La
guerre froide est un conflit idéologique, économique et culturel. Au sein du bloc soviétique, les arts font donc l'objet d'une attention constante et
doivent se conformer aux canons esthétiques communistes définis par
Jdanov en 1947. Dans le domaine musical, les autorités scrutent avec la plus grande attention les musiques
venues de l'Ouest. Selon Staline, le jazz était une expression
bien trop décadente pour permettre l'avènement de l'homme nouveau. Il faut donc attendre la mort du "vojd", en 1953, pour que ce genre musical ait enfin droit de citer. En tout cas, à la fin des années 1960, le jazz est devenu un art sérieux, une "manifestation spontanée de la conscience noire opprimée par l'impérialisme."
L'avènement et l'essor du rock aux États-Unis à partir du milieu des années 1950 suscitent une adhésion populaire dans tout le bloc occidental. Pour les cadres du PCUS, il s'agit d'"une tentative de subversion idéologique sur le front de la musique." Aux yeux de la jeunesse soviétique en revanche, le rock tient de la "révélation extatique" (source A). Joël Bastenaire dans son remarquable "Back in the USSR" (source A) explique ainsi le succès immédiat: "Bien avant que sa dimension contre-culturelle ne soit rendue évidente par l'interdit, c'est son caractère mordant et rageur qui fascine un public bercé par les orchestrations consensuelles que diffuse la radio. (...) Le sens des paroles chantées en anglais est obscur mais celui des gestes est évident. Ces signifiants évoquent des inversions de valeur sur lesquelles les jeunes peuvent reconstruire leur identité." (source A p 33)
Dmitry Rozhkov, CC BY-SA 3.0 |
Très vite, censure et répression s'abattent, implacables. Les disques occidentaux sont interdits. Pour pouvoir malgré tout écouter la musique prohibée, la jeunesse soviétique déploie des trésors d'inventivité.
- Les étudiants en médecine, par exemple, détournent de vieilles radios médicales
pour graver d'après les enregistrements de la BBC et de Voice of America. Pendant des
années, ces étranges et fragiles matériaux musicaux s'échangent sous le
manteau contre quelques roubles. Gravés sur une seule face, ces disques souples ne résistent pas à plus d'une trentaine de passages sous
l'aiguille d'un phonographe. (1)
- Comme les
guitares électriques restent introuvables en URSS, le seul moyen de
s'en procurer est de les fabriquer à partir d'instruments acoustiques
équipés de micros ou d'en importer en catimini de
Tchécoslovaquie.
- La CIA finance Radio Free Europe, dont les puissants émetteurs diffusent les nouvelles et la musique américaines de l'autre côté du rideau de fer. Les ondes deviennent ainsi le moyen privilégié pour atteindre les gens de l'autre côté du rideau de fer, en dépit des efforts déployés par les Soviétiques pour les brouiller. Comme le rappelle Andrey Makarevich, le leader du groupe Machina Vremeni, "on avait du mal à capter la station, parce que le KGB faisait tout pour brouiller les ondes, ça faisait bzzzzzz tout le temps, mais en pleine nuit cela se rétablissait et on entendait enfin quelque chose." Tous ces stratagèmes permirent au rock de s'immiscer subrepticement dans le camp soviétique.
* Beatlemania.
Dès le début des années 1960, la Beatlemania déclenche dans le bloc de l'Est une frénésie comparable à celle que l'on observe partout ailleurs. La répression dont font l'objet les amateurs de rock se relâche furtivement. Un premier concert se tient même à Moscou en 1966 et le rock parvient à se faire un chemin dans les grandes villes. Des groupes nommés Sokol, Skifi, Gradski ou Orfey adaptent les tubes américains et se produisent dans les cafés ou les salles des fêtes des universités. La chape de plomb retombe pourtant très vite. En août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie écrasent le Printemps de Prague et sa tentative d'instauration d'un socialisme à visage humain. La répression s'abat de nouveau contre les représentants de la "culture décadente" dont les faits et gestes font l'objet d'une intense surveillance. Le matériel de scène de Sokol disparaît ainsi mystérieusement, tandis que leur manager est envoyé en camp de rééducation sous un prétexte fallacieux. Les concerts de Skifi sont interrompus par la police lorsqu'ils suscitent trop d'enthousiasme...
* Les autorités communistes proposent leur propre version du rock, parfaitement artificielle.
Le VIA Cœurs battants, CC BY-SA 3.0 |
Chaque République soviétique possède son VIA proposant "une musique de variétés bien à soi, faite d'un mélange de traditions locales et d'esthétiques importées", dont le répertoire exalte la culture nationale et le patriotisme. Citons Yalla en Ouzbékistan, Chervona Ruta en Ukraine, Pesniary en Biélorussie, Orera et Ivéria en Géorgie. "Ces groupes bien payés et dotés de bon matériel sont protégés de la concurrence d'éventuels rivaux par une sorte de clause d'exclusivité qui interdit les ondes et les plateaux de télévisés aux autres groupes locaux (...)." (source A p 48)
Le
VIA se compose donc d'un ensemble de musiciens professionnels adoubés par
l'État. Un ensemble type comprend 6 à 10 membres, généralement multi-instrumentistes. Les groupes ne jouissent d'aucune autonomie d'autant qu'un directeur artistique
(художественный руководитель) supervise la production de chaque formation dont le répertoire est écrit par
des compositeurs professionnels, le plus souvent membres de l'Union des
compositeurs soviétiques. Avant chaque concert, la liste des
chansons doit être approuvée par le ministère des affaires culturelles. Le label d’État Melodiya produit et distribue les VIA, tandis que Radio Moscou se charge de la diffusion des morceaux. Les
groupes obtiennent généralement le droit de jouer sur des guitares électriques, mais sur scène ils doivent arborer un complet ou une tenue traditionnelle et proscrire toute chorégraphie suggestive. Les instances de surveillance imposent bientôt de chanter les refrains à l'unisson et d'intégrer des chanteuses dans les groupes afin de rendre possible l'interprétation de duos.
Concert de Zemlyane en 1984. Public domain, via Wikimedia Commons |
* Un pays, deux systèmes.
Au tournant des années 1970, on a donc d'un côté des musiciens professionnels rémunérés (les VIA) et muselés par l’État et de l'autre, une vraie scène non officielle qui réunit dans l'ombre de plus en plus de groupes amateurs dont un des points communs est de refuser de chanter en russe, assimilé à la culture officielle. Ces deux mondes évoluent dans deux directions opposées, irréconciliables, même si des membres de VIA participent parfois aussi à des groupes de rock non reconnus. La double appartenance permet de gagner un peu d'argent et de justifier d'une couverture professionnelle.
C'est aussi le moment où la contre-culture américaine franchit le rideau
de fer avec la mode hippie. De nombreux jeunes soviétiques partent vers
les républiques périphériques à l'est de l'URSS, dans le Caucase et en
Asie centrale pour y goûter l'herbe et trouver un petit boulot qui
permettra de financer un autre voyage. Parmi les amateurs de flower
power se trouve Mashina Vremeni ("la machine à remonter le temps" / Машина Времени), un groupe de Moscou. Écrite en 1972, "La chanson du millionnaire" (Песня
про миллионера) fustige le cynisme des membres de la nomenklatura vivant en nababs. "Mon nom et ma photo sont dans les journaux / Cinq voitures dorées m'attendent sous le porche /Je m'assois avec une expression préoccupée. / La vie est comme un rêve (2X) Je me suis payé des toilettes en or". Fondé par un jeune Moscovite de bonne famille nommé Andreï
Makarevitch, le groupe propose une musique très inspirée des Beatles ou de Cat Stevens. Les textes, audacieux et subtiles, livrent une ferme critique
métaphorique d'un communisme en déshérence. "Cette approche conciliante dans la forme et radicale sur le fond sert de modèles pour la génération
montante, celle qui prendra la relève au cours des années 1980." (source C)
A la fin de cette décennie, l'effondrement de l'appareil de censure d’État permet l'épanouissement d'une scène rock underground dynamique. L'avènement des synthétiseurs et des samplers précipitent le déclin des formations musicales pléthoriques. Ces facteurs contribuent à l'extinction des VIA dont les paroles lénifiantes ne sont plus du tout (l'ont-elles jamais été?) en phase avec les aspirations de la jeunesse.
> Pour contrer la séduction du rock occidental, le Parti a proposé un ersatz bien trop sage et édulcorée pour concurrencer le rock, un genre musical reposant sur la surenchère et la transgression sonore et scénique. Ne pouvant disposer du moindre espace de liberté, les VIA étaient voués à l'échec.
Notes:
1. Le processus de recopie et d'auto-distribution d'enregistrements audios clandestins en Union soviétique se nomme le magnitizdat, en référence au fameux samizdat littéraire.
Sur le blog:
- "Comment les autorités est-allemandes tentèrent-elles (en vain) de contrer le rock'n'roll?"