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samedi 26 juin 2010

212. Chico Buarque: "Construçao". (1971)

"Nous avons fait la ville en trois ans. Quand je pense à cette époque, je me souviens de beaucoup d'inconfort et de beaucoup d'enthousiasme. Nous étions au bout du monde, avec les ingénieurs, les ouvriers: on avait tous les mêmes problèmes, on portait les mêmes vêtements, on mangeait tous dans la même cantine, mais nous avions le sentiment que la vie était en train de changer, qu'un jour elle serait meilleure pour tous... L’urgence dans laquelle la ville a été construite est responsable de beaucoup de ses imperfections. Brasilia a été victime de problèmes inévitables dans n’importe quelle ville"
Oscar Niemeyer, le principal architecte de la ville.

* * * * * *

En 1954, la difficile situation économique du Brésil, les tensions avec l'armée et son implication dans une affaire de meurtre, poussent le président Getulio Vargas au suicide. Ce drame provoque un grave traumatisme dans le pays. C'est un des partisans du président défunt, Juscelino Kubitschek, qui lui succède après sa victoire à la présidentielle de 1955.
Volontariste, il charge l'Etat d'orienter et dynamiser l'économie brésilienne et donne sa priorité à l'industrialisation (politique de substitution aux importations). Dans le domaine sociale, "le président bossa nova" fait de la lutte contre la misère sa grande priorité.



Au cours de sa campagne électorale, il relance l'idée de déplacer la capitale du pays des côtes vers l'intérieur en créant au passage de toute pièce une ville, Brasilia dont il fait le symbole d’une nouvelle ère économique et politique pour le Brésil. A ses yeux, la modernisation du pays passe par une véritable appropriation de son territoire.
Brasilia doit constituer un noeud de communications au centre du pays, le "point d’irradiation d’une véritable politique d’intégration nationale". La construction de la cité revêt donc une portée symbolique évidente. Elle doit devenir pour les Brésiliens une vitrine symbolisant la modernité du pays.
De manière plus prosaïque, la fondation de la capitale permettra la création de nouveaux marchés pour les entreprises brésiliennes, notamment dans la construction civile, grâce aux infrastructures financées par l'Etat.

Juscelino Kubitschek lors de l'inauguration de Brasilia, le 21 avril 1960.

Afin de corriger les déséquilibres du territoire, en attirant vers l'intérieur des terres la population et les activités, la ville est construite au centre-Ouest du pays. Ce choix permet en outre d'apaiser les tensions existant entre Rio de Janeiro et São Paulo, les deux autres « métropoles » du pays qui se disputaient le statut de capitale.
La ville, à la différence des autres, relève directement du District Fédéral et ne fait donc pas partie d'un Etat. Elevée au rang de capitale politique et administrative du pays, le plan de Brasilia, en forme d'avion ou d'oiseau, est confié (après concours) à l’urbaniste Lucio Costa.Brasília est construite selon un plan d’ensemble. Le "Plan-pilote" qu'il imagine constitue une sorte de forteresse séparée des villes-satellites par une ceinture verte (une frontière invisible mais bien présente).
Les quartiers résidentiels, centres commerciaux, écoles et parcs (situés dans « les ailes de cet avion ») doivent se suffire à eux-mêmes, réduisant du même coup considérablement les déplacements.

L'architecte Oscar Niemeyer se voit confier la construction des principaux bâtiments de la capitale: la cathédrale (représentant deux mains se joignant), le congrès nationale, le ministère des affaires étrangères, le tribunal ou encore le palais présidentiel.

La cathédrale "notre Dame de l'apparition" de Brasilia.

La capitale futuriste sort de terre en seulement 1000 jours entre 1957 et 1960. Le 21 avril, Kubitschek peut inaugurer sa grande œuvre.
Pour en arriver là, la construction du plan-pilote a nécessité l'embauche de plus de 100 000 ouvriers. Originaires en majorité de la région du Nordeste, ces candangos s'installent dans des baraquements de fortune pendant la durée des travaux, à la limite du plan-pilote. Aux yeux des autorités, ces habitations ne sont que provisoires. Installés sur le chantier dans des habitations facilement démontables, les ouvriers dépendent de la Novacap, la société chargée de la construction du plan-pilote, qui conserve la haute main sur l'affectation, la rémunération des candangos et la gestion des logements des chantiers.
Les constructeurs échappent désormais à la législation publique et sont astreints à des conditions de travail effroyables: 18heures de travail quotidienne en 1960, aucune représentation syndicale, l'interdiction de débrayer... En outre, le service d'ordre de Novacap n'hésite pas à user de la manière forte contre les fortes têtes ou tous ceux qui aspirent à des conditions d'existences... décentes. En 1959, il tire à bout portant, entraînant un massacre d'ouvriers.


A l'origine, les concepteurs du projets attendaient avant tout une population issue des classes moyennes ou aisées, fonctionnaires des ministères ou des ambassades étrangères; or elle doit composer avec les canudos, cette population indésirable répartie dans les villes satellites.
Leur présence n'est théoriquement que provisoire. En 1959, ils représentent près de 55 % de la population active. Le chantier attire sans cesse de nouveaux migrants en quête d'une vie meilleure. Les hommes s'y pressent, bientôt rejoints par le reste de la famille, entraînant la croissance démographique soutenue de la capitale fédérale.
A l'issue des travaux, la majorités des ouvriers refusent de quitter la ville une fois le chantier achevé. Leurs habitations sont désormais considérés comme des "bidonvilles illégaux". Mais rien n'y fait et un flot important de migrants continuent à s'installer à la périphérie de la ville, malgré les menaces d'expulsions réitérées. Cet afflux de population pousse finalement (début des années 1970) les autorités à planifier les zones d'habitats modestes que l'on dote enfin d'infrastructures. Elles redoutent plus que tout une "invasion" du plan-pilote par les habitants des villes-satellites (les banlieues comptent désormais 1,3 M d'habitants répartis dans 16 villes-satellites).
Aussi, dès l'origine, la majorité de la population réside en périphérie, parfois très loin du centre (près de 30 km pour Taguatinga). Le projet initial de Costa, qui prévoyait une ville organisée selon un plan, vole en éclat. La métropole s'étend sans plan d'ensemble sous une forme polynucléaire.

* Le renversement de l’utopie.

L’utopie de Brasília reposait sur un postulat : l’organisation de la ville devait prévenir la
discrimination sociale, or rien ne se passe comme prévu et on assiste en fait au "renversement de l'utopie". Lúcio Costa explique:
«A Brasília, il s’agissait d’établir le long de l’axe résidentiel, tous les modèles économiques, de sorte que toute la population habite la ville et non la banlieue. Juscelino Kubitschek a dit que non, que ce n’était pas possible, que la ville était pour les fonctionnaires, les commerçants, et pour la population qui n’a pas les moyens, on verrait des centres urbains dans la périphérie :
Ces gens ne devront pas s’installer dans le Plan Pilote’. a-t-il dit. Ils ont choisi alors quatre
ou cinq centres dans la périphérie, qui sont devenus les villes satellites. La thèse était que les
villes satellites devaient apparaître après. Or, il s’est passé l’inverse, la ville était encore en
construction alors que les villes satellites se développaient rapidement, dans une liberté totale,
de sorte que les problèmes se sont développés, eux, d’une manière anormale (…). Il était
prévu initialement que deux tiers des personnes de la construction rentreraient, et un tiers
resterait dans la ville, mais en fait, ce plan a échoué, parce que personne n’a voulu rentrer. Il s’est alors développé une situation anormale, à la brésilienne …»

Loin de la cité idéale rêvée, la capitale devient l'archétype des villes brésiliennes existantes, caractérisées par une ségrégation socio-spatiale implacable. Brasília, créée pour une société moderne a été construite et habitée par une autre société, entièrement différente. Les conceptions urbanistiques sur lesquelles repose Brasilia, directement héritées de la Charte d’Athènes, volent ainsi en éclat dès l'origine.

L’autre « paradoxe de l’utopie » c’est que la standardisation des modes de vie imposée à l'intérieur du plan pilote n’amène pas davantage l’égalité. L'absence de places publiques conviviales faisant office d'agora, pousse ceux qui en ont les moyens à se loger dans un cadre avenant, hors les murs. Ils gagnent ainsi les berges du lac Paranoá, des terres publiques, où ils construisent des maisons individuelles en toute illégalité... Cette tendance s'accentue encore dans la mesure où les loyers à l'intérieur du centre deviennent inaccessibles pour un grand nombre de petits fonctionnaires publics. Désormais, des "condominiums fermés" apparaissent dans les périphéries cossues de la métropoles.
Véritable capitale politique et administrative, Brasilia compte maintenant un peu plus de deux millions d'habitants, mais n'est pas parvenu pour autant à rééquilibrer véritablement le pays et à faire contrepoids au riche sudeste. Elle n'est pas non plus devenue la cité idéale fondée sur l'égalité sociale.



Le morceau Construção composé et chanté par Chico Buarque est tiré d'un album éponyme, sorti en 1971. La dictature militaire dirige alors d'une main de fer le pays, contraignant les opposants au mutisme et de nombreux artistes à l'exil. Chico Buarque vient alors juste de rentrer au pays après après avoir trouvé refuge en France (un des morceaux de l'album, samba de Orly y fait d'ailleurs référence). Pour pouvoir créer, ce grand parolier doit sans cesse déjouer la censure, usant de paroles allusives ou de métaphores bien senties.
Ici, il raconte la mort d’un ouvrier sur un chantier. On peut y voir une évocation des canudos venus construire la ville du futur. Beaucoup y ont vu aussi une allégorie de l’histoire du Brésil des années de dictature. Alors que la junte militaire n'a que les mots de modernisation et technocratie à la bouche, le chanteur s'intéresse aux forces vives du pays. Tout en donnant l'air de ne pas y toucher - censure oblige - il préfère s'intéresser à l'envers du décor: en l'occurrence les travailleurs pauvres, exclus du miracle économique brésilien.
La chanson titre constitue sans doute le point d'orgue de ce magnifique disque. La musique hypnotique atteint une intensité rare sur ce titre qui déploie une orchestration dense. L'atmosphère lourde laisse augurer du pire. Et pour le plaisir j'emprunte à la blogothèque (dont on ne vantera jamais assez les mérites) cette description très juste du morceau .

"Le début est modeste, une simple phrase sinueuse comme un filet d’eau se fraye un passage au milieu des pierres. La phrase creuse son lit, s’étoffe, s’enrichit de percussions, d’inflexions, le ruisseau finit par presque former une rivière. La voix de Chico est transformée par la tension, l’attente palpable d’un événement libérateur. Les cuivres éclatent comme un éclair perce le ciel, éclairent la rivière qui se gonfle sous l’afflux des eaux. Les abords s’enrichissent de violons majestueux, les voix harmonisent à la manière des Os Cariocas, les tambours résonnent, on est sur un fleuve assuré, gigantesque, fantastique, surpuissant.

Mais on l’abandonne bientôt pour se concentrer sur une cohorte humaine, innombrable, qui se fraye avec détermination un passage dans la forêt. Dans un environnement hostile, à la grandeur démesurée, ils avancent pleins d’espoir vers l’eldorado de pureté, le monde vierge qu’ils appellent de leurs vœux."

Construção

Amou daquela vez como se fosse a última
Beijou sua mulher como se fosse a última
E cada filho seu como se fosse o único
E atravessou a rua com seu passo tímido
Subiu a construção como se fosse máquina
Ergueu no patamar quatro paredes sólidas
Tijolo com tijolo num desenho mágico
Seus olhos embotados de cimento e lágrima
Sentou pra descansar como se fosse sábado
Comeu feijão com arroz como se fosse um príncipe
Bebeu e soluçou como se fosse um náufrago
Dançou e gargalhou como se ouvisse música
E tropeçou no céu como se fosse um bêbado
E flutuou no ar como se fosse um pássaro
E se acabou no chão feito um pacote flácido
Agonizou no meio do passeio público
Morreu na contramão atrapalhando o tráfego

Amou daquela vez como se fosse o último
Beijou sua mulher como se fosse a única
E cada filho seu como se fosse o pródigo
E atravessou a rua com seu passo bêbado
Subiu a construção como se fosse sólido
Ergueu no patamar quatro paredes mágicas
Tijolo com tijolo num desenho lógico
Seus olhos embotados de cimento e tráfego
Sentou pra descansar como se fosse um príncipe
Comeu feijão com arroz como se fosse o máximo
Bebeu e soluçou como se fosse máquina
Dançou e gargalhou como se fosse o próximo
E tropeçou no céu como se ouvisse música
E flutuou no ar como se fosse sábado
E se acabou no chão feito um pacote tímido
Agonizou no meio do passeio náufrago
Morreu na contramão atrapalhando o público

Amou daquela vez como se fosse máquina
Beijou sua mulher como se fosse lógico
Ergueu no patamar quatro paredes flácidas
Sentou pra descansar como se fosse um pássaro
E flutuou no ar como se fosse um príncipe
E se acabou no chão feito um pacote bêbado
Morreu na contramão atrapalhando o sábado

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Il aima cette fois comme si c'était la dernière (fois)
Embrassa sa femme comme si c'était la dernière
Et chacun de ses fils comme s'il était unique
Traversa la rue de son pas timide
Monta sur la construction comme une machine
Érigea sur le pallier quatre murs solides
Brique contre brique selon un dessin magique
Ses yeux aveuglés par le ciment et les larmes
S'assit pour se reposer comme si c'était samedi
Mangea ses haricots au riz comme s'il était un prince
But  et sanglota comme s'il était naufragé
Dansa et ricana comme s'il entendait de la musique
Et trébucha dans le ciel comme s'il était ivre
Et flotta en l'air comme s'il fût un oiseau
Et termina au sol comme un paquet flasque
Agonisa au milieu de la voie publique
Mourut dans le sens interdit en gênant le trafic

Il aima cette fois comme s'il était le dernier
Embrassa sa femme comme si elle était l'unique
Et chacun de ses fils comme s'il fût (le) prodigue
Et traversa la rue de son pas ivre
Monta sur la construction comme si elle fût solide
Érigea sur le pallier quatre murs magiques
Brique contre brique selon un dessin logique
Ses yeux aveuglés par le ciment et le trafic
S'assit pour se reposer comme s'il fût un prince
Mangea ses haricots au riz comme s'il fût le plus grand
Bu et sanglota comme s'il fût une machine
Dansa et ricana comme s'il fût le prochain
Et trébucha dans le ciel comme s'il entendait de la musique
Et flotta en l'air comme si c'était samedi
Et termina au sol comme un paquet timide
Agonisa au milieu de la voie naufragée
Mourut dans le sens interdit en gênant le public

Il aima cette fois comme s'il fût une machine
Embrassa sa femme comme si c'était logique
Érigea sur le pallier quatre murs flasques
S'assit pour se reposer comme s'il fût un oiseau
Et flotta en l'air comme s'il fût un prince
Et termina au sol comme un paquet ivre
Mourut dans le sens interdit en gênant le samedi

Sources et liens:
- Neli Aparecida De Mello, François-Michel Le Tourneau, Hervé Théry, Laurent Vidal: "Brasilia quarante ans après" (PDF).
- Claire Heuzé: "Emergence d'une capitale, Brasilia" (PDF).
- Blogothèque: "Chico Buarque - Construçao".
- Sur le site de l'Unesco, un terrible qui fait froid dans le dos: "Les grilles de l'autre Brasilia".
- "Brasilia, ville capitale" sur le blog de Bruno Sentier.
- La boîte verte: "La construction de Brasilia par Marcel Gautherot". Quelques photos saisissantes de la construction de la nouvelle capitale.

3 commentaires:

  1. Cette série sur le Brésil est déjà tout à fait passionnante mais cela ne me dissuade pas d'attendre la suite avec impatience!
    Aurais tu sous le coude qq références bibliographiques généralistes et pas trop arides sur l'histoire du B des Bric au XX° siècle. Je pense avoir quelques lacunes à combler.
    Merci d'avance!

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  2. Dans l'avant dernier numéro de l'Histoire (mai 2010), il y a un court mais fort interessant article sur Brasilia.

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  3. Quelles paroles! Vraiment superbes. Je connaissais la chanson, mais c'est encore mieux quand on comprend les paroles, joliment traduites en plus.

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