«Les Ricains m'a valu la haine de la gauche, qui m'a traité de facho et qui continue... et celle des gaullistes qui m'ont pris pour un emmerdeur...», se souvient Michel Sardou dans son autobiographie publiée en 2009. Il faut dire qu'avec ce titre, le chanteur n'y va pas avec le dos de la cuillère. La chanson est un hommage aux valeureux soldats américains qui débarquèrent sur les plages de Normandie le 6 juin 1944. Dès sa sortie, la chanson remporte un grand succès.
Pour bien comprendre les polémiques suscitées par ce morceau, il faut se pencher sur le contexte historique. Aux lendemains de la guerre d'Algérie en 1962, le général de Gaulle cherche à restaurer le rang de la France sur la scène internationale. Dès lors, il fonde sa politique étrangère sur la primauté du fait national (l'unité et la grandeur de la nation). Dans le cadre de la "coexistence pacifique", caractérisée par un réchauffement des relations diplomatiques entre les deux blocs, le président français affirme sa volonté d'autonomie stratégique à l'égard des États-Unis. Cette ambition ne peut prendre corps qu'à condition de disposer d'une force de frappe autonome. Au moment où les deux Grands négocient une limitation des essais, de Gaulle explique que la France veut se "libérer du joug d'une double hégémonie convenue entre les deux rivaux." De fait, la première bombe atomique française explose en février 1960 dans la Sahara. Pour assurer l'indépendance de la défense nationale, le pays dispose également de l'escadre des mirages IV, capables de larguer une arme nucléaire, des missiles sol-sol du plateau d'Albion et du Redoutable, un sous-marin lance-missiles à propulsion nucléaire.
La volonté d'indépendance nationale conduit également de Gaulle à se séparer de l'organisation militaire de l'OTAN sous commandement américain. Pour le général, "l'OTAN est un faux-semblant. C'est une machine pour déguiser la mainmise des États-Unis sur l'Europe. Grâce à l'OTAN, l'Europe est placée dans la dépendance des États-Unis, sans en avoir l'air." La France se retire donc du commandement intégré de l'OTAN le 7 mars 1966. (1) Cette décision implique le transfert à l'étranger des 29 bases américaines implantées sur le territoire national. Avec leurs 27 000 soldats et leurs 37 000 employés civils, ces bases forment de véritables petites villes, où s'épanouit l'American way of life. A la Maison Blanche, le retrait français est ressenti comme un affront. De son côté, de Gaulle jubile. "Après avoir donné l'indépendance à nos colonies, nous allons prendre la nôtre. L'Europe occidentale est devenue, sans même s'en apercevoir, un protectorat des Américains. Il faut maintenant se débarrasser de leur domination. "
Pour bien montrer qu'il est décidé à faire cavalier seul, le général mène également une politique d'ouverture à l'Est. Entre les deux blocs, il veut jouer son jeu et tend les bras aux "Tiers monde". En 1964, le président se lance dans une grande tournée en Amérique latine. La même année, de Gaulle normalise les relations françaises avec la Chine communiste, puis met fin à la participation française à l'Otase. Cette Ostpolitik se concrétise aussi par un visite triomphale en URSS en juin 1966. Le voyage débouche sur des accords commerciaux et l'ouverture d'une ligne téléphonique directe entre le Kremlin et l'Élysée. Cette attitude agace les Américains. De Gaulle affirme également l'indépendance à l'égard de Washington en condamnant sans ambages la guerre au Vietnam. Dès 1965, il prophétise:"si les Américains ne décident pas souverainement de se retirer, la guerre durera dix ans. (...) Ce sera une tâche indélébile au front de l'Amérique. Elle en sera déstabilisée et le monde entier avec elle." Alors que les États-Unis sont en pleine escalade dans la péninsule indochinoise, le président français se rend au Cambodge, à l'invitation du prince Norodom Sihanouk, le 1er septembre 1966. De Gaulle proclame son soutien à la neutralité du Cambodge et condamne avec éclat "l'appareil guerrier américain". La visite à Pnom Penh permet à de Gaulle d'affirmer publiquement "ses distances avec le leadership de Washington et entériner la fin de l'empire en tant que composante centrale de la politique étrangère française." (Source A p 559) (2) Après avoir loué l'attitude de Sihanouk, le président français dépeint les Américains comme de dangereux agresseurs. "Au lendemain des accords de Genève de 1954, le Cambodge choisissait (...) la neutralité (...). [...] C'est pourquoi, tandis que votre pays [le Cambodge] parvenait à sauvegarder son corps et son âme parce qu'il restait maître chez lui, on vit l'autorité politique et militaire des États-Unis s'installer à son tour au Vietnam du Sud et, du même coup, la guerre s'y ranimer sous la forme d'une résistance nationale. Après quoi, des illusions relatives à l'emploi de la force conduisirent au renforcement continuel du Corps expéditionnaire et une escalade de plus en plus étendue en Asie, de plus en plus proche de la Chine, de plus en plus provocante à l'égard de l'Union soviétique, de plus en plus réprouvée par nombre de peuples d'Europe et d'Afrique, d'Amérique latine et, en fin de compte, de plus en plus menaçante pour la paix du monde." Il ajoute un peu plus tard: "Et bien, la France considère que les combats qui ravagent l'Indochine n'apportent par eux mêmes, (...) aucune issue. Il faut laisser chaque peuple disposer à sa façon de son propre destin." Le fossé s'accroît donc entre les États-Unis, obnubilés par la lutte contre le communisme, et de Gaulle, qui rejette la pax americana. Les premiers s'offusquent et reprochent au second ne pas avoir eu de mots pour condamner l'agression communiste dans la péninsule indochinoise.
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C'est dans ce contexte très tendu que Michel Sardou écrit et interprète les Ricains, en 1967. Le chanteur a tout juste 20 ans, mais des idées déjà bien arrêtées sur à peu près tous les sujets. L'évocation du débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944, est l'occasion de rendre un vibrant hommage à la bravoure des soldats américains venus libérer l'Europe de l'Ouest du joug nazi. Sardou insiste sur le sacrifice des GI's, dont 3 200 moururent sur le sol français; à l'image de ce "gars venu de Georgie (...) mourir en Normandie". Pour Sardou, il s'agit avant tout de dénoncer l'ingratitude de la France à l'égard de cette grande puissance qui, par deux fois, vint à son secours. (3) Le chanteur prend à partie l'auditeur, dénonce son égoïsme et sa mémoire sélective. "Bien sûr les années ont passé / Les fusils ont changé de mains / Est-ce une raison pour oublier /Qu'un jour on en a eu besoin?" Le chanteur dénonce ensuite l'attitude des communistes, désignés comme "l'amicale du fusillé" (4), au sein de laquelle on affirme - guerre froide oblige - que les soldats américains "sont tombés pour rien".
Les paroles du morceau constituent une véritable provocation dans la mesure
où elles minimisent les faits d'armes de la résistance française et
s'inscrivent en contradiction avec l'esprit résistancialiste de
l'époque. Le "gars (...) de Georgie / Est v'nu mourir en Normandie / Un matin où tu n'y étais pas". Autrement dit, alors que les soldats américains se sacrifiaient loin de leur terre natale, les autochtones ne se pressaient pas pour défendre la leur.
Plus loin, Sardou chante: «si les Ricains n'étaient pas là vous seriez tous en Germanie...». Ce faisant, il manie l'uchronie et lance une offensive en règle contre la geste gaullienne... et la politique internationale du président. Pour les gaullistes comme les communistes, le morceau, chanté sur un air country, a tout du pamphlet. En réaction, le gouvernement "déconseille" fortement aux radios de diffuser le titre lors de sa sortie, ce qui n'empêche pas Sardou de remporter son premier succès d'estime. Au fond, le chanteur a bien perçu les interrogations de l'opinion publique,
tiraillée entre fascination pour le modèle américain et défense
obstinée de l'exception nationale. Vingt-deux ans après la fin de la Seconde Guerre
mondiale, les États-Unis continuent de jouir d'une image positive auprès de nombreux Français, même si, au sein d'une autre frange de la population, le conflit au Vietnam attise l'antiaméricanisme.
La polémique rebondit de plus belle à l'occasion de l'interprétation des "Ricains" sur scène. Quand il chante "A saluer je ne sais qui',
Sardou accomplit parfois les gestes de ralliement au nazisme ou au
communisme (salut fasciste ou poing levé). En agissant de la sorte, il
entend rappeler que, sans l'intervention des Américains en juin 1944, la
France serait devenue une province du III° Reich ou une "démocratie
populaire". Les antifascistes accuseront
l’interprète de complaisance pour le nazisme alors que les antiaméricains
l’accuseront d’atlantisme. Il faut dire qu'au jeu des si, on peut dire pas mal d'âneries et délirer à l'infini. Que ce serait-il passé si Hitler avait obtenu son diplôme des Beaux-Arts de Vienne?
Cimetière américain de Colleville-sur-Mer (Domaine public) |
Michel Sardou n'en reste pas là et récidive en 1969 avec Monsieur le président de France. La chanson prend la forme d'une lettre adressée au général de Gaulle: « Monsieur le Président de France/ Je vous écris du Michigan/Pour vous dire que tout près d’Avranches / Mon père est mort il y a vingt ans. (...) Dites à ceux qui ont oublié / A ceux qui brûlent mon drapeau / Qu'en souvenir de ces années / Ce sont les derniers des salauds.»
Au bout du compte, tout cela ne semble pas si grave. Dès 1969, le chanteur se rabiboche avec son pays avec le franchouillard "J'habite en France". Quant à la "révolution diplomatique" gaullienne, il ne faut pas en exagérer la portée. Comme le rappelle de Gaulle en 1970 dans ses Mémoires d'espoir: "Mon
dessein consiste (...) à dégager la France, non pas de l'Alliance
atlantique, que j'entends maintenir à titre d'ultime précaution, mais de
l'intégration réalisée par l'OTAN sous commandement américain." En dépit des remous provoqués par la décision de quitter le commandement intégré de l'OTAN, la France demeure bel et bien dans le camp occidental. Enfin, après avoir dénoncé les vestiges de la colonisation dans le monde, le général s'accommode des parcelles de l'empire (Nouvelle Calédonie, Polynésie...); territoires forts utiles pour tester, loin de l'hexagone, la nouvelle bombe thermonucléaire française...
Vous seriez tous en Germanie
A parler de je ne sais quoi
A saluer je ne sais qui
Les fusils ont changé de mains
Est-ce une raison pour oublier
Qu'un jour on en a eu besoin?
Qui se foutait pas mal de toi
Est v'nu mourir en Normandie
Un matin où tu n'y étais pas
On est devenus des copains
A l'amicale du fusillé
On dit qu'ils sont tombés pour rien
Vous seriez tous en Germanie
A parler de je ne sais quoi
A saluer je ne sais qui
Notes:
1. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la France réintègre le commandement de l'OTAN.
2. Jusqu'aux accords d’Évian, qui mettent à la guerre d'Algérie, les colonies occupaient pourtant une place essentielle dans la diplomatie française. La politique extérieure enfin libérer du carcan colonial permet d'affranchir la France de sa subordination aux Américains au sein de l'Alliance atlantique.
3. Au passage, le chanteur ne dit mot de la participation des soldats britanniques, canadiens et français (les fusiliers commandos dirigés par Philippe Kieffer) à l'opération Overlord.
4. Au sortir de la guerre, le PCF se targue d'être le parti des "75 000 fusillés", un chiffre très exagéré, qui ne doit pas pour autant faire oublier l'importance de la résistance communiste.
Sources:
- Christopher E. Goscha: "1er septembre 1966. Le discours de Pnom Penh", in L'histoire de France vue d'ailleurs, Editions des Arènes, 2016.
- Michelle Zancarini-Fournel et Christian Delacroix: "1945, la France du temps présent", coll. Histoire de France, Belin, 2010.
- La page Wikipédia consacrée aux Ricains.
Bonjour
RépondreSupprimerVous avez écrit je vous cite :
Plus loin, Sardou chante: «si les Ricains n'étaient pas là NOUS SERIONS tous en Germanie...»
Vous avez changé ses paroles. Il a écrit (...VOUS SERIEZ tous en Germanie...) et non NOUS SERIONS tous en Germanie.
Par deux fois dans la chanson il a écrit (...vous seriez...) et non nous serions. C'est très different.
Vous écrivez aussi plus haut : Quand il chante "A saluer N'importe qui". Autre erreur de votre part: il a écrit (... A saluer JE NE SAIS qui...) et pas "A saluer n'importe qui".
Vous avez changé les paroles ddecette recette chanson par deux fois, sur un texte court et qui répète deux fois les phrases. Ceci dévoile soit un amateurisme ou pire de l'incompétence. ( ou les deux comme dirait mon chef.)
Je passe sur la faute commise (...un matin où tu n'y étaiT pas...) au lieu de(... où tu n'y étaiS pas...)
Il faut se relire, même quand on copie un texte.
Voilà qui est corrigé. Merci pour ce commentaire constructif et pas du tout agressif.
RépondreSupprimerJ.B.
Comme quoi le général a pu se tromper un peu sur les américains et que Sardou n avait pas tort
RépondreSupprimerQuand à ceux qui croient encore au communisme façon,Staline, Poutine ,Chine ,il sont soient aveugles et sourds ,soient masochistes !