Marche de protestation contre la guerre du Vietnam en 1967. Fank Wolfe / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0)
* "Je ne suis pas le fils d'un millionnaire. Non!"
En 1969, le Creedence Clearwater Revival enregistre le morceau Fortunate son. Le groupe californien y dénonce de manière cinglante les "passe-droits" permettant aux fils de bonnes familles d'échapper à la guerre du Vietnam qui bat alors son plein. John Fogerty, le compositeur et chanteur du groupe, reprend à son compte l'adage selon lequel "les riches provoquent les guerres et envoient les pauvres se battre à leur place."Profitant de l'argent et du
carnet d'adresses de leurs parents, ces "fils à papa" passent des visites médicales bidons leur permettant de déceler des
maladies imaginaires. Réformés, ils échappent à la conscription et la ligne de front. «Quand j’ai écrit cette chanson, je pensais à David Eisenhower, le petit fils de l’ancien président, qui était marié à Julie Nixon, la fille du président de l’époque [Richard Nixon 1969-1974] », se souvient Fogerty. (1) Au fond, «c'est une confrontation entre Richard Nixon et moi». Il poursuit: «On entendait [aussi] parler de ce fils de sénateur qui profitait d'un ajournement de son service ou d'une planque.» (2)
« Je
n’avais guère d’admiration pour Nixon et le genre de personnes comme
lui. À l’époque, vous aviez l’impression que ces gens bénéficiaient d’un
traitement de faveur. A cette période de ma vie, j’avais vingt-trois
ans et je ne voulais pas combattre dans une guerre à laquelle j’étais
opposé. Les
fils de bonne famille n’avaient pas à se poser ce genre de questions,
puisqu’eux n’allaient pas au Vietnam. Ce qui ne les empêchait pas de
dire que cette guerre était bonne pour l’Amérique », assène Fogerty. En 1966, le chanteur est appelé sous les drapeaux. Il n'a aucune envie de participer à une guerre qu'il dénonce par ailleurs. Il se débrouille alors pour servir dans des unités de réserve qui lui permettent de rester au pays. Finalement, le Vietnam fut la guerre des infortunés, de ceux qui n'avaient pas la chance de s'en faire exempter, en particulier les Afro-américains, les chicanos, les plus pauvres...
* "Nés pour brandir le drapeau"
Sortie en pleine guerre, la chanson remporte un succès immédiat. En deux
minutes trente, le Creedence y déroule son rock irrésistible, à base de
guitares acérées et de mélodies entêtantes. Au fil des décennies, le morceau s'impose comme un grand classique du rock protestataire. Dans ces conditions, l'utilisation de ce titre par Donald Trump lors d'un meeting de campagne, le 10 septembre 2020, surprend à plus d'un titre, en particulier si l'on se penche sur le parcours personnel du président américain au temps de la guerre du Vietnam. Après quatre reports consécutifs pour poursuite d'études (☺), Donald Trump est déclaré bon pour le service en juillet 1968. Deux mois plus tard, il bénéficie d'un sursis, puis bientôt d'une réforme définitive en raison d'excroissances osseuses au pied. Ce diagnostic inespéré sera contesté à plusieurs reprises compte tenu de l'absence de preuves tangibles. Pire, Trump s'est régulièrement trompé sur le pied censé être malade... De fait, cet habitué des harangues nationalistes et va-t-en guerre n'insiste guère sur ce qu'il faisait au temps de la guerre. Le choix d'un tel morceau par Trump suggère qu'il n'a pas dû s'attarder très longtemps sur le sens des paroles. Si tel avait été le cas, il aurait pu mesurer à quel point elles s'appliquaient à son cas personnel.
Le premier couplet fustige le chauvinisme des ultra-patriotes, ces types "nés pour brandir le drapeau" et arborer les couleurs nationales ("Ils sont rouges, blancs et bleus"). Aux premières notes d'un air martial ["Hail to the chief" (3)], ils pointent un flingue sur leurs compatriotes à la manière de l'Oncle Sam recherchant des recrues pour ses guerres. Plus loin, Fogerty brocarde ces jeunes nantis qui n'ont que la patrie à la bouche, mais planquent leur fortune pour éviter d'avoir à payer des impôts et participer à l'effort de solidarité nationale. Ainsi "quand l'inspecteur des impôts frappe à la porte / leur demeure ressemble à une vente de charité". Enfin, le chanteur s'en prend à ceux qui "héritent de la bannière étoilée" et suivent le chemin tout tracé par leurs pères. Alors même qu'ils se font porter pâle, ils exigent toujours "plus! plus! plus" de troupes américaines sur le sol vietnamien. (4)
Dans le refrain, le chanteur adopte le point de vue du simple citoyen qui doit aller combattre pour une cause qui n'est pas la
sienne, pendant que les fils de bonnes familles nationalistes et belliqueuses s'embusquent.
* «Le "Fortunate son", c'est lui.»
A l'annonce de l'utilisation de sa chanson par le président Trump, le chanteur du Creedence s'est exprimé dans une vidéo publiée sur son compte facebook: "Récemment, le Président a utilisé ma chanson "Fortunate Son" lors d'un de ses rallyes pour la campagne présidentielle, ce qui dépasse l'entendement, pour le dire gentiment." (5) Il revient ensuite sur la signification de ce "Fils fortuné" qui correspond en tout point au président Trump: "les toutes premières lignes de Fortunate Son sont : « Certains sont
nés avec l’obligation de brandir le drapeau, / ooh leur rouge, blanc et
bleu /Mais quand la fanfare joue « Hail to the Chief », / ils pointent
le canon vers vous ». C'est exactement ce qu'il s'est passé il y a peu de temps
à Lafayette Park. Quand le Président a décidé de traverser le parc face à la Maison-Blanche,
Il a fait évacuer toute la zone à l'aide des troupes fédérales afin de se faire photographier devant l'Eglise St John's avec sa Bible. C'est une chanson que j'aurais pu écrire aujourd'hui. Je trouve donc déroutant que le président ait choisi
d’utiliser ma chanson pour ses rassemblements politiques, alors qu’en
fait le fils fortuné [de la chanson], c'est lui."
Creedence Clearwater Revival en 1968. Fantasy Records / Public domain
Certaines personnes sont nées pour défendre leur drapeau Yeah, le rouge, blanc, et bleu Quand le groupe jouera 'Hail To The Chief'
Yeah, ils pointeront leurs canons vers toi
Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi Je ne suis pas un fils de millionnaire Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi Je ne suis pas chanceux
Certains naissent avec une cuillère d’argent dans la bouche Seigneur, ils savent s'entraider, yeah Quand l’inspecteur des impôts frappe à la porte La maison ressemble à une vente de charité
Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi Je ne suis pas le fils d'un millionnaire, non, non, Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi Je n'ai pas de chance, non
Certaines personnes naissent avec des étoiles en paillettes dans les yeux Yeah, quand ils t’envoient à la guerre Lorsqu'on leur demande: "combien devons-nous donner?" Yeah, c’est toujours "Plus! plus! plus!"
Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi Je ne suis pas un fils de sénateur Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi Je ne suis pas chanceux
Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi Je ne suis pas un fils de militaire Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi Je ne suis pas chanceux Prends-le tel quel…
Notes:
1. Sans être totalement exempté, David Eisenhower servit dans les réserves de la Navy, ce qui lui permit de se tenir loin des zones d'affrontement de l'Asie du sud-est.
2. Le chanteur se réfère sans doute ici à Al Gore ou George Bush Jr, deux fils de sénateurs.
3. le morceau joué par les orchestres militaires lors des apparitions présidentielles.
4.
Au nom de la lutte contre la contagion communiste, Lyndon B. Johnson
engage le pays dans un engrenage fatal, avec un déploiement toujours
plus massif de soldats. On passe de 16 000 conseillers militaires en
1963 à 550 000 GI's en 1968.
5. L'épisode rappelle la récupération du "Born in the USA" de Bruce Springsteen par Ronald Reagan. (Etienne Augris y consacre un post sur le blog).
A Hanovre, au printemps 1924, des enfants qui s'ébrouent dans les eaux de la Leine, découvrent des ossements. Informée, la police drague la rivière et exhume plus de 500 os humains. Les restes appartiennent à au moins 22 individus, des garçons ou des hommes âgés de quatorze à vingt ans, dont les têtes ont été détachées de la colonne vertébrale grâce à un couteau de boucher. Les morts les plus anciennes remonteraient à 6 ans.
Unknown author / Public domain
Les soupçons convergent rapidement vers Fritz Haarmann. L'homme de 45 ans vend des vêtements usagés et de la viande dans le quartier de la gare. L'individu est connu des services de police, car il a déjà été
interpellé à 15 reprises pour des affaires d'abus sexuel ou
d'agressions sur mineur. Emprisonné au cours de la grande guerre, il est mêlé lors de sa libération en 1918, à deux affaires de
disparitions d'adolescents. Faute de preuves, il est laissé libre. A l'été 1924, la police l’interpelle à la suite d'une altercation avec un adolescent fugueur. A son domicile, la police retrouve des traces de sang séché. Le suspect explique qu'il a découpé la viande dont il fait la contrebande auprès de ses voisins. Aux enquêteurs qui s'étonnent également de trouver des habits masculins de toutes tailles dans ses placards, il affirme s'adonner à la vente de vêtements d'occasion. Ces explications semblent crédibles dans le contexte de crise économique que connaît l'Allemagne de l'après-guerre. Néanmoins, des témoins ont vu Haarmann se débarrasser de sacs dans la Leine au petit matin. Confronté aux familles des victimes, qui identifient des objets appartenant à leurs proches, le suspect passe à table, reconnaissant l'assassinat de plusieurs dizaines de victimes. Haarmann est mis derrière les barreaux. * La
presse s'empare aussitôt de l'affaire qu'elle contribue à faire
connaître à Hanovre et dans le reste de l'Allemagne. Un vent de panique s'empare dès lors de la ville. Si les
découvertes macabres suscitent l'horreur, elles fascinent également une
partie des citadins. Le dimanche, des badauds se promènent le long de la
Leine en quête de restes humains. Les journaux voient tout le profit qu'ils peuvent
tirer de l'exploitation putassière de l'évènement. Alors que dans la presse impériale, les faits divers prenaient surtout la forme d'arides chroniques judiciaires, ils sont désormais abordés par le biais du
reportage, dont les titres se doivent d'être accrocheurs. Les articles évoquent tour à tour un "vampire", un "loup-garou", un "boucher" qui ferait commerce des
chairs de ses victimes. Les investigations des journalistes dévoilent les pratiques sidérantes du suspect. Haarmann gagne sa vie en vendant
des vêtements et de la viande qu'il prélève sur ses victimes. La gare est alors le point de convergence de toutes les misères. Elle devient un refuge pour les vagabonds, mendiants, orphelins, mais aussi le terrain de chasse favori du tueur. Contre
la promesse d'un gîte ou d'un peu de nourriture, ce dernier attire ses
proies chez lui, au 8 Rote Reihe. Là, il abuse d'elles avant de les tuer. En
parfait boucher, il débite ses victimes en morceaux,
puis se débarrasse des os. Pour amadouer les voisins qui se plaignent du
bruit, le "boucher" offre sa spécialité: le fromage de tête. Il cuisine également des terrines, découpe des steaks
et des côtelettes, puis écoule l'ensemble au marché noir sous l'appellation
de porc mariné ou de viande de cheval. Les tarifs sont attractifs, les
clients ne manquent pas. Haarmann tient son étal à quelques pas de chez lui. De la découpe à l'assiette, il n'y a donc que quelques pas, un circuit court en somme. * Indicateur pour la police. La
presse avance une autre découverte stupéfiante. Si les crimes de Haarmann remonte à
1918 sans qu'il n'ait jamais été inquiété, c'est simplement qu'il travaillait pour la
police en tant qu'indicateur. Dès lors, le dossier criminel devient une affaire d’État. (1) Pour l'opinion, les forces de l'ordre couvrent Haarmann et cherchent à étouffer l'affaire. Le
scandale conduit à l'ouverture d'une enquête à l'encontre de la police
de Hanovre et de son organisation. Pour tenter de se racheter, obtenir
des témoignages et identifier les victimes, l'institution policière
réalise alors un film dans lequel figure le lieu des crimes: la sordide mansarde qu'occupe Haarmann. Le film provoque un débordement de témoignages, mais aussi un certain malaise. Les ennemis du régime, trop heureux de déstabiliser la jeune République de Weimar, sautent sur l'occasion. Au
nom du respect des victimes, la droite nationaliste crie au scandale. L'affaire est portée devant le parlement
et le film policier interdit. * Diktat et coup de poignard dans le dos. Fritz Haarmann cristallise les tensions politiques d'un pays qui garde de profondes séquelles de la grande guerre et dont le nouveau régime peine à asseoir sa légitimité. La République de Weimar est proclamée le 9 novembre 1918, deux jours avant la fin des hostilités. Dès sa naissance, elle est contestée, tant par les communistes que par les corps francs et autres milices d'extrême-droite. Les combats de rue et assassinats politiques deviennent le lot
quotidien de populations habituées aux violences par la guerre et ses massacres. La dénonciation de la dureté du traité de Versailles et du "coup de poignard dans le dos" font
prospérer les mouvements nationalistes, en particulier le jeune parti
national socialiste dont Adolf Hitler prend le contrôle en 1921. Deux
ans plus tard, ce dernier tente même de renverser le gouvernement de
Bavière lors du "putsch de la brasserie". Les communistes, quant à eux, s'en prennent aux sociaux-démocrates et à l'extrême droite. * Une brouette de billets. L'instabilité politique doit également beaucoup à la crise économique qui
frappe le pays. L'Allemagne, considérée comme seule responsable de la guerre, doit verser de très lourdes réparations aux vainqueurs. Son secteur agricole est détruit. Une grande partie de la population souffre de la faim, en particulier en ville. Désorientée, affamée, les Allemands doivent aussi affronter une
inflation délirante. En février 1924, la Reichsbank est obligée de faire
imprimer des billets de cent mille milliards de marks! A
Hanovre, dont la population sextuple en 40 ans sous l'effet de l'essor
industriel, les citadins tentent par tous les moyens de remplir leurs
assiettes. Dans les quartiers ouvriers de la vieille ville, la misère est partout. La gare ressemble à une vaste cour des miracles. Au sein de ce chaos social, un individu aussi dénué de scrupules que Haarmann, n'a aucun mal à faire prospérer son petit commerce de vêtements usagés et de
viande bon marché. Chacun étant occupé à sa propre survie, il peut exploiter en toute impunité la
détresse des habitants, auxquels il refourgue les rogatons de ses
victimes. * Symptôme d'un régime honni. Libéral et progressiste, le régime a pour ambition de modifier le code pénal qui datait de l'empire germanique. Le projet de réforme de 1922 n'envisage plus le recours à la peine de mort. Voilà qui n'a rien d’anodin à la vieille de l'ouverture du procès d'un individu accusé de plusieurs dizaines d'assassinats. Dès lors, les abolitionnistes sont réduits au silence et la peine de mort apparaît comme la seule sanction possible
pour ce genre de criminels. La République aspire également à dépénaliser l'homosexualité. Or, Haarmann a un amant (Grans), qui est aussi un de ses complices. Le débat, déjà tendu, doit donc intégrer l'embarrassante affaire. La presse bourgeoise n'évoque pas l'homosexualité, considérant qu'il s'agit d'un sujet tabou. Les journaux libéraux de gauche, socialiste ou communiste, refusent de stigmatiser les homosexuels sur la base de cette seule affaire. La presse nationaliste et conservatrice, en revanche, établit, un lien de causalité entre criminalité et homosexualité. Abolition de la peine de mort et dépénalisation de l'homosexualité devront attendre. L'élan progressiste de Weimar se brise sur le fait divers. Au sein d'une partie de l'opinion, l'affaire Haarmann s'impose comme le symptôme d'un régime honni. Le
personnage est considéré comme une espèce d'entité métaphorique de tous les
problèmes sociaux qui se posent à la jeune république. Aux yeux de ses détracteurs, seul un régime aussi pourri que celui de Weimar pouvait engendrer un tel monstre. * Le
procès. En août 1924, Haarmann est examiné par des psychiatriques de Göttingen, qui le déclarent responsable de ses actes. Le procès s'ouvre le 4 décembre 1924. L'écho médiatique est considérable. Pour le psychologue Theodor Lessing, la recrudescence des violences
psychopathiques en Allemagne serait la conséquence du traumatisme des massacres de
masse de la grande guerre. Il plaide
donc pour une atténuation de la responsabilité de Haarmann, mais n'est pas entendu. L'accusé a beau affirmer ne se souvenir de rien, il est condamné à mort, puis exécuté le 15 avril 1925. La culpabilité ne faisant aucun doute, le véritable enjeu des audiences est ailleurs. Par journaux interposés, les formations politiques instrumentalisent l'affaire et orientent les débats autour d'une question: "qui a crée un monstre
pareil?" Selon le prisme adopté, chacun donne de
Haarmann sa propre vision stylisée. Pour les journaux libéraux de gauche, le milieu social débilitant dans lequel Haarmann a vécu expliquerait en partie son passage à l'acte. Die rote fanhe,
le journal du parti communiste, voit en Haarmann un "fasciste". Der Stürmer,
l'organe de propagande nazi, interprète l'affaire comme
une allégorie de la corruption de la république de Weimar. L'accusé y est
présenté comme un dégénéré, une arriération culturelle contraire à
l'Allemagne. Au fond, chacun trouve dans cette affaire ce qu'il vient y chercher.
George Grosz: "John, der Frauenmörder" (1918). [Domaine public]
* Essor du romantisme noir. Depuis
les débuts du romantisme au XVIII° siècle, l'Allemagne a cultivé un très grand intérêt pour le fantastique et ses personnages maléfiques. Le
fait divers nous entraîne au plus profond de l'imaginaire de
l'Allemagne des années 1920 et son étrange fascination pour le mal."L'étrange étrangeté" de Haarmann le transforme en un personnage légendaire qui vient compléter toute une galerie d'abjects meurtriers en série. En effet, Haarmann est loin d'être un cas isolé. (1) Entre 1918 et 1921, à Berlin, Carl Großmann tue des femmes dont il vend la chair dans le quartier de la gare, avant de se débarrasser de leurs effets dans le fleuve... En 1929 et 1930, Peter Kürten tue au moins 9 jeunes femmes. Son goût pour le sang lui vaut le surnom de "vampire de Dusseldörf". Tous ces crimes ont un lien avec la sexualité et s'accompagnent d'un déchaînement irrationnel de pulsions instinctives. Au cours des années 1920, le meurtre sexuel épouvante non seulement la société allemande, mais obsède aussi les écrivains et peintres. Otto Dix, George Grosz montrent le chaos de cette société de Weimar en train de se construire. Ils peignent des sadiques et meurtriers sexuels en train de commettre leurs forfaits. Cette fascination s'enracine dans une tradition artistique de la confrontation avec la brutalité, le refoulement, l'archaïsme, cette part présente en chacun de nous, mais qui ne s'exprime pas en temps normal. Ce "romantisme noir" nourrit également le cinéma allemand des années 1920 avec des films comme le cabinet du docteur Caligari (1920) de Robert Wiene, Nosferatu (1922) de F. W. Murnau, Dr Mabuse (1922) de Fritz Lang. Lorsque ce dernier réalise M le maudit en 1931, il s'inspire directement des crimes commis par Kürten, Großmann et Haarmann. Le film dépeint l'épouvante qui s'empare des habitants d'une ville allemande confrontée à une série de meurtres commis par un tueur d'enfants. La musique occupe une place centrale dans le film. Le meurtrier, interprété par Peter Lorre, siffle toujours le même thème quand il va tuer une fillette: Dans l'antre du roi de la montagne de la suite pour orchestre Peer Gynt de Grieg. "L'univers répétitif et obsessionnel de la pulsion est figuré par le sifflotement mécanique et frénétique de l'assassin, qui se déclenche dès qu'il entre en chasse." (source E) Le film s'ouvre avec des enfants qui jouent dans une cour d'immeuble. Les bambins forment une ronde autour d'une fillette qui désigne ses camarades du doigt. La petite chante une comptine consacrée à un tueur qui débite ses victimes en pièces de boucherie. Or, le meurtrier de la chanson n'est autre que Fritz Haarmann... * "Il va te découper en steak haché." Les crimes de Haarmann restent dans les mémoires par leur sauvagerie et parce qu'ils furent le sujet d'une chanson à très grand succès. En 1924, Walter Kollo compose Warte, warte nur ein Weilchen. Les paroles simples, chantées sur une mélodie accrocheuse, assurent le succès du morceau. "Attends attends, juste un moment, le bonheur va venir à toi", promet le chanteur. Une nouvelle version du morceau, détournée et sarcastique, circule bientôt. Ce n'est plus le bonheur qui vient à l'auditeur, mais Haarmann. "Attends, attends encore un peu / Haarmann va venir s'occuper de toi / Avec sa petite hachette / Il va te découper en steak haché". Dès lors, on prendra l'habitude de chanter ce morceau à la manière des comptines enfantines. Cela n'a en soi rien d'étonnant si l'on songe aux nombreux airs que nous chantaient nos parents et qui parlaient pourtant de prêtes niqueurs ("il court, il court le furet"), de prostitution ("au clair de lune") et de cannibalisme ("il était un petit navire"). Haarmann devient dès lors une sorte de croque-mitaine que les parents menacent d'appeler lorsque l'enfant n'est pas sage. * Conclusion
Le "boucher de Hanovre" continue à hanter la mémoire collective allemande. Docteurs et psychiatres étudièrent son cerveau afin de mettre à jour une forme de dégénérescence à l'origine de sa psychopathie. Son crâne est resté sur les étagères de l'université jusqu'en 2015, date à laquelle on décida de détruire l'étrange relique. Entre temps, le mal a pris en Allemagne un autre visage: celui de Hitler et des crimes du troisième Reich. Or, là encore le personnage de Haarmann peut être convoqué. Klaus Mann insiste dans ses mémoires sur la troublante ressemblance physique entre Haarmann et Hitler... Notes: 1. En une du journal Simplicissimus, une caricaturemet
en scène un commissaire installé à un bureau, sur lequel repose un
crâne. Gêné, le policier s'adresse à Haarmann, qui occupe une chaise de
l'autre côté du meuble: "Je vous en prie, ne me tutoyait plus."
In Hannover an der Leine,
Rote Reihe Nummer 8,
wohnt der Massenmörder Haarmann,
der schon manchen umgebracht.
Haarmann hat auch ein’ Gehilfen,
Grans hieß dieser junge Mann.
Dieser lockte mit Behagen
alle kleinen Jungen an.
„
Warte, warte nur ein Weilchen,
bald kommt Haarmann auch zu dir,
mit dem kleinen Hackebeilchen,
macht er Schabefleisch aus dir.
Aus den Augen macht er Sülze,
aus dem Hintern macht er Speck,
aus den Därmen macht er Würste
und den Rest, den schmeißt er weg.“