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mercredi 24 juin 2020

"Bidonville" de Nougaro, une plongée poétique dans un quotidien sordide .

En 1931, dans un article consacré aux habitats précaires de Tunis et publié dans la Voix du Tunisien, un médecin évoqua des "maisons de bidons". Le terme bidonville s'impose véritablement dans la langue française au début des années 1950. Il sert alors à désigner un quartier de Casablanca. Dans une thèse consacrée à cette ville (1968), André Adam écrit: «Mais je crois bien qu’il [bidonville] est né en Afrique du Nord et probablement au Maroc. Je ne serais même pas étonné que ce soit à Casablanca, où il supplanta le mot “gadoueville”, attesté vers 1930, mais qui n’eut pas de succès.»
Au départ, le mot est donc un nom propre, puis le terme «se généralisera par la puissance évocatrice de sa clarté sémantique (la ville de bidons)» et s'affirmera «en tant que  catégorie stigmatisée de la ville contemporaine.» (source A)  

* Qu'est-ce qu'un bidonville? 
Aujourd'hui ce terme permet de désigner en français un territoire d'habitat informel et spontané, construit hors de la présence de l’État. Le terme est souvent défini comme un espace fabriqué avec des matériaux de récupération. C'est souvent le cas lors de l'apparition du quartier. Mais, lorsque ce dernier est appelé à durer, les habitants transforment leur habitations de fortune au gré des possibilités pécuniaires. "Les bidonvilles réalisés en matériaux de récupération donnent souvent naissance, à plus ou moins long terme, à des quartiers consolidés aux habitations construites en dur et en voie progressive de reconnaissance et de viabilisation, avec toute une gradation de formes intermédiaires. " (source C) Pour autant ce type d'habitat conserve le statut de bidonville.  

André Feigeles / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)
 On peut dire qu'un bidonville est un espace où l'habitat est spontané, informel et où l’État est absent. Les habitants ne détiennent pas de titres de propriété ni de permis de construire. (1) Les services publics en sont absents. On n'y dispose pas d'eau courante ni d'électricité. Le tout-à-l'égout fait défaut. La chaussée et les trottoirs ne sont pas asphaltés. L'éclairage urbain n'existe pas.
Le bidonville résulte d'une occupation illégale du sol. L'habitat précaire apparaît dans les interstices laissés vacants de la ville, dans des secteurs considérés comme inutilisables, dangereux, plus ou moins insalubres (fortes pentes, zone inondable, à proximité d'une décharge ou d'une usine polluante, etc). L'installation des habitations se fait souvent de manière rapide, de nuit ou à l'insu des autorités, mises devant le fait accompli. Cette installation illicite permet aux acteurs publics de décider unilatéralement de l'éradication des bidonvilles, dès que le territoire devient un enjeu foncier, paysager (cacher cette pauvreté que je ne saurais voir), sécuritaire. A la faveur d'événements hyper médiatisés tels que la coupe du monde de football ou les Jeux Olympiques d'été à Rio de Janeiro en 2010 et 2014, les autorités brésiliennes se lancèrent ainsi dans la destruction des favelas. 

Michael E. Arth / CC BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0)
 Il reste quasi-impossible de donner des statistiques précises du phénomène. Faute de recensements réguliers, il ne peut s'agir au mieux que d'ordres de grandeurs. Ce sont en tout cas plusieurs centaines de millions de personnes qui vivent dans ce type d'habitat à l'échelle planétaire.  Dans un monde majoritairement urbain, un peu plus d'une personne sur dix vit dans un bidonville, soit un peu moins d'un quart des urbains. Entre 1990 et aujourd'hui, la proportion urbaine de la population des pays en développement vivant dans des bidonvilles serait passée de 46 à 30%. Cependant, depuis 1990 la population des bidonvilles a augmenté de près de 200 millions de personnes, compte tenu de la croissance démographique mondiale. Le phénomène est massif et en extension dans les pays en développement. Il est marginal mais très visible dans certains pays riches avec des campements illégaux et des habitats spontanés. En recul en Afrique du nord, Brésil, Inde, Chine, les bidonvilles progressent en Afrique subsaharienne.

* Une question de définition.
Si il reste difficile de comptabiliser le nombre de personnes vivant dans des bidonvilles, c'est aussi parce qu'il n'existe pas de définition universelle du terme bidonville/slum/favelas... Chaque État ou chaque zone géographique utilise sa propre définition, avec des critères adaptés à la situation locale. (2) D'ailleurs, de très nombreux mots, souvent très évocateurs, permettent de désigner les quartiers d'habitat spontané en fonction des régions et pays du monde. On parle de favela (le terme vient de la fève, aliment de base des pauvres) ou invasao au Brésil, de gecekondu ("construit la nuit") en Turquie, de bastee ou slum en Inde, de barriada (quartier) au Pérou, de villa miseria en Argentine, de shanty town en Jamaïque etc.  Tous ces termes possèdent une connotation péjorative, renvoyant au caractère stigmatisant, déshérité et délétère de cette forme d'habitat. 
Afin de pouvoir effectuer un recensement global, l'ONU-Habitat s'est doté en 2002 d'une définition de ces quartiers fondée sur 5 critères liés aux dimensions physiques et sociales de ces implantations informelles. Pour l'ONU habitat, un logement peut être considéré comme appartenant à un bidonville quand au moins l'un des cinq critères suivants fait défaut: 
- un logement durable (une structure permanente qui assure une protection contre les conditions climatiques extrêmes),
- une surface de vie suffisante (pas plus de trois personne par pièce),
- un accès à l'eau potable,
- un accès aux services sanitaires (toilettes privées ou publiques mais partagées par un nombre raisonnable de personnes),
- une sécurité et une stabilité d'occupation (protection contre les expulsions).




* "Bidon, bidon, bidonville"
En 1966, Claude Nougaro reprend une chanson de Baden Powell et Vinicius de Moraes intitulée Berimbau. Le titre original se réfère à un instrument monocorde, sorte d'arc musical sans doute d'origine africaine. Il s'agit de l'instrument caractéristique de la capoeira introduit comme cet art martial par les esclaves déportés d'Afrique. Les paroles du poète Vinicius de Moraes racontent d'ailleurs l'affrontement entre deux danseurs, sur fond de trahison amoureuse.
L'adaptation française du morceau se nomme Bidonville. Nougaro en fait un hymne à la fraternité dans lequel il décrit de manière élégante et poétique, le quotidien sordide d'un bidonville non localisé. Les paroles prennent la forme d'une rencontre entre un habitant du bidonville et un narrateur, étranger au quartier. L'habitant présente d'abord le territoire à son interlocuteur. Il lance d'emblée "regarde la ma ville"; puis poursuit par une description sans fard:  "La vie là dedans c'est coton", lâche-t-il. L'extrême pauvreté est en effet le terreau des activités illicites (trafic de drogue) ou inhumaines (prostitution): "Les filles qui ont la peau douce / la vendent pour manger." Pour survivre, il faut se débrouiller, trouver de quoi manger et c'est bien la misère qui pousse les habitantes à se prostituer.
Le chanteur décrit ensuite les logements délabrés et insalubres où s'entassent dans une très grande promiscuité des familles nombreuses ("Dans les chambres l'herbe pousse / Pour y dormir faut se pousser"). 
Personne ne devrait vivre dans un tel endroit ce qui attriste le regard humaniste porté par le chanteur. Tout sépare les deux protagonistes du morceau, si ce n'est une commune humanité. "Donne moi la main camarade / J'ai cinq doigts moi aussi / On peut se croire égaux." C'est alors que le narrateur invite son interlocuteur à fuir le bidonville, l’asphalte, en quête d'une vie nouvelle, plus douce, dans un milieu naturel. Loin du bidonville, "bientôt, on pourra s'embrasser, camarade / bientôt, bientôt / les oiseaux, les jardins, les cascades." Les écarts de richesses se trouvent à toutes les échelles: entre grands ensembles régionaux, entre pays, à l'intérieur des États, des villes. Le bidonville est l'illustration de cette ségrégation socio-spatiale galopante, même si "on peut se croire égaux."

Nougaro prend le parti des déshérités pour lesquels la cité de relogement ne vaut guère mieux que le bidonville, ce quartier dont on peut difficilement s'extraire comme le suggère la répétition lancinante: "bidon, bidon, bidonville". Le quartier est partout. Il s'impose,  emprisonnant tous ceux qui n'ont pas les moyens de le quitter. Même parti du bidonville, il n'est pas possible de lui échapper vraiment, son souvenir traumatique reste obsédant: "Je verrai toujours de la merde / Même dans le bleu de la mer / Je dormirais sur des millions / je reverrai toujours bidon". Le paradoxe est que l'on reste attaché, lié au bidonville et les propositions de relogement n'y changent rien. "Me tailler d'ici, à quoi bon / Pourquoi veux-tu que je me perde / Dans tes cités, à quoi ça sert!"


Nougaro: «Bidonville»
Regarde-la ma ville
Elle s'appelle Bidon
Bidon, Bidon, Bidonville
Vivre là-dedans c'est coton
Les filles qui ont la peau douce
La vendent pour manger
Dans les chambres l'herbe pousse
Pour y dormir faut se pousser
Les gosses jouent mais le ballon

C'est une boîte de sardine, bidon

Refrain: 
 Donne-moi ta main camarade
Toi qui viens d'un pays où les hommes sont beaux
Donne-moi ta main camarade
J'ai cinq doigts moi aussi
On peut se croire égaux


Regarde-la ma ville
Elle s'appelle bidon
Bidon, bidon, bidonville
Me tailler d'ici, à quoi bon
Pourquoi veux-tu que je me perde
Dans tes cités, à quoi ça sert!
Je verrai toujours de la merde
Même dans le bleu de la mer
Je dormirai sur des millions
Je reverrai toujours bidon
 

Refrain

Serre-moi la main, camarade
Je te dis au revoir
Je te dis à bientôt
Bientôt, bientôt
On pourra se parler, camarade
Bientôt, bientôt
On pourra s'embrasser, camarade
Bientôt, bientôt
Les oiseaux, les jardins, les cascades
Bientôt, bientôt
Le soleil dansera, camarade
Bientôt, bientôt
Je t'attends, je t'attends, camarade

Notes:
1. Le bidonville est généralement considéré comme un espace illicite. C'est souvent le cas, mais pas toujours, car les bidonvilles bénéficient parfois d'une régularisation après coup. Les autorités municipales finissent par reconnaître officiellement la présence du quartier, sans pour autant s'y impliquer. 
2. Tous les quartiers pauvres dans le monde ne sont pas des bidonvilles. Certains territoires pauvres, mais disposant des services publics élémentaires ne peuvent ainsi pas être considérés à proprement parlé comme des bidonvilles. L'usage de ce terme relève de "formules de stigmatisation", qui font du terme "bidonville" le "paradigme d'un espace stigmatisé et stigmatisant." Il convient ainsi de veiller à ne pas associer tout quartier pauvre dans les pays des "Suds" à des bidonvilles, qui seraient perçus comme une "fatalité urbaine", une sorte de "cliché territorial". De fait, la représentation des paysages brésiliens dans les manuels scolaires français vire souvent au stéréotype territorial.

Sources: 
A. CATTEDRA, Raffaele. Bidonville : paradigme et réalité refoulée de la ville du xxe siècle In : Les mots de la stigmatisation urbaine [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006 (généré le 05 mars 2020). 
B. Encyclopédie Larousse: "Bidonville"
C. Géoconfluences: Bidonville.
D. Enseigner la géographie: "Un mot: bidonville".
E. Politique du logement: bidonville.
F. Le Cartographe: "Qu'est-ce qu'un bidonville?
G. Julien Damon: "Un milliard d'habitants dans les bidonvilles?"

Liens:
- Almanach des bidonvilles 2015-2016 de ONU habitat. (pdf)
- Pop Story.
- Etat des lieux des bidonvilles en France métropolitaine. (2018)

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