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mercredi 14 avril 2021

Avec ses "Ensembles vocaux et instrumentaux" (VIA), l'URSS prétendait contrer l'influence pernicieuse du rock occidental. Ce fut un fiasco.

La guerre froide est un conflit idéologique, économique et culturel. Au sein du bloc soviétique, les arts font donc l'objet d'une attention constante et doivent se conformer aux canons esthétiques communistes définis par Jdanov en 1947. Dans le domaine musical, les autorités scrutent avec la plus grande attention les musiques venues de l'Ouest. Selon Staline, le jazz était une expression bien trop décadente pour permettre l'avènement de l'homme nouveau. Il faut donc attendre la mort du "vojd", en 1953, pour que ce genre musical ait enfin droit de citer. En tout cas, à la fin des années 1960, le jazz est devenu un art sérieux, une "manifestation spontanée de la conscience noire opprimée par l'impérialisme."

L'avènement et l'essor du rock aux États-Unis à partir du milieu des années 1950 suscitent une adhésion populaire dans tout le bloc occidental. Pour les cadres du PCUS, il s'agit d'"une tentative de subversion idéologique sur le front de la musique." Aux yeux de la jeunesse soviétique en revanche, le rock tient de la "révélation extatique" (source A). Joël Bastenaire dans son remarquable "Back in the USSR" (source A) explique ainsi le succès immédiat: "Bien avant que sa dimension contre-culturelle ne soit rendue évidente par l'interdit, c'est son caractère mordant et rageur qui fascine un public bercé par les orchestrations consensuelles que diffuse la radio. (...) Le sens des paroles chantées en anglais est obscur mais celui des gestes est évident. Ces signifiants évoquent des inversions de valeur sur lesquelles les jeunes peuvent reconstruire leur identité." (source A p 33)

Dmitry Rozhkov, CC BY-SA 3.0

 Très vite, censure et répression  s'abattent, implacables. Les disques occidentaux sont interdits. Pour pouvoir malgré tout écouter la musique prohibée, la jeunesse soviétique déploie des trésors d'inventivité.  

- Les étudiants en médecine, par exemple, détournent de vieilles radios médicales pour graver d'après les enregistrements de la BBC et de Voice of America. Pendant des années, ces étranges et fragiles matériaux musicaux s'échangent sous le manteau contre quelques roubles. Gravés sur une seule face, ces disques souples ne résistent pas à plus d'une trentaine de passages sous l'aiguille d'un phonographe. (1)
- Comme les guitares électriques restent introuvables en URSS, le seul moyen de s'en procurer est de les fabriquer à partir d'instruments acoustiques équipés de micros ou d'en importer en catimini de Tchécoslovaquie.  

- La CIA finance Radio Free Europe, dont les puissants émetteurs diffusent les nouvelles et la musique américaines de l'autre côté du rideau de fer. Les ondes deviennent ainsi le moyen privilégié pour atteindre les gens de l'autre côté du rideau de fer, en dépit des efforts déployés par les Soviétiques pour les brouiller. Comme le rappelle Andrey Makarevich, le leader du groupe Machina Vremeni,  "on avait du mal à capter la station, parce que le KGB faisait tout pour brouiller les ondes, ça faisait bzzzzzz tout le temps, mais en pleine nuit cela se rétablissait et on entendait enfin quelque chose." Tous ces stratagèmes permirent au rock de s'immiscer subrepticement dans le camp soviétique. 

* Beatlemania. 

Dès le début des années 1960, la Beatlemania déclenche dans le bloc de l'Est une frénésie comparable à celle que l'on observe partout ailleurs. La répression dont font l'objet les amateurs de rock se relâche furtivement. Un premier concert se tient même à Moscou en 1966 et le rock parvient à se faire un chemin dans les grandes villes. Des groupes nommés Sokol, Skifi, Gradski ou Orfey adaptent les tubes américains et se produisent dans les cafés ou les salles des fêtes des universités. La chape de plomb retombe pourtant très vite. En août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie écrasent le Printemps de Prague et sa tentative d'instauration d'un socialisme à visage humain. La répression s'abat de nouveau contre les représentants de la "culture décadente" dont les faits et gestes font l'objet d'une intense surveillance. Le matériel de scène de Sokol disparaît ainsi mystérieusement, tandis que leur manager est envoyé en camp de rééducation sous un prétexte fallacieux. Les concerts de Skifi sont interrompus par la police lorsqu'ils suscitent trop d'enthousiasme...

* Les autorités communistes proposent leur propre version du rock, parfaitement artificielle.

Le VIA Cœurs battants, CC BY-SA 3.0
 Face à l'indéniable attraction du mode de vie américain sur la jeunesse, les autorités hésitent sur l'attitude à adopter. Faut-il intégrer cette musique pour s'en servir ou la bannir?  Si le régime n'interdit pas formellement la pratique du rock, il l'encadre néanmoins strictement. Les musiciens doivent ainsi passer des auditions devant une commission. Composé de fonctionnaires, ce jury examine attentivement les textes des chansons, le jeu de scène, la musique pratiquée. Dès lors, pour se produire en URSS, il faut subir un strict encadrement. Les autorités soutiennent des groupes officiels dont on s'assure qu'ils véhiculent bien les valeurs du parti. Le nouveau mécanisme de surveillance prend corps avec la création de VIA, pour Ensembles vocaux- instrumentaux (ВИА = Вокально-Инструментальные Ансамбли). Selon la terminologie officielle, ils ne jouent pas du rock (l'homophone russe signifie "destin"), mais du beat, une musique sage et raide faite de chansons folkloriques ou de reprises en russe de tubes anglo-saxons. A la condition de passer sous les fourches caudines de la censure, les formations musicales peuvent devenir professionnelles et bénéficier de tournées subventionnées. Les critères de validation des groupes n'en demeurent pas moins drastiques.  Il devient impératif de se couper les cheveux, de s'habiller "correctement", d'utiliser des instruments folkloriques (keytar, balalaïka), de diffuser un message optimiste et constructif à destination de la jeunesse. Énoncé en russe, les paroles développent les thèmes éternels de la musique populaire (l'amour, la joie), mais aussi le patriotisme et les valeurs soviétiques. A ce prix, les VIA jouissent du soutien logistique et financier de l’État. Faute de mieux et de rivaux, la plupart des groupes remportent un immense succès. Citons Poyushchiye Gitary (les Guitares chantantes > Поющие гитары), (les Cœurs battants > Поющие сердца), Tsvety (les Fleurs), Zemlyane, Pesniary, Samosvety, Veselye Rebyata (les Joyeux Garçons > Веселые Ребята). En 1970, ces derniers écoulent plus de   15 millions d'exemplaires de leur album et obtiennent un tube avec Люди Встречаются. Les paroles n'ont rien de subversives: "les gens se rencontrent, / tombent amoureux et se marient. / Et moi, je n'ai pas de chance. / Je souffre, mais hier soir, / j'ai fait la connaissance d'une fille." Le VIA Samosvety adopte quant à lui "la positive attitude" avec У Нас, Молодых:"Nous les jeunes / Nous avons le temps devant nous / Beaucoup de jours dorés pour travailler / Nos mains ne sont pas faites pour l'ennui." En 1969, les Guitares chantantes interprètent "Il était une fois un gars". Les paroles narrent l' histoire tragique d'un type venu d'Amérique. Il adore jouer les titres des Beatles, des Rolling Stones, mais déteste la guerre et la mort... Une lettre d'incorporation l'oblige à rentrer aux États-Unis. A la fin du morceau, on apprend que le malheureux est mort au Vietnam. L'ancrage politique d'une chanson est donc possible, mais à la seule condition de fustiger le bloc de l'Ouest.

Chaque République soviétique possède son VIA proposant "une musique de variétés bien à soi, faite d'un mélange de traditions locales et d'esthétiques importées", dont le répertoire exalte la culture nationale et le patriotisme. Citons Yalla  en Ouzbékistan, Chervona Ruta en Ukraine, Pesniary en Biélorussie, Orera et Ivéria en Géorgie.  "Ces groupes bien payés et dotés de bon matériel sont protégés de la concurrence d'éventuels rivaux par une sorte de clause d'exclusivité qui interdit les ondes et les plateaux de télévisés aux autres groupes locaux (...)." (source A p 48)

 Le VIA se compose donc d'un ensemble de musiciens professionnels adoubés par l'État. Un ensemble type comprend 6 à 10 membres, généralement multi-instrumentistes. Les groupes ne jouissent d'aucune autonomie d'autant qu'un directeur artistique (художественный руководитель) supervise la production de chaque formation dont le répertoire est écrit par des compositeurs professionnels, le plus souvent membres de l'Union des compositeurs soviétiques. Avant chaque concert, la liste des chansons doit être approuvée par le ministère des affaires culturelles. Le label d’État Melodiya produit et distribue les VIA, tandis que Radio Moscou se charge de la diffusion des morceaux. Les groupes obtiennent généralement le droit de jouer sur des guitares électriques, mais sur scène ils doivent arborer un complet ou une tenue traditionnelle et proscrire toute chorégraphie suggestive. Les instances de surveillance imposent bientôt de chanter les refrains à l'unisson et d'intégrer des chanteuses dans les groupes afin de rendre possible l'interprétation de duos.

Concert de Zemlyane en 1984.  Public domain, via Wikimedia Commons

* Un pays, deux systèmes. 

Au tournant des années 1970, on a donc d'un côté des musiciens professionnels rémunérés (les VIA) et muselés par l’État et de l'autre, une vraie scène non officielle qui réunit dans l'ombre de plus en plus de groupes amateurs dont un des points communs est de refuser de chanter en russe, assimilé à la culture officielle. Ces deux mondes évoluent dans deux directions opposées, irréconciliables, même si des membres de VIA participent parfois aussi à des groupes de rock non reconnus. La double appartenance permet de gagner un peu d'argent et de justifier d'une couverture professionnelle. 

C'est aussi le moment où la contre-culture américaine franchit le rideau de fer avec la mode hippie. De nombreux jeunes soviétiques partent vers les républiques périphériques à l'est de l'URSS, dans le Caucase et en Asie centrale pour y goûter l'herbe et trouver un petit boulot qui permettra de financer un autre voyage. Parmi les amateurs de flower power se trouve Mashina Vremeni ("la machine à remonter le temps" / Машина Времени), un groupe de Moscou. Écrite en 1972, "La chanson du millionnaire" (Песня про миллионера) fustige le cynisme des membres de la nomenklatura vivant en nababs. "Mon nom et ma photo sont dans les journaux / Cinq voitures dorées m'attendent sous le porche /Je m'assois avec une expression préoccupée. / La vie est comme un rêve (2X) Je me suis payé des toilettes en or". Fondé par un jeune Moscovite de bonne famille nommé Andreï Makarevitch, le groupe propose une musique très inspirée des Beatles ou de Cat Stevens. Les textes, audacieux et subtiles, livrent une ferme critique métaphorique d'un communisme en déshérence. "Cette approche conciliante dans la forme et radicale sur le fond sert de modèles pour la génération montante, celle qui prendra la relève au cours des années 1980." (source C)

A la fin de cette décennie, l'effondrement de l'appareil de censure d’État permet l'épanouissement d'une scène rock underground dynamique. L'avènement des synthétiseurs et des samplers précipitent le déclin des formations musicales pléthoriques. Ces facteurs contribuent à l'extinction des VIA dont les paroles lénifiantes ne sont plus du tout (l'ont-elles jamais été?) en phase avec les aspirations de la jeunesse. 

> Pour contrer la séduction du rock occidental, le Parti a proposé un ersatz bien trop sage et édulcorée pour concurrencer le rock, un genre musical reposant sur la surenchère et la transgression sonore et scénique. Ne pouvant disposer du moindre espace de liberté, les VIA étaient voués à l'échec.

Notes:

1. Le processus de recopie et d'auto-distribution d'enregistrements audios clandestins en Union soviétique se nomme le magnitizdat, en référence au fameux samizdat littéraire.

  

Sources:
A. Joël Bastenaire: Back in the USSR. Une brève histoire du rock et de la contre-culture en Russie, Le Mot et le reste, 2012.
B. Jukebox: "Leningrad 1980: le rock au pays des Soviets"
C. Continent musique: "Le rock soviétique, «mouvement vers le printemps» (1957-1991)"
D. "Quand le rock dérangeait le Kremlin.", documentaire de Jim Brown diffusé sur Arte.
E. Vice: "Bone music: quand les hipsters soviétiques recopiaient des disques sur des radios."

Sur le blog:

-  "Comment les autorités est-allemandes tentèrent-elles (en vain) de contrer le rock'n'roll?"

jeudi 1 avril 2021

Avec "the pill", Loretta Lynn célèbre la pilule, ce petit comprimé qui changea la vie des Femmes.

 
Sanger [Public domain]
 * Sanger et le "birth control
"C'est des pays anglo-saxons qu'est parti le mouvement et c'est chez eux que le birth control est entré dans la voie de la réalisation,"peut-on lire dans un numéro des cahiers des droits de l'homme de 1932.  [source C]
C'est en effet aux États-Unis dans les années 1910, que sont posés les premiers jalons de la lutte pour le contrôle des naissances, dans le sillage d'une pionnière: Margaret Sanger. "Sanger, qui a grandi dans une famille irlandaise et catholique, est frappée dès son plus jeune âge par la pauvreté. Sa mère a 11 enfants et fait de nombreuses fausses-couches, mourant prématurément à l’âge de 50 ans. La jeune Margaret comprend alors que les grossesses à répétition de sa mère ont eu raison de sa santé et que l’impossibilité pour une femme de choisir quand et combien d’enfants elle souhaite avoir est contraire aux droits humains fondamentaux." (source C) En 1914, la jeune femme travaille comme infirmière et sage-femme dans le Lower East-Side, un des quartiers les plus misérables de New-York. Elle y intervient auprès de femmes confrontées à des grossesses à répétition et aux avortements clandestins. Désarmée dans un premier temps face à la détresse de ces femmes, Sanger milite bientôt pour le contrôle des naissances et l’accès à la contraception. Elle invente alors l'expression de "birth control". En 1916, elle fonde sa première clinique de planification familiale à Brooklyn.

Une de la BCR (1919)
 [Public domain]

 Dans son ouvrage What every girl should know, elle préconise une diffusion organisée, médicale, de l'information et des moyens contraceptifs. Elle rencontre bientôt Marie Stopes, une botaniste et géologue, auteure de Married love, sorte de premier manuel de contraception. En 1921, les deux femmes fondent l'American Birth Control League et créent des cliniques où les femmes sont soignées, accueillies et informées des moyens de contrôler les naissances. Ces actions, en infraction avec la loi Comstock de 1873, provoquent l'arrestation et parfois l'emprisonnement des militantes. (1) Sanger n'en a cure et poursuit son activisme. Militant en faveur d'une sexualité libre, elle aspire à mettre au point un contraceptif idéal, peu onéreux, accessible à tous, pratique d'utilisation, infaillible et qui permettrait aux femmes d'avoir des relations sexuelles aussi souvent qu'elles le souhaitent, sans tomber enceinte. Elle rêve d'un comprimé que les femmes pourraient avaler, sans avoir à demander l'accord de leur partenaire sexuel. Or, au cours de ces années, la science développe de nouveaux moyens de contraception. Dans les années 1940, le chimiste Russell Marker est parvenu à synthétiser de la progestérone à partir d'une patate douce mexicaine. En 1950, alors âgée de 71 ans, Sanger rencontre Gregory Pincus, un biologiste à la réputation sulfureuse en tentant de faire naître au monde des lapins dans des boîtes de Petri... Ses travaux sur les hormones sexuelles et la fécondation in vitro le font passer pour un apprenti sorcier aux yeux du plus grand nombre, mais pour un candidat idéal à ceux de Sanger. On vient alors de découvrir les stéroïdes, ce qui change totalement le statut de la cortisone, fabriquée à partir de la progestérone. Les firmes américaines lancent alors des recherches tous azimuts sur les stéroïdes qui aboutissent à la mise au point de toute une série de molécules modifiées (en 1951 pour celle que l'on va retrouver dans la composition de la pilule).

Pincus lance le projet pilule grâce au soutien financier de Katherine Dexter McCormick. Âgée de 76 ans, cette dernière fut une des premières femmes diplômées du MIT, avant de devenir l'épouse du grand magnat des machines agricoles, puis la protectrice fortunée de la cause féministe. La riche philanthrope met toute sa fortune à la disposition de Sanger et Pincus. Dans sa quête de la pilule magique, le biologiste doit non seulement trouver les bonnes molécules, mais aussi un dosage et un mode d'administration appropriés, vérifier l'effet contraceptif et évaluer les effets secondaires. Avec la collaboration d'une poignée de médecins (John Rock et Celso-Ramon Garcia), de chimistes (Russell Marker et Carl Djerassi), Pincus décide d'expérimenter les effets contraceptifs des hormones de synthèse sur des lapines. En 1956, son équipe met au point une combinaison de progestérone et d’œstrogène de synthèse, qui permettent d'éviter l'ovulation pendant la gestation. Il teste alors le produit de ses recherches sur plus de 200 femmes portoricaines et haïtiennes. La pilule, appelée Enovid, se révèle parfaitement efficace. (2) Margaret Sanger peut alors annoncer à la télévision la création du petit comprimé contraceptif. En 1957, la Food and Drug Administration (FDA) autorise sa mise sur le marché pour le "traitement des troubles gynécologiques". En 1960, la FDA approuve l'utilisation contraceptive de la pilule, dont les premières plaquettes sont vendues aux États-Unis, puis en Grande-Bretagne. Quatre cent mille femmes prennent la pilule aux États-Unis en 1961. Elles seront six fois plus en 1963.

The U.S. Food and Drug Administration [Public domain]
 

* Un objet de libération sexuelle. La pilule constitue une véritable révolution car elle donne aux femmes la possibilité de maîtriser leur corps procréateur. On en termine avec une conception de l'existence féminine indissolublement associée à leur capacité maternelle. A partir du moment où elles peuvent programmer leur grossesse, les femmes envisagent différemment l'avenir. Il est désormais tout à fait possible de se projeter dans une vie de couple sans enfant. Avec la pilule apparaît un droit à défendre pour les femmes: celui de devenir mère quand et si on le souhaite. Plus personne, et surtout pas les hommes, ne décideront à leur place. Dans ces conditions, la contraception suscite d'emblée de nombreuses réticences parmi les tenants de la société patriarcale. L'accès à la pilule relève longtemps du parcours du combattant, car les médecins rechignent à la prescrire aux célibataires. Pourtant, pour toutes les femmes, en particulier celles qui sont mariées ou en couple, le recours à la contraception hormonale change la vie. Elles peuvent désormais planifier les naissances, sans plus dépendre du bon vouloir de monsieur. La facilité d'utilisation du petit comprimé offre en effet la possibilité de s'affranchir du consentement du partenaire, tout en permettant d'espacer les accouchements. Dès lors, la poursuite d'une carrière professionnelle devient envisageable. Autant d'éléments dont parle à merveille The Pill, un formidable titre de Loretta Lynn

Née dans les années 1930 dans le Kentucky, cette chanteuse de country très populaire compose dans un premier temps des morceaux qui s'inscrivent dans la veine conservatrice du genre musical de Nashville. Elle défend la virginité prénuptiale dans What kind of a girl (do you think I am) (1967) ou assigne les femmes aux tâches ménagères. Dans To make a man (feel like a man). The Other Woman, elle paraît même justifier les violences conjugales: "Votre mari vous bat chaque soir à la maison, mais vous lui en avez donné le droit." Mais bientôt, le ton change. En 1971, Lynn assimile la bague des mariés à une entrave, une chaîne. "Je vais retirer cette chaîne de mon doigt / Et la jeter aussi loin que possible / Parce que je veux être libre". Quatre ans plus tard, avec The Pill, Lynn vante les vertus de la pilule dont l'usage révolutionne la vie des femmes. La chanteuse y donne la parole à une mère au foyer américaine lambda, qui rembobine le fil de sa vie conjugale; une femme qui n'en peut plus de se faire "engrosser" à intervalle trop rapproché. Chaque année, elle tombe enceinte, ce qui permet à son mari de l'enchaîner à la maison. "Tu m'as fait promettre que si je devenais ta femme, / tu me montrerais le monde, / mais tout ce que j'ai vu de ce vieux monde / c'est un lit et une facture de médecin". Pendant ce temps là, le conjoint batifole hors du foyer. ["Toutes ces années, je les ai passées à la maison / Quand toi tu t'éclatais "] Avec la pilule, les rapports au sein du couple se transforment. [C'est la dernière fois où tu m'as prise pour une poule pondeuse / Car maintenant j'ai la pilule"] La peur d'enfanter à chaque relation sexuelle s'estompe ce qui libère la libido. ["Je me rattrape pour toutes ces années, depuis que j'ai la pilule. / La pénombre gagne, c'est le moment de s'envoyer en l'air / (...) Oh, papa, ne t'inquiète pas, car maman a la pilule"] Le récit semble bien avoir une base autobiographique dans la mesure où Loretta Lynn a eu six enfants, dont quatre avant l'âge de 20 ans. «Ça arrivait à tout le monde, mais personne n'écrivait dessus. Ils ne voulaient insulter personne. Moi, je n'ai pas pensé à ça. Quand The Pill est sortie, tout le monde disait:"encore une chanson grivoise."», se souvient Lynn.

Loretta Lynn en 1975. Gene Pugh, CC BY-SA 2.0

La chanteuse enregistre The Pill en 1972, mais la maison de disque refuse de la sortir. Finalement publiée en 1975, la chanson suscite d'emblée le scandale dans un pays où le puritanisme oblige à taire le sujet du contrôle des naissances. Les radios country bloquent la diffusion du titre. Comme souvent, la censure du morceau suscite un certain battage médiatique qui contribue par ricochet à faire connaître la chanson hors du cercle des amateurs de musique country. Le titre atteint la 70ème place du Billboard 100 et accède au sommet du classement canadien.  Plus important, le morceau aura un grand impact sur le public féminin comme en attestent les témoignages des médecins des comtés ruraux américains. Pour ces derniers, la chanson a permis de faire connaître et populariser le thème du contrôle des naissances et de la contraception avec beaucoup plus d'efficacité que toute la littérature médicale de l'époque.


You wined me and dined me / When I was your girl / Promised if I'd be your wife / You'd show me the world / But all I've seen of this old world / Is a bed and a doctor bill / I'm tearin' down your brooder house / 'Cause now I've got the pill
 
 Tu as gagné / Quand j'étais ta nana  / tu m'as fait promettre que si je devenais ta femme / Tu me montrerais le monde / Mais tout ce que j'ai vu de ce vieux monde / c'est un lit et une facture de médecin/ Je suis en train de démolir ton poulailler / Parce que maintenant j'ai la pilule
 
All these years I've stayed at home / While you had all your fun / And every year that's gone by
Another baby's come / There's a gonna be some changes made / Right here on nursery hill / You've set this chicken your last time / 'Cause now I've got the pill
 
Toutes ces années, je les ai passées à la maison / Quand toi tu t'éclatais / Et chaque année écoulée voyait l'arrivée d'un autre bébé / Il y a eu quelques changements à faire / Ici dans la pouponnière / C'est la dernière fois où tu m'as prise pour une poule pondeuse / Car maintenant j'ai la pilule
 
This old maternity dress I've got / Is goin' in the garbage / The clothes I'm wearin' from now on / Won't take up so much yardage / Miniskirts, hot pants and a few little fancy frills / Yeah I'm makin' up for all those years / Since I've got the pill
 
Cette vieille robe que j'avais pour l'accouchement / est partie à la poubelle /  Les fringues que je porte maintenant / Ne seront plus aussi longues / Mini-jupes / Pantalons sexy et quelques petits accessoires / Ouais, je suis faite pour ces années / Depuis que j'ai la pilule
 
I'm tired of all your crowin' / How you and your hens play / While holdin' a couple in my arms / Another's on the way / This chicken's done tore up her nest / And I'm ready to make a deal / And ya can't afford to turn it down / 'Cause you know I've got the pill
 
 Je suis fatiguée de ta rengaine / Quand toi et tes poules vous amusez / Pendant que je tiens notre couple à bout de bras / Un autre est en route / Cette poulette a percé son nid / Et je suis prête à faire un compromis / Et tu ne peux plus te permettre de faire demi tour / Parce que tu sais que j'ai la pilule
 
This incubator is overused / Because you've kept it filled / The feelin' good comes easy now
Since I've got the pill / It's gettin' dark it's roostin' time / Tonight's too good to be real / Oh, but daddy don't you worry none / 'Cause mama's got the pill / Oh, daddy don't you worry none / 'Cause mama's got the pill

Cet incubateur est surexploité. / Car tu l'as trop rempli / Je me rattrape pour toutes ces années, depuis que j'ai la pilule. / La pénombre gagne, c'est le moment de s'envoyer en l'air / Ce soir, c'est trop beau pour être vrai/ Oh, papa, ne t'inquiète pas, car maman a la pilule (2X)

Notes: 
1. A cette époque, la loi Comstock de 1873 interdit la distribution d'informations en lien avec la contraception et l'avortement, en vertu de la lutte contre "l'obscénité".
2. Le terme pilule est inspiré du "Meilleur des mondes", le roman d'anticipation qu'écrit Aldous Huxley en 1932. Le romancier britannique avait imaginé un produit capable de maîtriser la fécondité: la pilule.
 
Sources: 
A. "Et la pilule vint aux femmes", Le Monde magazine, 29 mai 2010. 
B. Affaires sensibles: "1967, la pilule, enfin!"
C. Retronews: «Margaret Sanger, initiatrice féministe du "birth control"» 
D. "Grégory Pincus et l'invention de la pilule contraceptive", Les belles histoires de la médecine, 2019.
E. "Pilules pour toutes" [Télérama. La playlist d'Hugo Cassavetti]
F. Steven Jezo-Vannier: "Respect. Le rock au féminin", Le Mot et le reste, 2014. 
G. "La pilule a-t-elle permis une révolution sexuelle? - Des révolutions qui font dates #44" [Pointculture] 
H. "Le petit comprimé qui a changé la face du monde, une histoire scientifique de la pilule", [LSD la Série Documentaire]