Face aux manifestants, le gouvernement intérimaire s'emploie à faire taire les personnalités les plus en vue et la répression s'abat sur les leaders d'opinion. La situation est d'autant plus périlleuse que les Algériens ne peuvent compter sur aucun soutien extérieur. La rupture de confiance est totale entre une majorité de la population et un pouvoir frappé d'infamie, mais qui n'entend pas abdiquer. La situation paraît donc dans l'impasse.
* Bouteflika, le président zombie.
Dans les cortèges, les manifestants entonnent la Casa del Mouradia, une chanson composée en 2018 par Ouled El Bahdja, un des groupes de supporters de l'Union Sportive de la Medina d'Alger (USMA). Le titre se réfère à la Casa de papel, la série au succès planétaire narrant les aventures d'une bande de sympathiques braqueurs de banques. Ici, Ouled El Bahdja assimile El Mouradia, "la maison présidentielle" à une "maison de voleurs". Dans le morceau, le palais présidentiel algérien fait l'objet d'un braquage, mené par Bouteflika et sa clique de mafieux; Bouteflika le zombie, le fantôme, le portrait...
Pour bien comprendre la situation actuelle de l'Algérie, il est nécessaire de se replonger dans les décennies passées.
Au sortir de la guerre d'indépendance, le régime s'appuie sur les richesses du sous-sol pour se développer. Avec l'arrivée au pouvoir de Houari Boumédiène en 1965, le régime s'oriente vers une structure bureaucratique et militaire inspirée du modèle soviétique. Les réformes économiques reposent sur la nationalisation des hydrocarbures. Le pouvoir espère utiliser la manne pétrolière pour développer d'abord l'industrie lourde pour permettre ensuite l'essor d'une industrie légère (cette deuxième phase ne verra jamais le jour). Avec le premier choc pétrolier en 1973, les cours du pétrole s'envole et le pays s'enrichit , mais la médaille a son revers. L'économie algérienne reste une économie de rente, très dépendante des exportations d'hydrocarbures, et donc des fluctuations des cours. L'effondrement des prix au cours des années 1980 assèche les ressources nécessaires aux politiques de redistribution, au moment où le pays connaît une forte croissance démographique (la population a doublé depuis l'indépendance). La situation sociale devient explosive.
Dans la foulée, une série d'émeutes et de grèves obligent le régime à s'ouvrir au multipartisme. Les résultats du premier tour des élections législatives de 1991 laissent entrevoir l'arrivée au pouvoir du Front Islamique du Salut (FIS). L'armée décide d'interrompre le processus électoral et instaure l'état d'urgence. C'est le début d'une guerre civile de 7 ans. De 1992 à 1999, terreur et violence s'abattent sur l'Algérie. Le conflit, qui oppose l’État à une multitude de groupes islamistes, provoque la mort de 150 à 200 000 personnes. En 1999, à l'issue de la "décennie noire", Abdelaziz Bouteflika devient le président d'un pays traumatisé. Il met en place une politique de réconciliation nationale qui passe par l'amnistie des anciens belligérants. La paix et une certaine stabilité reviennent, mais les problèmes structurels du pays demeurent.
Grâce à l'argent de la rente pétrolière, Bouteflika lance une réforme agraire visant à atteindre l'autosuffisance alimentaire du pays et met en place une politique de développement dans divers secteurs économiques (agro-alimentaire, métallurgie, mécanique, électronique, tourisme). L’absorption des capitaux dans le développement des infrastructures, le conflit ouvert entre l’État et les entrepreneurs privés, la mauvaise gestion étatique, la corruption et l'évasion fiscale constituent autant de facteurs explicatifs à l'échec des mesures économiques adoptées. Pour les populations, la captation de la rente pétrolière par le pouvoir, associée aux difficultés économiques du quotidien, rendent la situation insupportable. A l'issue des quatre mandats présidentiels successifs d'Abdelaziz Bouteflika, la situation ne s'est guère arrangée. Dans ces conditions, l'annonce de sa candidature en vue d'un cinquième mandat, a été perçue comme une véritable provocation.
Adjer [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)] |
Depuis de nombreuses années, les stades constituent un lieu de contestation. " Depuis l’indépendance, en 1962, les stades sont la caisse de résonance des revendications sociales de toute la jeunesse masculine. Historiquement, les clubs de football ont toujours été un espace de contestation du pouvoir. Ils revêtent une dimension sociopolitique de résistance et de lutte anticoloniale", explique Youcef Fatès. Lors de la colonisation, le public entonne déjà des chants religieux afin de mettre en avant son identité arabo-musulmane. En Kabylie, les supporters scandent leurs paroles en langue amazigh, afin d'affirmer leur identité culturelle et contrer l'arabisation du pays. Lorsque la répression s'abat sur la jeunesse en octobre 1988, les tribunes résonnent en hommage aux manifestants tués par les forces de l'ordre. Dans la décennie suivante, les partisans du FIS réclament en chanson l'instauration de la "Dawla islamiya" ("République islamique"). "Dans les années 2000, l’émergence de la culture ultra (2), avec ses slogans anti-autoritaires et ses chants plus élaborés, a accentué le rôle contestataire des tribunes algériennes. Avec l’obstination du clan Bouteflika à se maintenir au pouvoir, les supporteurs ont été l’étincelle du soulèvement antirégime à l’œuvre depuis le 22 février", explique Fatès. (source D)
* Chanter pour mieux dénoncer.
Comme il n'y a pas d'espaces de liberté, pas de manifestations possibles, le stade et ses chants de supporters étaient considérés comme les seuls exutoires pour crier le ras le bol, dénoncer la "mal vie", envoyer des messages forts aux gouvernants. Depuis une quinzaine d'années, les chants des stades constituent une culture musicale à part entière. Issus des quartiers populaires, les membres des virages connaissent parfaitement les difficultés que doivent affronter les jeunes des quartiers déshérités. Leurs chansons sont donc en prise avec l'actualité politique et sociale: l'émigration clandestine, l'exil et l'espoir d'une vie meilleure loin de l'Algérie, le chômage endémique, la drogue qui consume une partie de la jeunesse, la dénonciation du clientélisme, de la corruption, en un mot le Système, mais aussi l’autoritarisme de l’État, l'oppression, l'injustice, le mépris des puissants (la hogra)...
Le groupe de chant de l'USMA, Ouled El-Bahdja ("les enfants de la radieuse"), est apparu au début des années 2010. Il compte près de 300 membres dont les voix entonnent leurs chansons dans les travées du stade Omar-Hamadi d'Alger. (3) Depuis 2015, le groupe publie ses chansons aux messages sociaux et politiques, expressions de la désespérance de la jeunesse algérienne privée d'avenir. En 2017, Ouled-El Bahdja triomphe avec Quilouna ("Foutez-nous la paix"), charge virulente contre la corruption étatique. L'année suivante, Babour Ellouh ("Barque de bois") évoque la tentation de l'exil et les tentatives désespérées pour traverser la Méditerranée sur des embarcations de fortune (la harraga).
Le Mouloudia, le grand rival algérois de l'USMA, a aussi ses formations de chants à l'instar du groupe Torino qui a remporté en début d'année 2019 un grand succès avec 3am Said, une critique ouverte de la corruption rampante du régime dont Saïd Bouteflika, frère et conseiller spécial du président déchu, est une des incarnations. Dans le pamphlet Chkoun sbabna ? (« Qui est coupable [de nos malheurs ?] »), l’Union sportive de madinet El-Harrach (USMH), club de la périphérie d’Alger, tient l’État pour responsable de la misère des jeunes Algériens.
* L'USMA.
Les manifestations du "vendredire" soulignent la forte politisation d'une partie de la jeunesse algérienne, en particulier des supporters de foot dont le bras de fer avec le pouvoir remonte à loin. La répression du 5 octobre 1988 marque une cassure très nette entre la jeunesse des quartiers populaires (Bab El Oued, Casbah) et la police. Depuis lors, cette dernière n'a de cesse de traquer les supporters trop incisifs dont les slogans, les tifos, les chants sont scrutés avec soin. Pour éviter les ennuis mieux vaut rester discret et ne pas être trop "frontal".
Beaucoup de membres de l'USMA viennent de la casbah d'Alger. (3) Dans ce berceau du chaabi, la tradition du chant est ancienne. Pour produire leurs compositions, les supporters s'en inspirent largement, tout en y insufflant la dimension sociale du raï ou du rap. Ce sont les héritiers de ces pionniers qui ont crée la Casa de la Mouradia, l'hymne de la révolte. Le chant est beau, profond, harmonieux. Les paroles percutantes et ironiques, chantées en arabe dialectal, fustigent l'incurie d'un clan, dont la seule motivation reste sa perpétuation aux sommets de l'Etat et l'enrichissement personnel, toujours au détriment des Algériens.
* "La poupée est morte, mais la série continue."
La Casa del Mouradia évoque d'abord le désespoir de la jeunesse algérienne ("On en a assez de cette vie") dont un des principaux échappatoires reste la drogue ("je consomme à petites doses"). Puis les mandats d'Abdelaziz Bouteflika sont passés en revue comme les épisodes d'une série. Dans l'épisode pilote, en 1999, le nouveau président accède au pourvoir en manipulant une population traumatisée par la guerre civile ("ils nous ont eu avec la décennie noire"). Dès le second mandat, les Algériens identifient le double jeu des autorités ("l'histoire est devenue claire"): le clan Bouteflika a fait main basse sur le pouvoir et le quartier présidentiel. Tel un nuage de criquets s'abattant sur les récoltes, Boutef' et sa clique détournent les ressources nationales à leur seul profit, obligeant la population à se serrer la ceinture. ["Le pays s'est amaigri / La faute aux intérêts personnels"]. Au quatrième, la "poupée est morte". Bouteflika ressemble de plus en plus à une momie paralytique. Il est de moins en moins présent aux manifestations officielles. A sa place, des portraits le représentent. Bien qu'absent, il a continué à occuper le palais présidentiel jusqu'au bout. Si aujourd'hui, il semble avoir jeté l'éponge, les caciques du régime veillent, s'employant à phagocyter le processus électoral.
La Casa del Moradia est bien plus qu'un chant de footeux, que le chant d'un club, mais bien celui de toute une population en colère.
D'autres chansons rythment les manifestations en Algérie à l'instar de "Libérez l'Algérie", entonné par un collectif de chanteurs et chanteuses ou encore "Liberté" de Soolking (avec Ouled El Bahdja en featuring), "Allo le système" par Raja Meziane, "Dieu est avec nous" du rappeur ZEDK.
2. Dans les années 1970, la culture des tribunes se partage entre deux écoles. Le style "virage" vient d'Italie, tandis que les Anglais développent le cop, un carré. Supporters radicaux, les ultras se structurent en groupes autonomes. Tous vivent intensément leur passion sur le football. Afin d'assurer le spectacle, ils composent des chants, confectionnent des banderoles géantes (tifos).
3. Interrogé dans le cadre de l'émission les "Pieds sur Terre" (France Culture), un des membres d'Ouled El Bahdja résumait ainsi les spécificités du club. "Nous sommes tous usmistes. L'usma, ce n'est pas un club de foot, c'est un état d'esprit. C'est un club historique, d'ailleurs tout l'état major de la zone autonome d'Alger lors de la bataille d'Alger en 1957 était usmiste." [source B]
4. A l'USMA, les motifs de contestation ne manquent pas. En 2010, le club est racheté par Ali Haddad, un riche homme d'affaires ayant fait fortune dans les travaux publics. L'oligarque, devenu le patron des patron algérien en 2014 (à la tête du Forum des chefs d'entreprise), est aussi un proche de Saïd Bouteflika et de l'ancien pouvoir en place. Considérant que le nabab ne connaît rien aux valeurs et traditions du club, les supporters de l'USMA mènent la fronde contre lui. Ils reprochent aussi la volonté gouvernementale de restructurer Bab El Oued, auquel les autorités reprochent son esprit séditieux (octobre 1988). Ali Haddad est arrêté dans la nuit du 30 au 31 mars 2019, alors qu'il tentait de franchir la frontière tunisienne, nanti de deux passeports et de devises non déclarées.
Sources:
A. Cahiers du football: "L'USMA, le chant de l'Algérie"
B. Les pieds sur Terre (France culture): "L'hymne de la révolte"
C. "La genèse de l'hymne des manifestants algériens: la casa del Mouradia"
D. Mickaël Correia:"En Algérie, les stades contre le pouvoir", Le Monde diplomatique, Mai 2019, p10.
E. So Foot: "Algérie, le stade de dissidence"
F: Fahim Djebara: «Algérie: les supporters de foot, fer de lance de la contestation», in Le Monde du 9 mars 2019.
G. Aux Sons: "En Algérie, paysage sonore d'une révolution populaire".
H. Le Dessous des cartes du 5 octobre 2019: «Algérie: le grand gâchis?»
Liens:
RFI: "Algérie, les chants des stades résonnent désormais partout"