Dans la France de la Belle Époque, l'angoisse sécuritaire se focalise sur l'apache, la figure du jeune délinquant issu du milieu ouvrier, mais plus ou moins en rupture avec le monde du travail. Les chansons populaires d'Aristide Bruant célèbrent ce Paris Apache et nous servent ici de fil directeur.
* Nous nous interrogerons d'abord sur l'origine, lointaine et immédiate, du terme apache, ainsi que sa diffusion pendant le premier quart du XXème siècle. (le présent article) * puis nous tenterons de dresser un portrait de ces bandes de jeunes voyous décrits à longueur d'article par la presse populaire (leurs codes, territoires).
* Nous nous intéresserons en particulier aux méthodes des apaches. Les journaux leurs attribuent une grande diversité de crimes, mais se focalisent sur l'attaque nocturne, nouvelle angoisse qui naît avec l'apparition de la ville moderne. (Aristide Bruant: "L'attaque nocturne")
* Les violences et dépravations attribuées aux apaches alimentent une angoisse sécuritaire. D'aucuns dénoncent la "crise de la répression", c'est-à-dire la supposée mansuétude des tribunaux. (Aristide Bruant: "A la Roquette")
****************
A partir de 1900, les journaux parisiens usent du terme apache pour désigner les jeunes délinquants des faubourgs parisiens en rupture de famille ou d'atelier. Le terme symbolise à merveille selon eux l'émergence de la criminalité juvénile et permet de cristalliser l'anxiété d'une société industrielle en pleine mutation. Nous nous interrogerons ici sur les raisons de cette appellation.
Apaches en 1900. Manda poignardant Leca sous les yeux de Casque d'Or, scène reconstituée (© Roger-Viollet).
* L'origine de l'expression "Apache" reste très incertaine.
Cette appellation souligne la fascination des Français d'alors pour les récits exotiques de la littérature populaire. Dès la fin de la Restauration, les romans de Fenimore Cooper suscitent un extraordinaire engouement. Un parallèle est bientôt fait entre la lutte des tribus indiennes et l'insurrection des canuts lyonnais (novembre 1931). Il en résulte une association "entre les sauvages de l'extérieur et ceux de l'intérieur, entre la frontière et les faubourgs, [qui] contribue au déclin progressif du bon sauvage."[cf: D. Kalifa] L'heure est en effet aux "barbares", "aux classes dangereuses", produits d'une société bouleversée par les transformations économiques et sociales.
L'intérêt pour les Indiens en général, et les Apaches en particulier, est encore renforcée au cours du Second Empire avec l'élaboration d'un projet d'intervention française en Amérique centrale. Alors que la guerre civile ravage les Etats-Unis, les richesses minières de la frontière nord mexicaine suscitent l'intérêt des services diplomatiques français. Dans la zone de la Sonora, les Français découvrent alors des tribus indiennes apaches qui font obstacle à cette ambitieuse tentative d'implantation française sur le continent américain. Dans ce contexte, les premiers romans français de l'ouest américain voient le jour. Les romans indiens de Gabriel Ferry et Gustave Aimard ont ainsi pour cadre le no man's land désertique séparant le Mexique et les Etats-Unis. L'apache y est décrit comme cruel, sournois, mauvais. Il incarne le dernier degré de la sauvagerie. Ces images se diffusent rapidement dans la France de la seconde moitié du XIXème siècle. Ainsi le dictionnaire de Pierre Larousse les dépeint comme "la plus belliqueuse de toutes les tribus sauvages du Nouveau-Mexique." On leur oppose la grandeur des Comanches, leurs rivaux.
La fascination/répulsion pour les indiens ne disparaît pas avec la troisième République. Les dernières guerres indiennes menées contre les apaches de Geronimo sont mises en scène par le Wild West Show de Buffalo Bill qui s'installe Porte Maillot en 1889. Or c'est au cours de ces années qu'une correspondance entre l'Amérique des tribus indiennes et le Paris des bas-fonds s'esquisse. Or, le choix de l'Apache n'a rien de surprenant. Dominique Kalifa précise: "On aurait tort (...) de ne voir en l'Apache qu'un Indien parmi d'autres. (...) Forts d'une solide culture indienne, les Français de la Belle Époque savent fort bien ce qui différencie un Iroquois d'un Cheyenne et un Sioux d'un Comanche." Il reste le représentant d'une tribu perçue comme rebelle et inassimilable.
Buffalo Bill et ses acteurs amérindiens lors de l'exposition universelle à Paris en 1889.
Or dans le même temps, la figure du voleur assassin, de l'escarpe, s'impose comme le péril suprême. La littérature, grande pourvoyeuse de modèles sociaux, s'intéresse aux bas-fonds parisiens. Avec les Mystères de Paris, Eugène Sue conduit ses très nombreux lecteurs sur les pas d'une faune peu recommandable qui fréquente les bouges de la Cité. Dans les Misérables, Hugo dépeint une bande de jeunes malandrins conduits par le sinistre Patron-Minette. La presse n'est pas en reste et les journalistes soulignent les correspondances, à leurs yeux évidentes, entre les voyous parisiens et les "sauvages" amérindiens, en particulier les Apaches, considérés comme la dernière tribu rebelle, un peuple inassimilable.
Le terme convient donc à merveille pour désigner ceux que d'aucuns considèrent comme les résidus de la société industrielle, rétif à toute intégration sociale. Comme les "sauvages" de la Sonora, l'apache parisien est immoral, violent, il partage le même exotisme de mœurs et de langage dont rendent parfaitement compte les paroles truffés de termes argotiques du "chant d'apaches" écrite par Bruant.
* Les premières utilisations du terme en France.
Dans un article du 12 décembre 1900, le journal Le Matin décrit ces nouveaux "barbares" au cœur de la civilisation. "Nous avons l'avantage de posséder à Paris une tribu d'apaches [...]. Ils vous tuent leur homme comme les plus authentiques sauvages."
Les autres journaux à grand tirage ne sont pas en reste et en 1902, Arthur Dupin, journaliste au Petit Journal dépeint avec complaisance les rixes opposant deux bandes rivales (l'affaire Casque d'Or):
« Ce sont là des mœurs d’Apaches, du Far West, indignes de notre civilisation. Pendant une demi-heure, en plein Paris, en plein après-midi, deux bandes rivales se sont battues pour une fille des fortifs, une blonde au haut chignon, coiffée à la chien! »
Avec le développement de l'ère médiatique, ce thème stéréotypé devient omniprésent et s'appuie sur les forfaits réels de ces bandes, largement exagérés il est vrai, par une presse qui flaire vite le bon filon. Les Apaches doivent en effet beaucoup à une grande presse en plein essor qui place le sang à la une.
Une de l'Oeil de la police dont le premier numéro paraît en 1908. Le fait divers est alors une manne pour la presse populaire qui cherche à séduire un lectorat élargi. L'Oeil de la police se distingue par l'usage agressif de la couleur. Les dessinateurs maisons (Henry Steimer et Raoul Thomen) mettent en scène la violence avec une rare efficacité.
* Bruant et le Paris apache.
La chanson constitue l'autre vecteur de mythification des apaches célébrés par la chanson populaire et en premier lieu par Aristide Bruant (1851-1925). En 1881, Rodolphe Salis embauche cet auteur-interprète de café-concert dans son cabaret le Chat Noir, 84 boulevard de Rochechouart. Bruant y créé ses célèbres chansons des quartiers de Paris. Lorsque Salis déménage son cabaret, Bruant prend les rênes du Chat noir qu'il rebaptise le Mirliton. Son ami Toulouse-Lautrec peint pour lui des affiches. Sur certaines d'entre elles, le patron du cabaret y apparaît drapé dans sa longue cape et coiffé d'un feutre noir.
Personnage complexe, Bruant alterne chansons nationalistes et anti-ouvrières tout en écrivant des textes de revendication sociale. Il s'impose en tout cas comme un des maîtres de la chanson naturaliste et participe activement à l'élaboration de la mythologie des bas-fonds parisiens.
Aristide Bruant: "Chant d'apaches".
1 Chez un bistro du quartier d’la Viltouse,
Les barbillons trinquaient à la santé
D’un d’leurs poteaux qui décarrait d’centrouse
Et l’on chantait : “ Vive la liberté ! ”
R Ohé les apaches !
A nous les eustaches,
Les lingues à viroles,
Les longes d’assassins
Pour le bidon des roussins
Et pour le ventre des cass’roles.
2 Tant pis pour vous, Messieurs de la raclette,
Tant pis pour vous, Messieurs les collégiens,
Faut pas chercher les garçons d’la Vilette,
car leurs couteaux sont pas faits pour les chiens.
3 Quand les flicards veul’nt nous ceinturer d’riffe,
Nous fabriquer, nous conduire à la tour,
Marrons su’l’tas, ces jours-là ya d’la r’biffe
On leur z’y met son vingt-deux dans l’tambour.
4 Faut pas non pus aller s’frotter l’derrière
Nos p’tites bergères qui s’balad’icigo...
Ou ben sans ça, gare à la boutonnière !
Gare au coup d’scion dans l’lidonbem du go !
5 D’abord, nous aut’ on fait pas d’politique,
On vote toujours pour el’gouvernement,
On s’fout du roi comme ed’la république,
Pourvu qu’on puisse travailler tranquill’ment.
Sources:
- Dominique Kalifa: "archéologie de l'apachisme".
- Dominique Kalifa: "Crime et culture au XIXème siècle", Perrin, 2005.
- Michelle Perrot: "les ombres de l'histoire. Crime et châtiment au XIXème siècle", Flammarion, 2001.
- UNEDAP "Aristide Bruant".
- "Chroniques du Paris apache (1902-1905)", Mercure de France, 2008. Deux récits quasi autobiographiques qui permettent "d'approcher au plus près de la voix d'une apache et d'un policier de la Belle Epoque." Amélie Elie alias Casque d'Or, jeune prostituée de 23 ans, revient dans ses mémoires sur la lutte tragique qui opposa deux bandes rivales, en janvier 1902. Leurs chefs, Manda de la Courtille et Leca de Charonne, se disputaient la jeune femme.
Le gardien de la paix Eugène Corsy rédige le second récit. Il y raconte la mort d'un de ses jeunes collègues, Joseph Besse, tué par un souteneur un soir de juillet 1905.
* Liens:
- Casque d'or.
- "l'oeil de la police".
- "Iconographie: les apaches de Paris".
Superbe article Julien ! très instructif sur le rôle de la presse à grand tirage.
RépondreSupprimerMerci Etienne. C'est une époque fascinante aux préoccupations souvent très proches des nôtres (la peur de la délinquance juvénile et le discours sécuritaire...).
RépondreSupprimeret dire que c'est toujours d'actualité :d
RépondreSupprimerIl y a aussi comme ressources :
RépondreSupprimerMichelle Perrot, "Les "Apaches", premières bandes de jeunes", in ''Les ombres de l'histoire'', Paris, Flammarion, 2001.
Et la danse apache par Alexis et Dorrano : http://www.youtube.com/watch?v=yBtnszVQY6o&feature=related
Merci pour cet article sur Les Appaches !
Merci pour la video. Quant au chapitre que Michelle Perrot consacre aux apaches dans les "Ombres de l'histoire", je l'ai utilisé pour l'article (voir source).
RépondreSupprimerJ
Bonjour et merci, fascinant article. Auriez-vous de plus amples informations sur l'origine de la photo "Bande d'Apaches, vers 1910"? Elle est incroyable et semble peut-etre une scene "reconstituée"?
RépondreSupprimerMerci par avance,
Christophe Loiron "Mister Freedom"
Merci. En fait, je n'en sais pas beaucoup plus sur cette photo trouvée sur le site Paris en images:
RépondreSupprimerhttp://www.parisenimages.fr/fr/galerie-des-collections-selection.html?mots=apache&lieu=&personnalite=&debut=&fin=&noiretblanc=1&couleur=1
La jeune femme ressemble en tout cas vraiment à la vraie Casque d'Or/Amélie Elie. Elle s'est peut-être prêtée au jeu d'une reconstitution?
J.
Merci pour cette precision mais je faisais reference a la photo de groupe du message precedent, representant dix apaches (assis & debout). Elle n'existe a ma connaisance nulle part ailleur que sur votre blog ;-)
RépondreSupprimerIls semblent tous avoir une arme associee avec des bandes specifiques (les "chauffeurs", avec la chandelle, etc...). Reunion "au sommet"? Theatre?
Merci encore,
Christophe Loiron, MisterFreedom