Dans la série des chansons engagées de Michel Sardou retrouvons celle-ci au titre évocateur, lourd d'histoire. Après Zola, Michel Sardou/Pierre Delanoë appartiennent à la liste déjà longue des textes qui accusent, devenant presqu'un style littéraire.
La chanson est sortie en 1976 à la période où l'engagement des chanteurs est encore fort. Huit années après 1968, la société française a débuté sa transformation en profondeur sur de nombreux sujets.
L'un des thèmes principal de la chanson est l'écologie. C'est étonnant pour un chanteur tel que Sardou car il a finalement peu abordé cette thématique. On lui connaît davantage ses engagements patriotiques, à droite, sur l'école privée par exemple. Mais ce sont les débuts de l'écologie, il faut rappeler la candidature marquante de René Dumont à la présidentielle de 1974 qui n'avait recueilli que 1,35 % des voix mais avait marqué les esprits par son ton nouveau, anticonformiste.
Mais plus encore cette première candidature écologiste, c'est le retentissement du naufrage du Torrey Canyon en 1967 qui éclaire les lignes "De pétroler l'aile des Goëlands, d'empoisonner le sable des enfants" et deux ans plus tard, la chanson fera d'autant plus écho dans les esprits lors du terrible naufrage de l'Amoco Cadiz qui souillera les plages bretonnes.
Dans une autre strophe, Sardou/Delanoë s'en prennent à la conquête spatiale, notamment celle des Etats-Unis. "J'accuse les hommes de violer les étoiles, pour faire bander le cap Canaveral". Le programme Apollo (1961-1975) a permis en effet, des vols habités mais aussi que le premier homme marche sur la lune (1969). C'est à Cap Canaveral (Floride) qu'ont lieu l'ensemble des lancements des fusées Saturn. Dans la chanson, on oublie qu'en 1975, la conquête spatiale a fortement ralenti (pour des raisons budgétaires) et qu'elle est aussi l'occasion de manifestations symboliques du réchauffement des relations Est-Ouest de la Détente. En juillet 1975, a lieu la première rencontre orbitale entre un module soviétique du programme Soyouz et un module du programme Apollo.
Dans le 5ème paragraphe, l'accusation porte sur les crimes commis par les hommes : "J'accuse les hommes de crimes sans pardon". Le texte ici reste vague sur ces crimes. Il est sans doute question des tous les grands crimes commis au XXe siècle, Shoah, guerres civiles, répressions communistes. On peut également évoquer dans la contexte et donc l'inspiration de ce texte : la guerre du Vietnam et peut-être aussi l'arrivée au pouvoir de Pol-Pot en 1975 et les crimes de masse perpétrés par les Khmers rouges durant la période.
On le voit ce texte est engagé mais les auteurs ne prennent pas beaucoup de risques (à la différence peut-être de Zola). La guerre c'est mal, les hommes sont mauvais, ils polluent la terre et les océans.
Mais entre les lignes, on appréciera le ton viril et le champ lexical qui sent à plein nez la testostérone : "Pour faire bander le cap Canaveral" "De se repaître de sexe et de sang"....La musique qui accompagne ce texte est d'ailleurs très enlevée : les cuivres ponctuent les différents paragraphes scandés avec force par la voix musclé de Michel !
Puis les paroles dérapent un peu : on parle alors d'impuissants, d'hermaphrodites et de PD. Ne faisons pas ici, le procès rétrospectif pour homophobie sans tenter de re-contextualiser la question. Au milieu des années 70, la pièce de Théâtre La Cage aux Folles connaissaient un succès sans pareil. La façon d'aborder l'homosexualité était pour le moins caricaturale et aujourd'hui un peu datée.
Pièce à succès jouée 1800 fois depuis le 1er février 1973
En 1976, les mouvements LGBT en France sont à l'état embryonnaire : on ne trouve que le FHAR (Front homosexuel d'action révolutionnaire) fondé en 1974. Les chansons notamment abordent le sujet de l'homosexualité en véhiculant ces stéréotypes. D'ailleurs Sardou évoque à d'autres reprises l'homosexualité : Le rire du sergent (1971), Le surveillant général (1972). Dans les deux cas, les paroles ne manifestent pas plus de tolérance à l'égard des homosexuels.
Signe des temps, Sardou ne chantera plus cette chanson durant les années 80 car ces paroles laissaient planer tout de même un petit doute sur son homophobie. En 1991, la chanson revient dans son tour de chant mais avec des paroles quelque peu modifiées
« J'accuse les hommes de croire des hypocrites / Moitié pédés moitié hermaphrodites » devient « J'accuse les hommes de se croire sans limite / J'accuse les hommes d'être des hypocrites ». Oui, "les hommes seraient des hypocrites"....c'est lui qui le dit !
J'accuse les hommes un par un et en groupe J'accuse les hommes de cracher dans leur soupe D'assassiner la poule aux yeux d'argent De ne prévoir que le gout de leur dents. J'accuse les hommes de salir les torrents D'empoisonner le sable des enfants De névroser l'âme des pauvres gens De névroser le fond des océans J'accuse les hommes de violer les étoiles Pour faire bander le cap Canaveral De se repaitre de sexe et de sang Pour oublier qu'ils sont des impuissants. De rassembler les génies du néant De pétroler l'aile des goélands D'atomiser le peu d'air qu'ils respirent De s'enfumer pour moins se voir mourir J'ACCUSE! J'accuse les hommes de crimes sans pardon Au nom d'un homme ou d'une religion J'accuse les hommes de croire des hypocrites Moitié PD, moitié hermaphrodite Qui jouent les durs pour enfoncer du beurre Et s'agenouillent aussitôt qu'il ont peur J'accuse les hommes de se croire des surhommes Alors qu'ils sont bêtes à croquer la pomme! J'accuse les hommes, je veux qu'on les condamne Au maximum qu'on arrache leur âme Puis qu'on la jette aux rats et aux cochons Pour voir comment eux il s'en serviront! J'accuse les hommes en un mot comme en cent J'accuse les hommes d'être bêtes et méchants D'être à marcher au pas des régiments De n'être pas des hommes tout simplement! Orientation bibliographique/sitographique Robert Aldrich (dir.) (trad. Pierre Saint-Jean, Paul Lepic), Une Histoire de l'homosexualité, « Gay Life and Culture: A World history », Seuil, Paris, 2006. Article Wikipédia sur Michel Sardou relate une partie des controverses, critiques et polémiques que suscitent certaines de ses chansons.
L’été est là, il sait se faire annoncer. Comme chaque année, à son
approche, la presse féminine met en couverture des mannequins déjà tannées et
plus dénudées qu’à l’accoutumée pour vanter le maillot qui ira bien sur la
plage, et le régime qui vous permettra de le porter. La télévision et les
émissions de radio interactives vous renseignent sur les arnaques des crèmes
solaires. Les corps, celui des femmes tout particulièrement, sont soumis,
encore plus que le reste de l’année, au mouvement général des sociétés[1]dans lequel les médias sont de puissants vecteurs de normes. Les pantalons
raccourcissent pour devenir des shorts, les manches remontent ou disparaissent,
les corps se préparent à une exposition au grand air et au soleil. Tout nu
et tout bronzé ! chante Carlos en 1973.
Tout nu et tout bronzé
On est bien, on est beau
Quand revient l’été
Tout nu et tout bronzé
Au soleil, sur le sable ou sur les galets
Tout nu et tout bronzé
Depuis la mer du Nord
Jusqu’aux Pyrénées
Tout nu et tout bronzé
On prend le temps de rêver
Tout nu, tout nu
On ne pense plus
Au métro ni au bureau
Bronzé, bronzé
Décontracté
Un grand chapeau
Pieds dans l’eau
Tout nu, tout nu
Comme des Jésus
On fait trempette
Chez les mouettes
Bronzé, bronzé
On va chasser dans leur retraite
Les crevettes
Ah! Les vacances
Ah! Les vacances
Quand j’y pense, ça me démange
Tout nu et tout bronzé
On est bien, on est beau
Quand revient l’été
Tout nu et tout bronzé
Au soleil sur le sable ou sur les galets
Tout nu et tout bronzé
Depuis la mer du Nord
Jusqu’aux Pyrénées
Tout nu et tout bronzé
On prend le temps de rêver
Tout nu, tout nu
On voit draguer Roméo
En pédalo
Bronzé, bronzé
Toutes les filles sont des Vénus en maillot
Tout nu, tout nu
On ne pense plus
Qu’aux safaris
Fesses parties
Bronzé, bronzé
On va traquer le bigorneau
Quel boulot
Tout nu et tout bronzé
On est bien, on est beau
Quand revient l’été
Tout nu et tout bronzé
Au soleil sur le sable ou sur les galets
Tout nu et tout bronzé
Depuis la mer du Nord
Jusqu’aux Pyrénées
Tout nu et tout bronzé
On prend le temps de rêver
Avec la montée des
températures, s’ouvre une parenthèse consacrée aux congés, aux loisirs, au
temps libre et au bronzage. Ce temps singulier, cette variation saisonnière[2],
où tout pourrait être noyé dans un hédonisme bienvenu, voire revendiqué comme
le pendant le plus légitime au rythme accéléré de sociétés régies par la
performance et la concurrence, est parfois troublé par des querelles dont la
presse fait ses choux gras. Ainsi, l’été dernier, le magazine Les
Inrockutpibles - qui propose chaque été un numéro spécial sexe,
symptomatique, s’il en est de ce temps consacré aux corps, aux plaisirs et à la
levée des interdits - se faisait l’écho d’une bataille de procédure
autour de la plage nudiste de Berck, une des seules autorisées sur le littoral
du Nord Pas de Calais depuis un arrêté municipal de 1981.
Le visuel de l'article des Inrocks signé par J. Rebucci, 27 juillet 2017
Ces batailles estivales sonnent comme des ritournelles, elles ont
déjà eut lieu auparavant selon des déclinaisons sensiblement différentes.
Christophe Granger consacre à l’une d’ellel’introduction de son ouvrage Les corps d’été. En
1934, l’émotion s’empare d’une commune du Lot, lorsque des vacanciers, sous
l’effet saisonnier de la chaleur et du temps libre, se livrent, en tenue d’été,
bras et mollets dénudés,à des
jeux d’eaux propices aux rapprochements des corps autour de la fontaine du
village. Curé, notables et quelques villageois parviennent à convaincre le
maire de faire interdire Les exhibitions nudistes sur tout le territoire de
la commune[3].
Du premier XXè siècle aux années 70, il n’y a rien
d’évident dans cette longue histoire de la dénudation des corps prise dans de
multiples paradoxes : celui de la levée des tabous et du raidissement de la
morale, celui de l’ostentatoire exhibition des corps pourtant soumise à une noria
de normes oppressantes. Ancrée dans une histoire des sociétés, ce processus
mobilise l’attention de nombreuses historiennes et historiens, qui trouvent
dans son étude, de quoi explorer et alimenter divers champs de la recherche
allant d’une histoire de l’intime, du corps et de ses représentations, ou
encore du genre en passant par celles du sport, des médias, encore des loisirs,
voire des régimes totalitaires. Une histoire qui trempe sa plume dans des
sources multiples : presse (magazine, nationale, régionale), oeuvres d’art
(littéraires, cinématographiques, picturales, musicales), échanges
épistolaires, revues, journaux intimes, sources législatives ou
institutionnelles etc.
Par où commencer ? Le dernier tiers du XIXè siècle serait
un moment de basculement dans le lent processus du dévoilement des corps.
Plusieurs phénomènes se conjuguent alors pour transformer les règles établies.
Certains relèvent de la sphère privée, d’autres de la sphère publique. À la
croisée des deux, on trouve ces merveilleuses compositions picturales qui, de
Degas à Bonnard, représentent des femmes plus ou moins dénudées occupées à leur
toilette (mon amour immodéré de Caillebotte me renvoie aussi à ses images de
baigneurs en maillots, mais on sort ici du cadre privé qui nous occupe pour le
moment).
Degas, Femme dans son bain s'épongeant la jambe, vers 1883
Bonnard, Nu accroupi, 1918. Plus tardif
Caillebotte, Baigneurs, bord de l'Erres,1877
Dans l’intimité, l’acceptation de la nudité ne va pas de soi. Comme
le souligne A.-M. Sohn[4],
elle résulte d’une lente érosion de la pudeur, dont on distingue alors quelques
signes. Plusieurs leviers agissent conjointement pour mener à son affaissement.
On mentionnera dans un premier temps, le recul du poids social de l’Eglise qui
modifie les rapports de couple et le rôle assigné au mariage. Moins strictement
réduite à sa fonction de procréation, l’institution maritale échappe aussi de plus
en plus à l’emprise familiale. Les unions arrangées font lentement place aux
mariages choisis dans lesquels la place du corps comme élément de séduction est
forcément réévaluée. Par ricochet, la pudeur comme pierre angulaire de
l’éducation des petites et jeunes filles, s’en retrouve affectée. Au XIXè siècle,
et plus largement à la Belle Epoque, peu de parties du corps sont dévoilées
dans le cadre privé : on se lave le plus souvent recouvert d’une chemise comme
on fait l’amour habillé ou dans le noir. Justement, cette libération du corps
et ce recul de la pudeur ne sont pas étrangers aux évolutions vestimentaires :
il faudrait alors évoquer, par exemple, les modifications des sous vêtements
féminins des corsets vers la gorgerette puis le soutien gorge.
Mais profitons plutôt de cette évocation de l’histoire du vêtement
pour opérer un glissement vers la question de l’exposition des corps dans
l’espace publique. Là encore, un entrelacement de causalités donne une idée du
processus à l’oeuvre. Dans un XIXè siècle marqué par
l’industrialisation, le poids des réflexions hygiénistes renouvelle les
approches précédentes sur les corps et leur environnement. Les masses
laborieuses soumises aux affres de l’urbanisation (entassement dans des
logements insalubres et surpeuplés, pollution industrielle, conditions de
travail multipliant les expositions aux produits toxiques) sont invitées à se
régénérer en s’exposant à l’air et au soleil jusqu’alors considéré comme
dangereux (en ville, la chaleur estivale était notamment associée aux miasmes,
à la puanteur etc). Le long chemin vers le recul de la pudeur et le
désengoncement des corps (par le vêtement aussi bien que par l’éducation)croise celui de l’histoire de la
médecine. D’abord confinée dans les sanatoriums, l’héliothérapie conseillée
comme traitement médical (elle est notamment prescrite contre la tuberculose)
installe l’idée qu’il est bon d’exposer les corps ailleurs que dans les centres
de cure. Le développement des pratiques sportives dans les classes les plus
favorisées de nos sociétés, en ce qu’elles bouleversent et l’attention portée à
son physique, et les vêtements que l’on porte, joue également un rôle
important. À la croisée du médical et du sportif, il y a la pratique du
naturisme pour laquelle le corps s’expose entièrement à l’air et au soleil à
des fins de régénération. Loin d’être un phénomène de masse, cette pratique et
ses prolongements, en matière alimentaire par exemple, constitue une curiosité
et suscite des reportages dans la presse. Des revues spécialisées se chargent
de sa promotion[5] selon des
variantes plus ou moins rigoristes.
On comprend mieux alors que l’entre deux guerres soit un moment
fondateur, un pré-requis dans cette séquence qui nous entraine vers le tout
nu et tout bronzé. Y coexistent l’avènement des congés payés, la
démocratisation des pratiques sportives, une exposition du corps dans les arts
et les spectacles (J. Baker) en même temps que d’importantes évolutions
vestimentaires (Coco Chanel), sans compter un culte certain voué au corps, comme
signe extérieur de puissance idéologique et politique.
Tout nu, on y arrive, mais tout bronzé ?
Je ne résiste pas à vous livrer un extrait du roman L’art de la
joie de G Sapienza[6]
qui décrit de façon assez claire le renversement des normes et conventions qui
travaillent alors la gestion sociale du corps et de son enveloppe cutanée. Le
livre est écrit plus tardivement que l’époque évoquée par ce passage - il a, en
outre,été exhumé pourpublication assez récemment. L’autrice,
forçe peut êtreun peu le trait
afin de servir le versant émancipé de son personnage principal mais somme
toute, résume assez bien l’affaire du changement de paradigme autour de la
coloration estivale de la peau. Nous sommes dans l’après première guerre
mondiale à Catane, en Sicile, le dialogue met en scène deux jeunes femmes,
l’une d’extraction bourgeoise (Béatrice), l’autre, totalement à l’opposé, mais
qui intègre ce milieu au fil des aléas de sa vie (Modesta). Le comportement de
cette dernière est évoqué par Carlo, un jeune médecin.
Mais tu restes au soleil
sans parasol, Modesta ?tu vas
t’abimer la peau ! Je te l’ai dit mille fois. Tu es déjà toute noire ! c’est
laid cette peau foncée comme celle des paysannes.
-Mais au contraire, si je
peux me permettre : la Princesse est en avance sur son temps. Et peut être le
sait-elle. À Riccione il y a beaucoup de femmes ui ont accepté l’héliothérapie
sur notre conseil à nous les médecins. Depuis longtemps sont connues les vertus
curatives dusileil, sauf que
cette vertu médicale s’est heurtée, comme toujours, à la pudeur, ou mieux, à un
idéal esthétique qui la dissimule. L’été dernier, on a vu des maillots de bain
vraiment scandaleux pour les maris s’entend ! Mais les temps changent, on ne
peut arrêter le progrès et la Princesse, chère Béatrice, sciemment peut être ou
peut être en suivant son instinct et son amour pour le soleil, selon ses
propres termes, accomplit un un acte en faveur de la libération de la femme. La
pâleur, la fragilité, ne sont au fond, que des fils très minces pour brider et
dompter la nature féminine, exactement comme les Chinois qui au nom de la
beauté bandent les pieds des petites filles.
La question du bronzage et de son succès s’inscrit dans le sillage
de celle de l’exposition de plus en plus franche des corps. Pratiques
sportives, loisirs, motifs médicaux s’allient pour en faire un marqueur social
dans les classes supérieures des sociétés d’Europe occidentale. Le moment propice
à cette transformation est l’été.
La parenthèse estivale et le bronzage, assimilé à un véritable
changement de peau, produisent une histoire orwellienne, dans laquelle libertés
et contraintes avancent conjointement. Reprenons le fil de l’histoire par le
bout vestimentaire.
Avant le second conflit mondial, les maillots de bain commencent
déjà à rétrécir : moins couvrants sur les jambes, ils se font plus échancrés
sur les seins, et s’ajustent aux corps. Ils deviennent des éléments de
séduction. De la liberté des corps à celle des mœurs, la distance
interprétative est vite franchie. On peut bronzer debout, certes, en faisant du
sport. Mais le bronzage est un art qui se travaille allongé, et l’horizontalité
des corps, rapprochés sur le sable, a bien du mal à s’affranchir de cette
suspicion de permissivité, de lubricité, même avec une grille de mots croisés à
portée de la main. Les amours passagers de l’été, la drague estivale intègrent,
au fil du temps, le registre saisonnier d’un temps dérogatoire, passager.
Après guerre, le mouvement s’accélère : en 1946 est présenté à la
piscine Molitor (non sans difficulté pour trouver quelqu’un qui accepte de le
porter) un nouveau maillot de bain : le bikini. Créé par Louis Réard, on le
range dans une boîte d’allumettes. Dix années plus tard Brigitte Bardot
apparait débarrassée de tout accessoire textile bronzant nue derrière une lessive
de draps récemment étendus sous la caméra de son mari R. Vadim dans Et Dieu
créa la femme. Le curseur qui marque la frontière de la pudeur autorisée en
prend à nouveau un coup.
Bardot dans Et Dieu créa la femme, R. Vadim, 1956
On est alorsau cœur Trente glorieuses, temps du tourisme de masse propice à
la diffusion voir à l’uniformisation de nouveaux comportements estivaux. Le
cinéma, la côté d’Azur et St Tropez donnent le « la ». Puis, dans les
années 70, c’est l’adoption du monokini qui génère de l’agitation autour des
stations balnéaires méditerranéennes.Des femmes, exposent leurs seins au soleil, pour un bronzage dénué de
ces marques blanches disgracieuses. Le bronzage est donc aussi une esthétique,
une marque de distinction (celle des vacances à la mer, réussies car
ensoleillées, l’œil rivé sur la météo) et un marché : à celui du maillot de
bain s’ajoute le business des crèmes solaires dont les corps d’été ne peuvent
se passer sauf à devenir rouges merguez : Ambre solaire, Nivéa furent parmi les
premières marques à s’en emparer.
1938, publicité pour Ambre solaire
C’est bien là que le bât blesse. Car libération et exposition des
corps sont soumises à de nombreuses normes qui conduisent, pour le moins, à
réévaluer le degré d’émancipation auquel on les associe peut être trop
rapidement. On pense bien sûr aux normes physiques qui s’imposent aux hommes
priés d’afficher des pectoraux et des abdominaux compatibles avec un bronzage
uniforme, débarrassés des poils trop nombreux qui les rapprochent d’un gorille de plage. Pour les femmes,
les limites de ce qui peut bronzer au soleil de l’été sont fixées en centimètre
: tour de taille, tour de poitrine, tour de hanches. La presse féminine
(photoshop à l’appui, aujourd’hui) coache chaque printemps celles qui vont
pouvoir bronzer le plus intégralement. Les titulaires de rides marquées, d’un
ventre replet, de petits ou gros bourrelets, d’une poitrine flasque n’ont pas
voix au chapitre entre l’astre solaire et le sable chaud. Signes d’un laisser
aller personnel, d’un manque d’attention à soi, d’une coupable négligence,elles devront opter pour le maillot une
pièce et un paréo. Car pour être tout nu et tout bronzé, il faut être
jeune, beau (belle) afin de ne pas heurter le regard de l’autre. On se dénudera
alors pour bronzer avec une savante retenue, on fera la crêpe sur la plage en
veillant à ses postures, ni trop vulgaires, ni trop contrites. C’est aussi le
prix à payer pour se distinguer du vulgaire paysan dont le corps d’été affiche
les traces du marcel, du cachet d’aspirine que l’on retrouve en septembre car
trop peu fortuné pour partir en vacances sur les rives de la grande bleue ou
sous les tropiques. De la liberté des un.e.s découle l’exclusion des autres…il
y va aussi de la perpétuation de certaines hiérarchies sociales.
Une du magazine Elle : régime + Bikini
Alors Tout nu et tout bronzé ? Le répertoire est bien plus
complexe et l’orchestration régulièrement revue. Aujourd’hui, le discours
médical relatif à l’exposition du corps au soleil a sensiblement changé :
précaution, prévention, protection suppléent les incitations de
l’héliothérapie, et mieux vaut être doré.e comme un abricot que rouge comme une
écrevisse. La grossophobie et,à l’opposé, la dictature de la maigreur sont
battues en brèche par des femmes qui en ont assez que leur corps serve
d’instrument de contrôle social.
Je laisse la conclusion de ce billet estival à C. Granger qui
formule avec une toute autre profondeur que Carlos (et moi) l’enjeu de ces
réflexions nées des tentatives d’écriture d’une histoire des corps tout nu(s) (ou presque) et tout bronzé(s) :
Tout ce flux historique est travaillé de luttes sociales et de
reclassements incessants. Démêler d’un coup l’écheveau des jeux sociaux dont
sont faits les corps d’été autorise de saisir ce qui s’est joué à travers eux.
Car, on l’aura compris, c’est tout un pan du siècle écoulé qui s’éclaire à les
suivre. Le basculement des bourgeoisies anciennes a entrainé le dépérissement
des pudeurs d’antan. Le renouvellement des avant gardes sociales, éprises
d’allures décontractées, a encouragé la gloire du relâchement estival des
surveillances. Celui aussi du dérangement des accoutumances et du frisson
d’indistinction sociale dont il dispense les promesses. L’unification séculaire
des repères et des modes de vie de son côté, l’affaissement autrement dit de
l’échelle locale des valeurs, ont rendu efficace l’inscription du corps estival
dans les structures du monde social et dans les façons légitimes d’y négocier
sa place.
Pistes bibliographiques :
Histoire du corps / sous la direction d'Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello. 3, Les mutations du regard, le XXe siècle, Paris, Point Histoire, 2011 Granger, Christophe, Les corps d’été, XXè siècle, Naissance d’une variation saisonnière, Paris, Autrement, 2009
Ory, Pascal, L'invention du bronzage, Paris, Complexe, 2008
Andrieu, Bernard, Bronzage une petite histoire du soleil et de la peau, Paris, CNRS éditions, 2008
Baubérot, Arnaud, Histoire du naturisme, le mythe du retour à la nature, Rennes, PUR, 2004
[1] Ory, Pascal, Le corps ordinaire dans Histoire du corps / sous la direction d'Alain Corbin, Jean-Jacques
Courtine, Georges Vigarello. 3, Les
mutations du regard, le XXe siècle, Paris, Point
Histoire, 2011
[2] Sous titre du livre de
Granger, Christophe, Les corps d’été, XXè
siècle, Naissance d’une variation saisonnière, Paris, Autrement, 2009
[4]Sohn, Anne-Marie, Le corps sexué dans Histoire du corps / sous la direction d'Alain Corbin, Jean-Jacques
Courtine, Georges Vigarello. 3, Les mutations
du regard, le XXe siècle, Paris, Point Histoire, 2011
[5] La revue Vivre du professeur d’éducation physique
Kienné de Mongeot publiée à partir de 1926 par exemple.
[6] Sapienza, Golardia, L’art de la joie, Paris, Le Tripode,
2015, pp. 218-219
Lors de la campagne présidentielle François Fillon a été
comparé à plusieurs reprises à M. Thatcher. Depuis son entrée en fonction, c’est
au tour d’E. Macron. L’attitude de chef de l’état face aux mouvements sociaux, leur
grandissante criminalisation, pousse la presse à mobiliser ce registre
comparatif. Mais que désigne précisément ce terme de
« criminalisation » ? Tout d’abord, un usage récurrent,
disproportionné voire inapproprié de la violence par les forces de l’ordre contre
de simples citoyens, ou de militant.es (syndicalistes, manifestant.es, jeunes) qui
a parfois des conséquences dramatiques (morts, mutilations, traumatismes). Une mise
au pas de la justice, ensuite, à des fins d’exemplarité et de dissuasion
(multiplications des comparutions immédiates, peines requisesdisproportionnées, impunité policière
systématique, procédures malmenées y compris quand il s’agit de mineurs,comme
on l’a vu récemment avec les gardé.es à vue du lycée Arago). Ces écarts
problématiques et réitérés sont relayés par des discours médiatiques assez univoques
et légitimants dont quelques animateurs et éditocrates se sont fait la
spécialité (ce que le journaliste S. Gontier chronique régulièrement pour Télérama, dans Ma vie au poste ; on consultera, par exemple, ce billet sur la
zadisation
des esprits). Ces personnalités médiatiques, procèdent
à l’inversion des responsabilités autour des actes de violence commis (on l’a
vu, par exemple, lors de l’arrachage de chemise d’un responsable d’Air France),
et distillent volontiers la peur dans le débat public (comme ici à propos de la
dernière
mobilisation à la SNCF).
Quelles sont les origines de ce schéma
auquel nous nous accoutumons peu à peu ? La question mérite d’être posée. Bien
évidemment, ce de modes opératoires est antérieur à l’arrivée d’Emmanuel Macron
à l’Elysée. Dans un contexte d’état d’urgence, il a pris une ampleur inédite. Lors
des lois travail, des mobilisations étudiantes et lycéennes, ou des actions de
soutien aux réfugié.es sanctionnées par le troublant oxymore de « délit de
solidarité », il a gagné en lisibilité.
Le parallèle
Macron/Thatcher est mobilisé en raison de l’attitude inflexible des deux
dirigeants face aux contestations, posture qui entretient une logique
d’escalade. Cette raideur M. Thatcher l’a inscrite dans ses mandatures en différentes
occasions (Malouines, grève de la faim et de l’hygiène des prisonniers de
l’IRA). Mais pour ce qui est des mobilisations sociales c’est à la faveur de la
grande grève des mineurs britanniques de 1984-1985, qu’elle l’a
particulièrement bien exprimée. Il n’est pas impossible que cet épisode constitue
une sorte de matrice du traitement criminalisé des mouvements sociaux. La
distinction avec l’antérieur se niche dans le contexte qui l’entoure : celui
de l’ascension néolibéralisme. Emmannuel Macron, bien relayé dans cette tache
par une large partie des médias, ne fait qu’adapter, le modèle, à son époque.
La musique trouve parfois dans les mobilisations sociales,
populaires ou ouvrières une puissante source d’inspiration. Celles des mineurs ne
font pas exception. Ainsi en 2011,
Billy Bragg, chanteur militant britannique reprend le Which side are you on ? composé en 1931 pour soutenir ceux du
Kentucky. Bragg est un habitué du registre, d’autres s’y frottent plus rarement.
C’est le cas d’un des groupes majeurs de la riche scène musicale de
Sheffield dont les Arctic Monkeys sont aujourd’hui les têtes de gondole. Moins
puissante que celle de Londres, moins postcoloniale que celle de Bristol, moins
connue que celles de Liverpool et Manchester, la scène de Sheffield en est proche car elle
s’inscrit dans une géographie de la désindustrialisation. Joe Cocker ou Deff
Leppard en furent les prestigieux ainés, ils ont porté sa renommée à
l’international ; la ville a ensuite alimenté une rutilante scène pop friande
de synthés au cours des années 80 avec des groupes comme Human League,
Cabaret Voltaire ou Heaven 17. Sheffield dispose également d’une scène électro qui
est loin d’être confidentielle, avec son label local Warp Records, né à la fin
de cette décennie (LFO, Aphex Twin). Enfin, la capitale métallurgique du South
Yorkshire abrite, outre Alex Turner auquel on ne peut ôter cette qualité,
quelques songwriters de talent dont le trop méconnu Richard Hawley, et le fantasque
leader-chanteur-songwriter du groupe Pulp, Jarvis Cocker. C’est à cette
formation que l’on doit le titre dont il est question ici. Il parle de la grève
des mineurs de 1984-1985, mais, comme toujours avec Pulp, sous un angle décalé.
Kids are spitting on
the town hall steps and frightening old ladies
Les gosses crachent sur
les marches de la mairie et effraient les vieilles dames I dreamt that I was living back in the mid 1980s
J’ai révé que je vivais
à nouveau au milieu des années 80 People marching, people shouting, people wearing
pastel leather
Des gens qui manisfestent, des gens
qui crient, habillés de cuir pastel The future's ours for the taking now
L’avenir nous
appartient, le futur est à nous if we just stick together
Si on reste solidaires
And I said: "Hey, lay your burden down
Et j’ai dit : « Hey,
pose ton fardeau à terre
seems
the last day of the miners' strike was the Magna Carta in this part of
town"
le dernier jour de la grève des mineurs, ce fut comme la Grande
Charte dans cette partie de la ville »
Well, my body sank below the ground
mon corps s’est enfoncé sous terre it became as
black as night
Il est devenu noir comme la
nuit overhead the
sound of horses' hooves
Au dessus de ma tête le son
des sabots des chevaux people fighting
for their lives
Des gens qui se battent pour
leurs vies Some joker in a
headband was still getting chicks for free
Un mec avec un bandeau
obtenait encore des filles pour
rien (il s’agit d’une allusion à M. Knopfler de Dire Straits dont le
titre Money for nothing est un tube de l’année 1984) And Big Brother
was still watching you
Et Big Brother était toujours entrain de te
surveiller
back in the days of '83
Retour en 1983
And I said: "Hey, lay your burden down
Et j’ai dit :
« Hey, pose ton fardeau à terre
seems the last day of the miners' strike was the Magna Carta in
this part of town"
le dernier jour de la grève des mineurs, ce fut comme la Grande
Charte dans cette partie de la ville »
Well by 1985, I was as cold a cold could be
En 1985, j’étais aussi
refroidi qu’on peut l’être but no-one was
underground to dig me out and set me free
mais il n’y avait personne
sous terre pour m’excaver et me libérer '87 socialism
gave way to socialising
En 87 le socialisme laissait
place à la sociabilité so put your
hands up in the air once more:
alors lève les mains en l’air
encore une fois
the north is rising
le nord se soulève
And I said: "Hey, lay your burden down
Et j’ai dit :
« Hey, pose ton fardeau à terre
seems the last day of the miners' strike was the Magna Carta in
this part of town"
on dirait que le dernier jour de la grève des mineurs, est la Grande
Charte dans cette partie de la ville »
Oh, sing Hallelujah
Oh, chante Hallelujah Oh, sing
Hallelujah
Oh chante Hallelujah Don't let them
fool you again
Ne les laisse pas t’avoir à
nouveau Oh, sing
Hallelujah
Oh chante Hallelujah
By now I'm sick and tired of just living in this hole
Désormais je suis fatigué et fatigué de ne vivre que dans ce trou so I took the
ancient tablets
Alors j’ai ressorti les
anciennes tables blew off the
dust
Je les ai dépoussiérées swallowed them
whole
avalées entièrement Oh come on,
let's get together
Allez, rassemblons nous Oh come on, the
past is gone
Allez le passé est le passé Well, the very
first commandment : Come on, come on, let's get it on
Bien, le tout premier
commandement : allez, allez, on y va
Come
on, let's get it on
Allez, on y va
Get it
on!
On y va !
Oh, get it on
Oh, on y va
"Hey,
lay your burden down
Et j’ai dit :
« Hey, pose ton fardeau à terre
seems the last day of the miners' strike was the Magna Carta in
this part of town"
le dernier jour de la grève des mineurs, ce fut comme la Grande
Charte dans cette partie de la ville »
Last day of the
miner’s strike, tel est le titre du
morceau sur lequel Hawley joue d’ailleurs en guitariste additionnel. Il a été enregistré
au début des années 2000 pour intégrer la compilation Hits dont il constitue le seul inédit. L’album est une sélection
choisie dans la discographie d’un groupe dont la carrière est alors à son
crépuscule. Ses membres se séparent peu après, une dernière tournée fraichement
achevée. Last days of the miner’s strike
a une place assez marginale dans l’histoire de Pulp, au regard des tubes issus de
LP comme Different Class avec son incontournable
Common people. Si le songwriting de
Cocker verse souvent dans la chronique sociale, il suit plus volontiers des
trajectoires singulières dans un Angleterre post-industrielle que les grands
épisodes de l’histoire militante du pays.
Qualifiée de moment de basculement, la grève des mineurs du
milieu des années 80 constitue un pivot autour duquel s’articulent un avant
(celui d’une jeunesse rageuse et irrespectueuse au temps du post punk, crachant
devant les vieilles dames) et un après qui prend la forme d’une fête sans fin,
celle des raves, mains levées au ciel, corps oscillant au rythme de la house et
de la techno, dont on renforce l’effet à grand coup d’ecstasy. Cocker avoue son
désintérêt, à l’époque, pour les piquets de grève tandis que Russel Senior, guitariste
et violoniste du groupe, s’y rendait volontiers en soutien. Le titre se
présente sous la forme d’une réminiscence, s’émancipe du ton engagé ou de la
chanson hommage/témoignage, ce dont d’autres formations se sont chargées[1].
La grève des mineurs de
84-85 s’arrime à différentes temporalités historiques. Celle de l’âge du
charbon, au cœur du processus d’industrialisation qui couvre un long 19ème
siècle (1780-1914) dans une géographie plutôt septentrionale des Iles
Britanniques. Si l’on excepte les
gisements de Galles du Sud, cette dernière va de l’Ecosse (Glasgow), au Lancashire, au Sud Yorshire, et
au NottinghamShire. Les West Midlands en sont le point méridional. Elle succède
à d’autres grèves générales des mineurs du pays : celle de 1926, tout
d’abord, qui porte sur des revendications salariales et le temps de travail, au
moment où s’amorce un déclin de la production. En 1972, ensuite, la grève
générale des mineurs marque un tournant et constitue par bien ses aspects, une propédeutique
à celle qui nous intéresse. C’est alors que sont testés les flying pickets qui permettent lors de longues
mobilisations, de créer des points de fixation dans le temps et dans l’espace
susceptibles d’emporter l’avantage. A l’époque, c’est à Saltley (près de Birmingham, dans les
Midlands) que cette stratégie s’avère payante.
@Birmingham Mail
L’Angleterre est alors en
plein marasme. La situation en Irlande du Nord est pour le moins tendue depuis
plusieurs années, l’inflation galopante attise les revendications salariales afin
de préserver le pouvoir d’achat. Plusieurs fermetures de puits sont annoncées.
La grève générale débute au pays de Galles pour s’étendre à d’autres régions.
Afin de peser sur le rapport de force, grévistes et organisations syndicales
bloquent, en différents endroits, les livraisons de charbon nécessaires à la
production d’électricité. C’est ainsi que le dépôt de houille de Saltley
devient un point de fixation du mouvement. Face à une police missionnée pour en
assurer l’ouverture, les 2000 picketters
présents sont rejoints, en février, par des ouvriers de Dunlop, de British
Leyland, de Drop Forge, de GEC ou encore par les salariées de SU carburattors. 10
000 à 15000 personnes convergent vers le dépôt comme le raconte un témoin :
The police closed the gates. Victory was
ours[2].
L’opération est un triple triomphe : les mineurs obtiennent 21 %
d’augmentation de salaire, le gouvernement Heath s’en retrouve extrêmement
fragilisé et la victoire assoit A. Scargill à la tête de laNUM[3].
L’homme fort de la centrale syndicale en tire à ce moment là une
conclusion : If working people
are united, they can achieve anything[4].
Pour expliquer ce qui se passe entre 1972 et 1984, M.
Montazami parle de sédimentation iconomnésique.
Entre 1926 et1984, les grandes
luttes ont façonné une histoire des résistances sociales au cours de laquelle chaque
nouvelle mobilisation catalyse les aspirations
et volontés de batailles passées – une sédimentation iconomnésique – qu’elle
« rejoue » (remet en jeu) dans un mouvement présent[5].La bataille
d’Orgreave, le 18 juin 1984, rappelle, par bien des aspects, celle de Saltley.
Pourtant, dans l’intervalle, plusieurs lois
ont été votées pour entraver les actions syndicales et les résistances sociales[6].
Pour autant, contexte politique est sensiblement différent. Les conservateurs,
en la personne de Margaret Thatcher, ancienne ministre de l’éducation du gouvernement
Heath, sont revenus aux affaires après un intermède travailliste. Grace à la
guerre des Malouines, la dame de Fer est en positon de force depuis 1982, dotée
d’une forte popularité. En revanche, le long déclin de l’exploitation
charbonnière britannique se poursuit. Il n’y a plus que 280 000 mineurs en 1973,
ils étaient 1,1 Million en 1913. Dans ce secteur stratégique nationalisé depuis
1947, la puissance et la centralité des grèves sont des obstacles aux réformes
radicales qu’entend mener M. Thatcher. Ainsi, elle ne peut qu’aller à
l’affrontement avec la NUM, pour en sortir victorieuse.
C’est l’annonce, début mars 1984 , par le gouvernement de
la suppression de quelques 100 000 emplois dans les mines qui met le feu aux
poudres.. Le pays compte alors quelques 3 millions de chômeurs. La grève touche
au printemps 84, les sites Ecossais et ceux du Yorkshire. Le 15 mars, les puits
du Pays de Galles sont à leur tour fermés. Le système des piquets volants
destiné à paralyser les livraisons de charbon est réactivé. Seul un tiers des
puits épargnés par les fermetures continuent d’alimenter le pays en charbon. La
Grande-Bretagne dispose toutefois d’importantes réserves ce qui constitue un
atout pour le gouvernement pour éviter l’asphyxie du pays. Le leader de la NUM choisit
le site d’Orgreave pour mener la bataille décisive. Le Socialist Worker reprend pour l’occasion le mot d’ordre deScargill Turn Orgreave into Saltley. Le site, à l’est de Sheffield, alimente
en coke l’aciérie géante voisine de Scunthorpe. C’est là que le néolibéralisme,
puissance émergeante, affronte un monde ouvrier affaibli.
Le match n’est pas qu’un affrontement entre deux idéologies, il comprend aussi
un duel entre Scargill et Thatcher qui dispose d’un atout déterminant : la
police du Sud Yorkshire.
Ce 18 juin 1984, quelques 8000 mineurs venus de tous les sites du pays
(Ecosse, pays de Galles, nord-est de l’Angleterre et d’autres villes du Yorkshire)
se rejoignent au piquet de grève d’Orgreave à l’appel de la NUM.La police déjà présente sur place les
escorte vers la cockerie. Sur place, ils découvrent d’autres forces déployées en
amont. Le piège se referme. Après 4 heures de face à face tendu, chaque groupe
sur ses positions, la bataille se déchaine. Les pierres, briques et bouteilles
volent d’un côté, la police montée, les chiens et les gourdins s’abattent de
l’autre. Le soir les images de la bataille rangée envahissent la télévision. A
l’issue des 10 heures de confrontation, 95 mineurs sont arrêtes, il y a 79
blessés, (51 pour les picketters,
dont Scargill, 28 parmi les forces de l’ordre), aucun policier n’est inquiété.
Le piquet de grève est levé. Les mineurs ont perdu une bataille, et ils
s’apprêtent à perdre la guerre. Elle sera d’usure puisqu’elle s’étire jusqu’en
mars 1985 date à laquelle la reprise du travail est actée. 160 000
d’entre eux ont participé à la grève. La défaite est cinglante car elle se
double d’impressionnants prolongements policiers et judiciaires : 11 312 arrestations,
5653 poursuites en justice, près de 200 emprisonnements. C’est un conflit du
travail dont l’ampleur, la force symbolique et les pics d’intensité sont
inédits ; le « King Coal » perd les derniers joyaux de sa
couronne : 140 puits sont fermés, 100 000 mineurs licenciés dans les 7
années qui suivent Orgreave.
Et après ? Comme le suggère le titre de Pulp rien ne
fut plus jamais comme avant. En effet, l’estocade est vite donnée.En 1992, le plan Helsetine ferme 31 des 50 puits restant,
laissant sur le carreau, c’est le cas de le dire, 31 000 emplois. T. Labica
explique que cet effacement se traduit par une assez brusque invisibilité
médiatique. Alors que les labour
correspondents étaient auparavant des figures puissantes de la presse
écrite, chargés notamment de chroniquer les mobilisations et de tisser pour ce
faire des liens avec les centrales syndicales, ces figures du journalisme ont
quasi entièrement avec l’Angleterre industrielle, ouvrière et syndiquée. Les
lieux ont également été transformés si bien que les mémoires s’en trouvent
affectées et que le fameux processus iconomnésique en est affecté. En 2008,
Orgreave est devenu une pépinière d’entreprises High-tech avec des prolongements
immobiliers le Warweley Housing.
Orgreave, aujourd'hui @Financial Times
Les souvenirs de ce monde englouti trouvent
pourtant des chemins où se faufiler pour que les mémoires des luttes se transmettent
aux générations actuelles. Le cinéma, à l’instar de la pop musique, participe à
ce projet. Il y a un bien étrange paradoxe à voir le succès remporté par ces
fictions cinématographiques qui évoquent sous des différents angles l’histoire
de l’Angleterre industrielle. Le nom de Ken Loach vient immédiatement à
l’esprit puisqu’il a réalisé un documentaire sur la grande grève de 1984-1985
intitulé Which Side Are You on ?
La centralité de la question des luttes sociales dans son œuvre documente
amplement le sujet. Mais pour ce qui est des succès populaires, de ceux qui
brisent le plafond de verre façonné par les blockbusters américains, on pense davantage à The Full Monthy pour la comédie, ou à Brassed Off pour le drame lacrymal (dans les deux, la musique ou
les pratiques musicales populaires jouent un grnad rôle). Plus récemment, le
succès de Pride a permis de braquer
les projecteurs sur l’intersectionnalité des luttes sociales lors de la grève
des mineurs de 1984 (mineurs, femmes, LGBT). Enfin, comment ne pas évoquer la littérature ? Un des maitres
du polar britannique David Peace s’est lui aussi penché sur la question dans le
volume GB84.
Pour
autant, les productions culturelles ne sont pas les seules à façonner la postérité
de la bataille d’Orgreave et, plus encore, de la grève de 84-85. Plusieurs
éléments sont venus rouvrir un dossier que l’on croyait clos, et on extirpé ce
moment de la terrible condescendance de l’histoire écrite par les vainqueurs. Il est possible finalement que la
bataille d’Orgerave soit pas uniquement condamnée à la muséification ou à la
folklorisation.
D’une part, la
déclassification des archives de M. Thatcher a rendu possible l’établissement
d’un nouveau regard sur la période. D’autre part, le drame survenu sur le terrain de foot de Sheffield,
Hillsborough, le 15 avril 1989, a ouvert de nouveaux horizons. Le stade fut le
théâtre d’une meurtrière tragédie lors d’un match qui opposait Liverpool et
Nottingham Forrest. Ce jour là, les supporters du LFC peinent à accéder à leur
tribune. Tous ne sont pas encore entrés quand le coup d’envoi est donné.
Saturée, la tribune continue pourtant à accueillir du monde jusqu’à ce qu’une
bousculade se déclenche provoquant la mort de 96 personnes (la plus jeune âgée
de 10 ans, la plus vieille de 67 ans, la dernière décédée en 1993 après 4 ans de coma).
Une ignominieuse du Sun, sur Hillsborough, le 19 avril 1989 @arretsurimages
La presse se déchaine immédiatement[7]
sur les hooligans avinés, assimilant bon nombre des victimes à peine décédées,
à des brutes épaisses, ensauvagées. L’examen des faits conclut d’abord à des
« morts accidentelles ». Les familles triplement accablées (par la
perte d’un proche, par l’image dégradée qui en est donnée publiquement,
notamment par de faux témoignages et par l’impossibilité de rendre audible un
contre discours) se constituent en comité. Après 28 années de lutte inlassable,
à l’issue de deux rapports publics (le premier concerne l’interdiction des
tribunes debout), la responsabilité de la police ne fait plus guère de doute.
En retardant sciemment l’arrivée des secours, sa négligence la rend
responsable, outre les sales bidouillages de falsification de faits, de la mort
des 96 personnes auxquelles s’ajoutent 766 blessés. La justice est saisie. En
juin 2017, le chef de la police, D. Duckenfield, est inculpé pour
« homicide involontaire pour grave négligence », mais aussi, comme
son collègue l’inspecteur N. Bettison pour avoir menti sur la culpabilité des
supporters tandis que deux autres policiers sont accusés d’avoir entravé
le travail de la justice.
Sur ce modèle s’est
constitué en 2012, la Orgreave for truth
and justice campaign après que le témoignage d’un policier indiquant avoir
falsifié des comptes rendus ait été diffusé sur la BBC. Chaque année le 18
juin, leur action pour la justice est réactivée sur le site avec un
« rally ». L’anniversaire des 30 ans, a encore ajouté de l’intérêt
pour la démarche initiée. Le parti travailliste a dors et déjà promis de rouvrir
une enquête au cas où il reviendrait aux affaires. Toutefois, ce sont les Tories
qui y sont. Si dans un premier temps, Theresa May, comme ministre de
l’intérieur[8]
puis comme premier ministre ne semblait pas hostile à l’ouverture d’une
enquête, ses ardeurs se sont refroidies, et sa propre ministre de l’intérieure
Amber Rudd, l’a fait savoir aux activistes. Cette dernière vient d’être
contrainte à la démission suite au scandale Windrush, et dors et déjà la OTJC a
repris les pourparlers avec son successeur Sajid Javid. Si l’on osait un mauvais
jeu de mot, on dirait que c’est un last coal
for justice …
Bibliographie indicative :
Ouvrages
Mathilde
Bertrand, Cornelius Crowley, Thierry Labica[coord], Ici notre défaite a commencé : la grève
des mineurs britanniques 1984-1985, Paris, Syllepse, 2016, 214p. (Vu des dominés)
Gouffiès, Pierre-François, Margaret Thatcher
face aux mineurs : 1972-1985, treize années qui ont changé l'Angleterre,Toulouse, Privat, 2007, 363p.vu des dominants (donc idéologiquement neutre comme le précise son auteur)
Revues
Retour sur la grande grève des mineurs britanniques, Un dossier de la revue Contretemps
n°25, 1er trimestre 2015, https://www.contretemps.eu/le-numero-25-de-la-revue-contretemps-est-paru/
Morad Montazami, « L’événement historique et son double. Jeremy
Deller,The battle of Orgreave »,Images
Re-vues[En ligne],
5 | 2008, mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 08 juillet 2018.
URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/334
[1] En 1987, The Watersons
interprete Coal Not Dole (du charbon
pas des allocations, selon le slogan des mineurs mobilisés), titre qui sera
aussi popularisé par le groupe Chumbawamba qui l’insère dans la compilation English Rebel Songs 1931-1988 qui sort
en LP en 1988 justement.
[2] La police ferma les portes,
nous avions gagné.
[3] Puissant syndicat des
mineurs National Union of Mineworkers
[4] Quand les travailleurs sont
unis, ils peuvent tout réussir.
[5]Morad Montazami,
« L’événement historique et son double. Jeremy Deller,The battle of Orgreave »,Images Re-vues[En ligne], 5 | 2008, mis en ligne le 20
avril 2011, consulté le 08 juillet 2018. URL :
http://journals.openedition.org/imagesrevues/334
[6] Notamment pour interdire
les grèves de solidarité
[7] Les Unes du Sun en particulier conduisent à des
appels au boycott de la part de la population de Liverpool et des supporters du
LFC qui font campagne sur le mot d’ordre don’t
buy the Sun
[8] Home Office Secretary, le
poste n’existe pas sous ce nom en France.