Alors que les coureurs de la 100ème édition du Tour de France s'apprêtent à partir, revenons sur la genèse et le développement de la Grande Boucle. Tour à tour, instrument pédagogique, puis support publicitaire, cette épreuve sportive s'est imposée comme un "objet du patrimoine national", immensément populaire.
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Après l’invention de la bicyclette à pédale par Pierre Michaux en 1861, le vélocipède connaît un succès populaire rapide. (1) Lors de l’exposition universelle qui se tient à Paris en 1867, il conquiert un public de plus en plus vaste.
Dès les années 1870, la pratique du "vélocipède" se démocratise grâce à la création de clubs, à l'organisation de courses. La "petite reine" s'impose comme un nouveau moyen de transport et de promenade qui supplante bientôt le cheval dans les usages. La bicyclette devient ainsi un objet familier, ancré dans les pratiques et les représentations.
Par conséquent, l'industrie du cycle (2) connaît un rapide essor au cours des années 1890, en parallèle avec une activité commerciale en plein développement, comme en attestent les nombreuses campagnes publicitaires de l'époque. Dans ces conditions, les améliorations techniques se suivent à un rythme soutenu (doublement du diamètre de la roue avant, ajout de freins).
A partir des années 1880, la pratique d'un cyclisme sportif se développe en France. Les épreuves cyclistes, organisées par la presse ou les industriels du secteur, deviennent des événements sportifs très médiatisés et incontournables au tournant du XXème siècle.
Cyclisme sur piste ou sur route s'avèrent extrêmement populaires. L'engouement pour le premier engendre la construction de dizaines de vélodromes dans la plupart des grandes villes françaises. La création et le succès rencontré par le premier tour de France témoignent de l'engouement pour le second.
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Après l’invention de la bicyclette à pédale par Pierre Michaux en 1861, le vélocipède connaît un succès populaire rapide. (1) Lors de l’exposition universelle qui se tient à Paris en 1867, il conquiert un public de plus en plus vaste.
Dès les années 1870, la pratique du "vélocipède" se démocratise grâce à la création de clubs, à l'organisation de courses. La "petite reine" s'impose comme un nouveau moyen de transport et de promenade qui supplante bientôt le cheval dans les usages. La bicyclette devient ainsi un objet familier, ancré dans les pratiques et les représentations.
Par conséquent, l'industrie du cycle (2) connaît un rapide essor au cours des années 1890, en parallèle avec une activité commerciale en plein développement, comme en attestent les nombreuses campagnes publicitaires de l'époque. Dans ces conditions, les améliorations techniques se suivent à un rythme soutenu (doublement du diamètre de la roue avant, ajout de freins).
A partir des années 1880, la pratique d'un cyclisme sportif se développe en France. Les épreuves cyclistes, organisées par la presse ou les industriels du secteur, deviennent des événements sportifs très médiatisés et incontournables au tournant du XXème siècle.
Cyclisme sur piste ou sur route s'avèrent extrêmement populaires. L'engouement pour le premier engendre la construction de dizaines de vélodromes dans la plupart des grandes villes françaises. La création et le succès rencontré par le premier tour de France témoignent de l'engouement pour le second.
"Les incidents d'Auteuil. Agression contre le président de la République." Une du supplément illustré du Petit Journal n°488. Dimanche 18 juin 1899. En pleine affaire Dreyfus, dans les tribunes du champ de courses d'Auteuil, le baron Christiani écrase d'un poing rageur le chapeau haut de forme du président Loubet. |
* "La plus grande épreuve cycliste du monde entier."
L'idée de la course apparaît en pleine affaire Dreyfus. Depuis quelques mois paraît le Vélo, un des premiers quotidiens réellement spécialisé dans le domaine sportif. Un des principaux bailleurs de fonds du quotidien est le comte (futur marquis) de Dion. Ce nationaliste farouche, anti-dreyfusard notoire, participe à l'échauffourée d'Auteuil. Il fait partie de la petite bande d'aristocrates qui conspuent le président Loubet. A la sortie de son bref emprisonnement, le comte constate avec aigreur que le rédacteur en chef du Vélo, Pierre Giffard, dreyfusard militant, a blâmé son attitude. La riposte du comte ne se fait pas attendre (octobre 1900). En association avec Henri Desgrange, ancien clerc de notaire et recordman de l’heure cycliste, il lance dans les pattes de Giffard, un journal rival: L'Auto-Vélo.
Dès lors les deux titres se livrent une concurrence effrénée. Pour le nouveau venu, la lutte se révèle difficile car Le Vélo bénéficie de son avance et d'un quasi-monopole sur l'organisation des courses cyclistes. Qu'à cela ne tienne, Desgrange entend battre l'adversaire sur son propre terrain. D'emblée, il affiche sa préférence pour le cyclisme sur route en organisant le Marseille-Paris. (3) Le succès rencontré suscite l'inquiétude de Giffard qui intente un procès. La justice lui donne raison. Il obtient que le mot "vélo" disparaisse du titre du journal de Desgrange.
Ce dernier, secondé par Géo Lefèvre, persévère et décide d'organiser une course de longue distance. Aussi, le mardi 19 janvier 1903, L'Auto annonce la tenue de "la plus grande épreuve cycliste du monde entier. Une course d'un mois. Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Paris. 20 000 francs de prix. Départ 1er juin. Arrivée le 5 juillet au parc des princes."
Desgrange publie le règlement de l'épreuve: course sans entraîneurs; ni suiveurs, ni soigneurs et six étapes avec des repos de deux ou trois jours. L'itinéraire retenu relie les principales villes de France. La sécurité et les contrôles locaux sont confiés aux sociétés cyclistes des endroits traversés.
Le 1er juillet 1903, à Montgeron, à l'intersection des routes de Melun et de Corbeil, devant l'auberge du Réveil-Matin, les coureurs s'élancent. Les soixante engagés parcourront 2428 kilomètres en trois semaines. Sur des chaussées dans un état déplorable, avec un matériel rudimentaire, les coureurs attirent néanmoins les foules. A Paris, l'accueil du public est délirant. Maurice Garin remporte la course et accomplit le Tour en 94 heures et 33 minutes.
Pourtant, un an plus tard, à l'issue du deuxième Tour, Desgrange écrit: "Le Tour de France est terminé et sa seconde édition aura, je le crains bien, été aussi la dernière." La course est en effet émaillée d'une série de scandales: chutes provoquées par l'affluence sur le parcours, tractage illicite des coureurs ("système de la Maison Lacorde et Latire"), agression d'un cycliste (Maurice Garcin) par les supporters d'un de ses rivaux, clous jetés sciemment sur la chaussée... A tel point que l'Union vélocipédique de France doit, à l'issue de l'épreuve, disqualifier les quatre premiers du classement général!
* Comment expliquer l'engouement pour cette course?
Mais la IIIème République y trouve également son compte, car comme le note Vincent Duclert, le Tour devient "une aventure fraternelle et républicaine: la France des terroirs n'y retrouvait-elle pas celle de la pédagogie laïque de Fernand Buisson et des origines républicaines de la patrie incarnées dans Le Tour de France par deux enfants? [le best-seller de G. Bruno] "
Bref, c'est un moment symbolique d'appropriation du territoire national. Les villes étapes sont autant de prétextes pour se remémorer les gloires locales, auxquelles des hommages appuyés sont rendus.
* Le Tour et les vicissitudes de l'Histoire.
Dès l'origine, l'épreuve épouse les vicissitudes de l'histoire du pays et ne peut faire abstraction du contexte géopolitique environnant.
Ainsi, comme pour mieux se remémorer les provinces perdues, la Grande Boucle traverse la Moselle entre 1906 et 1910.
Le 3 août 1914, Desgrange, dans l'esprit duquel le Tour est l'occasion d'une régénération morale et physique de la nation, écrit : Depuis quatorze ans que L'Auto paraît tous les jours, il ne vous a jamais donné de mauvais conseils. Alors ! Écoutez-moi ! Les Prussiens sont des salauds. [...] Il faut en finir avec ces imbéciles malfaisants qui, depuis quarante-quatre ans, nous empêchent de vivre, d'aimer, de respirer, d'être heureux. ».
Après les quatre années d'interruption de la grande guerre, le Tour 1919 fait étape en Alsace-Moselle, manière de célébrer son retour dans le giron hexagonal.
Dans l'entre-deux-guerres, en écho au "pacifisme patriotique" ambiant, les équipes nationales remplacent les équipes de marques. Dès lors les rivalités nationales sont mises en scène dans le cadre feutré des compétitions sportives. Pendant que Desgrange dresse les louanges d'André Leducq (vainqueur en 1930 et 1932), " merveilleuse synthèse de notre race", l'Italie mussolinienne célèbre quant à elle les exploits de Gino Bartali (en 1938).
L'Auto constate que l'heure est à « l'exaspération du chauvinisme patriocard dans le public."
Au cours de la seconde guerre mondiale, un "Circuit de France" (1942) fait office de course cycliste nationale et il faut attendre 1947 pour que la Grande boucle redémarre. Son organisation est désormais confiée au quotidien L'Équipe, dirigé par Jacques Goddet, et au Parisien libéré, propriété du groupe Amaury.
Durant les Trente glorieuses, alors que la France s'urbanise et s'industrialise, les organisateurs peinent à faire leur deuil de la "France des terroirs". "Tout se passe comme si le Tour de France ne faisait que retarder et masquer l'effacement du monde rural dont il donne l'illusion de la permanence." (cf: Leboeuf et Léonard)
L'épreuve devient en tout cas tout à fait emblématique de la "civilisation des loisirs" en marche. Sa périodicité estivale correspond d'ailleurs à la période des vacances scolaires. Profitant de leurs congés, des millions de Français viennent acclamer les coureurs au bord des routes ou les contemplent sur leurs écrans de télévisions.
L'intégration du Tour dans le groupe Amaury accentue encore la dimension commerciale et financière d'un spectacle dont l'ouverture internationale s'accélère. Ainsi, les organisateurs ouvrent le Tour sur l'Europe, puis le monde à compter des années 1990. Les incursions des coureurs hors de l'hexagone deviennent fréquentes. Les "succès" des Américains Greg Lemond et Lance Armstrong contribuent d'ailleurs fortement à la médiatisation de la course sur le continent américain.
Dès lors les deux titres se livrent une concurrence effrénée. Pour le nouveau venu, la lutte se révèle difficile car Le Vélo bénéficie de son avance et d'un quasi-monopole sur l'organisation des courses cyclistes. Qu'à cela ne tienne, Desgrange entend battre l'adversaire sur son propre terrain. D'emblée, il affiche sa préférence pour le cyclisme sur route en organisant le Marseille-Paris. (3) Le succès rencontré suscite l'inquiétude de Giffard qui intente un procès. La justice lui donne raison. Il obtient que le mot "vélo" disparaisse du titre du journal de Desgrange.
Ce dernier, secondé par Géo Lefèvre, persévère et décide d'organiser une course de longue distance. Aussi, le mardi 19 janvier 1903, L'Auto annonce la tenue de "la plus grande épreuve cycliste du monde entier. Une course d'un mois. Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Paris. 20 000 francs de prix. Départ 1er juin. Arrivée le 5 juillet au parc des princes."
Desgrange publie le règlement de l'épreuve: course sans entraîneurs; ni suiveurs, ni soigneurs et six étapes avec des repos de deux ou trois jours. L'itinéraire retenu relie les principales villes de France. La sécurité et les contrôles locaux sont confiés aux sociétés cyclistes des endroits traversés.
Julien Lootens lors du Tour de France 1903. |
Le 1er juillet 1903, à Montgeron, à l'intersection des routes de Melun et de Corbeil, devant l'auberge du Réveil-Matin, les coureurs s'élancent. Les soixante engagés parcourront 2428 kilomètres en trois semaines. Sur des chaussées dans un état déplorable, avec un matériel rudimentaire, les coureurs attirent néanmoins les foules. A Paris, l'accueil du public est délirant. Maurice Garin remporte la course et accomplit le Tour en 94 heures et 33 minutes.
Pourtant, un an plus tard, à l'issue du deuxième Tour, Desgrange écrit: "Le Tour de France est terminé et sa seconde édition aura, je le crains bien, été aussi la dernière." La course est en effet émaillée d'une série de scandales: chutes provoquées par l'affluence sur le parcours, tractage illicite des coureurs ("système de la Maison Lacorde et Latire"), agression d'un cycliste (Maurice Garcin) par les supporters d'un de ses rivaux, clous jetés sciemment sur la chaussée... A tel point que l'Union vélocipédique de France doit, à l'issue de l'épreuve, disqualifier les quatre premiers du classement général!
Le tour de France 1903 ne comprend que 6 étapes. Particulièrement longues, elles relient les grandes villes du pays. Les départs se font souvent de nuit , pour éviter la canicule estivale. |
* Comment expliquer l'engouement pour cette course?
Les modalités retenues séduisent d'emblée le public. La course s'étale sur plusieurs semaines, tandis que l'enjeu sportif est décuplé par le fractionnement en étapes. Désormais, un cycliste inconnu peut s'illustrer en roulant la course de sa vie, tandis que les as visent avant tout le classement général. Les souffrances endurées par les participants impressionnent. Ainsi, lors des premières éditions du Tour, les distances parcourues s'avèrent monstrueuses comme en attestent les articles qu'Albert Londres consacre à "la Grande boucle" 1924:
"Ils ont quatre cent douze kilomètres dans les jambes (...) Ils ont le soleil, ils ont la poussière, ils ont les fesses en selle depuis deux heures du matin et il est six heures trente du soir; dans une dernière souffrance, ils font un dernier effort pour l'arrivée."
Pour Georges Vigarello, trois principes d'organisation donnent au Tour une cohérence durable:
" Trois principes, élaborés dès les premières années de l’épreuve, et qui en expliquent la relative unité ainsi que l’impact imaginaire. Le premier tient à une convergence particulière entre le sport, la presse contemporaine et les stratégies publicitaires (un journal et des commanditaires « soutiennent » l’épreuve, ils en exploitent l’image pour gagner des marchés) ; le second tient à la création d’une mythologie, une légende populaire, à laquelle participe la « France » (les géants de la route, les forçats, le pays des mers et des grands cols) ; le troisième, enfin, tient à la création de rituels sportifs, mêlés à une gestuelle nationale (l’accolade des notables, les Champs-Élysées, les défilés). " (4)
Ces différents éléments n'ont pratiquement jamais été remis en cause depuis.
* L'exploitation d'un spectacle.
Les intérêts bien compris de l'industrie du vélo et des médias contribuent à l'exploitation de ce spectacle très rentable, dont la vocation publicitaire originelle ne s'est pas démentie depuis.
Nous l'avons vu, ce sont d'abord les grands quotidiens qui financent et organisent les courses cyclistes. Lors des premiers Tours, l'engouement pour l'épreuve permet aux journaux d'engranger d'importantes recettes publicitaires. Ils savent en outre pouvoir compter sur l'appui décisif des fabricants de cycle. Relayés désormais par des entreprises fort diverses, ils soutiennent la compétition en finançant des équipes. La caravane publicitaire, qui fait son apparition dans l'entre-deux-guerres, illustre le rôle clé joué par la réclame.
Les journalistes narrent les exploits "des forçats de la route". Ils donnent sens et unité aux courses dont les spectateurs du bord de route n'ont qu'un aperçu fugace. Ils fidélisent de la sorte un lectorat important. Pour preuve, le tirage de L’Auto s'envole dès l'été 1903 (de 20 000 à plus de 60 000 exemplaires). Dans le même temps, Le Vélo, qui ne peut s'appuyer sur une compétition aussi attrayante que le Tour, périclite rapidement. (5)
Depuis, d'autres médias complètent et relaient la presse dans l'exploitation de la Grande Boucle, au premier rang desquels il convient de citer la télévision. Aujourd'hui, les nouvelles du Tour sont désormais davantage à chercher dans les rubriques médicales ou judiciaires des quotidiens, elles n'en continuent pas moins de susciter l'intérêt du public comme en témoigne les fortes audiences télévisées engendrées.
* Légende et héros.
Les reportages créent un "discours héroïque sportif" et contribuent à l'intronisation des plus grands champions cyclistes au panthéon national. Les journalistes font de l'incident le plus insignifiant un récit haletant, ils échafaudent une dramatique, fabriquent de l'histoire à la grande satisfaction des lecteurs. Sous la plume de Desgrange, Maurice Garin devient une "superbe bête de combat, un géant." Albert Londres célèbre pour sa part, non sans ironie toutefois, les "forçats de la route". Ces chroniqueurs participent de la sorte à" la création d'une 'légende'".
Depuis, les médias n'ont cessé de perpétuer cette "fabrique des héros", montant en épingle les duels entre champions. que se livrent Fausto Coppi et Gino Bartali ou plus tard Jacques Anquetil et Raymond Poulidor.
* Mythologie nationale.
Le cadre géographique est également sublimé, érigé en un espace mythique. Comme le note Georges Vigarello, "la course est affrontement aux choses, aux lieux, mise en scène d’obstacles topographiques. Un décor où le cadre national joue dès lors un rôle central." Le Tour est une course d'autant plus singulière, qu'elle touche au pays, à ses frontières, ses paysages, son sol.
Les premiers tracés du Tour confortent la croyance en l'unité géographique d'un pays protégé par des "frontières naturelles" inexpugnables (Alpes, Pyrénées, littoraux). Entre 1905 et 1914, les villes-étapes retenues se situent d'ailleurs à proximité des frontières comme pour bien indiquer les bornes du pays.
La lutte contre les éléments climatiques ou/et les obstacles topographiques s'apparente sous la plume de certains à un véritable combat homérique. Quelques lieux deviennent mythiques: Alpe d'Huez, Ventoux, Tourmalet, Galibier, col de la Madeleine...
Une des ambitions des promoteurs de la course n'est-elle pas d'apprendre la géographie et l'amour du pays aux Français? Lecteur assidu de Barrès, Desgrange prétend "rendre la patrie visible et vivante", enseigner la France aux Français. D'ailleurs, la course renoue avec le tour monarchique instauré à partir de Charles IX, elle tient également du tour des compagnons. "Ils ont quatre cent douze kilomètres dans les jambes (...) Ils ont le soleil, ils ont la poussière, ils ont les fesses en selle depuis deux heures du matin et il est six heures trente du soir; dans une dernière souffrance, ils font un dernier effort pour l'arrivée."
Pour Georges Vigarello, trois principes d'organisation donnent au Tour une cohérence durable:
" Trois principes, élaborés dès les premières années de l’épreuve, et qui en expliquent la relative unité ainsi que l’impact imaginaire. Le premier tient à une convergence particulière entre le sport, la presse contemporaine et les stratégies publicitaires (un journal et des commanditaires « soutiennent » l’épreuve, ils en exploitent l’image pour gagner des marchés) ; le second tient à la création d’une mythologie, une légende populaire, à laquelle participe la « France » (les géants de la route, les forçats, le pays des mers et des grands cols) ; le troisième, enfin, tient à la création de rituels sportifs, mêlés à une gestuelle nationale (l’accolade des notables, les Champs-Élysées, les défilés). " (4)
Ces différents éléments n'ont pratiquement jamais été remis en cause depuis.
Valéry Giscard d'Estaing sur le Tour de France 1975. |
* L'exploitation d'un spectacle.
Les intérêts bien compris de l'industrie du vélo et des médias contribuent à l'exploitation de ce spectacle très rentable, dont la vocation publicitaire originelle ne s'est pas démentie depuis.
Nous l'avons vu, ce sont d'abord les grands quotidiens qui financent et organisent les courses cyclistes. Lors des premiers Tours, l'engouement pour l'épreuve permet aux journaux d'engranger d'importantes recettes publicitaires. Ils savent en outre pouvoir compter sur l'appui décisif des fabricants de cycle. Relayés désormais par des entreprises fort diverses, ils soutiennent la compétition en finançant des équipes. La caravane publicitaire, qui fait son apparition dans l'entre-deux-guerres, illustre le rôle clé joué par la réclame.
Les journalistes narrent les exploits "des forçats de la route". Ils donnent sens et unité aux courses dont les spectateurs du bord de route n'ont qu'un aperçu fugace. Ils fidélisent de la sorte un lectorat important. Pour preuve, le tirage de L’Auto s'envole dès l'été 1903 (de 20 000 à plus de 60 000 exemplaires). Dans le même temps, Le Vélo, qui ne peut s'appuyer sur une compétition aussi attrayante que le Tour, périclite rapidement. (5)
Depuis, d'autres médias complètent et relaient la presse dans l'exploitation de la Grande Boucle, au premier rang desquels il convient de citer la télévision. Aujourd'hui, les nouvelles du Tour sont désormais davantage à chercher dans les rubriques médicales ou judiciaires des quotidiens, elles n'en continuent pas moins de susciter l'intérêt du public comme en témoigne les fortes audiences télévisées engendrées.
Cliché des collections Félix Potin consacrées aux "célébrités contemporaines". Pionnier de la grande distribution, Félix Potin distribue à ses clients des photographies petit format à collectionner. Les reportages sportifs et les photographies font des coureurs cyclistes de nouvelles "célébrités contemporaines". Les clichés noir et blanc des nouveaux héros s'ancrent rapidement dans l'imagerie populaire. |
* Légende et héros.
Les reportages créent un "discours héroïque sportif" et contribuent à l'intronisation des plus grands champions cyclistes au panthéon national. Les journalistes font de l'incident le plus insignifiant un récit haletant, ils échafaudent une dramatique, fabriquent de l'histoire à la grande satisfaction des lecteurs. Sous la plume de Desgrange, Maurice Garin devient une "superbe bête de combat, un géant." Albert Londres célèbre pour sa part, non sans ironie toutefois, les "forçats de la route". Ces chroniqueurs participent de la sorte à" la création d'une 'légende'".
Depuis, les médias n'ont cessé de perpétuer cette "fabrique des héros", montant en épingle les duels entre champions. que se livrent Fausto Coppi et Gino Bartali ou plus tard Jacques Anquetil et Raymond Poulidor.
* Mythologie nationale.
Le cadre géographique est également sublimé, érigé en un espace mythique. Comme le note Georges Vigarello, "la course est affrontement aux choses, aux lieux, mise en scène d’obstacles topographiques. Un décor où le cadre national joue dès lors un rôle central." Le Tour est une course d'autant plus singulière, qu'elle touche au pays, à ses frontières, ses paysages, son sol.
Les premiers tracés du Tour confortent la croyance en l'unité géographique d'un pays protégé par des "frontières naturelles" inexpugnables (Alpes, Pyrénées, littoraux). Entre 1905 et 1914, les villes-étapes retenues se situent d'ailleurs à proximité des frontières comme pour bien indiquer les bornes du pays.
La lutte contre les éléments climatiques ou/et les obstacles topographiques s'apparente sous la plume de certains à un véritable combat homérique. Quelques lieux deviennent mythiques: Alpe d'Huez, Ventoux, Tourmalet, Galibier, col de la Madeleine...
Mais la IIIème République y trouve également son compte, car comme le note Vincent Duclert, le Tour devient "une aventure fraternelle et républicaine: la France des terroirs n'y retrouvait-elle pas celle de la pédagogie laïque de Fernand Buisson et des origines républicaines de la patrie incarnées dans Le Tour de France par deux enfants? [le best-seller de G. Bruno] "
Bref, c'est un moment symbolique d'appropriation du territoire national. Les villes étapes sont autant de prétextes pour se remémorer les gloires locales, auxquelles des hommages appuyés sont rendus.
* Le Tour et les vicissitudes de l'Histoire.
Dès l'origine, l'épreuve épouse les vicissitudes de l'histoire du pays et ne peut faire abstraction du contexte géopolitique environnant.
Ainsi, comme pour mieux se remémorer les provinces perdues, la Grande Boucle traverse la Moselle entre 1906 et 1910.
Le 3 août 1914, Desgrange, dans l'esprit duquel le Tour est l'occasion d'une régénération morale et physique de la nation, écrit : Depuis quatorze ans que L'Auto paraît tous les jours, il ne vous a jamais donné de mauvais conseils. Alors ! Écoutez-moi ! Les Prussiens sont des salauds. [...] Il faut en finir avec ces imbéciles malfaisants qui, depuis quarante-quatre ans, nous empêchent de vivre, d'aimer, de respirer, d'être heureux. ».
Après les quatre années d'interruption de la grande guerre, le Tour 1919 fait étape en Alsace-Moselle, manière de célébrer son retour dans le giron hexagonal.
Dans l'entre-deux-guerres, en écho au "pacifisme patriotique" ambiant, les équipes nationales remplacent les équipes de marques. Dès lors les rivalités nationales sont mises en scène dans le cadre feutré des compétitions sportives. Pendant que Desgrange dresse les louanges d'André Leducq (vainqueur en 1930 et 1932), " merveilleuse synthèse de notre race", l'Italie mussolinienne célèbre quant à elle les exploits de Gino Bartali (en 1938).
L'Auto constate que l'heure est à « l'exaspération du chauvinisme patriocard dans le public."
Au cours de la seconde guerre mondiale, un "Circuit de France" (1942) fait office de course cycliste nationale et il faut attendre 1947 pour que la Grande boucle redémarre. Son organisation est désormais confiée au quotidien L'Équipe, dirigé par Jacques Goddet, et au Parisien libéré, propriété du groupe Amaury.
Durant les Trente glorieuses, alors que la France s'urbanise et s'industrialise, les organisateurs peinent à faire leur deuil de la "France des terroirs". "Tout se passe comme si le Tour de France ne faisait que retarder et masquer l'effacement du monde rural dont il donne l'illusion de la permanence." (cf: Leboeuf et Léonard)
L'épreuve devient en tout cas tout à fait emblématique de la "civilisation des loisirs" en marche. Sa périodicité estivale correspond d'ailleurs à la période des vacances scolaires. Profitant de leurs congés, des millions de Français viennent acclamer les coureurs au bord des routes ou les contemplent sur leurs écrans de télévisions.
L'intégration du Tour dans le groupe Amaury accentue encore la dimension commerciale et financière d'un spectacle dont l'ouverture internationale s'accélère. Ainsi, les organisateurs ouvrent le Tour sur l'Europe, puis le monde à compter des années 1990. Les incursions des coureurs hors de l'hexagone deviennent fréquentes. Les "succès" des Américains Greg Lemond et Lance Armstrong contribuent d'ailleurs fortement à la médiatisation de la course sur le continent américain.
Le Tour de France 1992 arbore les couleurs de l'Europe, avec 6 pays traversés. |
* Pot belge et EPO.
Depuis une vingtaine d'années, les révélations sur des pratiques de dopage dans le peloton se succèdent à un rythme soutenu, allant jusqu'à faire vaciller la course. Lors de l'édition 1998, les coureurs mettent pied à terre à deux reprises en guise de protestation contre l'éviction des coureurs de l'équipe Festina.
L'examen attentif des 15 derniers palmarès du Tour révèle que la plupart des gagnants de l'épreuve ont trempé dans des affaires de dopage à l'instar de Bjarn Riis (vainqueur 1996 qui a depuis avoué s'être dopé), de Jan Ulrich (vainqueur 1997 impliqué dans le scandale Puerto), Lance Armstrong (vainqueur à 7 reprises entre 1999 à 2005 et déclassé depuis), Floyd Landis (vainqueur 2006 et déclassé depuis), Alberto Contador (vainqueur 2010 et déclassé depuis)...
L'hyper-médiatisation de ces affaires récentes ne doit pas faire oublier cependant que les pratiques dopantes remontent aux origines même de la Grande Boucle. Pour s'en convaincre, relisons Albert Londres qui recueille les propos de trois coureurs venant de jeter l'éponge lors de la seconde étape du Tour 1924:
" Vous n'avez pas idée de ce qu'est le Tour de France, dit Henri [Pélissier]; c'est un calvaire. [...] Voulez-vous voir comment nous marchons? Tenez...
De son sac, il sort une fiole:
- ça c'est de la cocaïne pour les yeux, ça c'est du chloroforme pour les gencives...
- ça, dit [Maurice] Ville, vidant aussi sa musette, c'est de la pommade pour me chauffer les genoux.
-Et des pilules? Voulez-vous voir des pilules? Tenez, voilà des pilules.
Ils en sortent trois boîtes chacun.
- Bref! dit Francis [Pélissier], nous marchons à la 'dynamite'."
Depuis, de grands champions tels que Fausto Coppi, Jacques Anquetil ont reconnu s'être dopés, quand ils n'ont pas été contrôlés positifs (Eddy Merckx à trois reprises); prouvant de la sorte que les tricheries gangrènent le peloton depuis des décennies. La pratique massive du dopage a certainement contribué à flétrir l'image du cyclisme professionnel. Pour autant, elle ne semble pas avoir affecté la popularité du Tour qui reste un des événements sportifs les plus suivis au monde.
* Quand les artistes s'en mêlent.
Chroniqueurs littéraires, écrivains, réalisateurs ont beaucoup fait pour ennoblir le Tour. Des dizaines de chansons évoquent également l'épreuve.
Les années 1930 sont marquées par l'empreinte de l'accordéoniste Fredo Gardoni, auteur de marches à la gloire des cyclistes. Les paroles du "Tour qui passe" en 1933 sont bien dans l'air du temps: "Voilà le Tour qui passe, saluons ses champions / C'est l'avenir de la race de cinq grandes nations / Allemands, Italiens, Suisses, avec les Belges faut qu'on les applaudisse / Mais tout de même au fond du coeur, nous souhaitons que le vainqueur / soit désormais un p'tit Français." (7)
En 1952, Charles Trenet entonne: "Partout où passe le Tour de France / C'est la fête, c'est dimanche / C'est dimanche de la France / On distribue des chapeaux en papier / des mirlitons, des savonnettes."
Dans les années 1950 et 1960, la caravane publicitaire accueille chanteurs et musiciens. Coiffée d'un sombrero, l'accordéoniste Yvette Horner plastronne, juchée sur une Citroën traction avant de la marque Suze.
Yvette Horner et son mannequin de plâtre. De 1952 à 1963, l'accordéoniste précède le peloton. |
Le piano à bretelle, longtemps instrument roi du Tour, est désormais en veilleuse, mais de nombreux titres rendent toujours hommage (ou pas) aux cyclistes. Citons en vrac: "60 millions de Poulidor" par Kent, "C'est le blaireau" (surnom de Bernard Hinault par Michel Delbecq), "Joachim Agostinho" de Romain Didier, "Louison Bobet" par Ludwig von 88, "Rimini" (sur Marco Pantani), "Jalabert" toutes deux par les Wampas.
Mais nous tenons ici à mettre à l'honneur " Tour de France". En moins de deux minutes, cette ritournelle évoque sur un fond d'accordéon insistant, les réalités de la course: efforts, liesse populaire, reliefs, médiatisation, dopage...
Benoît Charest: "Tour de France" (BO des Triplettes de Belleville).
Je vous parIe en direct de cette 17ème étape du Tour de France
Le peloton, énorme machine de muscles et d' acier, vient de s'élancer
Monter en danseuse, appuyer sur la pédale, surveiller son braquet,
que d'épreuves pour ses jeunes qui, en attendant l'auréole de la victoire,
se contentent de celle de la sueur qui laisse dans son sillage ce trait de musc
que connaissent bien les spectateurs massés le long des routes.
Pédalage et défonçage sont les mamelles du Tour de France
alors... ils se défoncent car la ligne est en encore loin.
Alors que le peloton n'est plus qu'un souvenir, le glas des premiers abandons
résonne dans la montagne. Face à l'effot, ceux qui ont le coup de pédale moins
rageur donnent l'impression de reculer, de s'effacer, de disparaître.
Notes:
1. En 1861, le carrossier et charron parisien Pierre Michaux (1813-1885), carrossier et charron parisien, ajoute des pédales à la draisienne, donnant naissance le vélocipède « moderne ».
2. Citions parmi d'autres: la "Maison Michaux", rebaptisée "Compagnie Parisienne" en 1869, la lyonnaise "Clément et Cie", l'entreprise dijonnaise Terrot, enfin l'anglaise Humbert et Companie.
3. Il écrit: "Les courses sur piste sont à coup sûr un régal délicat, un mets fin que tout le monde à ce titre peut complètement goûter. Mais les courses sur route, dans leur magnifique brutalité, parlent mieux à la foule, les résultats sont plus nets."
4. Les audiences engendrées par la course font du Tour de France un passage obligé pour les dirigeants politiques.
5. C'est aussi parce qu'il est privé du soutien des industriels antidreyfusards que le Vélo disparaît. Cependant, beau joueur, Desgrange appelle Giffard à venir le rejoindre dans l'aventure du Tour de France.
6. Les coureurs viennent désormais des quatre coins du monde et plus seulement de France, Italie, Espagne et Belgique.
7. Dans l'Auto, Desgrange décrit alors en ses termes les coureurs du peloton:« Les Espagnols, petits et noirauds, très réservés, peu prétentieux ; les Allemands, vivante antithèse de ces derniers, grands et blonds, plus imposants ; les Belges, aux visages familiers, ayant pris dans l'habitude de grandes épreuves un calme souverain ; les Italiens, pétulants, bouillants, parlant de tout engloutir ; les Français, vous les connaissez, nous ne ferons pas ici le procès de notre race. »
Sources et liens:
- Georges Vigarello: "Premier tour de France cycliste." (archivesdefrance.culture.gouv.fr)
- Gilles Fumey: "Le Tour de France ou le vélo géographique.", Annales de géographie n°650, 2006.
- Gilles Fumey "Les frontière mouvantes du Tour de France", (Libération)
- Vincent Duclert:"La République imaginée (1870-1914)", Belin, 2012.
- Jean-Luc Boeuf, Yves Léonard: "Les forçats du Tour de France", in L'histoire n° 277, juin 2003.
- Georges Joumas: "L'affaire Dreyfus, une étape du Tour de France", in L'histoire n° 244.
- Du 1er au 19 juillet 1903, le premier Tour de France.
- Histoire par l'image: Dossier sur l'histoire du vélo.
- Le Monde:" Tour et détours: une Grande Boucle qui se contorsionne de plus en plus. "
Liens:
- RFI: "La chanson du Tour de France."
- France info: "Ces chansons qui font le Tour."
- Libération: "Tour 2013: un siècle de cyclisme en 21 étapes."
- "Abécédaire arbitraire du cyclisme de course" par Hervé Jeanney.
Bel article, même pour moi qui ne m'intéresse guère au cyclisme : j'ai appris plein de choses, comme très souvent sur votre blog.
RépondreSupprimerAttention tout de même à une erreur historique : la carte de France de 1903 est fausse. A cette date, l'Alsace-Moselle était allemande et le restera jusqu'en 1918 (au fait, pourquoi ce premier Tour n'est-il pas passé par Nancy, à défaut de pouvoir rallier Metz et Strasbourg ?).
Dans les vieux livres de géographie, "les deux chères soeurs" (y penser toujours mais n'en parler jamais...) étaient coloriées en violet, en signe de discrète désaprobation.
Merci pour ces encouragements et vos remarques.
RépondreSupprimerJe viens de remplacer l'ancienne carte par une nouvelle, correcte cette fois.
J
Merci pour ce commentaire.
RépondreSupprimerJe viens de remplacer la carte par une autre, exacte cette fois.
J.