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jeudi 6 février 2020
lundi 3 février 2020
Quand la fièvre du caoutchouc amazonien contribuait à l'extermination des tribus amérindiennes...
Jusqu'en
1880, l'Amazonie reste vide d'activité notable. On y trouve tout au plus des missions
franciscaines perdues et quelques postes sommeillants. La délimitation des frontières, héritée des vieux
empires ibériques, y est floue, faute d'enjeu véritable.
Soudain, la fièvre du caoutchouc transforme le regard porté sur ces régions délaissées.
Incités par la demande pressante des pays industriels, des troupes de colleccteurs de caoutchouc (caucheros) se précipitent sur l'Amazonie profonde et ratissent rios et forêts. Dans des zones isolées échappant à toute autorité centrale, des aventuriers sans scrupules se taillent alors de véritables empires en quelques années, grâce à l'exploitation de l'hévéa et au travail forcé des populations indigènes. Parmi ces barons du caoutchouc, Carlos Firmin Fitzcarrald, un abominable fou d'opéra, entre très vite dans la légende.
* "L'arbre-qui-pleure"
"Il croît dans la province d'Esmeraldas un arbre appelé hévé. il en découle par une incision une liqueur blanche comme du lait qui se durcit et se noircit peu à peu à l'air. (...) Les Indiens Maya nomment la résine qu'ils en tirent cahutchu, ce qui se prononce caoutchouc et signifie l'arbre-qui-pleure", écrit Charles de La Condamine dans la Relation, en 1745. Un peu plus loin, il décrit la manière dont les Omagua se servent du caoutchouc pour créer des seringues et des canules qu'ils remplissent d'un narcotique inhalé ou pris en clystère. Depuis des temps immémoriaux, les Indiens maîtrisaient en effet les techniques d'utilisation des hévéas. Grâce aux innovations techniques successives, les usages du caoutchouc se multiplièrent. On s'en sert pour la fabrication de la balle du jeu de paume chez les Apinayé et les Guarani, pour garnir les mailloches des tambours d'appel dans le haut Orénoque, calfater les pirogues, fabriquer des bottes ou des récipients en moulant le latex. En Europe, le premier usage sera la gomme à effacer, invention du physicien Prestley (Indian rubber). Mais c'est avec l'apparition et l'essor de la bicyclette, puis de l'automobile, que la demande internationale de caoutchouc amazonien explose à partir des années 1850. La mise au point de la vulcanisation par Goodyear en 1839, l'invention du pneu à valve par Dunlop en 1888, puis celle du pneu démontable par Michelin en 1892 contribuent également au boom.
* La fièvre du caoutchouc.
Comme l'Amazonie dispose du monopole de l'hévéa, les prix s'envolent et la forêt devient un nouvel eldorado. Depuis la Bolivie, le Pérou, l’Équateur, la Colombie, le Venezuela, le caoutchouc converge vers Manaus par le Marañon, l'Ucayali, le Javari, le Madeira, le Napo, le Putumayo, le Caqueta et le rio Negro (voir carte ci-dessus). Disposant d'un port en eau profonde, accessible aux navires de haute mer, Manaus s'impose rapidement comme la capitale mondiale du caoutchouc. Déchargées sur les docks flottants, les boules de latex assurent la prospérité de la ville au luxe extravagant, au point de ressusciter pour un peu le mythe de l'eldorado. (1) La fièvre du caoutchouc transforme la ville en ovni architectural cossu au cœur de la jungle. Les barons du caoutchouc y bâtissent une ville à l'Européenne dotée de bâtiments à arcades, de palais, d'églises fastueuses. La ville s’enorgueillit de posséder trois hôpitaux, dix collèges privés, plus de 25 écoles, une bibliothèque publique... Ses larges avenues sont desservies par des tramways électriques. Le luxe y est de mise partout. Les grands cafés de la ville attirent des clients fortunés, habillés à la dernière mode de Paris ou de Londres. Les premières lignes de téléphones y sont installées en 1897, avant même Rio de Janeiro ou São Paulo. L'essor démographique fulgurant impose une extension du bâti sur les marais alentours que l'on recouvrent de pavés venus de Lisbonne. Pour permettre l'exportation du caoutchouc amazonien, un service transatlantique régulier relie Manaus à New York et Liverpool.
* Les barons du caoutchouc.
Dès 1870, les pionniers de la collecte du caoutchouc tentent de s'organiser pour en assurer la commercialisation. Ils se taillent de vastes fiefs dans des régions vierges de toute colonisation, mais riches en hévéas et traversées par des rios. Les cours d'eau sont bientôt équipés de comptoirs d'exploitation (barracas), d'embarcadères à caoutchouc et sillonnés de navires. En quelques années, une poignée d'entrepreneurs sans états d'âme contrôle la collecte à grande échelle, puis l'exportation d'un produit devenu hautement spéculatif. Les barons du caoutchouc les plus célèbres se nomment Antonio Vaca Diez, Nicolas Suárez, Julio César Araña, Carlos Fitzcarrald.
- Dès les années 1870, Antonio Vaca Diez se taille un vaste domaine dans le Beni, exploitant les forêts riches en hévéas des rives du rio Orton et du Madre de Dios.
- Parti chercher fortune dans la forêt, Carlos Firmin Fitzcarrald (photo ci-contre) parvient, par persuasion ou tromperie, à disposer d'une main d’œuvre considérable (des Indiens Campas Piros, Conibos, Amahuacas, Cashibos) et à se tailler un vaste domaine dans l'Ucayali, l'Urubamba, le
Madre de Dios au sud. Dans sa quête du latex, Fitzcarrald fait œuvre d'explorateur en découvrant
un passage permettant l'ouverture d'une route plus
courte et directe du bassin du Madre de Dios à celui de l'Amazone (l'isthme de Fitzcarrald).
- Nicolas Suárez, le "colosse bolivien", possède un immense empire caoutchoutier de 10 millions d'hectares répartis entre la Bolivie, le Brésil et le Pérou. Ses bateaux ont l'exclusivité des transports sur le Madeira et le rio Beni qu'il exploite grâce à un chapelet de relais et comptoirs. Il dispose également de représentations commerciales à Manaus, Belem, Londres. Cette situation lui permet de prélever des taxes et des droits d'entrepôts sur les cargaisons des concurrents.
- Originaire de Rioja, en pleine Selva du Haut-Pérou, Julio Cesar Araña débute comme vendeur ambulant de chapeaux. Par son travail, un sens des affaires indéniable et surtout une absence totale de scrupule, il parvient à créer un véritable empire centré sur le Putumayo, une région isolée du Pérou, revendiquée par la Colombie, sans police ni justice autre que la sienne. A la tête de quarante centres de collecte de caoutchouc, organisés en deux distritos (La Chorrera et El Encanto), Araña exploite 30 000 Indiens (Bora, Ocaïna, Andoke, Huitoto).
Les profits engrangés sont immenses, ce qui incite les rois du caoutchouc à se disputer âprement le contrôle des terres riches en hévéas. Les magnats de la gomme ont aussi partie liée. Ainsi Vaca Diez, Carlos Fitzcarrald et Nicolas Suárez, n'hésitent-ils pas à s'associer afin de faire fructifier leurs affaires. Les deux premiers trouvent d'ailleurs mort commune, en 1897. Leurs deux corps enlacés seront retrouvés quelques jours après le naufrage.
Pour recruter la main d’œuvre indispensable à l'exploitation des hévéas, tous les barons se dotent de milices chargées de traquer les Indiens au cours de terribles razzias. Celle d'Araña est composée de Noirs de la Barbade armés de Winchester. Le système d'exploitation du caoutchouc repose donc sur l'asservissement des autochtones et les violences quotidiennes (châtiments, mutilation, affamement).
* C'est à ce prix que vous obtenez du caoutchouc.
L'absence totale d'autorités légales dans les zones reculées où opèrent les collecteurs de caoutchouc permet aux barons d'agir en toute impunité, d'imposer la violence endémique comme mode de gestion, de se comporter en potentats hors de tout contrôle. (3) Les États ferment les yeux sur les pratiques scandaleuses des barons, car ils les suppléent pour occuper le terrain dans des zones marginales aux frontières mouvantes. (4) Cette alliance tacite aboutit à des résultats désastreux.
La fortune des "barons du caoutchouc" trouve son origine, non seulement dans le prix très élevé atteint par la gomme, mais aussi dans l'emploi d'une main d’œuvre asservie.
Dans ces espaces vides d'hommes, le problème du recrutement de saigneurs d'hévéas (seringueiros) se pose avec une acuité criante. Jusque vers 1880, la collecte de caoutchouc est laissée à l'initiative des sociétés indigènes concernées dans le cadre d'une traite libre. Tout change avec l'ère du caoutchouc. Désormais, les compagnies concessionnaires entendent régenter directement la main d’œuvre, composée quasi-exclusivement par les indigènes. C'est donc par la contrainte qu'elles se procurent des seringueiros.
La base du
recrutement
forcé s'opère à travers des razzias (correrías). La carabine décide de la vocation
caoutchoutière des populations indigènes équatoriales dans le cadre de véritables chasses à l'indien. Face à cette économie de traite forcée, de nombreuses tribus abandonnent les villages à portée des canots pour se réfugier sur la partie amont non navigable des rios, à moins qu'ils ne se retranchent dans la forêt. De la sorte, des régions entières de l'Amazonie se désertifient.
Dans les premiers temps, l'enrôlement a parfois pris la forme de l'engagement involontaire, fondé sur la tromperie. Appâtés par des promesses et des cadeaux, des Indiens sont embarqués loin de chez eux, pour être conduits sur les terres exploitées par les compagnies caoutchoutières.
Enfin, certaines tribus encore indépendantes acceptent d'apporter contractuellement leur récolte de latex à la factorerie en échange des produits stockés dans les magasins de la barraca. Contre une certaine quantité de caoutchouc, on avance alcool, vêtements et machettes au peón. Les prix de ces produits sont tellement gonflés que le travailleur sous contrat (contratados) ne parvient jamais à rembourser. De la sorte, il se trouve captif par endettement à vie.
Dans la plupart des exploitations de gommes, l'instauration d'un régime d'esclavage est la norme. En 1895, le père Ducci, en visite dans une mission, relate la triste condition des autochtones du Beni:"Ils
vivent aujourd'hui sous l'oppression d'une race qui, après les avoir
réduits à la misère, les arrache à leurs familles pour les faire mourir
dans les gomales perdus du Beni."
Les collecteurs de caoutchouc restent en moyenne 15 jours dans la forêt. Pour s'assurer qu'ils reviennent bien à la barraca avec l'indispensable latex, les responsables des centres d'exploitation retiennent en otage femmes et enfants dont ils disposent à discrétion, pour le service domestique ou les appétits sexuels. Le travail à fournir s'avère pénible, obsédant, continu. La journée de travail est de douze heures. Il faut à un bon collecteur quatre journées de travail continu pour obtenir, par saignée puis ébullition lente de la sève récoltée, une boule d'un kilogramme de caoutchouc frais. Aux tâches de collecte et de conditionnement s'ajoute l'obligation du portage jusqu'à la barraca. De retour au comptoir au bout de deux semaines, le seringueiros fait peser sa gomme sur des balances, généralement truquées. Comme les chefs de comptoirs reçoivent des commissions sur le caoutchouc collecté, ils exigent toujours plus de latex afin d'augmenter leurs gains. Lorsque le quota de caoutchouc à rapporter n'est pas atteint, les seringueiros ou leurs familles sont punis. L'application du cep ou du chevalet de torture, les mutilations diverses, le recours systématique au fouet, permettent de punir la plus petite infraction ou un travail jugé insuffisant. Pour accomplir ces basses œuvres, les barons s'appuient sur les chefs de comptoirs (5). Ces derniers délèguent à leur tour à des contremaîtres, responsables des baraques de travail réparties sur le territoire de la barraca. Pour surveiller les travaux des indigènes et faire appliquer les sanctions, ils disposent à leur tour de petits groupes armés d'Indiens hispanisés appelés muchachos ou racionales.
Tous les trois mois, les canots et les vapeurs des compagnies viennent chercher le caoutchouc qui, entre-temps, a été fumé, lavé et talqué. Les bateaux transportent leur chargement du Putumayo à Iquitos ou Manaus pour y être exporté vers l'Europe et les Etats-Unis.
Entre les maladies, les mauvais traitements, les flèches empoisonnées, les serpents, la malnutrition ou les conserves frelatées, la vie est brève sur les gomales. L'existence d'un péon n'excède pas 5 ans en moyenne sur les rives du Madeira, 3 ans sur l'Acre. Pour les autorités et les barons du caoutchouc, l'Indien représente un anachronisme par son mode de vie. Incapable de s'intégrer dans le nouvel ordre, il est conduit à disparaître progressivement, non sans avoir été au préalable exploité.
* Le Putumayo ou le "paradis du diable".
L'isolement des zones caoutchoutières permit longtemps aux barons de dissimuler les atrocités commises dans leurs fiefs. Mais les choses changent au cours de la première décennie du XX° siècle. En 1907, le journaliste B. Saldaña Roca dénonce les maltraitances et l'exploitation honteuse des indigènes dans La Felpa et La Sanción, deux journaux d'Iquitos. La ville, devenue la principale plaque tournante du caoutchouc dans la partie amont du bassin fluvial de l'Amazone, est aussi un des fiefs d'Araña. Dans ces conditions les autorités ferment les yeux sur les pratiques scandaleuses de la compagnie et les révélations de Saldaña Roca n'ont aucun écho à Iquitos. Il n'en va pas de même ailleurs. En 1909, la publication, sous le titre "Le paradis du diable", du récit des sévices infligés aux indigènes du Putumayo dans le journal britannique The Truth, a un retentissement énorme. L'auteur de ces révélations est un jeune ingénieur nord-américain du nom de Walter E. Hardenburg. Le Royaume-Uni se sent d'autant plus concerné par ces informations que la Casa Araña Hermanos est devenue une entreprise britannique sous le nom de Peruvian Amazon Company. En 1910, soumis à la pression de son opinion publique, à l'activisme de la Société anti-esclavagiste et pour la protection des indigènes de Londres, le gouvernement britannique décide donc d'envoyer son consul enquêter sur la véracité des accusations. Lors des investigations menées au Putumayo, les inspecteurs constatent que la plupart des Indiens portent des cicatrices dues aux flagellations. Pour éviter qu'ils ne s'enfuient ou ne soient volés par les caoutchoutiers colombiens, certains seringueiros (collecteurs de caoutchouc) ont même été marqués sur les fesses aux initiales de la Casa Araña.
En 1913, la Chambre des Communes ordonne la création d'une commission d'enquête sur les atrocités commises au Putumayo. Le rapport publié à la fin de l'année dresse un constat implacable: la forêt est un champ d'ossements humains. On estime que chaque tonne de caoutchouc a coûté 7 vie humaines. En 1912, il ne restait que 10 000 survivants des 50 000 Indiens recensés dans la région en 1880. Huitotos, Ocaimas, Muinanes, Nonuyas, Andoques, Rezígaros, Boras se trouvent alors en voie d'extinction. (6) En dépit de la gravité des faits, le scandale se solde par la punition de sous-fifres, sans que le système ne soit remis fondamentalement en cause.
* Fitzcarraldo, le "conquistador de l'inutile".
Les barons du caoutchouc avaient tout pour devenir des mythes. C'est le cas de Fitzcarrald. L'absence de sources solides le concernant permit à ses panégyristes comme à ses détracteurs de forger une légende, dorée ou noire, selon le point de vue adopté. Ses aventures inspireront Fitzcarraldo à Werner Herzog. Klaus Kinski y tient le rôle du héros aux côtés de Claudia Cardinale.
Pour son tournage, le réalisateur allemand a besoin d'un endroit entre deux fleuves pour y creuser une tranchée et d'un millier de figurants "aux cheveux noirs et longs". Lors de repérages effectués en février 1979, il identifie Wawaïm, au cœur de l'Amazonie péruvienne. La Wildlife Film Company de Herzog s'y installe aussitôt, en dépit du refus des Indiens Aguarunas de lui céder le terrain. A coup de menaces et tentatives de corruption, le réalisateur parvient à susciter l'hostilité générale des Indiens, qui voit dans son projet la célébration d'un cauchero de sinistre mémoire. De fait, les moyens employés par la compagnie cinématographique entrent en résonance avec les modes d'exploitation brutaux des saigneurs d'hévéas du début du XX° s. "Le parallèle que ne manquèrent pas d'établir les Aguarunas entre Herzog et Fitzcarrald, l'exploitation du caoutchouc et l'exploitation cinématographique, entre les indigènes constituant la masse de main d’œuvre de Fitzcarrald et l'équipe de travailleurs et figurants de la compagnie, bref, le mimétisme entre l'étranger passionné d'opéra et celui passionné par l'Art Cinématographique, ne fut pas démenti par les méthodes employées (intimidation, tromperies, domination technologique...). (...) La main d’œuvre (figurants, manœuvres et ouvriers) était, par ailleurs, fort maltraitée (...)." (source H) Finalement, le 1er décembre 1979, les Aguarunas détruisirent le campement de la compagnie cinématographique installé de force sur leur territoire. Dans la presse allemande, les envahisseurs deviennent victimes.
Le personnage imaginé par le réalisateur n'a qu'un rapport très lointain avec l'entrepreneur du caoutchouc, même si certains épisodes clefs de la vie du baron se retrouvent dans le scénario. Fou d'art lyrique, Brian Sweeney Fitzgerald, qui se fait appeler Fitzcarraldo, rêve de construire un opéra à Iquitos, aux limites de la forêt vierge, et d'y inviter pour l'inauguration Caruso, son idole. Simple fabricant de pain de glace, ce dernier manque de fonds pour réaliser son projet, aussi achète-t-il une concession sur le cours d'eau Ucayali afin d'en exploiter l'hévéa. Pour rejoindre son domaine, le "chevalier de l'inutile" fait l'acquisition d'un bateau à vapeur, auquel il fait remonter le fleuve Pachitea aux infranchissables rapides. Profitant de la présence d'un isthme entre les deux cours d'eau (Pachitea et Ucayali), Fitzcarraldo décide de faire franchir une colline à son bateau. En quête de main d’œuvre, il convainc les Indiens Shuars de l'aider en leur diffusant la voix de Caruso à l'aide d'un phonographe. Le réalisateur met ainsi en scène l'emprise qu'a Fitzcarraldo sur les Indiens qui voient en lui le "Grand Wiracocha", le Dieu blanc.
Le scénario s'inspire de la découverte par Carlos Fitzcarrald d'un isthme lui permettant de livrer ses cargaisons de caoutchouc en raccourcissant considérablement le temps et le coût de transport. L'entreprise nécessita en 1893, l'achat d'un vapeur démontable de fort tonnage: le Contamana. Grâce à une piste de fortune construite durant deux mois par les Indiens Piros placés sous sa coupe, il fit haler les pièces du bateau et les charges sur des rouleaux de bois. Ainsi, les différents éléments du bateau franchirent la dizaine de kilomètres du chemin reliant les deux rios. Herzog, quant à lui, fera réaliser le même exploit à ses équipes, refusant de recourir à tout trucage pour simuler l'ascension et la descente chaotique du navire.
* Introduire l'opéra dans la jungle.
Dans une de ses nouvelles ("Les roses d'Atacama"), Luis Sepulveda dresse le portrait suivant de Fitzcarrald:" Amoureux du bel canto, il se déplaçait toujours avec un gramophone et des centaines de disques de carbone. Les Indiens (...) l'appelèrent "celui qui porte la voix des dieux" et, admiratifs, l'accueillirent avec une exemplaire générosité."
On touche ici un dernier aspect essentiel du film de Herzog avec la place centrale accordée à la musique. Dans une des scènes les plus réussies, Fitzcarraldo pose un gramophone sur le pont de son navire. La voix de Caruso chantant Il sogno, tiré de l'opéra Manon de Massenet, s'en élève. De la sorte, il attire les Indiens réducteurs de tête hors de la forêt et neutralise leur méfiance."Triomphe apparent d'une culture pacificatrice, d'une diplomatie par la "vibration" musicale. Mais c'est autre chose qui advient: l'opéra européen est ramené à une simple parure aux yeux des guerriers amazoniens et Caruso devient un visage peint ou une coiffe à plumes. L'art apparaît a posteriori comme une croyance ou une langue parmi d'autres (...).
A défaut d'un opéra en dur, Fitzcarraldo décide de faire venir à Iquitos une troupe de chanteurs et musiciens venus jouer du Wagner à Manaus. Il convertit alors son bateau cabossé en opéra flottant. Une fois l'exploit réussi, les Indiens coupent les amarres du bateau et abandonnent l'embarcation à des rapides déchaînés. De la sorte, ils font don du bateau à l'esprit de la rivière pour l'apaiser. (...) Il s'agit ici d'un détournement du navire par la culture indienne et d'une dé-possession. les chimères de Fitzcarraldo se dissipe, or c'est alors qu'il apprend que se joue à Manaus un opéra de Wagner. Il demande finalement au capitaine de son bateau d'aller : La troupe arrive par petites grappes en barques. Comme Fitzcarraldo, Herzog va faire don des esprits de l'Europe et la Culture à la forêt: il ne s'agit plus de coloniser, mais de contribuer à son grand ensemencement perpétuel. (...) "
Dans le film, la grande forme de l'opéra déclare forfait et se dissout, se volatilise dans la nature. Les éclats d'opéra, d'art et de culture partent à la dérive sur l'Amazone, vont bientôt être mangés par les lianes ou se sédimenter aux limons du fleuve.
Le projet de construction d'un opéra en pleine jungle cher à Fitzcarraldo n'est pas si saugrenu si l'on se souvient que le monument emblématique de Manaus, dont la coupole dominait la ville, est le Teatro amazonas. Inauguré en 1893 à l'issue de travaux pharaoniques, ce gigantesque opéra à la décoration baroque avait été financé grâce aux largesses des barons du caoutchouc. En échange de l'attribution d'une loge à vie, ces derniers n'avaient pas regardé à la dépense: les marbres venaient de Carrare, les lustres de Murano, les tapisseries de France. La salle de spectacle à l'acoustique rare pouvait accueillir 1500 personnes. Au pied de la façade rose, des pavés de caoutchouc recouvraient le sol afin d'atténuer les bruits des attelages se garant devant l'édifice! Pour l'inauguration, en 1886, la Compagnie du Grand Opéra italien y donna La Gioconda de Ponchielli. Le monument apparaît au début du film de Herzog. L'institution opéra y est présentée comme une véritable gabegie. On donne du champagne à boire aux chevaux, des billets de banques à des carpes. L'art est réduit à une forme de dépense ostentatoire servant à se faire mousser. Fitzcarraldo surenchérit dans la démesure, avec sa volonté de faire gravir des montagnes aux bateaux, à vouloir apporter la "culture", à civiliser la forêt et ses habitants. De nouveau, la fiction s'inspire de la réalité. Le projet de Fitzcarraldo restera une chimère: jamais Sarah Bernhardt ou Caruso ne fouleront la scène de l'opéra d'Iquitos.
* Plus dure sera la chute.
Manaus atteint le sommet de sa puissance aux alentours de 1910. A cette époque, quatre-vingt millions d'hévéas répartis sur 3 millions de km² de forêt sont en exploitation. Manaus exporte annuellement 80 000 tonnes de caoutchouc brut, dont les droits de sortie couvrent 40% de la dette nationale du Brésil, soit la moitié de la production mondiale. En 1912, l'inauguration en grande pompe de la ligne de chemin de fer reliant Madeira à Mamoré, longue de 350 km, permet de contourner 600 km de rapides, ouvrant ainsi le Beni au grand commerce. Toute l'énorme réserve de gomme de l'Acre et du Madre de Dios doit être écoulée par là. Le chantier a été ouvert en 1908 dans une zone forestière particulièrement dense, aux confins du Brésil et de la Bolivie. Les conditions de travail y sont abominables, au point que 6 000 hommes meurent au cours des 5 années du chantier. Lorsque la ligne est enfin achevée, elle ne sert plus à rien. Le marché du caoutchouc vient en effet de s'effondrer, car d'immenses plantations d'hévéas ont poussé en Malaisie à partir de graines volées en Amazonie trente ans plus tôt. Les prix de revient du caoutchouc asiatique s'avèrent imbattables, ce qui précipite la crise de la gomme amazonienne. En 1912, on vend à perte. Les banqueroutes s'enchaînent et quelques compagnies se retrouvent ruinées en quelques semaines. A Manaus, l'opéra, les boutiques de luxe, les boîtes de nuit ferment. (7) Dans la salle des ventes de la ville, on vend désormais les produits à l'encan. Dans une sorte de sauve-qui-peut général, les habitants se ruent sur les bateaux en partance pour l'Europe.
Conclusion.
Le boom du caoutchouc aura duré une quarantaine d'années, assurant l'enrichissement colossal d'une poignée d'entrepreneurs sans scrupules, et s'accompagnant du tarissement de toute activité économique autre que l'exploitation hautement lucrative de l'hévéa.
La concurrence du latex asiatique et le boycotte du caoutchouc amazonien après la révélation des pratiques scandaleuses d'Araña entraînèrent la chute des cours. Les fortunes amassées en quelques années s'effondrèrent soudainement. Dans Le rêve du Celte, Vargas Llosa décrit comme suit la décrépitude soudaine d'Iquitos: «Ce qui scella l'isolement d'Iquitos, sa rupture d'avec ce vaste monde avec lequel, au long de quinze années, le commerce avait été si intense, fut la décision de la Booth Line de réduire progressivement le trafic de ses lignes de fret et de passagers. Quand le mouvement des bateaux s'arrêta tout à fait, le cordon ombilical qui reliait Iquitos au monde fut coupé. La capitale du Loreto remonta le temps pour redevenir, en quelques années, un bourg perdu et oublié au cœur de la plaine amazonienne.» ("Le rêve du Celte" p 388, Grasset, 2010).
Le silence revint dans la Selva, les tribus rescapées reprirent leurs territoires, les postes retrouvèrent leur abandon, les rios, le silence... L'épopée était consommée.
Notes:
1. A l'emplacement de la ville se trouvait en 1669 un simple fortin portugais destiné à surveiller les Espagnols. Au début du XIX° siècle, il est devenu une bourgade de garnison du nom de Barra. La technique de fumaison du latex, qui le rend transportable et donc exportable, change la donne. En 1850, Barra est débaptisé et devient Manaus, la nouvelle capitale de province.
2. A l'occasion d'une de ces chasses à l'Indien, un des sept frères Suárez meurt. Pour le venger, on dispose des bobonnes d'alcool empoisonné sur le territoire des Caripuna, conduisant à la mort de 300 d'entre eux.
3. Le rapport du préfet du Beni, Arze, évoque de façon éloquente la vacance de toute autorité dans les confins de l'Amazonie bolivienne:"Au nord du Beni s'agite l'industrie de la gomme portant en elle une forte volonté d'extension; de plus ses nombreux établissement, plus mal que bien peuplés, sont à grande distance des centres habités et hors de portée de toute autorité et n'ont ni administration qui s'occupent d'eux, ni garantie de paix et de développement normal, pas plus que de sécurité individuelle. Mais ils sont le champ, dans tout son sens, de l'arbitraire et de l'empire du fait et de la force privée. A cela s'ajoute que par ce côté, nos frontières ne sont protégées par aucuns forts ni garnisons propres et se trouvent constamment exposées aux avances des industriels étrangers et à être confondues avec leurs territoires sous peine de devenir irrécupérables ensuite."
4. Les missions religieuse était la seule institution désireuse de protéger les tribus placées sous leur houlette. Leur quasi-absence dans certaines régions (le nord du Beni par exemple), lieu privilégié de l'exploitation du caoutchouc, explique également la gravité des excès qui s'y produisent à la fin du XIX°siècle.
5. Certains, à l'instar d'Armando Normand (barraca de Matanzas), Victor Macedo (La Chorrera), Miguel Loayza (El Encanto), Alfred Mouton (Mirlitonville) se taillent une réputation de grande cruauté.
6. La situation de la région n'a rien d'exceptionnel si l'on se fie aux conclusions de la commission d'enquête de 1913:"le cas du Putumayo n'est d'autre qu'un exemple particulièrement détestable des conditions de traitement de la main d'oeuvre susceptibles d'être observées n'importe où dans un large secteur de l'Amérique du Sud."
7. "Tel un vaisseau fantôme perdu dans la forêt amazonienne, la bâtiment est abandonné durant de nombreuses années avant d’attirer l’attention des élus locaux qui y voient un moyen de redonner à la ville, à travers sa restauration, un peu de son faste perdu." (source I p107)
Sources:
A. Jean-Claude Roux: "Un Eldorado dévoré par la forêt. 1821-1910" L'Harmattan.
B. A. Gheerbrant, "L'Amazone, un géant blessé", Découvertes Gallimard, 1988.
C. Catherine Heymann: "L'Oriente péruvien entre construction régionale et internationalisation du marché" (1845-1932), CNED, Puf, 2015.
D. Jean-Baptiste Serier: "Histoire du caoutchouc", Editions Desjonquères, 1993.
E. Luigi Balzan:"Des Andes à l'Amazonie. 1881-1893. Voyage d'un jeune naturaliste eu temps du caoutchouc." Présentation et commentaires Jean-Claude Roux et Alain Gioda, Ginkgo Editeur/IRD, 2006.
F. Jean-Claude Roux: "Un roman noir des fronts pionniers de l'Amazonie bolivienne: Albert Mouton et les crimes du rio Madidi (1890-1896)", Revue française d'histoire d'Outre-mer, n°324-325, 1999.
G. Jean Piel: "Le caoutchouc, la Winchester et l'Empire", Revue française d'Histoire d'Outre mer, 1980.
H. Sabourin Éric. 4. 1 . — L 'affaire Herzog. In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 67, 1980. pp. 441-460.
I. "La petite musique des territoire: Arts, espaces et sociétés", (dir) N. Canova, P. Bourdeau, O. Soubeyran, CNRS éditions.
* Pour aller plus loin
► La fièvre du caoutchouc a inspiré récits, romans...
- Dans A Selva , Ferreira de Castro raconte l'existence misérable des seringueiros.
> Ferreira de Castro: "Forêt vierge", traduction de Blaise Cendrars de A Selva, Paris, Bernard Grasset, 1966.
- Dans son recueil de nouvelles "Les roses d'Atacama", Luis Sepulveda dresse un portrait au vitriol du sinistre Fitzcarrald.
> Luis Sepulveda: "Les roses d'Atacama", Métailié.
- Mario Vargas Llosa:"Le rêve du Celte" de Mario Vargas Llosa retrace les grands combats de l'Irlandais Roger Casement pour dénoncer l'exploitation de l'homme par l'homme dans les forêts du Congo et en Amazonie péruvienne.
> Mario Vargas Llosa:"Le rêve du Celte, Gallimard, 2010.
► Les photographies du voyage de la commission d'enquête sur les crimes du Putumayo et quelques clichés supplémentaires sur Pinterest.
- CARAEIRO FILHO, Arnaldo. "Manaus et le caoutchouc. Un exemple de dynamique urbaine en Amazonie."
- "La grande aventure du caoutchouc en Amazonie"
- De riches ressources ici.
Soudain, la fièvre du caoutchouc transforme le regard porté sur ces régions délaissées.
Incités par la demande pressante des pays industriels, des troupes de colleccteurs de caoutchouc (caucheros) se précipitent sur l'Amazonie profonde et ratissent rios et forêts. Dans des zones isolées échappant à toute autorité centrale, des aventuriers sans scrupules se taillent alors de véritables empires en quelques années, grâce à l'exploitation de l'hévéa et au travail forcé des populations indigènes. Parmi ces barons du caoutchouc, Carlos Firmin Fitzcarrald, un abominable fou d'opéra, entre très vite dans la légende.
* "L'arbre-qui-pleure"
"Il croît dans la province d'Esmeraldas un arbre appelé hévé. il en découle par une incision une liqueur blanche comme du lait qui se durcit et se noircit peu à peu à l'air. (...) Les Indiens Maya nomment la résine qu'ils en tirent cahutchu, ce qui se prononce caoutchouc et signifie l'arbre-qui-pleure", écrit Charles de La Condamine dans la Relation, en 1745. Un peu plus loin, il décrit la manière dont les Omagua se servent du caoutchouc pour créer des seringues et des canules qu'ils remplissent d'un narcotique inhalé ou pris en clystère. Depuis des temps immémoriaux, les Indiens maîtrisaient en effet les techniques d'utilisation des hévéas. Grâce aux innovations techniques successives, les usages du caoutchouc se multiplièrent. On s'en sert pour la fabrication de la balle du jeu de paume chez les Apinayé et les Guarani, pour garnir les mailloches des tambours d'appel dans le haut Orénoque, calfater les pirogues, fabriquer des bottes ou des récipients en moulant le latex. En Europe, le premier usage sera la gomme à effacer, invention du physicien Prestley (Indian rubber). Mais c'est avec l'apparition et l'essor de la bicyclette, puis de l'automobile, que la demande internationale de caoutchouc amazonien explose à partir des années 1850. La mise au point de la vulcanisation par Goodyear en 1839, l'invention du pneu à valve par Dunlop en 1888, puis celle du pneu démontable par Michelin en 1892 contribuent également au boom.
Province du Para (1906) |
Comme l'Amazonie dispose du monopole de l'hévéa, les prix s'envolent et la forêt devient un nouvel eldorado. Depuis la Bolivie, le Pérou, l’Équateur, la Colombie, le Venezuela, le caoutchouc converge vers Manaus par le Marañon, l'Ucayali, le Javari, le Madeira, le Napo, le Putumayo, le Caqueta et le rio Negro (voir carte ci-dessus). Disposant d'un port en eau profonde, accessible aux navires de haute mer, Manaus s'impose rapidement comme la capitale mondiale du caoutchouc. Déchargées sur les docks flottants, les boules de latex assurent la prospérité de la ville au luxe extravagant, au point de ressusciter pour un peu le mythe de l'eldorado. (1) La fièvre du caoutchouc transforme la ville en ovni architectural cossu au cœur de la jungle. Les barons du caoutchouc y bâtissent une ville à l'Européenne dotée de bâtiments à arcades, de palais, d'églises fastueuses. La ville s’enorgueillit de posséder trois hôpitaux, dix collèges privés, plus de 25 écoles, une bibliothèque publique... Ses larges avenues sont desservies par des tramways électriques. Le luxe y est de mise partout. Les grands cafés de la ville attirent des clients fortunés, habillés à la dernière mode de Paris ou de Londres. Les premières lignes de téléphones y sont installées en 1897, avant même Rio de Janeiro ou São Paulo. L'essor démographique fulgurant impose une extension du bâti sur les marais alentours que l'on recouvrent de pavés venus de Lisbonne. Pour permettre l'exportation du caoutchouc amazonien, un service transatlantique régulier relie Manaus à New York et Liverpool.
Brazilian National Archives [Public domain] |
Dès 1870, les pionniers de la collecte du caoutchouc tentent de s'organiser pour en assurer la commercialisation. Ils se taillent de vastes fiefs dans des régions vierges de toute colonisation, mais riches en hévéas et traversées par des rios. Les cours d'eau sont bientôt équipés de comptoirs d'exploitation (barracas), d'embarcadères à caoutchouc et sillonnés de navires. En quelques années, une poignée d'entrepreneurs sans états d'âme contrôle la collecte à grande échelle, puis l'exportation d'un produit devenu hautement spéculatif. Les barons du caoutchouc les plus célèbres se nomment Antonio Vaca Diez, Nicolas Suárez, Julio César Araña, Carlos Fitzcarrald.
- Dès les années 1870, Antonio Vaca Diez se taille un vaste domaine dans le Beni, exploitant les forêts riches en hévéas des rives du rio Orton et du Madre de Dios.
Biblioteca Nacional del Perú |
- Nicolas Suárez, le "colosse bolivien", possède un immense empire caoutchoutier de 10 millions d'hectares répartis entre la Bolivie, le Brésil et le Pérou. Ses bateaux ont l'exclusivité des transports sur le Madeira et le rio Beni qu'il exploite grâce à un chapelet de relais et comptoirs. Il dispose également de représentations commerciales à Manaus, Belem, Londres. Cette situation lui permet de prélever des taxes et des droits d'entrepôts sur les cargaisons des concurrents.
- Originaire de Rioja, en pleine Selva du Haut-Pérou, Julio Cesar Araña débute comme vendeur ambulant de chapeaux. Par son travail, un sens des affaires indéniable et surtout une absence totale de scrupule, il parvient à créer un véritable empire centré sur le Putumayo, une région isolée du Pérou, revendiquée par la Colombie, sans police ni justice autre que la sienne. A la tête de quarante centres de collecte de caoutchouc, organisés en deux distritos (La Chorrera et El Encanto), Araña exploite 30 000 Indiens (Bora, Ocaïna, Andoke, Huitoto).
Les profits engrangés sont immenses, ce qui incite les rois du caoutchouc à se disputer âprement le contrôle des terres riches en hévéas. Les magnats de la gomme ont aussi partie liée. Ainsi Vaca Diez, Carlos Fitzcarrald et Nicolas Suárez, n'hésitent-ils pas à s'associer afin de faire fructifier leurs affaires. Les deux premiers trouvent d'ailleurs mort commune, en 1897. Leurs deux corps enlacés seront retrouvés quelques jours après le naufrage.
Pour recruter la main d’œuvre indispensable à l'exploitation des hévéas, tous les barons se dotent de milices chargées de traquer les Indiens au cours de terribles razzias. Celle d'Araña est composée de Noirs de la Barbade armés de Winchester. Le système d'exploitation du caoutchouc repose donc sur l'asservissement des autochtones et les violences quotidiennes (châtiments, mutilation, affamement).
Araña (au centre) en visite d'inspection à la barraca Naimenes. |
L'absence totale d'autorités légales dans les zones reculées où opèrent les collecteurs de caoutchouc permet aux barons d'agir en toute impunité, d'imposer la violence endémique comme mode de gestion, de se comporter en potentats hors de tout contrôle. (3) Les États ferment les yeux sur les pratiques scandaleuses des barons, car ils les suppléent pour occuper le terrain dans des zones marginales aux frontières mouvantes. (4) Cette alliance tacite aboutit à des résultats désastreux.
La fortune des "barons du caoutchouc" trouve son origine, non seulement dans le prix très élevé atteint par la gomme, mais aussi dans l'emploi d'une main d’œuvre asservie.
Dans ces espaces vides d'hommes, le problème du recrutement de saigneurs d'hévéas (seringueiros) se pose avec une acuité criante. Jusque vers 1880, la collecte de caoutchouc est laissée à l'initiative des sociétés indigènes concernées dans le cadre d'une traite libre. Tout change avec l'ère du caoutchouc. Désormais, les compagnies concessionnaires entendent régenter directement la main d’œuvre, composée quasi-exclusivement par les indigènes. C'est donc par la contrainte qu'elles se procurent des seringueiros.
Indiens Huitotos et un gardien barabadien dans le comptoir d'Entre Rios. Internet Archive Book Images [No restrictions] |
Dans les premiers temps, l'enrôlement a parfois pris la forme de l'engagement involontaire, fondé sur la tromperie. Appâtés par des promesses et des cadeaux, des Indiens sont embarqués loin de chez eux, pour être conduits sur les terres exploitées par les compagnies caoutchoutières.
Enfin, certaines tribus encore indépendantes acceptent d'apporter contractuellement leur récolte de latex à la factorerie en échange des produits stockés dans les magasins de la barraca. Contre une certaine quantité de caoutchouc, on avance alcool, vêtements et machettes au peón. Les prix de ces produits sont tellement gonflés que le travailleur sous contrat (contratados) ne parvient jamais à rembourser. De la sorte, il se trouve captif par endettement à vie.
Indienne condamnée à mourir de consomption dans le Haut Putumayo. Hardenburg, W. E. (Walter Ernest), 1886-1942 [No restrictions] |
Les collecteurs de caoutchouc restent en moyenne 15 jours dans la forêt. Pour s'assurer qu'ils reviennent bien à la barraca avec l'indispensable latex, les responsables des centres d'exploitation retiennent en otage femmes et enfants dont ils disposent à discrétion, pour le service domestique ou les appétits sexuels. Le travail à fournir s'avère pénible, obsédant, continu. La journée de travail est de douze heures. Il faut à un bon collecteur quatre journées de travail continu pour obtenir, par saignée puis ébullition lente de la sève récoltée, une boule d'un kilogramme de caoutchouc frais. Aux tâches de collecte et de conditionnement s'ajoute l'obligation du portage jusqu'à la barraca. De retour au comptoir au bout de deux semaines, le seringueiros fait peser sa gomme sur des balances, généralement truquées. Comme les chefs de comptoirs reçoivent des commissions sur le caoutchouc collecté, ils exigent toujours plus de latex afin d'augmenter leurs gains. Lorsque le quota de caoutchouc à rapporter n'est pas atteint, les seringueiros ou leurs familles sont punis. L'application du cep ou du chevalet de torture, les mutilations diverses, le recours systématique au fouet, permettent de punir la plus petite infraction ou un travail jugé insuffisant. Pour accomplir ces basses œuvres, les barons s'appuient sur les chefs de comptoirs (5). Ces derniers délèguent à leur tour à des contremaîtres, responsables des baraques de travail réparties sur le territoire de la barraca. Pour surveiller les travaux des indigènes et faire appliquer les sanctions, ils disposent à leur tour de petits groupes armés d'Indiens hispanisés appelés muchachos ou racionales.
Tous les trois mois, les canots et les vapeurs des compagnies viennent chercher le caoutchouc qui, entre-temps, a été fumé, lavé et talqué. Les bateaux transportent leur chargement du Putumayo à Iquitos ou Manaus pour y être exporté vers l'Europe et les Etats-Unis.
Entre les maladies, les mauvais traitements, les flèches empoisonnées, les serpents, la malnutrition ou les conserves frelatées, la vie est brève sur les gomales. L'existence d'un péon n'excède pas 5 ans en moyenne sur les rives du Madeira, 3 ans sur l'Acre. Pour les autorités et les barons du caoutchouc, l'Indien représente un anachronisme par son mode de vie. Incapable de s'intégrer dans le nouvel ordre, il est conduit à disparaître progressivement, non sans avoir été au préalable exploité.
Le domaine caoutchoutier de la casa Araña dans le Putumayo. |
L'isolement des zones caoutchoutières permit longtemps aux barons de dissimuler les atrocités commises dans leurs fiefs. Mais les choses changent au cours de la première décennie du XX° siècle. En 1907, le journaliste B. Saldaña Roca dénonce les maltraitances et l'exploitation honteuse des indigènes dans La Felpa et La Sanción, deux journaux d'Iquitos. La ville, devenue la principale plaque tournante du caoutchouc dans la partie amont du bassin fluvial de l'Amazone, est aussi un des fiefs d'Araña. Dans ces conditions les autorités ferment les yeux sur les pratiques scandaleuses de la compagnie et les révélations de Saldaña Roca n'ont aucun écho à Iquitos. Il n'en va pas de même ailleurs. En 1909, la publication, sous le titre "Le paradis du diable", du récit des sévices infligés aux indigènes du Putumayo dans le journal britannique The Truth, a un retentissement énorme. L'auteur de ces révélations est un jeune ingénieur nord-américain du nom de Walter E. Hardenburg. Le Royaume-Uni se sent d'autant plus concerné par ces informations que la Casa Araña Hermanos est devenue une entreprise britannique sous le nom de Peruvian Amazon Company. En 1910, soumis à la pression de son opinion publique, à l'activisme de la Société anti-esclavagiste et pour la protection des indigènes de Londres, le gouvernement britannique décide donc d'envoyer son consul enquêter sur la véracité des accusations. Lors des investigations menées au Putumayo, les inspecteurs constatent que la plupart des Indiens portent des cicatrices dues aux flagellations. Pour éviter qu'ils ne s'enfuient ou ne soient volés par les caoutchoutiers colombiens, certains seringueiros (collecteurs de caoutchouc) ont même été marqués sur les fesses aux initiales de la Casa Araña.
Roger Casement et un groupe de jeunes indiens lors de son enquête sur les atrocités commises par la Peruvian Amazon Company. [Public domain] |
Internet Archive Book Images [No restrictions] Indiens Huitotos enchaînés. |
Les barons du caoutchouc avaient tout pour devenir des mythes. C'est le cas de Fitzcarrald. L'absence de sources solides le concernant permit à ses panégyristes comme à ses détracteurs de forger une légende, dorée ou noire, selon le point de vue adopté. Ses aventures inspireront Fitzcarraldo à Werner Herzog. Klaus Kinski y tient le rôle du héros aux côtés de Claudia Cardinale.
Pour son tournage, le réalisateur allemand a besoin d'un endroit entre deux fleuves pour y creuser une tranchée et d'un millier de figurants "aux cheveux noirs et longs". Lors de repérages effectués en février 1979, il identifie Wawaïm, au cœur de l'Amazonie péruvienne. La Wildlife Film Company de Herzog s'y installe aussitôt, en dépit du refus des Indiens Aguarunas de lui céder le terrain. A coup de menaces et tentatives de corruption, le réalisateur parvient à susciter l'hostilité générale des Indiens, qui voit dans son projet la célébration d'un cauchero de sinistre mémoire. De fait, les moyens employés par la compagnie cinématographique entrent en résonance avec les modes d'exploitation brutaux des saigneurs d'hévéas du début du XX° s. "Le parallèle que ne manquèrent pas d'établir les Aguarunas entre Herzog et Fitzcarrald, l'exploitation du caoutchouc et l'exploitation cinématographique, entre les indigènes constituant la masse de main d’œuvre de Fitzcarrald et l'équipe de travailleurs et figurants de la compagnie, bref, le mimétisme entre l'étranger passionné d'opéra et celui passionné par l'Art Cinématographique, ne fut pas démenti par les méthodes employées (intimidation, tromperies, domination technologique...). (...) La main d’œuvre (figurants, manœuvres et ouvriers) était, par ailleurs, fort maltraitée (...)." (source H) Finalement, le 1er décembre 1979, les Aguarunas détruisirent le campement de la compagnie cinématographique installé de force sur leur territoire. Dans la presse allemande, les envahisseurs deviennent victimes.
Le personnage imaginé par le réalisateur n'a qu'un rapport très lointain avec l'entrepreneur du caoutchouc, même si certains épisodes clefs de la vie du baron se retrouvent dans le scénario. Fou d'art lyrique, Brian Sweeney Fitzgerald, qui se fait appeler Fitzcarraldo, rêve de construire un opéra à Iquitos, aux limites de la forêt vierge, et d'y inviter pour l'inauguration Caruso, son idole. Simple fabricant de pain de glace, ce dernier manque de fonds pour réaliser son projet, aussi achète-t-il une concession sur le cours d'eau Ucayali afin d'en exploiter l'hévéa. Pour rejoindre son domaine, le "chevalier de l'inutile" fait l'acquisition d'un bateau à vapeur, auquel il fait remonter le fleuve Pachitea aux infranchissables rapides. Profitant de la présence d'un isthme entre les deux cours d'eau (Pachitea et Ucayali), Fitzcarraldo décide de faire franchir une colline à son bateau. En quête de main d’œuvre, il convainc les Indiens Shuars de l'aider en leur diffusant la voix de Caruso à l'aide d'un phonographe. Le réalisateur met ainsi en scène l'emprise qu'a Fitzcarraldo sur les Indiens qui voient en lui le "Grand Wiracocha", le Dieu blanc.
Le scénario s'inspire de la découverte par Carlos Fitzcarrald d'un isthme lui permettant de livrer ses cargaisons de caoutchouc en raccourcissant considérablement le temps et le coût de transport. L'entreprise nécessita en 1893, l'achat d'un vapeur démontable de fort tonnage: le Contamana. Grâce à une piste de fortune construite durant deux mois par les Indiens Piros placés sous sa coupe, il fit haler les pièces du bateau et les charges sur des rouleaux de bois. Ainsi, les différents éléments du bateau franchirent la dizaine de kilomètres du chemin reliant les deux rios. Herzog, quant à lui, fera réaliser le même exploit à ses équipes, refusant de recourir à tout trucage pour simuler l'ascension et la descente chaotique du navire.
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Dans une de ses nouvelles ("Les roses d'Atacama"), Luis Sepulveda dresse le portrait suivant de Fitzcarrald:" Amoureux du bel canto, il se déplaçait toujours avec un gramophone et des centaines de disques de carbone. Les Indiens (...) l'appelèrent "celui qui porte la voix des dieux" et, admiratifs, l'accueillirent avec une exemplaire générosité."
On touche ici un dernier aspect essentiel du film de Herzog avec la place centrale accordée à la musique. Dans une des scènes les plus réussies, Fitzcarraldo pose un gramophone sur le pont de son navire. La voix de Caruso chantant Il sogno, tiré de l'opéra Manon de Massenet, s'en élève. De la sorte, il attire les Indiens réducteurs de tête hors de la forêt et neutralise leur méfiance."Triomphe apparent d'une culture pacificatrice, d'une diplomatie par la "vibration" musicale. Mais c'est autre chose qui advient: l'opéra européen est ramené à une simple parure aux yeux des guerriers amazoniens et Caruso devient un visage peint ou une coiffe à plumes. L'art apparaît a posteriori comme une croyance ou une langue parmi d'autres (...).
A défaut d'un opéra en dur, Fitzcarraldo décide de faire venir à Iquitos une troupe de chanteurs et musiciens venus jouer du Wagner à Manaus. Il convertit alors son bateau cabossé en opéra flottant. Une fois l'exploit réussi, les Indiens coupent les amarres du bateau et abandonnent l'embarcation à des rapides déchaînés. De la sorte, ils font don du bateau à l'esprit de la rivière pour l'apaiser. (...) Il s'agit ici d'un détournement du navire par la culture indienne et d'une dé-possession. les chimères de Fitzcarraldo se dissipe, or c'est alors qu'il apprend que se joue à Manaus un opéra de Wagner. Il demande finalement au capitaine de son bateau d'aller : La troupe arrive par petites grappes en barques. Comme Fitzcarraldo, Herzog va faire don des esprits de l'Europe et la Culture à la forêt: il ne s'agit plus de coloniser, mais de contribuer à son grand ensemencement perpétuel. (...) "
Dans le film, la grande forme de l'opéra déclare forfait et se dissout, se volatilise dans la nature. Les éclats d'opéra, d'art et de culture partent à la dérive sur l'Amazone, vont bientôt être mangés par les lianes ou se sédimenter aux limons du fleuve.
Le projet de construction d'un opéra en pleine jungle cher à Fitzcarraldo n'est pas si saugrenu si l'on se souvient que le monument emblématique de Manaus, dont la coupole dominait la ville, est le Teatro amazonas. Inauguré en 1893 à l'issue de travaux pharaoniques, ce gigantesque opéra à la décoration baroque avait été financé grâce aux largesses des barons du caoutchouc. En échange de l'attribution d'une loge à vie, ces derniers n'avaient pas regardé à la dépense: les marbres venaient de Carrare, les lustres de Murano, les tapisseries de France. La salle de spectacle à l'acoustique rare pouvait accueillir 1500 personnes. Au pied de la façade rose, des pavés de caoutchouc recouvraient le sol afin d'atténuer les bruits des attelages se garant devant l'édifice! Pour l'inauguration, en 1886, la Compagnie du Grand Opéra italien y donna La Gioconda de Ponchielli. Le monument apparaît au début du film de Herzog. L'institution opéra y est présentée comme une véritable gabegie. On donne du champagne à boire aux chevaux, des billets de banques à des carpes. L'art est réduit à une forme de dépense ostentatoire servant à se faire mousser. Fitzcarraldo surenchérit dans la démesure, avec sa volonté de faire gravir des montagnes aux bateaux, à vouloir apporter la "culture", à civiliser la forêt et ses habitants. De nouveau, la fiction s'inspire de la réalité. Le projet de Fitzcarraldo restera une chimère: jamais Sarah Bernhardt ou Caruso ne fouleront la scène de l'opéra d'Iquitos.
Manaus atteint le sommet de sa puissance aux alentours de 1910. A cette époque, quatre-vingt millions d'hévéas répartis sur 3 millions de km² de forêt sont en exploitation. Manaus exporte annuellement 80 000 tonnes de caoutchouc brut, dont les droits de sortie couvrent 40% de la dette nationale du Brésil, soit la moitié de la production mondiale. En 1912, l'inauguration en grande pompe de la ligne de chemin de fer reliant Madeira à Mamoré, longue de 350 km, permet de contourner 600 km de rapides, ouvrant ainsi le Beni au grand commerce. Toute l'énorme réserve de gomme de l'Acre et du Madre de Dios doit être écoulée par là. Le chantier a été ouvert en 1908 dans une zone forestière particulièrement dense, aux confins du Brésil et de la Bolivie. Les conditions de travail y sont abominables, au point que 6 000 hommes meurent au cours des 5 années du chantier. Lorsque la ligne est enfin achevée, elle ne sert plus à rien. Le marché du caoutchouc vient en effet de s'effondrer, car d'immenses plantations d'hévéas ont poussé en Malaisie à partir de graines volées en Amazonie trente ans plus tôt. Les prix de revient du caoutchouc asiatique s'avèrent imbattables, ce qui précipite la crise de la gomme amazonienne. En 1912, on vend à perte. Les banqueroutes s'enchaînent et quelques compagnies se retrouvent ruinées en quelques semaines. A Manaus, l'opéra, les boutiques de luxe, les boîtes de nuit ferment. (7) Dans la salle des ventes de la ville, on vend désormais les produits à l'encan. Dans une sorte de sauve-qui-peut général, les habitants se ruent sur les bateaux en partance pour l'Europe.
Conclusion.
Le boom du caoutchouc aura duré une quarantaine d'années, assurant l'enrichissement colossal d'une poignée d'entrepreneurs sans scrupules, et s'accompagnant du tarissement de toute activité économique autre que l'exploitation hautement lucrative de l'hévéa.
La concurrence du latex asiatique et le boycotte du caoutchouc amazonien après la révélation des pratiques scandaleuses d'Araña entraînèrent la chute des cours. Les fortunes amassées en quelques années s'effondrèrent soudainement. Dans Le rêve du Celte, Vargas Llosa décrit comme suit la décrépitude soudaine d'Iquitos: «Ce qui scella l'isolement d'Iquitos, sa rupture d'avec ce vaste monde avec lequel, au long de quinze années, le commerce avait été si intense, fut la décision de la Booth Line de réduire progressivement le trafic de ses lignes de fret et de passagers. Quand le mouvement des bateaux s'arrêta tout à fait, le cordon ombilical qui reliait Iquitos au monde fut coupé. La capitale du Loreto remonta le temps pour redevenir, en quelques années, un bourg perdu et oublié au cœur de la plaine amazonienne.» ("Le rêve du Celte" p 388, Grasset, 2010).
Le silence revint dans la Selva, les tribus rescapées reprirent leurs territoires, les postes retrouvèrent leur abandon, les rios, le silence... L'épopée était consommée.
Notes:
1. A l'emplacement de la ville se trouvait en 1669 un simple fortin portugais destiné à surveiller les Espagnols. Au début du XIX° siècle, il est devenu une bourgade de garnison du nom de Barra. La technique de fumaison du latex, qui le rend transportable et donc exportable, change la donne. En 1850, Barra est débaptisé et devient Manaus, la nouvelle capitale de province.
2. A l'occasion d'une de ces chasses à l'Indien, un des sept frères Suárez meurt. Pour le venger, on dispose des bobonnes d'alcool empoisonné sur le territoire des Caripuna, conduisant à la mort de 300 d'entre eux.
3. Le rapport du préfet du Beni, Arze, évoque de façon éloquente la vacance de toute autorité dans les confins de l'Amazonie bolivienne:"Au nord du Beni s'agite l'industrie de la gomme portant en elle une forte volonté d'extension; de plus ses nombreux établissement, plus mal que bien peuplés, sont à grande distance des centres habités et hors de portée de toute autorité et n'ont ni administration qui s'occupent d'eux, ni garantie de paix et de développement normal, pas plus que de sécurité individuelle. Mais ils sont le champ, dans tout son sens, de l'arbitraire et de l'empire du fait et de la force privée. A cela s'ajoute que par ce côté, nos frontières ne sont protégées par aucuns forts ni garnisons propres et se trouvent constamment exposées aux avances des industriels étrangers et à être confondues avec leurs territoires sous peine de devenir irrécupérables ensuite."
4. Les missions religieuse était la seule institution désireuse de protéger les tribus placées sous leur houlette. Leur quasi-absence dans certaines régions (le nord du Beni par exemple), lieu privilégié de l'exploitation du caoutchouc, explique également la gravité des excès qui s'y produisent à la fin du XIX°siècle.
5. Certains, à l'instar d'Armando Normand (barraca de Matanzas), Victor Macedo (La Chorrera), Miguel Loayza (El Encanto), Alfred Mouton (Mirlitonville) se taillent une réputation de grande cruauté.
6. La situation de la région n'a rien d'exceptionnel si l'on se fie aux conclusions de la commission d'enquête de 1913:"le cas du Putumayo n'est d'autre qu'un exemple particulièrement détestable des conditions de traitement de la main d'oeuvre susceptibles d'être observées n'importe où dans un large secteur de l'Amérique du Sud."
7. "Tel un vaisseau fantôme perdu dans la forêt amazonienne, la bâtiment est abandonné durant de nombreuses années avant d’attirer l’attention des élus locaux qui y voient un moyen de redonner à la ville, à travers sa restauration, un peu de son faste perdu." (source I p107)
Sources:
A. Jean-Claude Roux: "Un Eldorado dévoré par la forêt. 1821-1910" L'Harmattan.
B. A. Gheerbrant, "L'Amazone, un géant blessé", Découvertes Gallimard, 1988.
C. Catherine Heymann: "L'Oriente péruvien entre construction régionale et internationalisation du marché" (1845-1932), CNED, Puf, 2015.
D. Jean-Baptiste Serier: "Histoire du caoutchouc", Editions Desjonquères, 1993.
E. Luigi Balzan:"Des Andes à l'Amazonie. 1881-1893. Voyage d'un jeune naturaliste eu temps du caoutchouc." Présentation et commentaires Jean-Claude Roux et Alain Gioda, Ginkgo Editeur/IRD, 2006.
F. Jean-Claude Roux: "Un roman noir des fronts pionniers de l'Amazonie bolivienne: Albert Mouton et les crimes du rio Madidi (1890-1896)", Revue française d'histoire d'Outre-mer, n°324-325, 1999.
G. Jean Piel: "Le caoutchouc, la Winchester et l'Empire", Revue française d'Histoire d'Outre mer, 1980.
H. Sabourin Éric. 4. 1 . — L 'affaire Herzog. In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 67, 1980. pp. 441-460.
I. "La petite musique des territoire: Arts, espaces et sociétés", (dir) N. Canova, P. Bourdeau, O. Soubeyran, CNRS éditions.
* Pour aller plus loin
► La fièvre du caoutchouc a inspiré récits, romans...
- Dans A Selva , Ferreira de Castro raconte l'existence misérable des seringueiros.
> Ferreira de Castro: "Forêt vierge", traduction de Blaise Cendrars de A Selva, Paris, Bernard Grasset, 1966.
- Dans son recueil de nouvelles "Les roses d'Atacama", Luis Sepulveda dresse un portrait au vitriol du sinistre Fitzcarrald.
> Luis Sepulveda: "Les roses d'Atacama", Métailié.
- Mario Vargas Llosa:"Le rêve du Celte" de Mario Vargas Llosa retrace les grands combats de l'Irlandais Roger Casement pour dénoncer l'exploitation de l'homme par l'homme dans les forêts du Congo et en Amazonie péruvienne.
> Mario Vargas Llosa:"Le rêve du Celte, Gallimard, 2010.
► Les photographies du voyage de la commission d'enquête sur les crimes du Putumayo et quelques clichés supplémentaires sur Pinterest.
- CARAEIRO FILHO, Arnaldo. "Manaus et le caoutchouc. Un exemple de dynamique urbaine en Amazonie."
- "La grande aventure du caoutchouc en Amazonie"
- De riches ressources ici.