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mercredi 3 janvier 2018

337. A Muscle Shoals, "seul le groove comptait".

La région des Shoals se situe dans le nord-est de l'Alabama, aux confins du Tennessee et du Mississippi. Quatre agglomérations - Florence, Tuscumbia, Sheffield et Muscle Shoals - y furent édifiées le long du Tennessee. La zone reste enclavée tout au long du XIX° siècle, jusqu'à la canalisation de la Tennessee River en 1911. Cinq ans plus tard, un barrage, le Wilson Dam, permet de produire de l'électricité et d'attirer de nouvelles activités (production de nitrates). En 1932, dans le cadre du New Deal, F.D. Roosevelt sélectionne les Shoals pour sa politique de grands travaux pilotée par la Tennessee Valley Authority. Cette dernière y prévoit la construction de 16 nouveaux barrages; autant d'équipements qui attirent dans la décennie suivante de nouvelles industries désireuses de profiter d'une électricité bon marché (textile, aluminium...).
Les Shoals se trouvent en plein coeur de la Bible belt. Le puritanisme ambiant y imposa une législation prohibant la vente d'alcool. Ainsi une loi de 1955 décréta "secs" les comtés de la région (Lauderdale et Colbert). Jusqu'en 1982, cette prohibition locale empêcha l'organisation de concerts live par les clubs et les bars, privant les musiciens du coin de nombreuses scènes potentielles.



D'un point de point musical, la région ne se distingue pas particulièrement, si ce n'est que W.C Handy - le père putatif du blues - et Sam Phillips, le producteur d'Elvis Presley et fondateur de Sun records, en sont tous deux originaires. Comme ailleurs dans le Vieux Sud, blues noir et hillbilly blanche cohabitent.
Au cours des années 1950, le triomphe d'Elvis entraîne le décollage de l'industrie du disque. Grâce à l'essor des radios locales qui diffusent leurs morceaux, de petites maisons de disques indépendantes apparaissent et se multiplient comme des petits pains, même au fin fond de l'Alabama. 
En 1959, Tom Stafford, le fils du principal pharmacien de Florence, s'associe à Billy Sherril et Rick Hall, deux jeunes chanteurs-compositeurs membres des Fairlanes, pour fonder Florence Alabama Music Enterprises à l'acronyme prometteur (FAME). Un petit studio voit le jour au premier étage de l'officine paternelle et devient aussitôt le point de ralliement de tout ce que la région compte de musiciens (le batteur Donnie Fritts, le pianiste Spooner Oldham, mais aussi l'auteur compositeur Dan Penn)...
  Très vite cependant les relations entre les trois associés virent à l'aigre. Rick Hall reproche à Stafford et Sherrill leur manque d'ambition et précipite la rupture. Évincé du studio, Hall ne conserve que la propriété du nom Fame, autant dire rien du tout. A ce propos, Dan Penn se souvient: "Ils [Stafford et Sherill] lui ont laissé le nom Fame, et c'était à peu près tout. Un jour, environ un mois après son départ, j'ai croisé Rick à Florence. Il avait une feuille de papier qui dépassait de sa poche revolver, et je lui ai demandé ce que c'était. Et il m'a répondu: 'C'est la Fame Publishing Company. C'est ma compagnie.' C'est tout ce qui lui restait: un bout de papier. Et il faut respecter un type qui est parti d'un bout de papier pour arriver là où il est arrivé."
Dans l'immédiat, Hall déprime et mène une vie de bâton de chaise, loin des Shoals. Or, l'homme est un battant, il parvient à rebondir quelques mois plus tard. 

Grâce à un coup de pouce financier de son beau-père, et tout en continuant son boulot de vendeur de voitures, Hall loue un vieil entrepôt de tabac en piteux état sur la Wilson Dam highway qu'il transforme en studio. Il y enregistre dans un premier temps des jingles et spots de pub pour des entreprises locales. En 1961, son ancien collaborateur Tom Stafford, lui confie Arthur Alexander , un excellent chanteur qui travaille en tant que groom au Sheffield Hotel. Bien épaulé par la première section rythmique FAME (1), Alexander enregistre "You better move on", un titre puissant qui permet au chanteur d'atteindre la 24ème place du Billboard.
 Grâce aux bénéfices engrangés, Hall peut construire un vrai studio au 603 East Avalon Avenue. Seul maître à bord, il fait tour à tour office d'ingénieur du son, de directeur artistique, d'arrangeur.  En tant que producteur, il façonne un son spécifique qui s'affranchit des clivages culturels traditionnels. Pour fabriquer cette country-soul délicate, Hall s'appuie sur une section rythmique très efficace (2) et sur Jimmy Johnson, un guitariste aussi discret que talentueux. Enfin, les auteurs maisons Dan Penn, Donnie Fritts, Spooner Oldham complètent cette équipe de choc.
 La petite renommée acquise par Hall grâce au hit d'Alexander convainc un manager d'Atlanta, Bill Lowery, d'envoyer à Fame ses poulains: les Tams, Tommy Roe... Ces derniers ne remportent qu'un succès d'estime, mais la renommée du studio grandit. De jeunes chanteurs afro-américains viennent alors y tenter leur chance au moment où Nashville - capitale de la country - leur reste fermée.
Pour l'heure, Hall est aux abois financièrement et décide alors de jouer son va tout. Début 1964,  il se lance avec Dan Penn dans une tournée des stations de radios du Vieux Sud pour convaincre les DJ de diffuser un morceau de Jimmy Hughes intitulé "Steal away". Histoire de se donner toutes les chances possibles, les deux complices accompagnent les 45 tours pressés pour l'occasion de bouteilles de Whisky... 
Distribué par Vee-Jay, le titre est un succès, qui renforce un peu plus la notoriété de FAME. Début 1965, Hall se croit enfin tiré d'affaire. C'est alors que les musiciens du studio, lassés d'être payés avec un lance-pierre, désertent les Shoals pour tenter leur chance à Nashville. En urgence, puisant dans le vivier de musiciens locaux, le producteur monte un nouvel orchestre composé du fidèle Jimmy Johnson, du batteur Roger Hawkins, du bassiste Albert "Jr" Lowe et de Spooner Oldham au clavier. Après des journées de répétition, l'équipe se soude et parvient à trouver une alchimie qui ne tardera pas à faire mouche en studio.  

Aretha Franklin dans le studio Fame.
Dans l'immédiat, Hall retourne aux affaires courantes et auditionne des dizaines d'artistes pour tenter de décrocher le tube susceptible d'assurer définitivement la pérennité de sa petite entreprise. Il décroche enfin la timbale au printemps 1966.
Quin R. Ivy, le DJ d'une radio locale et récent fondateur d'un studio d'enregistrement à Sheffield, découvre la perle rare en la personne de Percy Sledge, un garçon de salle de l'hôpital de Sheffield. Avec les musiciens de Fame, ce dernier vient d'enregistrer pour Ivy une ballade intitulée When a man loves a woman. Ravi du résultat et convaincu qu'il tient là un tube, le producteur vient demander conseil à Hall. Ce dernier contacte alors Jerry Wexler, le vice-président et principal directeur artistique d'Atlantic Records, maison de disque phare en matière de rythm and blues. Dès sa sortie en mars 1966, le morceau devient un succès colossal, un véritable standard qui s'écoulera à 20 millions d'exemplaires!
Fort de ce succès, un partenariat fructueux s'engage entre Atlantic et Hall. En froid avec l'équipe STAX de Memphis avec laquelle il collaborait jusque là, Wexler décide d'envoyer ses poulains à Muscle Shoals: Don Covay (dont le timbre de voix ressemble de façon troublante à celui de Mick Jagger), puis Wilson Pickett en mai 1966. Natif de l'Alabama, ce dernier hésite pourtant à y remettre les pieds, compte tenu du racisme ambiant. (3) L'atmosphère cordiale qui règne dans les studios lèvent rapidement ses craintes. La voix puissante de Pickett, magnifiée par la section rythmique maison, fait merveille sur les 11 titres enregistrés pour l'occasion. Un tube s'en dégage, Land of 1 000 Dances, qui convainc Wexler de la pertinence de son choix.

Définitivement lancée, Muscle Shoals attire désormais le gratin de la musique soul sudiste. Papa don Schroeder, un DJ de Pensacola, y envoie les artistes dont il a la charge. Oscar Toney Jr, Sam McClain, James et Bobby Purify y enregistrent quelques très belles faces. Toujours en 1966, Otis Redding, la vedette de chez STAX, accompagne son protégé Arthur Conley à Muscle Shoals. Il y obtient l'année suivante un succès avec Sweet soul music. En janvier 1967, l'étoile montante de la soul américaine, Aretha Franklin, accompagnée de son mari et de Jerry Wexler, pousse à sont tour les portes de FAME. La puissance émotionnelle que dégage la voix d'Aretha galvanise les musiciens qui excellent sur le premier morceau, I never loved a man. Pourtant, en dépit de cette réussite totale, les esprits s'échauffent rapidement dans le studio. Hall, habitué à tout superviser, supporte mal le dirigisme de Wexler. Rapidement les insultes fusent, provoquant l'annulation de la séance et le départ précipité de la chanteuse.
Wexler ne veut plus mettre les pieds dans les Shoals, mais il a besoin des talentueux musiciens locaux. Qu'à cela ne tienne. Le roué directeur artistique embauche ces derniers pour l'enregistrement d'un album du saxophoniste King Curtis. Une fois la session terminée, Wexler garde tout ce petit monde dans ses studios new yorkais afin d'achever l'enregistrement de l'album d'Aretha Franklin. Hall est furieux d'apprendre que ses hommes ont servi à asseoir  la notoriété de la chanteuse. Au nom d'intérêts bien compris, la collaboration à distance entre Atlantic et Fame se poursuit néanmoins.

L'immense succès remporté par Aretha Frankin avec l'album I never loved a man (sur lequel figure entre autres Respect / Do right woman, do right man) décident d'autres patrons de maisons de disques à envoyer leurs artistes dans l'Alabama. Stan Lewis, patron de Jewel / Paula/ Ronn y mène ses chanteurs soul: Wallace Brothers, Ted Taylor, Toussaint McCall... De même, les frères Chess de Chicago, à la tête d'un des labels de référence dans le domaine du rythm and blues, signent un contrat avec Hall. Le studio accueille alors Laura Lee, la merveilleuse chanteuse louisianaise Irma Thomas, le duo Maurice and Mac, Kip Anderson et surtout Etta James. Lorsqu'elle débarque dans les Shoals avec son caniche sous le bras et un manteau de fourrure (août 1967, donc en plein été!), cette dernière suscite les railleries, en tout cas jusqu'à ce que sa splendide voix ne s'élève. Etta James enregistrera chez FAME une série de morceaux sublimes, dont la merveilleuse ballade I'd rather go blind, portée par des cuivres étincelants.
Le 20 mars 1969, Rick Hall doit de nouveau faire face à une défection brutale de ses musiciens, fatigués de ne percevoir que des miettes du succès de Fame. Décidés à enfin voler de leurs propres ailes, Jimmy Johnson (guitare), Roger Hawkins (batterie) , David Hood (basse) et Barry Beckett (clavier) rachètent un studio de musique country sis au 3614 Jackson Highway à Sheffield. Ce cube de briques insignifiant devient le Muscle Shoals Sound studio, nouvelle usine à tubes (mais c'est une autre histoire).

Hall a de la ressource et réussit sans peine à réunir une nouvelle section rythmique, le Fame Gang, dont il s'assure l'exclusivité des services. (4) Pour compléter son équipe, il recrute une section de cuivres appelée les Muscle Shoals Horns. Enfin, un accord de production et de distribution signé avec Capitol contribue au regain d'activité de FAME records. Dans ces conditions, le succès se maintient grâce à l'enregistrement de pointures soul telles que Spencer Wiggins, Willie Hightower, Bettye Swann ou Candi Staton. Les changements de personnels incessants chez FAME s'avéreront préjudiciable sur le long terme, mais ils permetteront aussi à de nouveaux talents de percer. En 1968, Hall recrute ainsi Duane Allman, un jeune prodige de la guitare (solo d'anthologie sur Hey Jude, la reprise des Beatles que Wilson Pickett enregistre à Muscle Shoals).

Wilson Pickett et Duane Allman
Au début des années 1970, Hall entend diversifier sa ligne éditoriale et n'hésite plus à multiplier les incursions loin de la soul, dans l'univers de la country (Bobbie Gentry), de la variété-pop (Tom Jones, Paul Anka, Osmonds, Eddy Mitchell). (5)  Malade, il doit cependant lever le pied à partir de 1975, en réduisant considérablement son activité.

Une question reste posée: comment expliquer que ce coin paumé du nord de l'Alabama se soit imposé comme une des grandes capitales de la soul sudiste et une véritable usine à tubes entre la fin des années 1960 et le début des années 1970?
Si il n'y a aucun déterminisme géographique dans ce succès, force est de constater qu'un son parfaitement unique a été produit au cours de cette période à Muscle Shoals, un son comparable par son originalité, à ceux de la Motown à Detroit ou de Stax à Memphis.
 Plusieurs éléments d'explication semblent pouvoir être avancés. Soulignons d'abord l'extraordinaire densité de musiciens talentueux dans ce secteur. En dépit de la stricte ségrégation qui règne alors en l'Alabama, les musiques noires exercent une réelle fascination sur les jeunes musiciens blancs locaux (Rick Hall, Dan Penn ou encore Jimmy Johnson). Subjugués par le rythmn and blues qu'ils entendent sur les ondes, ils aspirent à produire une musique s'en approchant.
Les lieux n'ont rien de magique, la qualité de la musique enregistrée à Muscle Shoals tient  avant tout à l'alchimie unique trouvée par les principaux protagonistes du studio Fame : des dizaines de musiciens talentueux (Jimmy Johnson, Duane Allman, Bobby Womack...), des auteurs surdoués (Dan Penn, Spooner Oldham, George Jackson...), des voix exceptionnelles venues chanter dans les micros du studio (Wilson Pickett, Etta James, Candi Staton, Aretha Franklin pour n'en citer que quelques uns) et Rick Hall.
Ce patron a tout du tyran. Il paye ses collaborateurs au lance-pierre, décide de tout, mais il possède aussi une excellente intuition et une oreille très sûre. En dépit de son autoritarisme, sa direction artistique procède d'un processus collégial. Meneur d'homme extrêmement exigeant, il sait, en contrepartie, tirer le meilleur de ses musiciens. Enfin, sa volonté de fer lui a permis de toujours rebondir (comme lors des départs successifs de ses sections rythmiques) et de mener à bien son entreprise.

Pour Jerry Butler, brillant soulman de Chicago, la force du Muscle Shoals sound tient à un principe simple: "Que vous soyez noir ou blanc, si vous étiez du Sud, ces chansons vous parlaient. C'est le pouvoir universel de la musique. Ceux qui entendaient les enregistrements d'Aretha Franklin réalisés à Muscle Shoals n'avaient pas la moindre idée que ses accompagnateurs étaient blancs. Ils s'en fichaient. L'important était la grâce divine. ça n'avait rien à voir avec la couleur de peau. Seul le groove comptait."

Notes:
1. David Briggs au piano, Jerry Carigan batterie, Terry Thompson et Peanut Montgomery à la guitare
2. Jerry Carrigan, Norbert Putnam, David Briggs, Terry Thompson.

3. Sam McClain rapporte par exemple: "Dieu sait que Muscle Shoals et Florence sont des nids de rednecks, mais ce n'était pas le cas en studio. En revanche, il suffisait de sortir du studio et d'aller chercher à manger pour s'apercevoir que dehors, c'était une autre histoire."
4. Les guitaristes Travis Wammack, Junior Lowe, le batteur Freeman Brown, le bassiste Jesse Boyce, le claviériste Clayton Ivez, tous placé sous la direction de l'arrangeur Mickey Buckins.

5. Ce groupe composé de 5 frères d'une famille mormone de l'Utah connaissent un succès inouï. Une Osmondmania gagne ainsi les Etats-Unis au début des années 1970. 

Sources:
- Sebastian Danchin: "Muscle Shoals. Capitale secrète du rock et de la soul", les cahiers du rock, Ed. autour du livre, 2007.
- Sebastian Danchin, "Encyclopédie du rhythm & blues et de la soul", Fayard, Paris, 2002.
- Peter Guralnick, "Sweet soul music, rhythm & blues et rêve sudiste de liberté", Allia, Paris, 2004
- Michka Assayas: "Dictionnaire du rock", t.2 de M à Z, coll° Bouquin, Robert Laffont, 2003.
- Soul made in Muscle Shoals.
 

 Discographie:
 Les enregistrements réalisés dans le studio FAME ont fait l'objet ces dernières années de somptueuses rééditions. Le label Kent a sorti récemment des disques consacrés à Jimmy Hughes, Spencer Wiggins, George Jackson et Candi Staton. Le volume réservée à cette chanteuse formée à l'école du gospel est de toute beauté. Elle y excelle sur toutes les faces gravées, en particulier les ballades lentes.
Enfin, le coffret The Fame Studios story 1931-1973 résume en 75 morceaux les plus belles années du label. Le copieux livret en retrace les grandes heures. 

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