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samedi 13 décembre 2014

290. La complainte de Bouvier l'éventreur.

Dans le quart sud-est de la France, au tout début du XXème siècle, le meilleur moyen de terroriser les enfants récalcitrants consiste à évoquer Vacher le croque-mitaine, dont l'errance criminelle ensanglante ces régions d'avril 1894 à août 1897. Au cours de ces quatre années, Vacher perpétue au moins 11 crimes. Son mode opératoire est peu ou prou le même. Il fond sur de jeunes bergers ou bergères repérés au préalable; puis il égorge, éventre, avant de pratiquer des mutilations au niveau des parties génitales, enfin il viole.
Ces crimes odieux ne sont-ils pas, à eux seuls, la marque de la folie? C'est tout l'enjeu de cette affaire aux multiples dimensions dont l'écho s'est transmis jusqu'à notre époque.





* Le juge Fourquet.
Le jeune juge d'instruction Émile Fourquet, 35 ans, obtient sa nomination à Belley, dans l'Ain, en 1897. A peine en poste, le voilà confronté à la découverte dans la vallée de la Brévenne, du cadavre sauvagement mutilé de Pierre Laurent, jeune berger de 14 ans. Au cours de ses recherches, Fourquet tombe sur un crime similaire, perpétré dans le Bugey sur un jeune pâtre de 16 ans, Victor Portalier. Attribué à un rôdeur, l'assassinat demeure non élucidé. Mais, avec l'aval du parquet, le juge rouvre le dossier pour le confronter au meurtre qui vient d'être commis. (1)
Pour mener à bien ces recherches, le juge innove. Grâce à un système de tableaux comparatifs des blessures constatées et des témoignages recueillis (2), il parvient à établir un profil du ou des auteurs des faits. A leur examen, Fourquet identifie de troublantes similitudes dans le mode opératoire et la commission des deux crimes qu'il attribue désormais à un seul et même individu.

Afin d'appréhender le responsable de ces meurtres, le juge envoie une commission rogatoire à tous les parquets de France, le 10 juillet 1897. C'est une première. Le signalement de Vacher est diffusé à cette occasion. Fourquet recherche désormais un homme " âgé de 30 ans environ, taille moyenne, cheveux noirs, barbe noire, inculte et rare sur les joues, moustache brune, sourcils noirs, yeux noirs, assez grands, visage osseux. Signe particulier : la lèvre supérieure est relevée ; elle se tord à droite et la bouche grimace lorsque cet individu parle, une cicatrice intéresse verticalement la lèvre inférieure et la lèvre supérieure à droite ; tout le blanc de l’œil droit et sanguinolent et le bord de la paupière inférieure de cet œil est dépourvu de cils et légèrement rongé ; le regard de cet individu impressionne désagréablement... Il s'agit de l'individu désigné dans les journaux sous le surnom de « Jack l'éventreur du Sud-Est ». Me télégraphier en cas de découverte."
L'attente ne dure guère, puisqu'un individu est appréhendé dans l'Ardèche le 4 août 1897, alors qu'il tentait de commettre une agression sexuelle sur une jeune bergère. Transféré à Belley par train, le suspect tente d'échapper à la vigilance de ses gardes, puis clame ses convictions anarchistes en gare de Lyon Perrache. Arrivé à destination, il est examiné dans sa geôle par un médecin qui juge sa responsabilité très limitée.

Le juge Fourquet et Vacher en 1897. Bibliothèque municipale de Lyon.

* Qui est exactement ce vagabond?
Joseph Vacher naît en 1869 à Beaufort, dans une famille de cultivateurs isérois. Décrit comme un enfant turbulent, sournois, qui fait du mal aux animaux, Vacher est placé chez les frères à l'âge de 14 ans. Déplacé de communauté en communauté en raison de ses écarts de conduite, il finit par se poser dans la région lyonnaise où il multiplie les petits boulots. A 20 ans, il est admis à l'hôpital l'Antiquaille de Lyon pour y soigner une maladie vénérienne.

En 1892, Vacher est appelé sous les drapeaux. Au sein de l'armée, il se signale par une multitude de comportements violents. Intelligent, il parvient cependant au grade de sergent et sort 4ème de sa promotion. C'est à l'occasion d'une permission de sortie que survient l'incident de Baume-les-Dames. Il tente alors de convaincre une jeune domestique dont il s'est amouraché de l'épouser. Finalement, la jeune femme refuse; Vacher ne l'accepte pas, tente de la tuer, avant de retourner l'arme contre lui. Le suicide rate, mais il conservera néanmoins deux balles dans le crâne. (3)
  Transféré à l'asile psychiatrique de Saint-Robert, Il en sort comme guéri en avril 1894. On ne constate plus chez lui d'idées de persécution, de troubles paranoïaques, de volonté suicidaire. C'est à partir de cette libération, le 1er avril 1894, que débute l'errance criminelle de Vacher; cette "grande série rouge" (dixit le juge Fourquet) qui durera jusqu'à son arrestation le 4 août 1897.  

Une fois l'auteur présumé arrêté, le juge Fourquet innove encore en utilisant la photographie pour raviver la mémoire des témoins.  [Bibliothèque municipale de Lyon]


Face au juge, Vacher n'avoue rien. Patiemment, le magistrat tente de mettre en confiance l'accusé. Dans le même temps, il décide de lui tendre un piège. Prétextant préparer un ouvrage sur les vagabonds, Fourquet demande à Vacher de placer sur une carte de France tous les endroits fréquentés au cours de sa vie d'errance. Or le parcours tracé correspond exactement aux lieux de découvertes de bergers ou bergères massacrés. Mais l'accusé continue de nier les faits. Fourquet flatte alors sa mégalomanie en lui faisant miroiter - en échange d'aveux - la publication de sa photo dans la presse.  
Le suspect cède et se livre dans une "lettre à la France": "Oui c'est moi qui ai commis tous les crimes que vous m'avez reprochés... et cela dans un moment de rage." Mais il attribue aussitôt ses actes à la morsure d'un chien enragé dont il fut victime dans sa jeunesse. Selon lui, les remèdes qu'il prend alors pour guérir lui ont vicié le sang.
Dans le même texte, Vacher réfute toute préméditation, "quoi que vous puissiez en croire, j'affirme que jamais aucun de mes crimes n'a été de ma part un acte réfléchi.

Après avoir examiné Vacher, les conclusions du docteur Lacassagne (ci-dessus) sont simples et correspondent aux attentes de l’opinion publique. Vacher n’est pas fou et doit donc être jugé.

* Guillotine ou asile?
A la lecture de ces aveux et compte tenu de la sauvagerie de ces crimes, une question demeure: Vacher est-il fou? Relève-t-il de la guillotine ou de l'asile? Pour en savoir plus, le juge d'instruction désigne trois experts lyonnais: les docteurs Lacassagne, Pierret et Rebatel. Tous trois concluent à la responsabilité du criminel; "responsabilité atténuée" cependant pour les deux derniers. 
Pour le docteur Lacassagne, Vacher est bien responsable de ses actes. Pour l'expert, l'individu est méthodique, immoral, sanguinaire, simulateur. Il affirme en outre être fou, ce que réfutent  toujours les "vrais fous". N'étant pas aliéné, il est par suite pénalement responsable. Pour en arriver à de telles conclusions, le docteur n'hésite cependant pas à faire preuve d'un grand parti-pris.
Il affirme par exemple que Vacher est issu d'une famille saine de corps et d'esprit. En réalité, il a une sœur maniaco-dépressive, une mère atteinte de mysticisme aigu, un frère qui parcourt les bois en hurlant comme un damné... Lacassagne s'attache ici à démontrer qu'il n'y a pas dans ce cas de folie dégénérative héritée, quitte à occulter un certain nombre de faits familiaux. Le docteur considère encore qu'il ne peut s'agir d'une folie dégénérative acquise, dans la mesure où Vacher sort guéri de l'hôpital psychiatrique en 1894.
L'expert oublie aussi de faire référence à la folie impulsive décrite par Mosley en 1888 (4). De même, il balaie les délires médiumniques emprunts de paranoïa pourtant omniprésents dans les aveux de Vacher. 
Au fond, le très conservateur Lacassagne semble embarrassé devant ce type de profil d'accusé. C'est pourquoi ses conclusions visent peut-être à délimiter l'ancien article 64 du Code pénal, qui exonérait du délit ou du crime l'accusé souffrant de  "démence "; article auxquels avaient constamment recours les avocats de la défense. En délimitant l'article, l'expert entend sans doute "responsabiliser" Vacher, pour l'envoyer à l'échafaud.



Le réveil du criminel Vacher, le matin de son exécution par le bourreau Deibler. Illustration paru dans Le Petit journal illustré du 15/01/1899.
A Bourg-en-Bresse, le 31 décembre 1898, juste avant de monter sur l'échafaud, un prêtre demande à Vacher de confesser ses péchés; voici sa réponse:"J'embrasserai Jésus-Christ tout à l'heure. Vous croyez expier les fautes de la France en me faisant mourir, mais cela ne suffira pas, vous commettrez un crime plus. Je suis la plus grande victime de cette fin de siècle."

* Un dossier aux dimensions multiples.

Les conclusions du docteur Lacassagne correspondent aux attentes de l’opinion publique. Vacher n’est pas fou et doit donc être jugé. 

En effet, face à de tels crimes, la vindicte populaire et la vengeance jouent à plein. Alors que quelques années plus tôt, la série des crimes de l'introuvable Jack l'éventreur avait intrigués, sinon fascinés; ici, il y a un coupable, dont la monstruosité des forfaits révulse. Vacher incarne une nouvelle figure du mal, le chemineau sans foi ni loi, routard du crime qui sème la mort dans  son sillage. (5) 

La répression de l'errance atteint d'ailleurs son paroxysme au cours des années 1890. La "troisième République poursuit alors une véritable stratégie de défense sociale", en s'appuyant sur la représentation dominante de l'errant. "Médecins, anthropologues et criminologues en mal de reconnaissance, ou encore psychiatres dissertent savamment sur l'animalité et le caractère 'extra-social' des vagabonds, faisant de celui-ci "l'autre" inacceptable, de plus en plus étranger à la société française." Dans cette optique, Vacher constitue une véritable aubaine, car le "tueur de bergers" incarne à merveille cette figure de la dangerosité sociale que serait le vagabond. Jacques Rodriguez rappelle pourtant: "Sans doute se trouve-t-il parmi les errants, des criminels notoires tels que Vacher, accusé de multiples viols et meurtres perpétrés entre 1894 et 1897. Mais d'une manière générale, les statistiques (...) montrent que les vagabonds mendient ou grugent les compagnies de chemin de fer, certes, mais 'il ne s'attaquent véritablement ni aux biens ni aux personnes'."
Dans "l'encre et le sang", Dominique Kalifa constate: " Jeunes, urbaines, antisociales et subversives, telles apparaissent en ce début de [XXème] siècle les figures qui hantent l’imaginaire du crime [...] cet imaginaire exige des personnages à sa mesure, capables d’endosser tous les méfaits du monde. Vagabond, violeur, assassin et anarchiste, Vacher en est déjà le prototype, auquel manque seulement la dimension urbaine.
 La grande presse s'empresse de décrire cette nouvelles figure du mal. Les journalistes affublent Vacher de surnoms sensationnels. Il est tour à tour "l'anarchiste de Dieu", "l'éventreur du Sud-Est", le "Jack l'éventreur du Sud-Est", "le tueur de berger".... Rien n'est épargné aux lecteurs des sévices endurés par ses victimes. (6)
 Bref, à la veille du procès, les attentes populaires sont énormes. Mais quelle fonction prétend-on donner à la peine prononcée?
Aux yeux de l'opinion publique, Vacher doit tout simplement payer pour ce qu'il a fait.

En outre, l'anthropologie criminelle du temps met en exergue le problème de l'imitation criminelle. Il faut donc éliminer Vacher afin qu'il ne puisse pas faire d'émules.

En même temps, "l'éventreur" dérange. Comment la société de l'époque peut-elle accepter d'avoir produit un tel assassin?
Les arguments de la défense pointent d'ailleurs la faillite des différentes institutions auxquelles Vacher fut confronté au cours de son existence. Ainsi, l'armée réforme Vacher pour troubles mentaux et comportements violents, mais lui octroie néanmoins un certificat de bonne conduite. De même, les conditions de détention dans les asiles psychiatriques sont indignes et ne respectent pas du tout l'humain. Au fond, les sociétés ont les criminels qu'elle mérite. Pour l'avocat de la défense, la monstruosité criminelle n'est pas quelque chose d'inné, d'inscrit, une fatalité.


Le Progrès illustré de Lyon "Assassinat de Marie M(o)ussier (19 ans)".


*Le procès. 
Vacher comparaît devant la cour d'Assises de l'Ain à Bourg-en-Bresse, le 26 octobre 1898, pour le meurtre de Victor Portalier en 1895 (les autres meurtres relevant d'autres juridictions). Maître Charbonnier, adversaire résolu de la peine de mort, défend l'accusé: "Vacher a été fou et il l'est peut-être encore. Vous n'avez pas le droit de le supprimer dans l'intérêt de la société. Rappelez-vous que la science n'a pas dit son dernier mot et craignez que ceux qui réclament aujourd'hui cette tête, ne soient effrayés lorsqu'ils l'auront entre les mains, d'y voir des troubles démontrant l'irresponsabilité." Les débats dure trois jours, mobilisant une dizaine de médecins et plus de 50 témoins, sous l’œil attentif d'une presse omniprésente. C'est que le procès de « l'égorgeur des bergers » passionne presque autant la France que l'affaire Dreyfus. Vacher arbore un bonnet blanc en peau de lapin. Il crie, clame, signe des autographes, se fait prendre en photo. Dans un texte rédigé qu'il lit à l'audience, l'accusé prétend obéir à une folie érotique voulue par Dieu. De sorte qu'il n'a "de compte à rendre qu'au Tout-Puissant."
Vacher n'avance pas une causalité à ses crimes, mais leur donne un sens. Il affirme être chargé par Dieu, par l'horreur de ses crimes, de montrer comment la société en arrive à créer des êtres comme lui. Toutes les institutions qu'il a pu rencontrer sont mises en cause.
Son pourvoi en cassation est rejeté, la grâce présidentielle refusée. L'exécution a donc lieu sur le champ de Mars de Bourg-en-Bresse, le 31 décembre 1898 au matin. Une foule très nombreuse hurle à la mort quand le bourreau déclenche le couperet.
  

Michel Galabru incarne Bouvier (Vacher) dans le film le Juge et l'assassin de Bertrand Tavernier. Il y est éblouissant.


* Postérité de l'affaire.
Nous l'avons constaté, l'affaire Vacher a eu une forte emprise sur les contemporains, mais elle fascine également les générations suivantes.
Ainsi, en 1928, Robert Desnos rédige "Vacher l'éventreur", un reportage publié dans Paris-Matinal. Si l'individu n'inspire que dégoût à l'écrivain surréaliste, son parcours chaotique lui permet en revanche de dénoncer toutes les faillites des structures sociales de l'époque: l'éducation, la religion, l'armée, les médecins aliénistes et surtout la justice. La traque effrénée d'un coupable conduit cette dernière à broyer de nombreux innocents dans ses rouages. (7) Comme ils ne peuvent considérer un tel meurtrier comme fou, juges et médecins n'ont vu en lui qu'un simulateur, ce qui fait dire à Desnos que « la sagesse est dans les asiles et la folie en liberté ».
Près de 80 ans après l'exécution de Vacher, Bertrand Tavernier réalise le Juge et l'assassin. Pour le cinéaste, "l'assassin" est un libertaire d'instinct qui refuse l'ordre social, c'est celui qui met en danger les institutions, se joue de l'ordre établi, échappe à la police-montée. "L'anarchiste de Dieu" est investi d'une mission: tuer. Le juge (Philippe Noiret) paraît bien être le vrai monstre de l'histoire. Arriviste plein de mépris, il use de tous les stratagèmes pour confondre Bouvier/Vacher (Michel Galabru) et placer sa tête sur le billot. Dans une des scènes les plus marquantes du film - et alors que le procès de Bouvier est sur le point de s'ouvrir - on voit Jean-Roger Caussimon chanter la Complainte de Bouvier l'éventreur. Sur une musique de Philippe Sarde, l'auteur-interprète écrit dans l'esprit de l'époque cette complainte, genre musical très populaire aujourd'hui disparu. 

* La complainte.
Les complaintes sont composées à l'occasion des grands procès. Chantées ou récitées sur un ton plaintif, elles présentent une forme relativement libre, construite sur une succession de rimes. La plupart du temps, les complaintes comptent un grand nombre de couplets entrecoupés ou non de refrains. Ces compositions racontent les faits, tout en les déformant. Ici les paroles insistent sur l'horreur inspirée par Bouvier, vulgaire caricature du genre humain plongé dans l'abîme.
Caussimon interprète sa chanson au milieu d'une foire. De fait, bonimenteurs et chanteurs de rue utilisent ces rassemblements populaires pour y vendre leurs chansons en livret. Certes, en cette fin de siècle, les complaintes se font plus rares, mais elles restent très populaires dans les régions rurales où elles constituent des sources d'informations notables, bien que très déformées. (8)





* Conclusion: 
Il nous semble aujourd'hui bien difficile de saisir pourquoi la société de la Belle époque décida de guillotiner Vacher plutôt que de l'envoyer en hôpital psychiatrique. En se replaçant dans le contexte du temps et en s'intéressant à la tonalité de la grande presse d'alors, des éléments de réponse apparaissent. Ainsi, Le Petit Journal illustré du 15 janvier 1899 se félicite de l'issue du procès: "L'abominable Vacher a été exécuté: la société l'a, non pas puni, le châtiment ne serait pas équivalent à ses crimes, elle l'a supprimé, elle s'est délivrée de lui: c'est ce qu'elle avait de mieux à faire. Si, écoutant certains philanthropes, on avait enfermé Vacher, il est bien probable qu'il se serait évadé et de nouveaux crimes auraient été commis.
Au reste, les âmes sensibles et inquiètes se peuvent rassurer. Vacher simulait la folie; il était parfaitement responsable de ses actes. L'examen, après sa mort, de son cerveau a fait connaître que sa raison était entière." [Le Petit Journal illustré du 15 janvier 1899]
 Quant à savoir si Vacher était fou ou pas, il ne nous appartient pas de répondre. Le doute demeure, même dans l'esprit de Lacassagne, auquel nous laisserons le mot de la fin:
« […] nous sommes convaincu d'avoir dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Après s'être rendu compte de nos efforts on conviendra, nous l'espérons, que si nous nous sommes trompé, c'est certainement de bonne foi. »

Complainte de Bouvier l'éventreur.
Petits bergers, jolis bergères,
innocents joueurs de pipeaux,
quand vos moutons se désaltèrent
 à l'onde claire d'un ruisseau,
dans les roseaux, dans les fougères,
vous redoutez de voir le loup
ravir un agneau tout à coup
et l'emporter dans sa tanière. 

Mais il est de plus grands dangers,
auxquels vous n'avez pas songé.
Il existe des bêtes pires que le tigre altéré de sang,
plus funeste que le vampire
et plus traître que le serpent.
Ce sont des fous qui violentent
et signent leur acte pervers
en taillant à même la chair
de leurs victimes innocentes.

C'est au comble de cette horreur 
que parvint Bouvier l’Éventreur.
Bouvier est bien de cette engeance,
de trimardeur, de chemineau,
mendiant le gîte et la pitance.
Anarchistes et marginaux.

A la moisson et aux vendanges,
on le voit hanter les hameaux,
cachant toujours sous son chapeau,
son regard aux lueurs étranges.
Il paraît pourtant bon garçon
quand il joue de l'accordéon.

Il fit ainsi un long périple,
revenant parfois sur ses pas,
commettant des crimes multiples,
jusqu'au jour où on l'arrêta.
Alors il dit qu'en sa jeunesse,
un chien enragé l'a mordu
et qu'un médicament a du 
mettre son esprit en faiblesse.

par surcroît, cet être odieux
se prétend inspiré par Dieu.
Pour que ma complainte finisse,
j'attends l'issue du jugement.
Dans notre pays la justice
ne se trompe que rarement.
Donc, bonnes gens faites confiance,
aux enquêteurs, aux magistrats,
au tribunal qui jugera,
celui qui fit trembler la France.
En attendant que les geôliers veillent 
nuit et jour sur Bouvier!



Notes: 
1. Confronté à une série de meurtres sauvages et identiques (égorgement, éventration, mutilation) perpétrés à l'encontre de jeunes bergers ou bergères, le procureur de la République de Dijon se persuade - quelques mois avant Fourquet - qu'un seul et même individu se cache derrière ces exactions. Il réclame alors des différents parquets du Sud-Est de la France de rechercher dans leurs archives des forfaits comparables, restés impunis. 
2.  Les témoignages concordent. Tous décrivent un inquiétant vagabond visitant fermes et hameaux. L'individu arbore une barbe noire, son teint est pâle, sa face partiellement paralysée. Une infirmité à l’œil droit lui donne un regard inquiétant.
3. Convaincu dans ses délires paranoïaques qu'on en veut à sa vie, Vacher refuse toute opération chirurgicale pour extraire les balles.
4. Pourtant, lorsqu'on relit la définition théorique et clinique de la folie impulsive, c'est exactement ce que décrit avec ses mots Vacher. (cf: Chevrier)
5. Dans un ouvrage rédigé trente ans après l'affaire, le juge Fourquet fait du trimardeur Vacher l'incarnation de l'ennemi de l'intérieur.
6. Ce genre de faits divers permettent d'accroître les tirages des journaux. "Ce qui retient aussi l’attention des lecteurs est la publication quelques années après de ces histoires sous forme de romans criminels. Ils apparaissent en feuilleton dans le Rez-de-chaussée du journal (le plus souvent un pavé en bas de page sur toutes les colonnes de la page), ils sont généralement écrits sous forme de mémoires ce qui brouille la frontière entre la réalité et la fiction. " [cf: le boudoir de Zigomar] Ce sera le cas pour Vacher en 1897 dans Le Temps.  
7. De fait, plusieurs suspects - finalement mis hors de cause - furent jetés en pâture à la vindicte public au cours de l'enquête.  
8. Parmi d'autres complaintes , citons celles consacrées à Mandrin, Fualdès, Violette Nozières [dont nous recherchons activement une version enregistrée accessible. Si vous avez un tuyau, merci de le partager en commentaire]. "La complainte de Bouvier l'éventreur" a été spécialement composée pour le film de Tavernier, mais Vacher a bel et bien était l'objet de complaintes en son temps. Le boudoir de Zigomar mentionne les paroles de l'une d'entre elles. L'auteur y insiste avec une grande complaisance sur les sévices dont les victimes du tueur furent les victimes:"Il éventrait ses victimes / Avec un très long couteau / Il leur sortait les boyaux / Jamais de semblables crimes / N’ont inspiré plus d’horreurs

Sources:
- Les Persifleurs du mal avec Olivier Chevrier.
- Michelle Perrot:"Les ombres de l'histoire. Crime et châtiment au XIXème siècle", Flammarion, 2001.
- Droit et cultures: ' L'affaire joseph Vachet: la fin d'un "brevet d'impunité pour les criminels?'
- Le boudoir de Zigomar: Joseph Vachet, la série d'un tueur.
- Gryphe (bibliothèque municipale de Lyon): "Sur les traces sanglantes de Joseph Vacher. "
- D. Kalifa, L’encre et le sang, Fayard 1995.
- Eric Alary: "les Grandes affaires criminelles en France", Nouveau Monde, coll. Poche documents, 2013.
- Jean-Roger Caussimon:"Mes chansons des quatre saisons", Castor astral, 2003.
- Cultures & conflits: "Une approche socio-historique de l'errance.

Liens:
-  "La Commune est en lutte", autre chanson de Caussimon sur la BO du Juge et l'assassin, analysée sur l'histgeobox.
- page Wiki consacrée à Joseph Vacher.
- Olivier Chevrier:"Crime ou folie: un cas de tueur en série au XIX ème siècle. L'affaire Joseph Vacher."
- Du sang à la une.
- L'Express: Joseph Vachet, l'éventreur de bergères.
- "Le tueur des bergers."
- Une conférence sur "l'éventreur de bergers".
- Sarde/Tavernier: le juge et l'assassin.

4 commentaires:

  1. Entre Dominique Kakifa et Bertrand Tavernier un sujet placé sous une tutelle magnifique dont tu restitues les enjeux de façon muktidimensionnelle et passionnante. Bravissimo.

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  2. Bonjour Julien,

    Je viens de revoir le drame de Mr Tavernier "Le Juge et l'Assassin" (1976),
    Merci Arte, où Mr Galabru (Paix à son âme) est effectivement éblouissant.
    Je pense que faire son "Tchao Pantin" aurait pu être utilisé pour ce film
    tant le talent de Galabru (plus souvent au service de comédies),
    y ai distillé. Seulement Coluche fera son "Juge et l'Assassin" 7 ans après Mr Galabru.

    En réécoutant "La Complainte de Bouvier l'éventreur", il me semble
    pouvoir vous signaler des petites corrections minimes dans les paroles
    de cette chanson :
    (ligne 19) c'est "que PARvint Bouvier l’Éventreur"
    et non pas "que SURvint Bouvier l’Éventreur"
    (ligne 34) c'est "Alors il dit QU'EN sa jeunesse"
    et non pas "Alors il dit QUAND sa jeunesse"
    (ligne 44) c'est "DONC bonnes gens faites confiance"
    et non pas "Oh, bonnes gens faites confiance"

    Votre article est très bien documenté et m'a appris beaucoup
    de choses que je ne savais pas.
    J'aurai par contre aimé qu'une synthèse de l'épilogue du film
    de Tavernier y soit développé. En effet, Mr Tavernier a fait
    le choix de minimiser les 11 ou 30 crimes de Bouvier/Vacher
    (même si leurs barbaries ne peuvent être similaires) en comparaison aux
    massacre perpétrés durant la commune*.
    Je cite: "Entre 1893 et 1898 le sergent Joseph Bouvier tua 12 enfants.
    Durant la même période, plus de 2 500 enfants de moins de 15 ans périrent dans les mines et les usines à soie, assassinés!"
    *Je pense que les dates ne sont pas tout à fait exacte et je ne sais pas si
    ces faits sont avérés...
    Si ils ne le sont pas c’est un choix des scénaristes Bertrand Tavernier, Jean Aurenche et Pierre Bost
    mais il me semble bien de le préciser.

    Merci pour votre page Web.
    Evan.

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  3. Bonjour et merci Evan. Je vais apporter les corrections aux paroles.

    Julien

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  4. J'allais proposer les mêmes corrections sur la chanson de Jean Roger Caussimon et Michel Sarde, mais Evans a été plus rapide.
    Je pense que quand Tavernier fait référence aux 2 500 enfants de moins de 15 ans qui périrent sur la même période que les crimes de Vacher, il précise d'ailleurs dans les mines et les usines, il n'évoque pas la Commune mais les méfaits de l'industrialisation. Cela ne nous dit pas d'où il tire ses chiffres, mais replace son épilogue dans le discours social révolutionnaire et syndicaliste des années 70.
    Bravo pour ce dossier (et pour les paroles de la chanson que j'y ai trouvées).
    Marc K

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