avec un cargo. Certains incriminent la personnalité d'un marin casse-cou et trop sûr de lui. Les plus intrépides envisagent même une disparition volontaire de Colas, qui aurait ainsi échappé à ses créanciers. Cette disparition radicale entretient un halo de mystère et une légende mise en musique l'année suivante par Alain Chamfort, sur un texte de Serge Gainsbourg.


* "Où es-tu Manu Manureva?"
Au moment de la disparition du Manureva, Alain Chamfort travaille à Los Angeles sur son troisième album. Le chanteur, qui tient une mélodie accrocheuse, demande à des paroliers de lui soumettre des propositions. Serge Gainsbourg se fend d'un premier texte intitulé Adieu California. Chamfort n'est pas convaincu du tout. « Sur Adieu California, quelque chose me gênait. On parlait de Marilyn Monroe, de Santa Monica, thèmes que je trouvais un peu démodés. J'étais embarrassé. Comme l'auteur était Serge Gainsbourg, tout le monde trouvait ça formidable. » De guerre lasse, Chamfort - qui doit revenir des Etats-Unis avec une version chantée sur la musique lancinante et dynamique - enregistre un premix d'Adieu California. De retour à Paris, l'accueil est enthousiaste. La fabrication du 45 tours est lancée. Le chanteur reste pourtant convaincu que le titre va se planter. Aussi demande-t-il à Gainsbourg de lui réécrire des paroles.
Sur ces entrefaites, le chanteur à la tête de choux entend parler du Manureva lors d'un dîner avec le navigateur Eugène Riguidel. Chamfort se souvient de son appel, le lendemain: "Serge me dit: «Manu Manureva» avec sa voix comme ça. [il imite la voix de Gainsbourg] (...) Autant Adieu California me gênait, autant Manu Manureva me semblait évident. «Je trouve ça poétique, c'est doux, ça fonctionne. C'est quoi? Qu'est-ce que ça raconte?» Là il m'a annoncé que c'était le nom de baptême du bateau d'Alain Colas. Alors à ce moment là, j'ai eu un mouvement de réticence. Je lui ai dit: «Mais attend, c'est quand même un peu délicat d'envisager d'écrire une chanson sur quelqu'un qui est disparu en mer, dont on a abandonné les recherches. Ça me gêne d'utiliser cet accident. Je ne trouve pas ça très respectueux. » Il m'a dit: «Mais ne t'inquiète pas, on va écrire un hommage.» Le lendemain, il m'a appelé pour lire le texte de Manureva et, effectivement, il n'y avait plus de doutes possibles. (...) J'étais convaincu que la chanson prenait sa juste place." [source F]
Dès sa sortie, le disque fait un carton et devient le tube absolu d'Alain Chamfort. 
 La famille d'Alain Colas a reçu cette chanson de plein fouet, comme un "uppercut", mais aujourd'hui, c'est ce qui lui permet "de garder la mémoire"Pour Jean-François Colas, le frère du navigateur Alain Colas, disparu en mer, ce morceau reste un refrain lancinant. "Cette chanson, forcément, elle m'a pris aux tripes parce qu'elle pose une question que j'ai toujours en moi", confie-t-il.




Manureva
Manu Manuréva
Où es-tu, Manu Manuréva?
Bateau fantôme toi qui rêvas
Des îles et qui jamais n'arriva
Où es-tu Manu Manuréva
Porté disparu Manuréva
Des jours et des jours tu dérivas
Mais jamais-jamais tu n'arrivas
Là-bas
As-tu abordé les côtes de Jamaïca?
Oh, héroïque Manuréva
Es-tu sur les récifs de Santiago de Cuba?
Où es-tu Manuréva?
Dans les glaces de l'Alaska, ah-ah?
Où es-tu Manu Manuréva?
Porté disparu Manuréva
Bateau fantôme toi qui rêvas
Des îles et qui jamais n'arriva
Tu es parti oh, Manuréva
À la dérive Manuréva
Là-bas
As-tu aperçu les lumières de Nouméa?
Oh, héroïque Manuréva
Aurais-tu sombré au large de Bora-Bora?
Où es-tu Manuréva, ah-ah?
Dans les glaces de l'Alaska, ah-ah?
Où es-tu Manu, Manuréva?
Porté disparu, Manuréva
Des jours et des jours tu dérivas
Mais jamais-jamais tu n'arrivas
Là-bas

Notes:
1. La Transat anglaise, considérée comme la première véritable course transatlantique en solitaire, est organisée pour la première fois en 1960 par le magazine The Observer. En 1968, le Sunday Times imagine le Golden Globe Challenge, la première course autour du monde, en solitaire, sans escale et sans assistance. En 1978, la route du Rum permet de rallier Saint-Malo à Pointre à Pitre. Enfin le Vendée Globe, une course autour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance, sur des voiliers monocoques, naît en 1989.
2. Il n'a aucun diplôme adéquat, sa candidature est donc logiquement refusée. Le 11 janvier 1966, il embarque quand même sur un cargo pour l'autre bout du monde.  Obstiné, il finit par obtenir un poste en littérature française à Sydney. 
3. La transat anglaise est une course en solitaire qui se déroule tous les quatre ans. De Plymouth à Newport, les navigateurs traversent l'Atlantique contre les vents dominants. Colas a 29 ans, de l'ambition à revendre. Il a le verbe haut, des rêves de grandeur. Les Français découvrent alors le style Colas. "Le record, c'est plus de trois semaines: 26 jours. Mais moi, 3000 milles dans l'océan indien, je les ai torché en 12 jours et 14 heures. Mon bateau, ça fait trois ans que je vis à bord, ça fait 80 000 km que je passe dessus. C'est le prolongement de moi-même. Il fait partie de moi ou je fais partie de lui, si vous voulez. On se connaît. Je le connais. Je sais ce qu'il vaut. Je sais ce que je peux faire avec lui. Je sais jusqu'où je peux aller, jusqu'où il ne faut plus continuer." Ce bateau se nomme Pen Duick IV, l'ancien navire d'Eric Tabarly, la grande vedette nationale de la course à la voile. Ce trimaran tout en aluminium long de 21 mètres a une forme d'araignée.
4. Interrogé sur le futur bateau de son ancien équipier, Tabarly lâche: "C'est un très grand bateau. C'est une expérience intéressante, enfin je ne sais pas... A-t-on besoin de 21 mètres? Je n'en suis pas très sûr." 

Sources:
A. "Alain Colas, la disparition d'un héros des mers
B. Archive vidéo.
C. INA: "Alain Colas"
D. Wikipédia: "Manureva" (chanson)
E. "Où es-tu Manu Manureva?" 
F "Alain Chanfort: Histoire de Manureva, dérive et succès"
G. Page wikipédia consacrée à Manureva.

vendredi 15 novembre 2019

"Casa del Mouradia", une chanson pour dénoncer le braquage de l'Algérie par le clan Bouteflika.

Depuis le 22 février 2019, chaque vendredi, des milliers d'Algériens manifestent dans les rues des grandes villes du pays pour rejeter le système en place. A l'origine, les manifestants s'opposaient à la volonté d'Abdelaziz Bouteflika, le président sortant, de  briguer un cinquième mandat consécutif. Devant l'ampleur du mouvement populaire, la "momie" s'est résolu à jeter l'éponge. Pour autant, les défilés se poursuivent, inlassablement, tant les motifs de mécontentement persistent. Les critiques acerbes visent désormais le gouvernement intérimaire, contrôlé de facto par les militaires. Le chef d'état major, le général Salah, est accusé de vouloir imposer à tout prix la tenue d'élections présidentielles le 12 décembre. Pour les manifestants, les dés sont pipés et les résultats courus d'avance. A cela s'ajoute une nouvelle revendication: l'abrogation du projet de loi sur les hydrocarbures, élaboré en toute opacité par un pouvoir frappé d'illégitimité. De manière plus profonde et générale, les Algériens s'insurgent contre le détournement des ressources du pays (1) par un clan corrompu et autoritaire, dont la perpétuation au sommet de l’État ruine toute perspective d'avenir. Les manifestants expriment leur désespoir face à la "mal-vie", cette existence sans horizon. Leur détermination est immense. "On ne s'arrêtera pas" scande-t-on dans les cortèges.
Face aux manifestants, le gouvernement intérimaire s'emploie à faire taire les personnalités les plus en vue et la répression s'abat sur les leaders d'opinion.  La situation est d'autant plus périlleuse que les Algériens ne peuvent compter sur aucun soutien extérieur. La rupture de confiance est totale entre une majorité de la population et un pouvoir frappé d'infamie, mais qui n'entend pas abdiquer. La situation paraît donc dans l'impasse.

* Bouteflika, le président zombie. 
Dans les cortèges, les manifestants entonnent la Casa del Mouradia, une chanson composée en 2018 par Ouled El Bahdja, un des groupes de supporters de l'Union Sportive de la Medina d'Alger (USMA). Le titre se réfère à la Casa de papel, la série au succès planétaire narrant les aventures d'une bande de sympathiques braqueurs de banques. Ici, Ouled El Bahdja assimile El Mouradia, "la maison présidentielle" à une "maison de voleurs". Dans le morceau, le palais présidentiel algérien fait l'objet d'un braquage, mené par Bouteflika et sa clique de mafieux; Bouteflika le zombie, le fantôme, le portrait...



Pour bien comprendre la situation actuelle de l'Algérie, il est nécessaire de se replonger dans les décennies passées. 
Au sortir de la guerre d'indépendance, le régime s'appuie sur les richesses du sous-sol pour se développer. Avec l'arrivée au pouvoir de Houari Boumédiène en 1965, le régime s'oriente vers une structure bureaucratique et militaire inspirée du modèle soviétique. Les réformes économiques reposent sur la nationalisation des hydrocarbures. Le pouvoir espère utiliser la manne pétrolière pour développer d'abord l'industrie lourde pour permettre ensuite l'essor d'une industrie légère (cette deuxième phase ne verra jamais le jour). Avec le premier choc pétrolier en 1973, les cours du pétrole s'envole et le pays s'enrichit , mais la médaille a son revers. L'économie algérienne reste une économie de rente, très dépendante des exportations d'hydrocarbures, et  donc des fluctuations des cours. L'effondrement des prix au cours des années 1980 assèche les ressources nécessaires aux politiques de redistribution, au moment où le pays connaît une forte croissance démographique (la population a doublé depuis l'indépendance). La situation sociale devient explosive. 
Dans la foulée, une série d'émeutes et de grèves obligent le régime à s'ouvrir au multipartisme. Les résultats du premier tour des élections législatives de 1991 laissent entrevoir l'arrivée au pouvoir du Front Islamique du Salut (FIS). L'armée décide d'interrompre le processus électoral et instaure l'état d'urgence. C'est le début d'une guerre civile de 7 ans. De 1992 à 1999, terreur et violence s'abattent sur l'Algérie. Le conflit, qui oppose l’État à une multitude de groupes islamistes, provoque la mort de 150 à 200 000 personnes. En 1999, à l'issue de la "décennie noire", Abdelaziz Bouteflika devient le président d'un pays traumatisé. Il met en place une politique de réconciliation nationale qui passe par l'amnistie des anciens belligérants. La paix et une certaine stabilité reviennent, mais les problèmes structurels du pays demeurent. 
Grâce à l'argent de la rente pétrolière, Bouteflika lance une réforme agraire visant à atteindre l'autosuffisance alimentaire du pays et met en place une politique de développement dans divers secteurs économiques (agro-alimentaire, métallurgie, mécanique, électronique, tourisme). L’absorption des capitaux dans le développement des infrastructures, le conflit ouvert entre l’État et les entrepreneurs privés, la mauvaise gestion étatique, la corruption et l'évasion fiscale constituent autant de facteurs explicatifs à l'échec des mesures économiques adoptées. Pour les populations, la captation de la rente pétrolière par le pouvoir, associée aux difficultés économiques du quotidien, rendent la situation insupportable. A l'issue des quatre mandats présidentiels successifs d'Abdelaziz Bouteflika, la situation ne s'est guère arrangée. Dans ces conditions, l'annonce de sa candidature en vue d'un cinquième mandat, a été perçue comme une véritable provocation.

Adjer [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]
* Les stades de foot, hauts lieux de la contestation. 
Depuis de nombreuses années, les stades constituent un lieu de contestation. " Depuis l’indépendance, en 1962, les stades sont la caisse de résonance des revendications sociales de toute la jeunesse masculine. Historiquement, les clubs de football ont toujours été un espace de contestation du pouvoir. Ils revêtent une dimension sociopolitique de résistance et de lutte anticoloniale", explique Youcef Fatès. Lors de la colonisation, le public entonne déjà des chants religieux afin de mettre en avant son identité arabo-musulmane. En Kabylie, les supporters scandent leurs paroles en langue amazigh, afin d'affirmer leur identité culturelle et contrer l'arabisation du pays. Lorsque la répression s'abat sur la jeunesse en octobre 1988, les tribunes résonnent en hommage aux manifestants tués par les forces de l'ordre. Dans la décennie suivante, les partisans du FIS réclament en chanson l'instauration de la "Dawla islamiya" ("République islamique"). "Dans les années 2000, l’émergence de la culture ultra (2), avec ses slogans anti-autoritaires et ses chants plus élaborés, a accentué le rôle contestataire des tribunes algériennes. Avec l’obstination du clan Bouteflika à se maintenir au pouvoir, les supporteurs ont été l’étincelle du soulèvement antirégime à l’œuvre depuis le 22 février", explique Fatès. (source D)

* Chanter pour mieux dénoncer. 
Comme il n'y a pas d'espaces de liberté, pas de manifestations possibles, le stade et ses chants de supporters étaient considérés comme les seuls exutoires pour crier le ras le bol, dénoncer la "mal vie", envoyer des messages forts aux gouvernants. Depuis une quinzaine d'années, les chants des stades constituent une culture musicale à part entière. Issus des quartiers populaires, les membres des virages connaissent parfaitement les difficultés que doivent affronter les jeunes des quartiers déshérités. Leurs chansons sont donc en prise avec l'actualité politique et sociale: l'émigration clandestine, l'exil et l'espoir d'une vie meilleure loin de l'Algérie, le chômage endémique, la drogue qui consume une partie de la jeunesse, la dénonciation du clientélisme, de la corruption, en un mot le Système, mais aussi l’autoritarisme de l’État, l'oppression, l'injustice, le mépris des puissants (la hogra)... 

Le groupe de chant de l'USMA, Ouled El-Bahdja ("les enfants de la radieuse"), est apparu au début des années 2010. Il compte près de 300 membres dont les voix entonnent leurs chansons dans les travées du stade Omar-Hamadi d'Alger. (3) Depuis 2015, le groupe publie ses chansons aux messages sociaux et politiques, expressions de la désespérance de la jeunesse algérienne privée d'avenir. En 2017, Ouled-El Bahdja triomphe avec Quilouna ("Foutez-nous la paix"), charge virulente contre la corruption étatique. L'année suivante, Babour Ellouh ("Barque de bois") évoque la tentation de l'exil et les tentatives désespérées pour traverser la Méditerranée sur des embarcations de fortune (la harraga).

Le Mouloudia, le grand rival algérois de l'USMA, a aussi ses formations de chants à l'instar du groupe Torino qui a remporté en début d'année 2019 un grand succès avec 3am Said, une critique ouverte de la corruption rampante du régime dont Saïd Bouteflika, frère et conseiller spécial du président déchu, est une des incarnations. Dans le pamphlet Chkoun sbabna ? (« Qui est coupable [de nos malheurs ?] »), l’Union sportive de madinet El-Harrach (USMH), club de la périphérie d’Alger, tient l’État pour responsable de la misère des jeunes Algériens. 

* L'USMA.
Les manifestations du "vendredire" soulignent la forte politisation d'une partie de la jeunesse algérienne, en particulier des supporters de foot dont le bras de fer avec le pouvoir remonte à loin. La répression du 5 octobre 1988 marque une cassure très nette entre la jeunesse des quartiers populaires (Bab El Oued, Casbah) et la police. Depuis lors, cette dernière n'a de cesse de traquer les supporters trop incisifs dont les slogans, les tifos, les chants sont scrutés avec soin. Pour éviter les ennuis mieux vaut rester discret et ne pas être trop "frontal".
Beaucoup de membres de l'USMA viennent de la casbah d'Alger. (3) Dans ce berceau du chaabi, la tradition du chant est ancienne. Pour produire leurs compositions, les supporters s'en inspirent largement, tout en y insufflant la dimension sociale du raï ou du rap. Ce sont les héritiers de ces pionniers qui ont crée la Casa de la Mouradia, l'hymne de la révolte. Le chant est beau, profond, harmonieux. Les paroles percutantes et ironiques, chantées en arabe dialectal, fustigent l'incurie d'un clan, dont la seule motivation reste sa perpétuation aux sommets de l'Etat et l'enrichissement personnel, toujours au détriment des Algériens.

* "La poupée est morte, mais la série continue."
La Casa del Mouradia évoque d'abord le désespoir de la jeunesse algérienne ("On en a assez de cette vie") dont un des principaux échappatoires reste la drogue ("je consomme  à petites doses"). Puis les mandats d'Abdelaziz Bouteflika sont passés en revue comme les épisodes d'une série. Dans l'épisode pilote, en 1999, le nouveau président accède au pourvoir en manipulant une population traumatisée par la guerre civile ("ils nous ont eu avec la décennie noire"). Dès le second mandat, les Algériens identifient le double jeu des autorités ("l'histoire est devenue claire"): le clan Bouteflika a fait main basse sur le pouvoir et le quartier présidentiel. Tel un nuage de criquets s'abattant sur les récoltes, Boutef' et sa clique détournent les ressources nationales à leur seul profit, obligeant la population à se serrer la ceinture. ["Le pays s'est amaigri / La faute aux intérêts personnels"].  Au quatrième, la "poupée est morte". Bouteflika ressemble de plus en plus à une momie paralytique. Il est de moins en moins présent aux manifestations officielles. A sa place, des portraits le représentent. Bien qu'absent, il a continué à occuper le palais présidentiel jusqu'au bout. Si aujourd'hui, il semble avoir jeté l'éponge, les caciques du régime veillent, s'employant à phagocyter le processus électoral.
La Casa del Moradia est bien plus qu'un chant de footeux, que le chant d'un club, mais bien celui de toute une population en colère. 

La Casa del Mouradia
Couplet 1 (2X) 
C’est l’aube et je n'ai toujours pas trouvé le sommeil
Je consomme [de la drogue, de l'alcool...] à petites doses
Quelle en est la raison ?
Qui dois-je blâmer ?
On en a assez de cette vie

Couplet 2 (2X)
Le premier [mandat], on va dire que c'est passé
Ils nous ont eus avec la décennie noire [et la réconciliation nationale]
Au deuxième, c'est devenu plus clair
C'est la Casa del Mouradia [quartier où se trouve le palais présidentiel]
Au troisième, le pays s’est amaigri
à cause des intérêts personnels
Au quatrième, la poupée est morte, mais
la série continue…

Couplet 1 (2X)

Couplet 3 (2X)
Le cinquième [mandat] va suivre
C'est arrangé entre eux
Le passé est archivé
La voix de la liberté…
Dans notre virage la discussion est privée
Ils nous connaissent quand il déferle
L’école… et la nécessité du c.v
Un bureau pour l’analphabétisme
Couplet 1 (2X) 

D'autres chansons rythment les manifestations en Algérie à l'instar de "Libérez l'Algérie", entonné par un collectif de chanteurs et chanteuses ou encore "Liberté" de Soolking (avec Ouled El Bahdja en featuring), "Allo le système" par Raja Meziane, "Dieu est avec nous" du rappeur ZEDK. 



Notes:
1. Or, diamant, tungstène, gaz, pétrole, fer phosphate, uranium...
2. Dans les années 1970, la culture des tribunes se partage entre deux écoles. Le style "virage" vient d'Italie, tandis que les Anglais développent le cop, un carré. Supporters radicaux, les ultras se structurent en groupes autonomes. Tous vivent intensément leur passion sur le football. Afin d'assurer le spectacle, ils composent des chants, confectionnent des banderoles géantes (tifos).
3. Interrogé dans le cadre de l'émission les "Pieds sur Terre" (France Culture), un des membres d'Ouled El Bahdja résumait ainsi les spécificités du club. "Nous sommes tous usmistes. L'usma, ce n'est pas un club de foot, c'est un état d'esprit. C'est un club historique, d'ailleurs tout l'état major de la zone autonome d'Alger lors de la bataille d'Alger en 1957 était usmiste." [source B]
4. A l'USMA, les motifs de contestation ne manquent pas. En 2010, le club est racheté par Ali Haddad, un riche homme d'affaires ayant fait fortune dans les travaux publics. L'oligarque, devenu le patron des patron algérien en 2014 (à la tête du Forum des chefs d'entreprise), est aussi un proche de Saïd Bouteflika et de l'ancien pouvoir en place. Considérant que le nabab ne connaît rien aux valeurs et traditions du club, les supporters de l'USMA mènent la fronde contre lui. Ils reprochent aussi la volonté gouvernementale de restructurer Bab El Oued, auquel les autorités reprochent son esprit séditieux (octobre 1988). Ali Haddad est arrêté dans la nuit du 30 au 31 mars 2019, alors qu'il tentait de franchir la frontière tunisienne, nanti de deux passeports et de devises non déclarées.
 

Sources:
A. Cahiers du football: "L'USMA, le chant de l'Algérie"
B. Les pieds sur Terre (France culture): "L'hymne de la révolte"
C. "La genèse de l'hymne des manifestants algériens: la casa del Mouradia
D. Mickaël Correia:"En Algérie, les stades contre le pouvoir", Le Monde diplomatique, Mai 2019, p10. 
E. So Foot: "Algérie, le stade de dissidence
F: Fahim Djebara: «Algérie: les supporters de foot, fer de lance de la contestation», in Le Monde du 9 mars 2019. 
G. Aux Sons: "En Algérie, paysage sonore d'une révolution populaire".
H. Le Dessous des cartes du 5 octobre 2019: «Algérie: le grand gâchis?»

Liens:
RFI: "Algérie, les chants des stades résonnent désormais partout"

vendredi 1 novembre 2019

Les "mains d'or" de Bernard Lavilliers: une chanson sur la dignité humaine et le droit de travailler.

En 2001, Bernard Lavilliers publie l’album Arrêt sur image.  Sur le disque figure Les Mains d’or, une chanson consacrée au désarroi d'un ouvrier ayant perdu son emploi. Les paroles sombres contrastent avec la musique, un rythme capverdien virevoltant.
Lavilliers est un récidiviste, car ce n’est pas la première fois qu'il chante la grisaille des usines ou/et la fierté d'un monde ouvrier menacé sur des mélodies et des rythmes enjoués. En 1975 déjà, la chanson Saint-Étienne décrivait la dureté des conditions de vie et de travail dans la grande ville du Forez ("On n'est pas d'un pays, mais on est d'une ville ou la rue artérielle limite le décor / Les cheminées d'usine hululent à la mort")
En 1976 encore, Fensch Vallée s'intéressait à ce haut lieu de la sidérurgie française du nord de la Lorraine (1) dont les sites se terminent tous par ange (Hayange Algrange, Florange, Uckange...). (2)

AimelaimeAimelaime at French Wikipedia [Public domain]

Vingt-cinq ans plus tard,  avec les Mains d'or, Lavilliers consacre de nouveau un titre au désespoir d'un ouvrier au chômage, sans grand espoir de reconversion en raison de la disparition ou du déclin des secteurs industriels traditionnels (les mines, la sidérurgie et ses laminoirs évoqués dans la chanson, le textile...). La surproduction, l'apparition de nouveaux produits, la concurrence étrangère moins chère, le coût de la main d’œuvre jugé trop élevé par les entrepreneurs par rapport à ceux des pays émergents d'Asie du Sud-Est, la progression du pétrole au détriment du charbon, le manque de modernisation des exploitations plongèrent les bassins houillers et les grandes régions sidérurgiques (Lorraine) dans la crise dès la fin des années 1960. Cette crise se soldera par la fermeture progressive des usines et des mines, contribuant à la désindustrialisation de pans entiers de l'économie française. (3)



* Friche industrielle. 

"On dirait - la nuit - de vieux châteaux forts / 
Bouffés par les ronces - le gel et la mort (...) 
On dirait - le soir- des navires de guerre / 
Battus par les vagues - rongés par la mer (...)."

Introduite par la dramatisation d’un chant profond sur fond de tambours, les paroles de la chanson introduisent d’emblée un sentiment de solitude et de fragilité. Le premier couplet plante le décor, décrivant les friches industrielles, les carcasses d'usine en déshérence, les laminoirs, les usines de transformation à l'arrêt, abandonnées, délabrées, rouillant sous la grisaille. Dans cette zone sinistrée, tout est à l'arrêt: les "cheminées muettes", les "portails verrouillés", les "wagons immobiles", les "tours abandonnées". Il n'y a "plus de flamme orange dans le ciel mouillé".
 
* Travailler encore.
Lorsque survient le refrain, un rythme capverdien teinte la désespérance du récit d’une énergie de résistance. Le personnage parle à la première personne et énonce son refus de l’effacement. Le refrain ressasse toujours les mêmes mots: « Travailler encore ». Cette répétition portée par la musique, dans ce qu’elle a de plus concret et de corporel, prouve la capacité de résistance de l'individu. Le personnage vit, se bat, palpite, il a non seulement des « mains d’or » mais un corps offert à qui veut l’entendre, sa capacité de création reste intacte, même si la fin du refrain efface son « je».

* Un monde en fusion.
Le drame social raconté dans la chanson est à la fois ancré dans un contexte géographique précis - celui du bassin sidérurgique lorrain par exemple -, et aussi rendu universel par le tempo capverdien. (4) Tout comme les mains d’or savent fondre les métaux, le chanteur fait naître la fusion musicale; le rythme insuffle une énergie, une pulsation dansante à une chanson consacrée aux drames du chômage dans une Europe en désindustrialisation.  
Les instruments entrent en scène progressivement (5): le tambour est présent d'emblée, puis la basse et la guitare assurent l'ondulation des hanches, des maracas s'entrechoquent comme un geste répété à l'infini, l'accordéon, omniprésent, ponctue et incite à la danse, enfin un violon tzigane introduit une touche de nostalgie à la fin du morceau.

   

* "Je sers plus à rien, moi"
Dans les Mains d'or, l'ouvrier veut "travailler encore". C'est une demande faite posément, comme un espoir, une question de dignité. Après avoir servi loyalement et travaillé dur, il est pourtant remercié ("J'ai passé ma vie là, dans ce laminoir / Mes poumons, mon sang et mes colères noires").  Il est licencié pour des raisons qui lui échappent largement, victime d'un licenciement boursier ou d'une fusion décidée par un conseil d'administration. Pour l'ouvrier devenu chômeur, le sentiment de frustration d'humiliation est immense. A la fierté du travail bien fait succède l'impression de ne plus servir à rien. Il perd non seulement son emploi, mais aussi la fierté du travail bien fait qui compensait en partie la faiblesse des salaires: au moins se sentaient-ils utiles. "Cette chanson traite de ceux qui bossent depuis vingt ans dans la même usine et à qui un jour on dit : "fusion", "mutation" et qui se retrouvent, sans très bien comprendre pourquoi, licenciés économiques. Ils n’ont plus l’âge de se reconvertir et ils avaient l’impression qu’on les respecterait un peu plus. C’est une chanson sur la dignité humaine et le droit au travail" déclare le chanteur. Lavilliers dira avoir écrit le morceau « après avoir vu des fermetures d’usines à Uckange, en Moselle. Des mecs de 45 ou 50 balais se retrouvaient avec des maisons à payer, des enfants toujours à l’école, ils finissaient chez eux, blessés, humiliés… »".

J'peux plus exister là
J'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi
Y'a plus rien à faire
Quand je fais plus rien, moi
Je coûte moins cher
Que quand je travaillais, moi, d'après les experts
J'me tuais à produire pour gagner des clous
C'est moi qui délire, ou qui devient fou?
J'peux plus exister là, j'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi, y'a plus rien à faire

* Fierté et dignité.
La grande force de la chanson est qu'elle parle de la dignité de l'ouvrier, détenteur d'un savoir faire précieux, d'un homme toujours animé par la volonté du travail bien fait, accompli grâce à ses "mains d'or".  La chanson constitue sans doute aussi pour le chanteur un clin d’œil à son histoire personnelle et familiale. En effet, derrière le pseudo Lavilliers se cache Bernard Oillon. Né dans le Forez en 1946, Lavilliers a débuté à 16 ans comme tourneur sur métaux à la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne. (6) Son père, ancien résistant (FTP) et communiste, a travaillé toute sa vie dans cette même Manufacture d'armes de Saint-Étienne où il était également délégué syndical CGT. " Lavilliers raconte ainsi la genèse des Mains d'or: "J'étais à Toulouse quand j'ai écrit ce texte, dans ma chambre d'hôtel. À la télévision, je voyais des usines qui fermaient et des salariés qui disaient : " On veut travailler, c'est tout ce qu'on demande." (...) Grâce au destin, mon père, qui a travaillé toute sa vie à la manufacture d'armes de Saint-Étienne, a échappé à ça. Il n'a pas été viré ni mis en préretraite."

Au bout du compte, la chanson fait figure "d'hymne au travail manuel en même temps qu'un chant de revendications" à la gloire des travailleurs dans un monde post-industriel. (7) (source F) Les délocalisations touchent désormais l'électronique, l'informatique ou la téléphonie.  La fin des "mains d'or" ne constitue donc qu'un moment dans le renouvellement permanent des métiers, avec les drames humains que cela implique. Il n'empêche, à l'heure où la sidérurgie française et les métiers qui l'accompagnent sont devenus obsolètes, la chanson populaire sait parfois prendre le relais, offrir un témoignage précieux et plein de dignité. 

Les mains d'or
Un grand soleil noir tourne sur la vallée
Cheminées muettes, portails verrouillés
Wagons immobiles, tours abandonnées
Plus de flamme orange dans le ciel mouillé
On dirait, la nuit, de vieux châteaux forts
Bouffés par les ronces, le gel et la mort
Un grand vent glacial fait grincer les dents
Monstre de métal qui va dérivant
J'voudrais travailler encore, travailler encore
Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
Travailler encore, travailler encore
Acier rouge et mains d'or
J'ai passé ma vie là, dans ce laminoir
Mes poumons, mon sang et mes colères noires
Horizons barrés là, les soleils très rares
Comme une tranchée rouge saignée sur l'espoir
On dirait le soir des navires de guerre
Battus par les vagues, rongés par la mer
Tombés sur le flan, giflés des marées
Vaincus par l'argent, les monstres d'acier
J'voudrais travailler encore, travailler encore
Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
Travailler encore, travailler encore
Acier rouge et mains d'or
J'peux plus exister là
J'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi
Y'a plus rien à faire
Quand je fais plus rien, moi
Je coûte moins cher
Que quand je travaillais, moi, d'après les experts
J'me tuais à produire pour gagner des clous
C'est moi qui délire, ou qui devient fou?
J'peux plus exister là, j'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi, y'a plus rien à faire
Je voudrais travailler encore, travailler encore
Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
Travailler encore, travailler encore
Acier rouge et mains d'or (5X)


Notes:
1. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la sidérurgie lorraine tourne à plein régime. Il faut reconstruire le pays et on embauche à tour de bras. Les observateurs de l’époque parlent alors de ce coin de Lorraine comme d’un « Texas français » ! La demande conjoncturelle impose un rythme phénoménal (« ici la cadence c’est vraiment trop, ici il n’y a pas de place pour les manchots »). Et si on est sûr de trouver du travail dans cet "Eldorado" français, les accidents ne sont pas rares (« y a moins de chevaux et de condors, mais ça fait quand même autant de morts »).
2. "Charleroi" en 2017 ("J'ai vu ma ville partir en vrilles / J'ai vu ma ville partir en friches").
3.  La situation empire après les deux chocs pétroliers dans la mesure où les pays importateurs de pétrole cherchèrent à augmenter leurs exportations afin de combler les déficits commerciaux, creusés par la facture pétrolière. La course à la modernisation se traduisit par l'adoption de nouvelles techniques de production économisant la main d’œuvre, par la spécialisation dans de nouveaux créneaux industriels requérant de nouveaux types de compétence et par le développement massif des activités de services. 
4. "J'utilise toujours des musiques solaires pour aborder des choses assez dures. C'est antinomique, mais si je mets du hard rock sur Les Mains D'or, cela passerait moins bien qu'avec mon tempo chaloupé", confie le chanteur dans un entretien accordé à Ouest France.
5. Lors de l'enregistrement du disque dans un studio toulousain, le texte et là, mais la bande son reste à trouver. Finalement, la musique des Mains d'or est signée Pascal Arroyo.
6. Dans Saint-Etienne,  le chanteur revient sur ses origines stéphanoises: "c'est quand même ici que poussa tout petit cette fleur de grisou à tige de métal".
7. Sur le même thème, citons Son bleu de Renaud ("Y r'voit toutes ces années au chagrin / Et tout l'cambouis sur ses mains / Y r'pense à son gars / Qui voulait faire péter tout ça / Ca a pété sans lui / Sans douleur et sans cris. / Où c'est qu't'as vus un bon Dieu / Qu'est c'y va faire de son bleu / De ses bras de travailleur / C'est sans doute sa vie qu'était dans sa sueur") ou encore Les métallos de Massilia Sound System.
 

Sources:
A. Etienne Bours: «Le sens du son: Musiques traditionnelles et expression populaire»  Fayard, 2007.
B. Les enfants de la Zique: «Autour de Bernard Lavilliers», réseau Canopé.
C. Pierre et Jean-Pierre Saka: "Histoire de France en chansons", Larousse, 2004. 
D. Tubes & Co: «"Les mains d'or" de Bernard Lavilliers, une certaine idée de la dignité.»
E. Ouest France: "Bernard Lavilliers, l'ouvrier homme monde", Ouest France Bretagne, 2/08/2014. 
F. "Bernard Lavilliers en instantané", l'Humanité, 16 juin 2001.

Liens:

 Une proposition pédagogique de Géraldine Duboz en Histoire des arts autour des espaces productifs en reconversion.