mercredi 16 décembre 2020

L'épopée viking chantée par Led Zeppelin dans son "Immigrant song".

Depuis une vingtaine d'années, les Vikings fascinent. Séries, films, bandes dessinées, jeux vidéo, chansons prennent pour sujet ces fiers soldats. Cet intérêt grandissant, combiné au renouvellement historiographique, permet de mieux les connaître. Ils continuent néanmoins d'être victimes de stéréotypes tenaces. 

Qui étaient-ils?

Abbaye de Saint Aubin, Public domain, via Wikimedia Commons
 

Les sources contemporaines du VIII au X° siècles disponibles sont surtout des sources externes, issues du monde occidental, byzantin ou musulman. Les sources occidentales, écrites en latin ou en vieil anglais, évoquent des bandes venues de Scandinavie, dont les membres sont désignés comme les « hommes du nord » (Normanni, Norsemen), les pirates, les païens (pagani) ou les "Danois". En Orient, dans des textes en grec, arabe ou slavon, on les nomme plutôt Rus' (mot qui signifiait à l'origine "rameurs") ou Varègues. Dans les sources scandinaves - les sagas et les poèmes scaldiques composés par des poètes de cour - la viking renvoie à une expédition maritime outre-mer menée pour s'enrichir, par le commerce ou la prédation (piraterie, pillage, tribut). Au masculin, le terme désigne celui qui participe à ces expéditions. Le mot, rarement employé au Moyen Age, fait donc référence à un mode de vie et une activité, non à un peuple unifié. Tous les Scandinaves ne sont donc pas des vikings, lesquels "se rapprochent d'autres peuples germaniques de l'Europe par de nombreux traits culturels, comme leur lange (le norrois), leur écriture (les runes) ou leur panthéon." (source E, p 39)

Originaires de Scandinavie, les vikings occupent des territoires s'étendant sur le Danemark, les 2/3 sud des actuels Norvège et Suède, des régions froides et austères dont les sols restent gelés et incultivables une bonne partie de l'année. Ces fortes contraintes climatiques poussent les Scandinaves à se tourner vers la mer, tandis que les régions intérieures montagneuses, les terres arctiques, sont parcourues par les nomades sames (les Lapons). A partir des VII-VIII° siècles, des individus riches et puissants portant le titre de "roi" (konungr) imposent leur autorité sur les communautés paysannes. Dans les régions côtières, des comptoirs commerciaux se développent comme à Birka, Kaupang Helgö, en lien avec le développement des routes maritimes du Nord.  Épées franques, soieries byzantines, perles et cristal de roche du Proche-Orient sont échangés sur les bords de la mer Baltique et dans les emporia du Nord contre des produits typiques de la Scandinavie: fourrures nordiques (castor, zibeline, martre), ambre, bois, esclaves razziés, ivoire de morse, récipients en stéatite (une roche qui conserve la chaleur). Les emporia de la Baltique mettent en contact la Scandinavie avec les mondes franc, arabe et byzantin. Comme le rappelle Lucie Malbos (source G, p53), "chasse, navigation, commerce, diplomatie, voire extorsion pure et simple se combinent pour finalement enrichir les hommes qui se livrent à ces trafics." Ce dynamisme économique permet aux premiers "rois" scandinaves "de s'enrichir, de faire construire leurs navires et de recruter leurs hommes." (source E, p43)

A partir des foyers scandinaves, l’expansion viking démarre à la fin du VIII° siècle. Dans un premier temps, de petites bandes (lídh) de vikings mènent des attaques contre des objectifs côtiers peu défendus. Le monastère de Lindisfarne, en Northumbrie, est ainsi attaqué et pillé en 793, celui de Noirmoutiers en 799. A partir de 830, les attaques prennent plus d'ampleur. Désormais, les hommes s'aventurent sur les fleuves et n'hésitent plus à attaquer des ports. Depuis l'embouchure des cours d'eau, ils s'enfoncent dans les terres. Sur la Seine, ils atteignent Rouen en 841, puis Paris quatre ans plus tard. Sur la Loire, ils sont à Nantes en 843, Tours en 853, Orléans en 856.
Pour mettre la main sur du butin, les Vikings font preuve d'un grand opportunisme. Ils savent exploiter les situations chaotiques ou les dissensions politiques des territoires envahis. Pour profiter à plein de l'effet de surprise, ils n'hésitent pas non plus à frapper les jours de grandes fêtes religieuses. Depuis l'île de Noirmoutier, une bande s'abat ainsi sur la ville de Nantes, à l'occasion de la Saint-Jean 843. A l'approche des villes fluviales, les bandes se livrent à une sorte de racket, appelé danegeld ("le tribut aux Danois"). En échange d'une forte somme versée par les populations riveraines des fleuves, ils s'abstiennent d'attaquer. "Enfin, ils peuvent entrer au service d'un souverain lointain, comme le roi des Francs ou l'empereur byzantin, qui sait récompenser ceux qui se battent fidèlement pour son compte." (source E, p42) Au fil des voyages et des raids, les Scandinaves tissent une immense toile de routes fluviales et maritimes. 

Plusieurs facteurs permettent aux Vikings de mener à bien leurs entreprises de razzias. Il s'agit en premier lieu de navigateurs exceptionnels. Leurs navires utilisent la voile ou les rames. La coque effilée est assemblée en longues bordées qui se chevauchent à la manière des tuiles. Cette construction à clin assure une très grande stabilité. Très souple, le bateau ondule sur les vagues et peut atteindre une grande vitesse (jusqu'à 10 nœuds). Grâce à leur faible tirant d'eau (moins d'un mètre), les bateaux peuvent s'approcher au plus près des côtes et remonter les cours d'eau  très en amont. Les plus grandes de ces embarcations pouvaient mesurer 35 mètres de long et embarquer plusieurs  dizaines d'hommes d'équipage. Avant une attaque, une figure de proue en forme de dragon était installée à l'avant du bateau afin de terroriser les riverains. Pour désigner leurs navires, les Scandinaves parlent de skip (proche du ship en anglais), décliné en langskip ("long navire"), knörr (bateau "ventru") ou snekkja (barque).  Le terme drakkar ne remonte qu'au XIX° siècle. Il vient d'un mot suédois (drekar) permettant de désigner les dragons.  Sans cartes ni boussoles, les Vikings parviennent à se repérer sur les flots grâce à un sens de l'observation aiguisé et des habitudes de prudence. Cinq jours de navigation sans voir une côte à l'horizon implique de rebrousser chemin. Cela dit, les naufrages sont fréquents.  

Max Naylor, Public domain, via Wikimedia Commons
 

Peu à peu, les vikings s'enhardissent. Des bandes s'associent et se structurent pour former des armées plus nombreuses, bien plus dangereuses pour les pouvoirs en place. Ils s'installent "dans des régions habitées ou non, créant des "normandies" à la durée de vie variable." [source C p177] Il ne s'agit plus désormais de simples raids, mais de véritables campagnes de colonisation.
> De la sorte, ils s'implantent durablement en Irlande au début des années 850, puis sur les côtes orientales de l'Angleterre à la fin de l'année 865 où ils parviennent à s'emparer de la ville d'York, dont il font un comptoir commercial dynamique. Il faudra plus d'un siècle et demi pour que les souverains britanniques ne se débarrassent définitivement de la menace viking.  

> En Normandie, l'installation s'avère durable. En 911, un chef de bande nommé Rollon conclut un accord avec Charles le Simple, roi de Francie occidentale. Par le traité de Saint-Clair sur Epte, le viking s'engage à mettre un terme aux raids, à protéger les territoires contrôlés et à se convertir au christianisme. En contrepartie, le souverain lui cède des terres et reconnaît son intégration à l'aristocratie franque. Rollon devient Robert, comte de Rouen, ses descendants accédant même au titre de ducs de Normandie. Convertis au christianisme, ils se fondent progressivement dans la population locale. 

> A partir des comptoirs de Staraïa Ladoga et Novgorod (dans la Russie actuelle), des vikings s'enfoncent en direction des plaines d'Europe orientales. Appelés en Orient Rus' ou Varègues, ils s'établissent de la Baltique à la mer Noire comme dans la principauté de Kiev. Vers 990, l'empereur byzantin crée la "garde  varègue" qui regroupe plusieurs milliers de vikings. Les chroniqueurs grecs vantent l'efficacité et la loyauté de cette unité de mercenaires.

> Dès le VIII° siècle, des vikings se lancent à l'assaut de l'Atlantique nord, d'une île à l'autre. Dans le premier quart du IX° siècle, des vikings colonisent les Shetlands (800), les Féroé (825). Vers 870, une bande partie de Norvège débarque sur une île qu'ils nomment Islande: "le pays des glaces". Ils s'y installent, bientôt suivis par environ 20 000 individus. Deux sagas de la fin du XII° siècle, celle d'Erik le Rouge et celle des Groenlandais racontent les expéditions ultérieures. En 982, un certain Erik le Rouge, bannit d'Islande pour une obscure histoire de crime, met le cap à l'Ouest. Il débarque sur les côtes de ce qu'il décide d'appeler le Groenland (la "Terre verte"), "parce que, selon lui, les gens auraient grande envie de venir dans un pays qui avait un si beau nom." Il y fonde deux établissements (de l'Ouest et l'Est) au sud du Groenland. D'après la Saga d'Erik le Rouge, son fils, Leif Erikson, aurait vers l'An Mil poursuivi sa route vers l'ouest. Après avoir exploré la terre de Baffin (Helluland), puis la région du Labrador (Markland). Il aurait ensuite accosté sur l'île de Terre-Neuve, comme semble en attester le site archéologique de l'Anse aux Meadows. (1) Il aurait alors poursuivi son chemin jusqu'au la "terre des vignes", le mystérieux Vinland mentionné dans les sagas. S'agit-il de la Nouvelle-Écosse ou d'une région située plus au sud? (2) Nul ne le sait pour l'heure. L'hostilité des populations autochtones, "des hommes noirs et de chétive apparence, aux cheveux laids", mais aussi la difficulté d'accès à ces terres lointaines, ont peut être empêché l'installation durable des vikings en ces contrées qui sombrent bientôt dans l'oubli. Comme le souligne Lucie Malbos (source B, p55), "l'installation des vikings, navigateurs hors pair et aventuriers sans limites, dans des contrées toujours plus éloignées de leur région d'origine, toujours plus au nord et à l'ouest, a entraîné une dilatation de l'aire scandinave et un élargissement sans précédent du monde connu au tournant des premier et deuxième millénaires, plusieurs siècles avant qu'Espagnols et Portugais ne se lancent à leur tour dans la conquête des mers et des terres outre-Atlantique."

Bogdan assumed (based on copyright claims)., CC BY-SA 3.0

 
Les Vikings sont polythéistes: Thör est le dieu de la guerre et Odin est le plus grand de tous leurs dieux. Les guerriers ne craignent pas de mourir au combat. Ils espèrent atteindre de la sorte le Valhalla, le paradis. Lors des funérailles, on dépose le cadavre du guerrier en armes sur un bateau, afin qu'il ne manque rien au défunt pour mener sa vie dans l'au-delà. Le navire est souvent mis à la mer, après avoir été enflammé, ou enseveli sous un monticule de terre.

Les "hommes du nord" entrent très tôt en contact avec les monothéismes. Les marchands chrétiens, en particulier frisons, fréquentent en effet les ports de la Baltique. Dès le IX° siècle, des missionnaires se rendent en Scandinavie. La christianisation de diffuse lentement. " La religion scandinave à pu intégrer  le Dieu chrétien sans renier Odin et les siens", avant que les souverains, puis les habitants ne se convertissent. (3) Dès lors, une Église commence à se structurer lentement en Scandinavie. Au XI° siècle, la christianisation bouleverse les contrées du nord qui deviennent des royaumes médiévaux centralisés. "Le phénomène viking prend fin (...) parce que (...) de nouvelles monarchies ont su capter les ressources et les énergies à leur profit. " Dès lors, les nouveaux souverains ne peuvent plus tolérer ni la piraterie, ni l'indépendance de chefs locaux. La pratique des raids est donc abandonnée. "Les impôts et autres redevances remplacent alors les butins et les tributs comme principaux revenus des princes scandinaves, l'Eglise leur fournit des administrateurs et une idéologie qui les intègre pleinement à l'Europe." (source E, p 47)

* Une machine à fantasmes.

Une fois l'ère des vikings achevée, ces derniers n'en ont pas moins continué à fasciner. Chacun y trouve ce qu'il y cherche. Au Moyen Age, les Vikings véhiculent souvent une sinistre réputation de soudards violents et irascibles. Cette fâcheuse renommée est entretenue a posteriori par les victimes des razzias scandinaves, en particulier les chroniqueurs ecclésiastiques. Traumatisés par le vol des reliques ou les déprédations à l'encontre des monastères, les clercs ont peut-être forcé le trait. Les grandes sagas rédigées par les Vikings aux XII et XIII° siècle, trois ou quatre siècles après les faits relatés, dépeignent les Scandinaves comme de valeureux guerriers, mais également comme des individus capables d'une grande cruauté et de violences déchaînées. 

Une réhabilitation s'amorce au XVIII° siècle sous la plume de Montesquieu. Dans De l'esprit des lois, le philosophe des Lumières affirme qu'on a "plus de vigueur dans les climats froids, [...] plus de courage, plus de connaissance de sa supériorité." Dans son sillage, l'historien Paul Henri Mallet insiste sur la supériorité des "hommes du Nord". Mais c'est surtout au XIX° siècle que les vikings deviennent des figures populaires dans plusieurs pays européens. C'est alors que se forge "une panoplie d'images qui fixèrent durablement leurs traits." (source D). Les préromantiques puis les romantiques scandinaves redécouvrent et s'immergent dans les vieilles poésies scaldiques et la mythologie nordique. Traduits en allemand, en anglais et en français, "ils développent l'imaginaire qui est encore le nôtre aujourd'hui." (source F, p65). Jeune guerrier fougueux, courageux et loyal, le viking a un sens aigu de l'honneur. Intrépide, impétueux, ses assauts sanglants et cruels contribuent cependant à régénérer une Europe décadente. Au fil des décennies et des auteurs, l'homme du nord se voit équiper de toute une panoplie d'accessoires censés l'identifier à coup sûr: "mèches blondes, casque à cornes, épées flamboyantes et, évidemment, «drakkars»!"  Le poème Vikingen d'Erik Gustaf Geijer, les 24 chants de la Saga de Frithiofs d'Esaias Tegnér font du viking un véritable héros romantique. Pour les nations nordiques qui traversent une crise identitaire et politique en ce début de XIX° siècle, la découverte du passé viking sert de dérivatif. "Après les guerres napoléoniennes, les pays scandinaves sont ravalés à un rang de puissances de seconde zone et on voit alors émerger cette exaltation pour un passé glorieux…", rappelle Jean-Marie Levesque, conservateur du musée de Normandie. (source H) 

Dès lors, les vikings  occupent une place de choix dans les différents domaines de la création artistique. En 1857, L'anneau du Nibelung, cycle de quatre opéras de Richard Wagner contribue à la découverte de la figure de la walkyrie. A partir des années 1860-1870, le "néo-gothicisme" s'inspire du décor des stèles runiques, des objets archéologiques ou des églises en bois pour développer le drakstil ("style dragon"), sorte d'expression nordique de l'Art nouveau qui s'épanouit en architecture, dans les arts appliqués ou la décoration (orfèvrerie, mobilier, verrerie).

"Leif Ericson découvrant l'Amérique", peinture de Christian Krohg, 1893, Public domain, via Wikimedia Commons

 

* Cherche pas t'as Thör. 

Au XX° siècle, le viking devient un homme supérieur, civilisateur, régénérateur. Pour les nazis, tous les grands développements civilisationnels sont issus d'Europe septentrionale, berceau de la "race indo-germanique". C'est pourquoi ils  accaparent la figure des hommes du nord, dont ils font des sortes de précurseurs des Aryens. Himmler espère même retrouver le marteau de Thör! Les idéologues et scientifiques au service des nazis organisent dès les années 1930 des expéditions vers la Scandinavie dans l'espoir de percer le mystère des racines "germaniques" pré- et proto-historique.  

En ce début de XXI° siècle, la figure des vikings occupe toujours "une place notable dans le discours des droites extrêmes et populistes dans plusieurs pays européens, et notamment scandinaves." En 2015 apparaît en Finlande un groupe néonazi baptisé Soldiers of Odin. Aux Etats-Unis, dans les milieux suprémacistes blancs, le néopaganisme, inspiré des anciennes croyances scandinaves, est très répandu. Cette captation d'héritage est d'autant plus problématique qu'elle ne correspond en rien au passé viking. Comme le rappelle Caroline Olsson, "il est tout à fait paradoxal que les vikings en soient arrivés à incarner le repli sur soi, alors qu'ils ont, au contraire, été très attirés par tout ce qui venait de l'étranger, qu'il s'agisse d'objets, de coutumes ou d'idées." Loin de s'arc-bouter sur leur culture, "tout indique, au contraire qu'ils se sont très vite acculturés" au contact des sociétés d'accueil. (source F, p67)

* vikingomanie. 

Les vikings représentent une source exceptionnelle de divertissement et d'évasion pour les médias de grande diffusion (romans, cinéma, télévision, mangas). A partir des années 1950, les guerriers scandinaves inspirent de grandes fresques historiques hollywoodiennes tels que  Vikings (1958) de Richard Fleischer avec Kirk Douglas et Tony Curtis, ou The Longships de Jack Cardiff en 1963. En 2007, les hommes du Nord sont même enrôlés par l'heroic fantasy (Pathfinder. Le sang du guerrier de Marcus Nispel, 2007). 

A la télévision, en 2013, la série canado-irlandaise Vikings créée par Michael Hirst remporte un très grand succès. Elle met en scène Ragnar aux Braies velues et ses fils. Si le réalisateur revendique un certain réalisme historique, il n'en entretient pas moins une vision stéréotypée de la civilisation des vikings. Toutefois, comme le note Pierre Bauduin: "A partir du moment où nous sommes bien conscients que c'est de la fiction, nous ne sommes plus dans le domaine de l'histoire mais dans celui de la création !" (source H) En 2015, les romans historiques de Bernard Cornwell (The Saxon Stories) sont adaptés en série sous le nom de  The Last Kingdom.  On y voit l'invasion de l'Angleterre par la "grande armée" viking et la résistance héroïque d'Alfred le Grand, dans la deuxième moitié du IX° siècle.

La Bande dessinée n'est pas en reste avec Vic le Viking par Runer Jonsson à partir de 1963, Astérix et les Normands en 1967, Hägar Dünor créé en 1973 par Dik Brown et surtout Thorgal par Jean van Hamme et Grzegorz Rozinski. La puissance d'évocation des vikings et leurs prétendus attributs inspirent également les publicitaires (4). Le drakkar et les casques à cornes sont déclinés à l'envi sur les emballages de camemberts, les bouteilles de bière, logos des clubs de football (stade Malherbe de Caen), de handball (les Vikings Caen handball) et de hockey (Drakkars de Caen).  

L'univers vidéoludique ne pouvait pas passer à côté des vaillants explorateurs scandinaves.  Ainsi, après l’Égypte et la Grèce antique Assassin's Creed met à l'honneur les vikings. Thierry Noël, conseiller historique de la compagnie Ubisoft revient sur ce choix: "Fondamentalement, ce qui plaît chez le viking, c'est l'aventurier, le découvreur. Derrière les pillages, on sait que c'est une société d'explorateurs, de commerçants, et de gens qui ont été partout dans le monde... On essaye de représenter ces sociétés là dans toute leur complexité et de ne pas se limiter aux simples brutes vikings. [...] En fait, le viking n'a jamais vraiment disparu. On le voit revenir au gré des époques, au gré des périodes, avec des réinterprétations très diverses, voire parfois contradictoires sur les personnages.” 

[Rockman, CC BY 3.0.] Le groupe Manowar est un des précurseurs du viking metal. (5
 Au gré des périodes, la figure des vikings ne cesse donc de muter avec des réinterprétations diverses, et parfois contradictoires. Les représentations contemporaines des  guerriers scandinaves - qui nous en apprennent plus sur nous que sur eux - reprennent un certain nombre d'images et clichés tenaces. Aux XIX et XX° siècle, les vikings restent encore souvent assimilés à des barbares sanguinaires et violents. Comme le rappelle Bruno Dumézil, "cette représentation est sans cesse réactivée (...) pour décrire le tout nouveau phénomène des gangs de motards qui apparaissent aux Etats-Unis dans les années 1950. (...) Empruntant aux groupes de motards dans lesquels elles comptaient de nombreux fans, les formations de rock, notamment celles produisant la musique la plus violente et cultivant une mauvaise réputation, se sont également emparées des représentations du barbare." Les musiciens de Led Zep s'imaginent "être des Vikings partant à la conquête des salles de concerts (et des groupies) du marché américain." (Bruno Dumézil: "les Barbares", Puf) D'ailleurs, le morceau Immigrant Song qui ouvre le troisième album de Led Zeppelin (Led Zeppelin III) fut inspiré au groupe par un voyage en Islande effectué en 1970. La chanson décrit l'expédition d'une bande de vikings en direction de l'ouest.
* "Valhalla me voilà!

Le titre s'ouvre sur une des introductions les plus mémorables de l'histoire du rock. Sur une rythmique martiale exécutée de concert par John Bonham et Jimmy Page, Robert Plant hurle tel un guerrier partant à l'assaut des troupes ennemies. Ce cri rappelle les olifants utilisés par les Vikings pour sonner l'attaque. Dans le premier couplet Plant plante ☺ le décor. Il y est question d'individus venus "du pays de la glace et de la neige", où le soleil ne se couche jamais vraiment et où foisonnent les eaux thermales. Cette description nous permet de situer les protagonistes dans un pays septentrional. "Le marteau des dieux mènera nos bateaux vers de nouvelles terres pour combattre la horde". La bande en question semble partir à l'assaut de contrées inconnues, dont il faudra combattre les habitants. Pour assurer la protection du groupe, on invoque le marteau de Thör, l'arme la plus puissante des dieux, symbole de protection de l'univers face aux forces du chaos. Dans la mythologie nordique, Thör, dieu de la foudre et du tonnerre, possède un marteau appelé Mjölnir. L'équipage veut en découdre, prêt à se jeter à corps perdu dans la bataille. Ils puisent sans doute leur bravoure dans l'invocation du Valhalla, le lieu où sont conduits les valeureux guerriers morts au combat. Situé dans le royaume des dieux (Asgard), il représente la terre promise des braves. Le refrain décrit l'armée viking voguant sur les flots à bord d'un drakkar, jusqu'à atteindre la "côte ouest".

Heinrich Klaffs, CC BY-SA 2.0

 "Avec quelle douceur vos champs si verts peuvent-ils murmurer des contes sanglants sur la façon dont nous avons dompté les marées de la guerre". Telle une série de vagues, les guerriers scandinaves déferlent sur les littoraux. Le narrateur peut alors se demander, en observant les splendides paysages scandinaves, comment tant de violence a pu exister, ou pourquoi les Vikings ont ressenti le besoin d'envahir d'autres contrées. Sans doute les champs n'étaient-ils justement pas si verts que ça... 

"Nous sommes vos maîtres suprêmes". "Vous feriez mieux d'arrêter (de nous résister), de reconstruire vos ruines. Pour que la paix et la confiance puissent ressurgir, malgré toutes vos défaites." La fin du morceau sonne comme le triomphe des guerriers nordiques. Ces derniers sont dépeints en conquistadors surpuissants qui imposent une domination sans partage aux contrées envahies. Les populations conquises n'ont alors plus qu'à se soumettre aux nouveaux arrivants. Une fois la paix revenue, une ère de paix et de prospérité pourra alors s'ouvrir. Dans les faits, au delà de la violence des coups d'épées qui font partie du folklore et de la mémoire, les influences vikings n'ont pas du tout été les mêmes d'une région à l'autre. L'archipel des Orcades situé au nord de l'Ecosse est ainsi complètement scandinavisé. Dans les îles britanniques, l'influence viking se retrouve dans les arts, l'architecture. Au Royaume-Uni, on recense environ un millier de mots d'origine noroise dans la langue anglaise. En Normandie, on identifie environ 150 noms d'origine noroise au sein de la langue d’oïl, dont plus de 60% relèvent du registre maritime et 20% du domaine de l'agriculture. Dans la région, on recense également très peu de témoignages matériels. "Cette différence s'explique probablement par le fait que les descendants de colons vikings qui s'installent en Normandie se sont très vite intégrés au mode de vie franc." (source A)

Immigrant song s'impose très vite comme un classique de Led Zep. Entre 1970 et 1972, le groupe prend l'habitude d'ouvrir ses concerts avec le titre. Il faut dire que les cris distinctifs de Plant associés au riff lancinant joué en staccatto galvanisent l'auditeur dès les premières notes! Le "marteau des Dieux" mentionné dans la chanson devient également, pour les fans, un moyen de désigner Led Zeppelin et sa musique tellurique. Le biographe du groupe (publié et traduit en français chez "Le Mot et le Reste") s'intitule d'ailleurs Hammer of the gods. La saga de Led Zeppelin.


Immigrant song
Ah-ah, ah!
Ah-ah, ah!
We come from the land of the ice and snow
From the midnight sun where the hot springs flow

The hammer of the gods
Will drive our ships to new lands
To fight the horde, sing and cry

Valhalla, I am coming
On we sweep with threshing oar
Our only goal will be the western shore
Ah-ah, ah!

Ah-ah, ah!
We come from the land of the ice and snow
From the midnight sun where the hot springs flow
How soft your fields so green
Can whisper tales of gore
Of how we calmed the tides of war

We are your overlords
On we sweep with threshing oar
Our only goal will be the western shore
So now you'd better stop and rebuild all your ruins

For peace and trust can win the day despite of all your losing
Ooh-ooh, ooh-ooh, ooh-ooh
Ooh-ooh, ooh-ooh, ooh-ooh
Ahh, ah
Ooh-ooh, ooh-ooh, ooh-ooh
Ooh-ooh, ooh-ooh, ooh-ooh
Ooh-ooh, ooh-ooh, ooh-ooh
 
***

Nous venons du pays de la glace et de la neige

Du soleil de minuit où jaillissent les sources d'eau chaude

Le marteau des dieux mènera nos bateaux vers de nouvelles terres

Pour combattre la horde, chantant et criant:

"Valhalla me voici!"

Refrain: Nous sillonnons en ramant avec force

Notre seul but sera le rivage à l'ouest

Nous venons du pays de la glace et de la neige

Du soleil de minuit où jaillissent les sources d'eau chaude

Avec quelle douceur vos champs si verts peuvent-ils murmurer 

des contes sanglants

sur la façon dont nous avons dompté les marées de la guerre

Nous sommes vos maîtres suprêmes  

Refrain

Alors maintenant, vous feriez mieux d'arrêter et de reconstruire

toutes vos ruines 

Pour que la paix et la confiance puissent regagner le jour, malgré toutes vos défaites.

 Notes:

1. En 1960, les archéologues ont mis à jour les vestiges d'une dizaine de bâtiments semi enterrés, en bois et en tourbe. En 2015, à l'extrémité occidentale de Terre Neuve, le site de Pointe Rosée a également été identifié.

2. Une pièces viking a été retrouvée dans un village indien du Maine.

3. En 960, pour Harald à la Dent bleue, en 987 pour le prince Rus' de Kiev Vladimir.

4. Le logo du Bluetooth aurait été inspiré par Orm le Rouge, roman publié par Frans Gunnar Bengtsson en 1941. Il représente en effet deux runes stylisés sur fond bleu, censées représenter les initiales de  Harald  à la Dent bleue (Harald Blatand en danois). L'emblème de la marque automobile Rover représente, lui, un navire viking.

5. Sur la page wikipédia consacrée au Viking metal, on peut lire la présentation suivante: "Le viking metal est un sous-genre musical du heavy metal, dont les origines sont retracées par le black metal et le folk nordique, caractérisé par les paroles qui font référence principalement à la mythologie nordique, aux Vikings ou au paganisme."

Chronologie élaborée grâce à L'Histoire n° 422, décembre 2017, p 40. (en PDF)

Sources:

A. "Vikings: un héritage en question" dans Concordance des Temps du 7/3/2020 sur France culture. 

B. Lucie Malbos: "982. La saga américaine des vikings." dans L'exploration du monde. Une autre histoire des grandes découvertes, Seuil, la Découverte, 2019.

C. Christian Grataloup: "L'Atlas historique mondial", Les Arènes, 2019. 

D. Pierre Bauduin:"Histoire des Vikings: Des invasions à la diaspora", Tallandier, 2019.  

E. Alban Gautier "Une diaspora européenne", dossier consacré aux Vikings dans L'Histoire n°422, décembre 2017. 

F. Caroline Olsson "Un mythe mondial", dossier consacré aux Vikings dans L'Histoire n°422, décembre 2017.

G. Lucie Malbos:"Ottar, marchand et aventurier", dans L'Histoire n°422, décembre 2017.

H. "Assassin's Creed Valhalla, dernier né de la vikingmania."

I. "La christianisation du monde viking" avec Stéphane Coviaux dans l'excellent podcast Paroles d'histoire.

lundi 30 novembre 2020

"Couvre feu" de Paul Eluard: les mots du poète contre l'occupant.

Au Moyen Age, une cloche retentissait dans les villes et villages pour indiquer qu'il était l'heure d'éteindre son feu ou de le couvrir afin d'éviter les incendies nocturnes. Le risque était alors bien réel, car les populations se chauffaient au feu de bois, et habitaient des masures construites avec des matériaux hautement inflammables. Même si il ne s'agit pas encore d'une interdiction de sortir dans les rues à certaines heures, le couvre feu médiéval est néanmoins déjà une mesure restrictive. 

Le recours au couvre-feu jalonne ensuite les périodes sombres de l'histoire. Au sens strict, il s'agit d'une "mesure de police interdisant de sortir le soir après une heure fixée." Cette restriction à la liberté de circulation est utilisée en France au cours de la Seconde Guerre mondiale, lors de la guerre d'Algérie (1), à l'occasion des émeutes de banlieues en 2005 (2) ou encore pour limiter la propagation du coronavirus en octobre 2020. A chaque fois, les autorités (occupantes ou gouvernementales) affirment vouloir contrer des dangers potentiels (attentats, violences urbaines, virus).  Dans ce billet, nous nous intéresserons plus spécifiquement au couvre-feu instauré par les forces d'occupation allemandes en France et au poème que la mesure inspira à Paul Eluard en 1942. 

Signature de Paul Eluard [Michel-georges bernardderivative work: Ninrouter, CC BY-SA 3.0 ]
 Dès juin 1940, les Allemands imposent le couvre-feu en zone occupée: «La population doit se tenir dans ses demeures entre 10 heures du soir et 5 heures du matin. Les postes [de garde] allemands ont reçu l'ordre d'arrêter toute personne rencontrée sur la voie publique entre les heures ci-dessus.» Ces horaires varient tout au long de l'occupation en fonction des tensions. Après l'invasion de l'URSS en avril 1941, les attentats menés par la résistance communiste contre les soldats allemands conduisent à un allongement de la durée du couvre-feu. L'objectif est alors de contrecarrer toute action clandestine que l'obscurité nocturne favorise. En février 1942, les Juifs vivant en zone occupée font l'objet d'un couvre-feu spécifique, qui les oblige à rester chez eux de 20 heures à 6 heures du matin. Avec l’occupation de la zone libre en novembre 1942 et face aux actions de plus en plus fortes de la Résistance, le couvre-feu s'abat sur le pays tout entier en 1943. Lorsque cela les arrange, les Allemands raccourcissent néanmoins l'amplitude horaire du couvre-feu. Dans la capitale par exemple, il est fixé de minuit à six heures du matin, ce qui permet à l'occupant de profiter des joies et voluptés du «Gross Paris». Dans les autres villes de France, il débute entre 22 heures et 23 heures. Pour ceux qui y contreviennent, les sanctions peuvent aller jusqu’à la peine de mort ou la déportation.

* "La nuit était tombée."

"Si le couvre-feu est une arme d’intervention dans l’espace public, c’est aussi une atteinte directe à la vie privée, qui rebat les cartes du temps public et intime, remodèle la journée et rend peut-être à la nuit ses mystères et ses passagers clandestins", constate Anaïs Kien dans le Journal de l'Histoire (source C). "La nuit est par essence l'élément protecteur dans lequel se meuvent les clandestins, saboteurs ou écrivains. C'est en filant la métaphore que Jean Bruller, dit Vercors, trouve le titre de ce qui allait devenir Les Editions de Minuit en 1942." (source B: La guerre monde t. II, p 2093) En outre, le couvre-feu favorise l'écoute des radios étrangères, pourtant interdite et sanctionnée. Dans ses Conseils à l'occupé de l'été 1940, Jean Texcier ironise: «Tu grognes parce qu'ils t'obligent à être rentré chez toi à 23 heures précises. Innocent, tu n'as pas compris que c'est pour te permettre d'écouter la radio anglaise?»

* L'Honneur des poètes.

En avril 1942, Paul Eluard (3) publie le recueil Poésie et Vérité dont il emprunte le titre à Goethe. Les poèmes «Patience», «Dimanche après-midi» et «Couvre feu», sont aussitôt interdits par la censure allemande. «Couvre-feu» est un poème très court, modeste, simple en apparence, mais qui n'en a pas moins suscité l'ire de l'occupant. Qu'y a-t-il de si brûlant, de si subversif dans cette litanie amoureuse?

L'analyse qui suit doit beaucoup aux explications d'Anne Bervas-Leroux (source A). Qu'elle en soit remerciée.

Le poème peut se lire en colonne, de manière verticale. (voir ci-dessus)

- Dans une première colonne, l'anaphore "Que voulez-vous" est répétée à chaque début de vers, sans que l'on sache clairement à qui s'adresse cette question rhétorique. Le poète s'adresse-t-il à d'autres résistants, cachés et attendant leur heure? S'agit-il d'une interpellation de l'occupant? Il y a une sorte d'indécision dans l'amorce du poème. 

- La deuxième colonne permet de dessiner une sorte d'espace-temps: la porte renvoie à l'univers intime, à l'appartement ou la maison, à l'enfermement induit par le couvre-feu. Cet espace est celui du couple, de la sphère familiale. Au fil des vers, le poète ouvre l'espace par cercles concentriques à la rue, la ville, la nuit. Comme souvent dans les poèmes de guerre d'Eluard, on a une représentation du Paris nocturne, ville occupée, prise dans les rigueurs de la guerre, mais en même temps personnifiée, car "affamée". La rue, elle, était "matée". 

- La troisième colonne se compose de participes passés qui, ajoutés les uns aux autres, décrivent une ville, une société en proie à l'oppression. Avec une belle économie de mots, et une grande subtilité, le poète évoque un univers terriblement concret. "Enfermés" évoque l'occupation de la ville et des individus en raison du couvre-feu, "barrée" comme les rues lors des contrôles de police, "matée" renvoie à la répression policière, "affamée" aux restrictions, "désarmés" à l'interdiction de porter une arme. "La nuit était tombée" comme un voile qui réunirait l'ensemble de la communauté urbaine. 

Le dernier vers du poème ne fonctionne plus sur le même modèle phrastique que les précédents. Il y a rupture et effet de chute. "La nuit était tombée"... et "nous nous sommes aimés". La voix passive a disparu. Le "nous" renvoie au couple qui s'aime, invincible. Alors que le corps social semble bâillonné, les amoureux conservent une certaine forme de liberté, dans l'intimité du foyer.

Pour autant, le poème ne se résume pas à une résistance passive par l'amour. En effet, dans la forme verbale de la dernière colonne, il manque le complément d'agent. "La porte était gardée", "Nous étions enfermés", "la rue était barrée", "la ville était matée, (...) affamée", "Nous étions désarmés"... oui, mais par qui? En creux, dans le blanc du poème, l'auditeur attentif peut déceler une dénonciation implicite de l'occupant. Le censeur allemand ne s'y est d'ailleurs pas trompé et y a vu un petit brûlot à éteindre au plus vite. 

[Document tiré des archives municipales d'Argenteuil et trouvé sur ce site]
 Conclusion.

A partir de la succession des colonnes, il est désormais possible de revenir au titre du poème. Concrètement, le couvre-feu invite à éteindre les lumières, tirer les rideaux. Il conduit à l'enfermement d'un peuple sous la botte allemande. Mais ici Couvre-feu fonctionne aussi comme une antiphrase. L'occupant impose sa loi, c'est incontestable. Cependant, "la flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas". (4) Elle continuera à couver ne serait-ce que dans les mots des poètes.  Dans cette logique, Couvre feu n'est pas qu'une litanie amoureuse, mais sans doute aussi un appel à la résistance passive, avec les mots du poète.


Couvre-Feu (1942)

Que voulez-vous la porte était gardée

 Que voulez-vous nous étions enfermés

Que voulez-vous la rue était barrée

Que voulez-vous la ville était matée

Que voulez-vous elle était affamée

Que voulez-vous nous étions désarmés

Que voulez-vous la nuit était tombée

Que voulez-vous nous nous sommes tant aimés.

«Couvre-feu», manuscrit autographe signé Paul Eluard, le 22 février 1942 à l'Hôtel du Cheval Blanc à Vézelay-Yonne -(Photo DR)
 

Notes:

1. En 1955, dans le contexte de la guerre d'Algérie, l'instauration de l'état d'urgence dans la loi permet aux préfets « d’interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté ». La mesure est clairement discriminatoire, car ne visant que les populations arabes d'Algérie ou les "Français musulmans d'Algérie" dans l'hexagone. L'instauration du couvre-feu à Paris par le préfet de police, Maurice Papon, entraîne une grande marche de protestation, le 17 octobre 1961. La manifestation pacifique est réprimée avec une violence inouïe. Plus d'une centaine de manifestants sont roués de coups, jetés dans la Seine, tués par les forces de police.

2. La mort de Zyed Benna et Bouna Traoré dans un transformateur de Clichy-sous-Bois (93), alors qu'ils étaient poursuivis par la police, provoque des émeutes dans les banlieues en octobre-novembre 2005. L'état d'urgence est alors réactivé. Un décret d'application du couvre-feu concerne 25 départements. Ces dernières années, des couvre-feux locaux ont pu être instaurés au nom de « l’existence de risques particuliers ».

3. Pendant l'Occupation, Paul Eluard vit à Paris où il publie d'abord légalement des recueils de poésie à tirage confidentiel. Ses activités clandestines commencent en 1942: il se rapproche du Parti communiste (d'où il avait été exclu avant guerre) et organise le Comité national des Écrivains de zone occupée. En 1943, il publie sous couvert de pseudonymes (comme Jean Du Haut) dans des revues clandestines. A partir d'octobre 1943, il se cache en Lozère, puis à Paris jusqu'à la libération de la capitale. 

4. Comme le lance de Gaulle dans l'appel du 18 juin.

Sources: 

A. "Ecrire pour résister, la poésie engagée." [Musée de la résistance en ligne]

B. Alya Aglan et Johann Chapoutot: "La nuit" dans "La guerre monde", tome 2.

C. "Le couvre feu, une histoire jamais joyeuse" [le Journal de l'Histoire]

D. "L'histoire des couvres feux" [Le Monde]

E. "Le couvre feu, une histoire française" [Libération]

Liens:

- D'autres poèmes de la résistance sur le blog: "Zone Libre" et "L'affiche rouge" d'Aragon.

- "Résister par l'art et la littérature."

mercredi 11 novembre 2020

Fayrouz - 'Al Qouds Al Atiqa' فيروز القدس العتيقة (La vieille ville de Jérusalem) (1967)

 


 L'histgeobox a invité Coline Houssais, spécialiste des cultures du monde arabe et auteure d'une très précieuse anthologie des musiques du monde arabe (Le mot et le reste, 2020), à nous faire découvrir une chanson permettant de comprendre l'histoire du conflit israélo-palestinien. Dans l'entretien qu'elle nous a également accordé, elle revient sur cette anthologie et nous propose une playlist pour (re)découvrir la diversité et la richesse des musiques du monde arabe.


Qui est Fayrouz ?

 Fayrouz est une chanteuse libanaise née en 1934. C’est peut-être la chanteuse libanaise la plus connue du XXe siècle. Elle est associée à des chansons qui louent la vie simple et idéalisée de la montagne d’antan, ainsi qu’à un très grand nombre de pièces de théâtre musicales (appelées opérettes) composées par son mari et son beau-frère Assi et Mansour Rahbani. Ces deux derniers font partie des piliers de la chanson libanaise qui se développe dans les années 1950, après l’indépendance accordée difficilement par la France en 1943 (depuis la chute de l’Empire ottoman, le Liban était en effet un mandat français). Il s’agit à cette époque de remettre au goût du jour et de moderniser une musique identifiée comme libanaise et non plus largement proche-orientale, ou qui ressemblerait trop à la musique égyptienne qui inonde le marché de la musique dans la région. Plus tard, c’est le fils de Fayrouz, Ziad Rahbani, qui lui compose des chansons. Le répertoire de Fayrouz est connu dans tout le monde arabe et continue d’être apprécié par différentes générations.

 

Dans quel contexte chante-t-elle cette chanson ?

 « La vieille ville de Jérusalem » fait partie d’un album sorti en 1967 intitulé « Al Quds Fi Bali » (Jérusalem dans mon esprit) et composé de chansons sur la Palestine. En effet, depuis la chute de l’Empire ottoman, la Société des Nations (ancêtre des Nations Unies) avait confié aux Britanniques un mandat sur la Palestine. A la proclamation de l’État d’Israël en Palestine en 1948, qui met fin au mandat britannique, des millions de Palestiniens sont précipité sur les routes
de l’exil tandis que les armées des pays voisins venus contenir l’expansion de l’armée israélienne sont défaits par cette dernière. Cet épisode est appelé en arabe la Nakba (« la catastrophe »). Ils tentent néanmoins de libérer la Palestine de l’occupation israélienne en 1967, sans succès lors de la guerre des Six-jours. L’armée israélienne en a alors profité pour prendre Jérusalem et la Cisjordanie (qui demeurait sous contrôle jordanien depuis 1948) ainsi que le Golan et une partie de la bande de Gaza, causant davantage de réfugiés palestiniens.

 La pochette de l'album « Al Quds Fi Bali » (Jérusalem dans mon esprit) [source


Comment réagissent les artistes ?

 Pour les artistes arabes (comme pour une grande partie de l’opinion publique des pays arabes), l’échec de 1967, ou Naksa (« le revers ») est catastrophique et est vécu comme une profonde blessure, y compris donc par les non-Palestiniens. En effet, l’idéologie en vogue à l’époque est le nationalisme arabe, qui attribue une communauté de destin à tous les peuples arabes (et non arabes vivants dans des pays arabes) sur la base d’une langue, d’une culture -y compris religieuse même si le nationalisme arabe est plutôt laïque- et d’une histoire communes. Cette idéologie est portée entre autres par le président de la république égyptienne Gamal Abdel Nasser. La libération de la Palestine (et la fin de la colonisation en général) est l’un des objectifs principaux du nationalisme arabe à l’international, bien qu’il serve également parfois à unifier au-delà des différents entre les pays, voire à galvaniser les citoyens envers un ennemi commun -Israël- afin de les empêcher de se retourner contre des gouvernements pas toujours très démocratiques. Beaucoup d’artistes composent des chansons tristes qui témoignent du choc et expriment les sentiments du grand public. Ils espèrent également que leurs chansons sauront réussir là où la diplomatie et la guerre ont échoué.

 




La voix claire de Fayrouz est triste. On entend des violons, très présents dans la musique arabe classique en général. On distingue également un ou des violoncelles au fond et clavier qui imite l’accordéon et l’orgue. Le ton de Fayrouz est solennel sur les deux premiers couplets.

Jai marché dans les rues

Les rues de la vieille ville de Jérusalem

Devant les magasins

Qui sont ce qui restent de la Palestine

Nous en avons discuté ensemble

Et ils mont donné un vase

En me disant quil sagit dun cadeau

De la part du peuple de lattente

1) Lors de la proclamation de l’Etat d’Israël une partie des Palestiniens ont été chassés par les milices israéliennes ou se sont réfugiés ailleurs pour fuir les combats.

 

2) Depuis 1948 et la Nakba les Palestiniens attendent d’avoir à nouveau un Etat ou de pouvoir retourner dans ce dernier (pour ceux qui se sont réfugiés dans d’autres pays et qui n’ont pas pu avoir une autre nationalité)

Et jai marché dans les rues

Les rues de la vieille ville de Jérusalem

Je me suis arrêtée devant les portes

Qui sont devenues mes amies

Et leurs yeux tristes comme la ville

Memportent et menvoient vers lexil de la misère

 

 

 

 

 

 

Référence aux millions de réfugiés palestiniens qui ont fui dans les pays voisins (Jordanie, Liban, Syrie, Irak) ainsi qu’en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza.

Fayrouz change ici de rythme et de mélodies : elle raconte une histoire, se rappelle de ce à quoi la vieille ville de Jérusalem ressemblait avant 1948. Elle évoque monde perdu d’un ton léger puis plus grave.

Il y avait une terre, il y avaient des mains

Des mains qui bâtissaient sous le soleil et le vent

Il y avait des maisons et des fenêtres

Qui fleurissaient, et des enfants des livres à la main

E une nuit la colère sest engouffrée dans les maisons

Et les mains noires ont sorti les portes de leurs gonds

Et les maisons ont perdu leurs propriétaires

Entre ces derniers et leurs maisons se trouve (maintenant) du fil barbelé

Du feu et les mains noires

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Référence aux milices qui ont fait fuir les habitants de Jérusalem

 

 

 

 

 

Le fil barbelé des frontières

D’autres instruments arrivent, comme si la chanteuse était rejointe par d’autres personnes, qu’elle incarnait un groupe. On entend des cymbales qui donnent de l’ampleur à la chanson. De manière générale les paroles sont très poétiques. Elles riment en arabe. Parfois Fayrouz répète certains mots pour souligner l’importance de ce qu’elle dit.

Je crie dans les rues

Les rues de la vieille ville de Jérusalem

Laissons les chansons tempêter et gronder

Que ma voix continue d’être louragan de ces consciences

Je sais maintenant ce qui leur est arrivé

Peut-être ma conscience s’éveillera.

 

 

 

 

Elle espère que ses chansons permettront aux gens de prendre conscience de la situation, et permettra aux Palestiniens de retrouver leur pays.

 

Quelle est la situation aujourd'hui ?

 Les Palestiniens qui se sont réfugiés dans les pays voisins n’ont pas été naturalisés et demeurent donc des étrangers : ils ne possèdent pas de nationalité mais des documents et un statut juridique spécial octroyé par les Nations Unies ou le pays d’accueil, ce qui signifie qu’ils ne sont pas apatrides. Les seules exceptions sont la Jordanie où un certain nombre de réfugiés ont été naturalisés et le Liban où beaucoup de réfugiés chrétiens se sont vus accorder la nationalité libanaise dans les années 1950. Les accords d’Oslo en 1993 ont esquissé la possibilité de création d’un véritable État palestinien moderne en deux parties (bande de Gaza et Cisjordanie) mais de nombreux points restés en suspens depuis (le tracé des frontières, le retour des réfugiés, la question du partage des ressources en eau, le statut de la ville de Jérusalem, l’arrêt de la colonisation…) ont empêché cette réalisation. Ces dernières années, l’intensification de la colonisation ainsi que la récente reconnaissance de l’État d’Israël par Bahreïn et les Émirats Arabes Unis non seulement mettent à bas toute éventualité d’un État palestinien, mais montre également que le sujet ne mobilise plus les autres pays arabes. Privés d’un soutien historique qui n’a au final pas fait ses preuves, les Palestiniens sont plus isolés que jamais. A défaut d’un État certains espèrent désormais que les Palestiniens puissent accéder à une pleine citoyenneté dans leurs pays de résidence respectifs, y compris dans ce qui est aujourd’hui une Palestine morcelée et contrôlée aux frontières par les Israéliens.

 

Coline Houssais

 


 Un très grand merci à Coline Houssais!

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