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vendredi 1 décembre 2017

335. "El Mundial" (1978)

En 1966, l'Argentine est désignée par la FIFA comme pays organisateur de la 11ème coupe du monde de football qui doit se dérouler du 1er au 25 juin 1978. Ce choix a tout d'une aubaine pour cette jeune nation dans laquelle le foot constitue un vecteur d'unité nationale. Or, le 24 mars 1976, une junte militaire renverse le gouvernement d'Isabel Peron. Le général en chef des armées, Rafael Jorge Videla, s'empare alors du pouvoir et instaure une dictature. Après le Paraguay en 1954, le Brésil en 1964, la Bolivie en 1971, le Chili et l'Uruguay deux ans plus tard, c'est au tour de l'Argentine de subir un régime de terreur qui se donne pour objectif premier "de défendre la civilisation occidentale et chrétienne contre la subversion communiste et ses guérilleros". Pour parvenir à leurs fins, les militaires ne reculent devant aucun moyen: élimination des opposants, enlèvements, séquestrations, tortures, vols d'enfants..Au printemps 1978, Amnesty international comptabilise déjà 6000 personnes exécutées, 8000 prisonniers, 15000 disparus (le bilan total de 7 années de dictature atteindra finalement les 30 000 disparus). (1)

Buenos Aires 1978. [Wikimedia C]
 * Le Mundial, une opportunité pour la junte militaire argentine. 
L'opinion internationale, déjà sensibilisée au problème des violations des droits de l'Homme dans le sous-continent, dénonce les exactions des militaires. (2) Pourtant, à l'annonce du coup d'état, la FIFA ne bronche pas. Pire, elle paraît rassurée. Pour une institution aussi conservatrice (alors dirigée par le brésilien João Havelange), avoir comme interlocuteur un pouvoir fort signifie une compétition sans accrocs (manifestations, critiques...). Dans ces conditions, la junte considère l'organisation du Mundial - dont elle hérite - comme un atout formidable pour restaurer son image et légitimer le régime sur un plan international. Sur le plan intérieur, la dictature entend utiliser à son profit la ferveur suscitée par le football pour créer un consensus national autour du gouvernement dont les politiques économique et sociale font alors l'objet de contestations grandissantes (vague de grèves à l'automne 1977). 
Le comité d’organisation du Mundial, pris en main par les militaires, développe aussitôt une intense propagande à destination de l’opinion internationale et argentine. Pour arriver à ses fins, le régime passe un contrat de plus d'un1million de dollars avec la Burston-Marsteller, une agence de publicité américaine. (3) Le budget mis en place pour la compétition est astronomique. Contre un versement de 8 millions de dollars, Coca Cola devient le sponsor officiel de l'événement. Assurément, la coupe du monde argentine marque une nouvelle étape dans la professionnalisation et la  marchandisation du ballon rond.

* Boycotter...
Au même moment en Europe (Suède, Pays-Bas, RFA, Espagne), différents groupes s'organisent afin de contrecarrer la stratégie des militaires en se plaçant à leur tour sur le terrain de la politisation du football.  
En France, par exemple, des militants en faveur des droits de l'homme en Argentine se rassemblent dès 1975 (avant même le putsch) au sein du Comité de Soutiens aux Luttes du Peuple Argentin pour réclamer le boycott du Mundial. Le 19 octobre 1977, Marek Halter lance un appel dans ce sens dans Le Monde. C'est au nom de sa cousine Anna-Maria Isola, exécutée par la junte, qu'il prend la plume: "En 1936, nos parents n’ont pu empêcher les sportifs de se rendre aux Jeux Olympiques de Berlin et de faire le salut nazi devant un Hitler ébahi. Deux ans après, ils assistaient impuissants à la nuit de Cristal. Lançons ensemble un appel à tous les sportifs et leurs supporters qui doivent se rendre en Argentine. « Refusez de cautionner par votre présence le régime aussi longtemps qu’il n’aura pas libéré les prisonniers politiques et arrêté les massacres »" clame l'écrivain. Le 17 décembre 1977, un Comité pour le boycott de l’organisation par l’Argentine de la Coupe du Monde de football (COBA) voit le jour.
Pour faire entendre sa voix, le COBA  utilise différents moyens d'actions tels que la diffusion et distribution de tracts lors des matchs de football, l'organisation de conférences de presse, de réunions publiques, de manifestations, la création de comités (lycéens, étudiants) en province, la réalisation d'un journal.
Le 23 mai 1978, à la veille du départ des Bleus pour l'Argentine, des partisans du boycott vont jusqu’à tenter de kidnapper Michel Hidalgo, le sélectionneur des Bleus. Le Comité se désolidarise aussitôt de cette action. Si l'épisode relève de la mascarade, il permet en tout cas de médiatiser la cause. 


Affiche éditée par le COBA.
Le Comité compte dans ses rangs des membres de la revue de critique du sport Quel corps?, animée entre autre par Jean-Marie Brohm. Son slogan: "on ne joue pas au football à côté des centres de torture". Pour ses membres, le sport est considéré comme le nouvel opium du peuple, tandis que le spectacle sportif réduit le champ de la conscience sociale et abrutit les masses.
On y trouve également des enseignants d'éducation physique proches du courant "Ecole émancipée" de la Fédération de l’Éducation Nationale ou du SGEN-CFDT, hostiles à la "sportivation de l'éducation physique scolaire". [cf: Jean-Gabriel Contamin, Olivier Le Noé]


De proche en proche l'idée du boycott séduit de plus en plus de monde: intellectuels et artistes (Sartre, Aragon, J.F. Revel, Jean-Marie Domenach, Simone Signoret), réfugiés politiques latino-américains, membres d'organisations humanitaires, syndicalistes, militants d'extrême-gauche. Le succès du mouvement est incontestable. Au total, l'appel au boycott rassemble près de 150 000 signatures dont celles d'Aragon, Roland Barthes, Bertrand Tavernier, Jean Lacouture, Marguerite Duras ou Yves Montand... Les n°3 et 4 de L'Epique, journal du COBA, se vendent à plus de 120 000 exemplaires! Le 31 mai 1978, 8000 personnes manifestent en faveur du boycott à Paris. 

* ... ou participer?
Les arguments de leurs adversaires, tenants de la participation de l'équipe de France de football à la compétition, puisent à différents registres. Certains dénoncent la politisation des valeurs sportives induite par le boycott. S'abritant derrière l'apolitisme du sport, la fédération française de football, les joueurs, quelques journalistes sportifs et la plupart des supporters refusent de se voir priver de compétition (la dernière participation française à la phase finale remonte à 1966) et se rendent en Argentine sans barguigner. Au nom de ce même argument, le RPR, le FN et le Parti républicain prônent une participation sans condition du onze tricolore. 

D'autres, soucieux de dénoncer les violences du régime argentin, rejettent le mode d'action retenu, préférant d'autres types d'intervention politique. Le PS et le PC militent pour une participation "sous condition" (libération des prisonniers politiques argentins), estimant préférable de se rendre à Buenos Aires pour témoigner des exactions commises par la dictature et pour "manifester sa solidarité avec le peuple argentin". (4) Dans un même registre, les organisations syndicales entendent plutôt se servir de la compétition comme d'une caisse de résonance pour dénoncer les exactions de la junte militaire.
Au bout du compte et dans leur ensemble, les partis politiques optent donc pour le maintien de l'évènement. 
 D'autres éléments, moins avouables expliquent sans doute ce choix. A quelques mois des élections législatives, il s'agit aussi d'éviter de se mettre à dos les Français qui souhaitent voir les "bleus" participer (majoritaires selon plusieurs sondages).
Des considérations économiques - sonnantes et trébuchantes - expliquent aussi la position des autorités françaises. Le refus de participer au mondial impliquait en effet une dénonciation du régime et donc la renonciation aux accords économiques passés (prêts bancaires, vente d'armes...).

* "la folie du ballon a pratiquement tout submergé."
Au bout du compte, l’absence de relais dans le monde politique et sportif expliquent l'échec du boycott. Partout dans le monde, les campagnes de boycott échouent et toutes les équipes qualifiées pour le Mundial se rendent finalement en Argentine. Dans L’équipe, Christian Montaignac conclut, lapidaire: "Le football [...] par un phénomène sociologique exceptionnel, est parvenu à unir. [...] Il n’est guère que les intellectuels, dont le rayonnement et l’influence, ici, sont réduits, pour avoir réussi à se diviser."
 Chez les footballeurs, seules quelques personnalités isolées s’interrogèrent sur l’attitude à adopter. (5) Ce fut le cas de Dominique Rocheteau qui tenta en vain de convaincre ses coéquipiers d'arborer un brassard noir pendant les rencontres. Finalement, sous la pression de l'événement et de la logique sportive, les quelques joueurs "concernés" abandonnèrent leurs velléités d'actions. La compétition approchant rendit de plus en plus inaudible toute voix dissonante. "Dès le 1er juin, la folie du ballon a pratiquement tout submergé" note le COBA après coup. [Libération, 5 juillet 1978]  

Victoire de l'Argentine en finale. (wikimedia)
En Argentine, la fièvre nationaliste emporte la population. Partout, le drapeau céleste et blanc flotte, triomphant.
Une extraordinaire ferveur gagne le public lorsque l'équipe nationale entre sur le terrain. Les supporters envoient sur la pelouse des milliers de petits papiers (papelitos).  
Les soirs de matchs, la population argentine unanime célèbre les victoires de la sélection au cours de fêtes grandioses. Cette ambiance a pourtant tout du trompe l’œil... Si les gens sont heureux c'est avant tout car il s'agit des seules soirées au cours desquelles le régime lâche la bride, où l'on peut s'amuser, danser, sortir dans la rue sans être surveillé comme à l'accoutumée.
L'omniprésence policière, le régime d'accréditation de la FIFA font peser une lourde pression sur les épaules des journalistes étrangers qui se sentent surveillés. De même les joueurs qui affrontent l'équipe d'Argentine subissent une énorme pression du public. Au cours d'un entretien accordé à France culture en 2014, Dominique Rocheteau se souvient: "J'ai le sentiment que tout a été fait pour que l'Argentine gagne. Il fallait que l'Argentine gagne, ça c'est sûr!"
Le déroulement de la compétition est émaillé de plusieurs "dysfonctionnements. Alors que les places pour les demi-finales se jouent lors d'un mini championnat, le pays hôte semble mal engagé. Il doit remporter son dernier match par au moins quatre buts d'écart pour se qualifier. Or, l'Argentine l'emporte opportunément 6-1 contre le Pérou. Ce score digne d'un match de tennis laisse deviner des tractations financières en sous-main. Lima aurait accepter de "perdre" en échange de 35 000 tonnes de céréales, d'une annulation de la dette, d'une livraison d'armes et de l'accueil de 13 opposants politiques. En finale, les Blancs et Ciel battent les Pays-Bas, privés de leur superstar Johan Cruyff. La rencontre se déroule dans une ambiance délétère devant un public très hostile et chauffé à blanc. Après prolongations et grâce à un arbitrage complaisant, l'Argentine l'emporte 3 à 1.
 
* Un échec relatif:
A l'issue de la compétition, le COBA constate, amer:" Qu'est-ce que les joueurs et les dirigeants de la délégation française ont pu obtenir en Argentine? Une liste de prisonniers ou disparus, déjà connue, est fournie par l'ambassadeur de France à Buenos-Aires. Rien [...]. Qu'ont vu les visiteurs étrangers, de quoi ont-ils pu témoigner, sur quoi l'information du Mundial a-t-elle porté? [...] L'information s'est concentrée sur la perfection technique de l'organisation et le confort de l'accueil".  
En effet, le régime militaire peut célébrer son triomphe. Videla exulte et fait jouer à fond la fibre nationaliste afin d’occulter les violences: "Ce qui est important au premier chef pour nous, (...) c'est d'avoir pu accueillir un si grand nombre de gens du monde entier, venus visiter notre pays et assister au triomphe du football. Mais, ce que l'Argentine aura gagné par dessus tout, c'est d'avoir pu montrer à la face du monde que nous sommes un pays organisé, uni, qui a un destin sûr (...)."
Le Mundial s'est déroulé sans incidents.
Pourtant à y regarder de plus près, la compétition sportive ne paraît avoir offert qu'un moment de distraction éphémère aux Argentins, sans renforcer véritablement le régime.  
De même si sur la scène internationale le pays semble avoir gagné en respectabilité, l’appel du COBA n'a pas été vain. (6) Les critiques formulées à l'encontre de la dictature ont été relayées par les médias en France et à l'étranger, mettant en lumière la répression épouvantable des opposants au régime.

[Wikimedia Commons]
Finalement quels souvenirs garder de cette coupe du monde de football 1978? Son hymne? Au pays du tango, on pouvait l'espérer... d'autant que le compositeur finalement retenu était Ennio Morricone. A défaut d'être Argentin, il avait au moins du talent. Or, contre toute attente - sauf à suspecter des motivations avant tout alimentaires - le musicien proposa une "marche officielle" tout à fait indigne de son talent, achevant de rendre ce Mundial nul et non avenu. Décidément tout avait été fait pour étouffer les cris des opposants politiques dont les tortures se poursuivirent pendant la compétition, à 800 mètres seulement du stade de River Plate, au sein de l'école mécanique de la Marine! Sur les 5000 suppliciés qui y seraient passés, seuls 200 auraient survécu. Pieds et poings liés, les prisonniers y attendaient les séances de tortures dans un vaste dortoir appelé la Capucha (la "cagoule"). Parfois les suppliciés étaient extraits de leurs geôles pour être jetés dans l'estuaire du rio de la Plata depuis des hélicoptères (les sinistres "vols de la mort"). C'était aussi ça l'Argentine de 1978!

Notes: 
1. Dans les mois qui précèdent le Mundial, on apprend par exemple la disparition de membres du mouvement des "mères de la place de Mai" et de deux religieuses françaises des missions étrangères (Alice Domon et Renée Duquet). 
2. Pour échapper aux tortures et aux enlèvements, des milliers d’exilés chiliens se réfugient en Europe aux lendemains du 11 septembre 1973. Deux ans plus tard, l’Assemblée générale de l’ONU reconnaît d'ailleurs l’existence d’une torture institutionnalisée dans le Chili de Pinochet.
3. Il s'agit dès de faire taire tous les opposants exilés tout en incitant les journalistes étrangers venus en amont du Mundial  à ne s’intéresser qu’aux événements sportifs.
4. Les communistes redoutent également le boycott des jeux olympiques que Moscou doit accueillir en 1980. Aussi préfèrent-ils mettre en sourdine leurs critiques.
5. Les footballeurs suédois décidèrent de rencontrer collectivement les "folles de la place de mai", ces mères d'enfants disparus qui se rassemblaient chaque jeudi en guise de protestation. 
Les Néerlandais refusèrent quant à eux d'aller chercher la médaille du finaliste et de participer au banquet de clôture.
6. Le mot d'ordre du boycott sera reconduit à l'approche des Jeux Olympiques de Moscou en 1980, certains se proposant même d'organiser des "Jeux de la répression et de la dissidence" sur le plateau du Larzac.

Sources:
- Olivier Compagnon: "Un boycott avorté: le Mundial argentin de 1978", in "68, une histoire collective", La découverte, 2008.
- "A l'ombre des stades argentins. La coupe du monde du dictateur Videla". (Affaires sensibles avec l'historien Paul Dietschy).
- Jean-Gabriel Contamin, Olivier Le Noé: "La coupe est pleine Videla, le Mundial 1978 entre politisation et dépolitisation", Le Mouvement social 2010/1 (n° 230), p27-46.
- Xavier Breuil: "Les mouvements de boycott du mondial 1978"

Liens:
- En 1982, quatre ans seulement après le Mundial, la guerre des Malouines entraîne la chute de la junte militaire. Nous en avons parlé ici.

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