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mercredi 14 octobre 2020

"Dans ma ville on traîne". Visite guidée et habitée de l'aire urbaine de Caen par Orelsan.

Aurélien Cotentin naît en août 1982 à Alençon. A 16 ans, il déménage avec sa famille à Caen. Après des études de management, le jeune homme se lance dans le rap en tant qu'Orelsan. Beaucoup de ses titres insistent sur la dépression et le sentiment de mal-être qui affectent une frange non négligeable de la jeunesse française. 

Avec "Dans ma ville on traîne », le rappeur propose une description de sa ville de Caen. L'intérêt principal du titre est de rappeler qu'un espace géographique, avant d'être un objet d'étude, reste surtout un lieu de vie, que l'on habite. Le rappeur énumère ses souvenirs d'enfant, d'adolescent, d'étudiant. Ce faisant, il raconte SA ville. Il associe chaque action passée au lieu où elle s'est déroulée.  "On a traîné dans les rues, tagué sur les murs, skaté dans les parcs, dormi dans les squares / Vomi dans les bars, dansé dans les boîtes, fumé dans les squats, chanté dans les stades".

Orelsan propose ici une immersion dans les différents espaces constitutifs de l'aire urbaine caennaise. Sa visite est incarnée, nourrie par ses expériences, ses souvenirs, bons ou mauvais. Dans ce billet, nous lui emboîtons le pas à la découverte de l'aire urbaine caennaise. 

Caen vue par Orelsan. Carte réalisée grâce à umap openstreetmap (version pdf)

* "Dans les rues pavées du centre."

La ville-centre concentre les services (commerces, administrations, loisirs, transports, éducation) et les monuments anciens. Au Moyen-Age, Caen connaît un grand essor, avec la constitution du duché de Normandie. En son centre s'élève le château ducal érigé par Guillaume le Conquérant vers 1060. "Le chateau, ses douves" occupent un vaste espace entre le centre-ville et l'université. Les Caennais s'y promènent volontiers, entretenant les légendes urbaines les plus farfelues. Caen possède un très riche patrimoine architectural qui lui vaut parfois le surnom de "ville aux cent clochers" (comme sa rivale Rouen). Citons, parmi d'autres merveilles, les abbatiales Saint-Etienne (abbaye aux Hommes) et de la Trinité (abbaye aux Dames), les églises Saint-Pierre, Saint-Nicolas, Saint-Sauveur...

Big Pilou / CC BY (https://creativecommons.org/licenses/by/2.0)
 "Dans les rues pavées du centre, (...) tous les magasins ferment". Comme dans la plupart des villes françaises, cette vacance commerciale s'explique par les baux exorbitants pratiqués et la concurrence des grandes zones commerciales de la proche banlieue. A l'heure de fermeture des bureaux et des commerces, le centre ville semble se vider. "Après 22 heures, tu ne croises plus de gens." Le trafic, la trépidation sonore des activités diurnes disparaissent soudain. "T'entendras qu'les flics et l'bruit du vent". Pourtant, en dépit des apparences, le centre reste un espace récréatif, un lieu de fêtes. Quand les cols blancs et employés de bureaux regagnent leurs pénates, ils cèdent la place aux "mecs de la fac en troisième mi-temps", qui vont se terminer "dans les quelques bars qui servent encore. / Où y'a des clopes et des Anglais ivre-morts". Le rappeur connaît bien ces heures vides de la nuit où le temps semble se suspendre sous l'effet de l'alcool. Il répète à trois reprises: "J'ai tellement traîné dans les rues d'Caen / Avec une bouteille où tout l'monde a bu dedans / Entre deux mondes en suspens / Criminelle, la façon dont j'tuais l'temps". Dans la chaleur de la nuit, une faune interlope prend possession des lieux. Les "clochards dont tout l'monde connaît les noms", fréquentent l'épicerie de nuit (l'épicerie des Quatrans). Dans "un coin perdu" - la presqu'île entre l'Orne et le canal - "les filles se prostituent au milieu des grues". La visite guidée de Caen par Orelsan ne ressemble décidément pas à celle de l'office du tourisme. Point de Mémorial ici, mais des alcoolos, des clochards célestes et "Gigi" qui s'ouvrent "les veines à coups d'tesson". Dans la ville-centre, l'extrême pauvreté côtoie la richesse car c'est aussi ici que "les bourges font les courses" dans des magasins devant lesquels "les punks mendient".

Service de la ville de Caen / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)
 Malgré le processus de gentrification à l’œuvre, malgré la disparition de nombreux commerces, la ville-centre reste le cœur battant de l'aire urbaine. "J'ai fait des mariages, des enterrements / dans les mosquées, les églises et les temples" se remémore le rappeur. Parce qu'on y trouve une très grande diversité de fonctions et de services, parce qu'elle concentre les emplois et attire la main d’œuvre, elle polarise l'espace. Elle bénéficie d'ailleurs d'une excellente accessibilité grâce à des infrastructures de transports denses et diversifiées. Un aéroport, une gare LGV, des autoroutes assurent la desserte de la ville. Dans son titre, Orelsan mentionne aussi le tramway, le périph', le canal, le port (de plaisance), les bus qui relient Ouistreham où il est possible de prendre un Ferry pour l'Angleterre. 

* "Tu t'réveilleras sur les bords de la ville."

Mondeville 2. Ikmo-ned / CC BY-SA
S'endormir dans le tram et se réveiller au terminus, c'est être aux limites de la ville, en banlieue, là où les zones commerciales sortirent de terre au cours des décennies 1970, 1980. Dans les banlieues se trouvent en effet les activités qui prennent beaucoup de place: les zones commerciales, industrielles, d'activités ou artisanales... Là, en lisière de la ville-centre, juste à côté du périph', "les centres commerciaux sont énormes". Dans les temples de la consommation moderne, "on passait les samedis en famille (...), même quand on avait que dalle à acheter", se souvient Orelsan. Les marges de la ville-centre, la proche banlieue accueillent également une part importante de la population urbaine dans des pavillons ou des logements collectifs. Là,"tu peux voir les grandes tours des quartiers", "où l'architecte a cru faire un truc bien" mais s'est souvent raté. Les Zones Urbaines Sensibles de La Grâce de Dieu, La Guérinière, La Pierre Heuzé, Hérouville Est (Le Val, Le  Grand Parc, Les Belles Portes), les quartiers de Champagne ou du Chemin Vert  concentrent les difficultés sociales. Mal raccordées au centre, ces cités s'apparentent à des espaces de relégation, témoignages de la ségrégation socio-spatiale qui affecte aussi les grandes aires urbaines. "Si j'rappais pas, j'y serais jamais allé / Parce qu'on s'mélange pas tant qu'ça, là d'où j'viens", note ce rejeton de la classe moyenne qu'est Orelsan. 

Roi.dagobert / CC BY-SA
 La banlieue est aussi l'espace d'installation des grandes industries dévoreuses d'espaces.  "Si tu vois d'la fumée (...) / C'est qu'dans les usines pas très loin / On s'calcine, on s'abîme, on fait du carburant pour la machine".  Les principales industries de l'agglomération toujours en activité se situent au nord et à l'est de Caen: usines Renault Trucks ou Renault Véhicules Industrielles à Blainville, sur la presqu'île entre l'Orne et le canal, PSA à Cormelles-le-Royal... Sur cette commune, l'usine Moulinex produisait de petits appareils électro-ménagers. Après une longue bataille judiciaire, elle ferma ses portes en 2001, mettant sur le carreau 3 000 salariés. De 1917 à 1993, à Colombelles, les ouvriers de la Société Métallurgique de Normandie produisaient de l'acier, jusqu'à la délocalisation en Chine. L'ancienne tour réfrigérante (photo ci-contre) témoigne du riche passé industriel de la région, mais aussi de sa désindustrialisation avancée. Le "chaudron" est devenu une friche et ne fume plus.

* "Près des baraques pavillonnaires où les baraques sont les mêmes."
Au delà des grandes tours des quartiers, des usines et des centres commerciaux,
"y'a des champs, y'a plus rien". Rien hormis "des pavillons rectilignes / Où on pense à c'que pense la voisine / Où on passe les dimanches en famille / Où on fabrique du blanc fragile". Le manque de logements adaptés, les prix exorbitants de l'immobilier, le besoin de nature et la révolution des transports ont incité de nombreux citadins à s'installer dans les couronnes périurbaines dont l'extension spatiale se poursuit au gré des opportunités foncières. Cette périurbanisation entraîne donc un phénomène d'étalement urbain. Dans les zones pavillonnaires, les maisons sont construites en série suivant des plans identiques. Bien que parfois relativement éloignées de la ville-centre, les communes de la couronne péri-urbaines restent dépendantes de la ville-centre dans la mesure où au moins 40 % de la population ayant un emploi continue d'y travailler. En journée, les lotissements sont vidés d'une grande partie de leurs habitants partis au boulot "en ville". Le soir, ces derniers rentrent chez eux. Ces migrations pendulaires impriment donc des pulsations bien particulières au sein de l'aire urbaine.

* Métropole Caen la Mer.

La balade touche à sa fin. La concentration des populations et des activités diverses et spécialisées assurent à la métropole caennaise une aire d'influence régionale, contrariée cependant par la proximité de la capitale. Il n'empêche que de nombreux jeunes bas-normands ("les mecs de la fac") poursuivent leurs études à l'université de Caen. Les malades, quant à eux, se font soigner au CHU. "L'hôpital qu'on voit d'partout" est un bâtiment monstrueux de 83 mètres de haut construit avec autant de fantaisie que les immeubles staliniens moscovites de l'après-guerre.  

Caen se situe à quelques kilomètres de la Manche, un littoral touristique très fréquenté. Des "bus (...) t'emmènent à la mer en moins d'vingt minutes". Les Anglais viennent en nombre en raison de la proximité géographique et de la présence de Ferry assurant la traversée. Depuis la côte, "tu vois l'Angleterre derrière la brume"... Enfin à condition de croire aux légendes urbaines. Les grandes et belles plages normandes attirent également de nombreux touristes franciliens dont Orelsan se souvient qu'ils n'étaient guère charitables. "Où les Parisiens nous trouvaient tellement nuls." Caen et sa région ont été durement éprouvées par les combats du débarquement. Le rappeur y fait d'ailleurs référence lorsqu'il décrit le centre-ville vidé de ses habitants. "Après vingt-deux heures, tu croises plus d'gens / Comme si on était encore sous les bombardements."

C°: A l'issue de cette promenade caennaise, on peut constater qu'Orelsan entretient un rapport ambivalent avec sa ville. "Parler du beau temps serait mal regarder le ciel". Orelsan insiste sur l'humidité du climat océanique caennais et son ineffable "crachin normand". Ces ondées drues, mais peu denses font dire à Orelsan que sa ville n'est "même pas foutue d'pleuvoir correctement". Mais dans le même temps, il constate:"J'peux pas la quitter, pourtant, j'passe mon temps à cracher dessus (...)/ J'la déteste autant qu'je l'aime, sûrement parce qu'on est pareils." Le rappeur a usé ses fonds de culottes dans les rues de Caen. Il se souvient des "avions en papier" qu'il jetait du pont avec mamie Jeannine, mais aussi de ses aventures adolescentes. Tous ces souvenirs expliquent sans doute son attachement à la ville. "À chaque fois qu'ils détruisent un bâtiment / Ils effacent une partie d'mon passé". 


Dans ma ville on traîne.

                          Dans ma ville on traîne, entre le béton, les plaines                                                       

Dans les rues pavées du centre où tous les magasins ferment
On passe les weekends dans les zones industrielles
Près des zones pavillonnaires où les baraques sont les mêmes
Ma ville est comme la première copine que j'ai jamais eue
J'peux pas la quitter, pourtant, j'passe mon temps à cracher dessus
Parler du beau temps serait mal regarder le ciel
J'la déteste autant qu'je l'aime, sûrement parce qu'on est pareils
On a traîné dans les rues, tagué sur les murs, skaté dans les parcs, dormi dans les squares
Vomi dans les bars, dansé dans les boîtes, fumé dans les squats, chanté dans les stades
Traîné dans les rues, tagué sur les murs, skaté dans les parcs, dormi dans les squares
Vomi dans les bars, dansé dans les boîtes, fumé dans les squats, chanté dans les stades

J'ai tellement traîné dans les rues d'Caen
Avec une bouteille où tout l'monde a bu dedans
Entre deux mondes en suspens
Criminelle, la façon dont j'tuais l'temps (X3)

Après vingt-deux heures, tu croises plus d'gens
Comme si on était encore sous les bombardements
T'entendras qu'les flics et l'bruit du vent
Quelques mecs de la fac en troisième mi-temps
Qui devraient pas trop s'approcher du bord
Quand ils vont s'terminer sur le port
Dans les quelques bars qui servent encore
Où y'a des clopes et des Anglais ivre-morts
Cinq heures du mat'
La queue dans les kebabs en sortie d'boîte
Tu peux prendre une pita ou prendre une droite
Ou alors tu peux prendre le premier tram
Et, si jamais tu t'endors
Tu t'réveilleras sur les bords de la ville
Là où les centres commerciaux sont énormes
Où on passait les samedis en famille
Où j'aimais tellement m'balader
Même quand on avait que dalle à acheter
You-hou, ouais
Le caddie des parents ralentit devant Pizza Del Arte
Pas loin du magasin d'jouets
Où j'tirais des chevaliers
Près du pont où ma grand-mère m'emmenait
Lancer des avions en papier
Où tu peux voir les grandes tours des quartiers
Où l'architecte a cru faire un truc bien
Si j'rappais pas, j'y serais jamais allé
Parce qu'on s'mélange pas tant qu'ça, là d'où j'viens
Après, y'a des champs, y'a plus rien
Si tu vois d'la fumée quand tu reviens
C'est qu'dans les usines pas très loin
On s'calcine, on s'abîme, on fait du carburant pour la machine
À côté des pavillons rectilignes
Où on pense à c'que pense la voisine
Où on passe les dimanches en famille
Où on fabrique du blanc fragile
Longe le canal, prends l'périph'
T'arrives à la salle où j'ai raté des lay-ups décisifs
Pas loin d'un coin perdu
Où les filles se prostituent au milieu des grues
Là où y'a les bus
Qui t'emmènent à la mer en moins d'vingt minutes
Où les Parisiens nous trouvaient tellement nuls
Où tu vois l'Angleterre derrière la brume
Passe devant l'hôpital qu'on voit d'partout
Pour nous rappeler qu'on y passera tous
Et tu seras d'retour en ville
Où les bourges font les courses et les punks mendient
Où y'a des clochards dont tout l'monde connaît les noms
J'ai vu Gigi s'ouvrir les veines à coups d'tesson
Devant l'épicerie, celle qu'est toujours ouverte
Près du château, ses douves et ses légendes urbaines
J'ai fait des mariages, des enterrements
Dans les mosquées, les églises et les temples
Sous un crachin normand
Elle est même pas foutue d'pleuvoir correctement
Ma ville aux cent clochers
À chaque fois qu'ils détruisent un bâtiment
Ils effacent une partie d'mon passé” 


Ci-dessus: le Caen d'Orelsan. 

Sources:

- Le formidable travail réalisé par Denis Sestier avec une de ses classes a été une grande source d'inspiration pour rédiger ce billet. A partir des paroles de la chanson, l'auteur propose ce croquis. . Merci Denis!

- "Orelsan, le rap d'une France en crise

- Le morceau décrypté par Genius.  

- INSEE: "Caen la Mer, une communauté urbaine attractive, notamment pour les jeunes." 

- Claude Boniou, Camille Hurard: "En 50 ans, de profondes mutations sociales et démographiques dans les quartiers de la ville de Caen", site de l'INSEE. 

- "La Normandie et ses territoires", INSEE.

Liens:

- D'autres morceaux consacrés à des villes: "Je viens de là"par Grand Corps Malade.

- "Ce que la géographie nous apprend de l'histoire du rap français", Télérama. 


2 commentaires:

  1. Ta gueule avec tes sources d'universitaire. Tu mets même pas les bonnes photos pour les bon lieux. Tu sais même pas qui est "Gigi", tu veux décortiquer un truc tellement poétique que ça te touche pas. Va chier.

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  2. Merci Beau pour ce commentaire constructif (sous pseudo ce qui dénote toujours d'un certain courage).
    Désolé de ne pas avoir pris mes sources auprès de vous.
    Je ne savais pas que pour écrire sur un sujet, il était indispensable de connaître personnellement tous les individus mentionnés. En l'occurrence, c'est Orelsan qui parle de Gigi, mais passons. En suivant votre logique, les médiévistes ont du souci à se faire...
    Merci aussi de m'expliquer ce que je ressens face un texte, mais il est vrai qu'à la lecture de votre commentaire, vous semblez bien mieux vous y connaître en matière de poésie.
    Va chier aussi.
    J.Blottière

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