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samedi 14 décembre 2019

Quand Alain Chamfort rendait un hommage à Colas et son Manureva.

Au milieu du XIX° siècle, la pratique du yachting apparaît au sein de la bourgeoisie anglaise et américaine au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. La voile ne devient vraiment populaire en France qu'à partir des années 1970 avec l'apparition de petits voiliers simples fabriqués à échelle industrielle
En parallèle se développe la course au large. La compétition sportive à la voile de longue distance prend la forme de courses transocéaniques telles que la Transat anglaise, la Route du rhum ou autour du monde à l'instar du Golden Globe Challenge et du Vendée Globe. (1) La course au large se diversifie sans cesse avec un nombre croissant de compétitions et de catégories mettant aux prises navigateurs professionnels ou amateurs, simples voiliers de séries ou trimarans les plus sophistiqués. Les conditions de sécurité se sont améliorées sur les bateaux, mais la navigation reste une activité périlleuse. Jamais à l'abri d'un accident, les skippers demeurent à la merci des éléments. Seul au milieu de l'océan le skipper est à la merci des éléments. La disparition soudaine d'un marin expérimenté plonge l'observateur dans l'effroi; le halo de mystère entourant la plupart des accidents contribue en outre à la formation de mythes et légendes comme dans le cas d'Alain Colas, dont le corps et l'embarcation s'évanouirent dans l'océan en novembre 1978. 
Gvdmoort [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]
* Les débuts du "Morvandiau flottant". 
C'est à Clamecy, un petit bourg de la Nièvre sur les bords de l'Yonne, qu'Alain Colas naît, le 16 septembre 1943. Sa région d'origine ne le prédispose guère à la navigation maritime et c'est par le plus grand des hasards que ce terrien devint marin. Nous sommes en 1965, Colas étudie à la Sorbonne: «J'étouffais à Paris, et puis un jour j'ai vu passer l'annonce dans un canard. On demandait un maître de conférence à la faculté des lettres de Sydney. (2) Je suis parti. Là-bas en Australie, et surtout à Sydney, la voile s'impose. La baie est extraordinaire, elle est sillonnée de voiliers. C'était tout de suite l'appel. Mes collègues pratiquaient la voile. Ils m'ont fait découvrir ce monde, cette vie et j'ai accroché immédiatement. J'ai navigué comme ça un an avec eux en baie de Sydney et, un jour, j'ai eu envie d'aller au large. Alors je me suis fait engagé comme french cook, comme cuisinier sur les bateaux de course croisière, les bateaux de haute mer. J'ai ainsi découvert le large.»
C'est une révélation. Colas entend rattraper le temps perdu et se consacrer corps et bien à sa nouvelle passion. En 1967, il rencontre Tabarly, venu disputer la course Sydney-Hobart. La vedette nationale de la voile lui propose alors d'intégrer son équipage, le temps d'une croisière en Nouvelle Calédonie. Au contact des baroudeurs des mers de l'équipe de Tabarly, l'ancien marin d'eau douce observe, apprend. Avec son mentor, il parcourt les mers du monde entier et aide à la conception, puis la construction de Pen Duick IV, le nouveau bateau de Tabarly.

La personnalité de Colas surprend. Dans un milieu dominé par les Bretons, volontiers discrets et taiseux, il détonne. Lyrique et passionné, le marin s'enthousiasme pour cette vie d'aventure. En 1970, avec ses maigres économies de maître conférence et le soutien de sa famille, il rachète Pen Duick IV à Tabarly. Pour financer ses traites, Colas se fait journaliste, filme ses périples. Olivier de Kersauson se souvient: "Nous, on n'était ni très ouverts, ni très chaleureux. On faisait du bateau, on aimait bien ce métier. En fait, le reste du monde ne nous intéressait pas. Donc, que quelqu'un qui soit extérieur à notre clan, à nos rêves, s'intéresse à nous, ça nous gênait un peu, c'était un peu perturbant. (...) C'était un peu un Parisien pour nous, au sens de quelqu'un qu'on ne connaît pas, qui ne vit pas avec nous, avec lequel on ne peut pas avoir de points de souvenirs, de références. (...)
Tu assistais à une conférence de Colas, il te parlait d'une mer que, moi, je ne connaissais pas. Mais peu importe. Je n'aurais jamais pu raconter ce qu'il racontait. Mais il transmettait, putain. Il transmettait son émotion, ses joies, ses difficultés. Il le faisait bien. Les gens ne se trompent pas. Le public et les gens qui viennent écouter quelqu'un qui parle, si il n'est pas authentique, il peut aller se faire jeter. Et bien là, ça passait; la salle, elle écoutait tu vois. On aurait pu entendre un notaire voler. Silence total. C'était génial."

Le Manureva à St-Malo, en novembre 1978. Gvdmoort [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]
* Exploits et succès.
Insatiable, Alain Colas enchaîne les exploits. Le 8 juillet 1972, il triomphe dans la transat anglaise après 20 jours, 13 heures et 15 minutes de traversée, pulvérisant ainsi le record de l'épreuve. C'est la première fois qu'un multicoque remporte la course. (3
Depuis St-Malo, le 6 novembre 1973, le navigateur entame un tour du monde par les trois caps, en solitaire et multicoque. Pour affronter le mythique Cap Horn, Colas transforme Pen Duick IV qu'il rebaptise Manureva, "l'oiseau du voyage" en tahitien. De retour dans la cité malouine le 28 mars 1974, 169 jours après en être parti, il améliore l'ancien record de 32 jours.
Le Morvandiau entend désormais construire SON bateau. Il rêve d'un très grand voilier, sorte de «cathédrale des mers» manœuvrable par un seul homme. Pour mener à bien cette tâche, le marin se transforme en ingénieur. A l'aise devant les caméras, il prend plaisir à raconter la mer et gère sa communication avec brio. En quête de fonds, il conclut un accord avec la presse quotidienne régionale, puis convainc Gilbert Trigano, le patron du Club Med, de financer son projet. Dans le petit monde nautique français, son attitude et ses projets pharaoniques agacent parfois. (4)
Le 19 mai 1975, alors qu'il rentre d'une sortie en mer avec des proches, Colas jette l'encre pour freiner son bateau, mais prend son pied dans une bobine de fil. Il est lourdement blessé. Pendant dix mois, le navigateur subit une vingtaine d'opérations, mais parvient à sauver son pied de l'amputation. Depuis son centre de rééducation, il supervise la construction du "Club Méditerranée", son futur navire. Le "boeing des mers" est mis à l'eau le 15 février 1976. En juin, il est au départ de la transat anglaise. Pour la première fois, il affronte Tabarly, son ancien mentor. Très vite, les conditions climatiques sont épouvantables. Cinq dépressions s'abattent sur les participants. Contraint à faire escale à Terre Neuve pour réparer ses voiles, Colas se fait coiffer au poteau par son maître.
"Ce que je crains, comme tous les solitaires, c'est le risque de passer par dessus bord. Et ce que je crains aussi bien sûr, c'est, comme tous les solitaires, le risque de passer par-dessus bord et de n'avoir personne pour vous repêcher. Passer par-dessus bord et voir le bateau qui s'éloigne, ça c'est la hantise de tous les solitaires." [video]

Gvdmoort [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]
Après l'échec de la transat anglaise en 1976, Colas prend du recul car, avec la défaite, arrivent aussi les problèmes financiers. Pour rentabiliser le "Club Méditerranée", il lance l'opération "Bienvenue", organisant des visites sur son bateau, donnant des conférences pour transmettre sa passion et raconter ses exploits. L'envie de renouer avec la compétition le gagne bientôt. En novembre 1978, à bord du Manureva, Colas prend le départ de la route du rhum. Pendant la course, il intervient tous les jours sur l'antenne de RMC. Alors qu'il reste une dizaine de jours de course, le 16 novembre, il prend la parole. « Tout va bien. Le bateau fonctionne à merveille, et j’ai retrouvé le contact avec mon trimaran. L’expérience acquise sur mon quatre-mâts Club Méditerranée me sert beaucoup. Désormais, je travaille plus en réflexion qu’en vitesse. Chacun de mes gestes s’enchaîne en douceur dans les manœuvres. Le pied se pose au bon endroit, la main et l’épaule s’appuient là où il faut. Je mène Manureva avec moins de douceur qu’autrefois, mais je crois qu’il m’en sait gré. »
Le lendemain, le navire entre dans une dépression creuse. Les vents portants d'une force terrible forment alors des creux de 6 à 7 mètres. Dans ces conditions, les bateaux atteignent des vitesses impressionnantes. Lors de son dernier appel, Colas lance: "Je suis dans l’œil du cyclone. Il n'y a plus de ciel; tout est amalgame d'éléments, il y a des montagnes d'eau autour de moi."A partir de ce moment là, plus personne n'aura de nouvelles du navigateur et de son embarcation. Dans un premier temps, les observateurs attribuent le silence radio aux vicissitudes de la course, mais 24 heures après l'arrivée des premiers concurrents à Pointe à Pitre (Birch et Malinovsky), il faut se rendre à l'évidence: il est arrivé quelque chose. Le 4 décembre, la marine nationale lance un plan de secours; les recherches officielles débutent. L'attente commence, insupportable, seulement rompue par des faux espoirs. La zone à quadriller est immense et couvre près de 5 millions de km². Plus de 350 heures de vols sont menées au cours de 36 missions pour tenter de localiser le navire, mais rien n'y fait, Colas et son Manureva restent introuvables. Semaine après semaine, les recherches diminuent en intensité, avant de cesser totalement.

Les conditions de la disparition du bateau ouvrent la voie à toutes les spéculations. D'aucuns envisagent un démâtage suivi d'un renversement, d'autres imaginent une collision avec un cargo. Certains incriminent la personnalité d'un marin casse-cou et trop sûr de lui. Les plus intrépides envisagent même une disparition volontaire de Colas, qui aurait ainsi échappé à ses créanciers. Cette disparition radicale entretient un halo de mystère et une légende mise en musique l'année suivante par Alain Chamfort, sur un texte de Serge Gainsbourg.


* "Où es-tu Manu Manureva?"
Au moment de la disparition du Manureva, Alain Chamfort travaille à Los Angeles sur son troisième album. Le chanteur, qui tient une mélodie accrocheuse, demande à des paroliers de lui soumettre des propositions. Serge Gainsbourg se fend d'un premier texte intitulé Adieu California. Chamfort n'est pas convaincu du tout. « Sur Adieu California, quelque chose me gênait. On parlait de Marilyn Monroe, de Santa Monica, thèmes que je trouvais un peu démodés. J'étais embarrassé. Comme l'auteur était Serge Gainsbourg, tout le monde trouvait ça formidable. » De guerre lasse, Chamfort - qui doit revenir des Etats-Unis avec une version chantée sur la musique lancinante et dynamique - enregistre un premix d'Adieu California. De retour à Paris, l'accueil est enthousiaste. La fabrication du 45 tours est lancée. Le chanteur reste pourtant convaincu que le titre va se planter. Aussi demande-t-il à Gainsbourg de lui réécrire des paroles.
Sur ces entrefaites, le chanteur à la tête de choux entend parler du Manureva lors d'un dîner avec le navigateur Eugène Riguidel. Chamfort se souvient de son appel, le lendemain: "Serge me dit: «Manu Manureva» avec sa voix comme ça. [il imite la voix de Gainsbourg] (...) Autant Adieu California me gênait, autant Manu Manureva me semblait évident. «Je trouve ça poétique, c'est doux, ça fonctionne. C'est quoi? Qu'est-ce que ça raconte?» Là il m'a annoncé que c'était le nom de baptême du bateau d'Alain Colas. Alors à ce moment là, j'ai eu un mouvement de réticence. Je lui ai dit: «Mais attend, c'est quand même un peu délicat d'envisager d'écrire une chanson sur quelqu'un qui est disparu en mer, dont on a abandonné les recherches. Ça me gêne d'utiliser cet accident. Je ne trouve pas ça très respectueux. » Il m'a dit: «Mais ne t'inquiète pas, on va écrire un hommage.» Le lendemain, il m'a appelé pour lire le texte de Manureva et, effectivement, il n'y avait plus de doutes possibles. (...) J'étais convaincu que la chanson prenait sa juste place." [source F]
Dès sa sortie, le disque fait un carton et devient le tube absolu d'Alain Chamfort. 
 La famille d'Alain Colas a reçu cette chanson de plein fouet, comme un "uppercut", mais aujourd'hui, c'est ce qui lui permet "de garder la mémoire"Pour Jean-François Colas, le frère du navigateur Alain Colas, disparu en mer, ce morceau reste un refrain lancinant. "Cette chanson, forcément, elle m'a pris aux tripes parce qu'elle pose une question que j'ai toujours en moi", confie-t-il.




Manureva
Manu Manuréva
Où es-tu, Manu Manuréva?
Bateau fantôme toi qui rêvas
Des îles et qui jamais n'arriva
Où es-tu Manu Manuréva
Porté disparu Manuréva
Des jours et des jours tu dérivas
Mais jamais-jamais tu n'arrivas
Là-bas
As-tu abordé les côtes de Jamaïca?
Oh, héroïque Manuréva
Es-tu sur les récifs de Santiago de Cuba?
Où es-tu Manuréva?
Dans les glaces de l'Alaska, ah-ah?
Où es-tu Manu Manuréva?
Porté disparu Manuréva
Bateau fantôme toi qui rêvas
Des îles et qui jamais n'arriva
Tu es parti oh, Manuréva
À la dérive Manuréva
Là-bas
As-tu aperçu les lumières de Nouméa?
Oh, héroïque Manuréva
Aurais-tu sombré au large de Bora-Bora?
Où es-tu Manuréva, ah-ah?
Dans les glaces de l'Alaska, ah-ah?
Où es-tu Manu, Manuréva?
Porté disparu, Manuréva
Des jours et des jours tu dérivas
Mais jamais-jamais tu n'arrivas
Là-bas

Notes:
1. La Transat anglaise, considérée comme la première véritable course transatlantique en solitaire, est organisée pour la première fois en 1960 par le magazine The Observer. En 1968, le Sunday Times imagine le Golden Globe Challenge, la première course autour du monde, en solitaire, sans escale et sans assistance. En 1978, la route du Rum permet de rallier Saint-Malo à Pointre à Pitre. Enfin le Vendée Globe, une course autour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance, sur des voiliers monocoques, naît en 1989.
2. Il n'a aucun diplôme adéquat, sa candidature est donc logiquement refusée. Le 11 janvier 1966, il embarque quand même sur un cargo pour l'autre bout du monde.  Obstiné, il finit par obtenir un poste en littérature française à Sydney. 
3. La transat anglaise est une course en solitaire qui se déroule tous les quatre ans. De Plymouth à Newport, les navigateurs traversent l'Atlantique contre les vents dominants. Colas a 29 ans, de l'ambition à revendre. Il a le verbe haut, des rêves de grandeur. Les Français découvrent alors le style Colas. "Le record, c'est plus de trois semaines: 26 jours. Mais moi, 3000 milles dans l'océan indien, je les ai torché en 12 jours et 14 heures. Mon bateau, ça fait trois ans que je vis à bord, ça fait 80 000 km que je passe dessus. C'est le prolongement de moi-même. Il fait partie de moi ou je fais partie de lui, si vous voulez. On se connaît. Je le connais. Je sais ce qu'il vaut. Je sais ce que je peux faire avec lui. Je sais jusqu'où je peux aller, jusqu'où il ne faut plus continuer." Ce bateau se nomme Pen Duick IV, l'ancien navire d'Eric Tabarly, la grande vedette nationale de la course à la voile. Ce trimaran tout en aluminium long de 21 mètres a une forme d'araignée.
4. Interrogé sur le futur bateau de son ancien équipier, Tabarly lâche: "C'est un très grand bateau. C'est une expérience intéressante, enfin je ne sais pas... A-t-on besoin de 21 mètres? Je n'en suis pas très sûr." 

Sources:
A. "Alain Colas, la disparition d'un héros des mers
B. Archive vidéo.
C. INA: "Alain Colas"
D. Wikipédia: "Manureva" (chanson)
E. "Où es-tu Manu Manureva?" 
F "Alain Chanfort: Histoire de Manureva, dérive et succès"
G. Page wikipédia consacrée à Manureva.

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