A partir du 22 février 2019, chaque vendredi,
des milliers d'Algériens descendent dans les rues des grandes villes du pays
pour rejeter le système en place. A l'origine, les manifestants s'opposent à la
volonté d'Abdelaziz Bouteflika, le président sortant, de briguer un cinquième
mandat consécutif. Devant l'ampleur du mouvement populaire, au mois de mars, le chef des armées est contraint de réclamer le départ de celui que l'on désigne comme la
"momie".
Akechii, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons |
En
2009, déjà, le rappeur Rabah Donquishoot décrivait le désarroi d'une
population spoliée par ses dirigeants/prédateurs dans le morceau « Ya serraqin
» ("Vous les voleurs !"). Boutef et sa clique s'engraissent des revenus
du pétrole, dont les habitants ne voient jamais la couleur.
Pendant plus d'un an, inlassablement, dans tout le pays, des centaines de milliers d'individus défilent, toujours pacifiquement. Le président sortant écarté, la protestation porte désormais sur la nature même du régime. Les manifestants critiquent notamment le poids disproportionné de l'armée dans la vie politique algérienne depuis l'indépendance. "Un Etat civil et pas militaire", scandent-ils. En 2016, le rappeur Diaz semble leur faire écho avec son titre #Civil fi bled el 3askar ("Un civil au pays des militaires"). Diaz y mélange rap et musique traditionnelle chaâbi, dont les sonorités sont dominées par la derbouka et la mandole.
Les manifestations du "vendredire" soulignent la forte politisation d'une partie de la jeunesse algérienne. Les marcheurs s'insurgent contre le détournement des ressources du pays (1) par un clan corrompu et autoritaire, dont la perpétuation au sommet de l’État ruine toute perspective d'avenir. Les manifestants expriment leur désespoir face à la "mal-vie", cette existence sans horizon. La détermination est forte. "On ne s'arrêtera pas" scande-t-on dans les cortèges. "Il faut qu'ils dégagent tous." Hauts avant-poste de la contestation se trouvent les supporters de foot dont le bras de fer avec le pouvoir remonte à loin.
Les manifestations étant interdite à Alger depuis 2001, les stades de foot constituent le seul lieu de contestation du pouvoir. Les chants composés par les supporters sont les seuls exutoires pour crier le ras le bol et envoyer des messages forts aux gouvernants. Les membres des virages, issus des quartiers populaires, connaissent parfaitement les difficultés que doivent affronter les jeunes des quartiers déshérités: le chômage endémique, le système D, la consommation de drogue dans laquelle se consume certains et l'émigration clandestine avec l'espoir d'une vie meilleure loin de l'Algérie... Les chants permettent aussi de dénoncer l’autoritarisme de l’État, l'oppression, l'injustice, le mépris des puissants (la hogra), le clientélisme, la corruption, en un mot le Système.
> Version podcast de cet épisode:
Le plus fameux chant de supporter, largement repris par les manifestants du hirak. La Casa del Mouradia, c'est son nom, a été composée
en 2018 par Ouled El Bahdja, "les enfants de la Radieuse", un groupe de supporters de l'USMA (Union Sportive
de la Medina d'Alger), l'un des deux grands clubs de foot d'Alger. Le titre se réfère à la Casa de papel, la
série au succès planétaire racontant les aventures d'une bande de braqueurs de banques. Ici, Ouled El Bahdja assimile El Mouradia, le nom de la résidence officielle du président algérien, situé sur les hauteurs de la ville, à une "maison de voleurs". Dans le
morceau, le palais présidentiel algérien fait l'objet d'un braquage, mené par
Bouteflika le kleptocrate, le zombie, le fantôme, le portrait et sa clique de mafieux. Le chant est beau,
profond, harmonieux. Les paroles percutantes et ironiques, chantées en arabe
dialectal, fustigent l'incurie d'un clan, dont la seule motivation reste sa
perpétuation aux sommets de l’État et l'enrichissement personnel, toujours au
détriment des Algériens.
Toujours en 2018, Ouled El Bahdja compose Babour
Ellouh
("Barque de bois"), une évocation des tentatives
désespérées pour traverser la Méditerranée sur des embarcations de fortune. Quatre jours avant le soulèvement du 22 février 2019, le groupe de supporters diffuse Ultima Verba, clin d’œil au titre d'un poème de Victor Hugo fustigeant Napoléon III. "Nous sommes votre malédiction / O gouvernement / et ce feu ne s'éteindra pas". Le rappeur Soolking adaptera ce morceau sous le titre de "Liberté".
Le Mouloudia Club d'Alger, le grand rival de l'USMA, a aussi ses formations de chants à l'instar du groupe Torino qui a remporté en début d'année 2019 un grand succès avec 3am Said, une critique ouverte de la corruption rampante du régime dont Saïd Bouteflika, frère et conseiller spécial du président déchu, est une des incarnations. Dans le pamphlet Chkoun sbabna ? (« Qui est coupable [de nos malheurs ?] »), l’Union sportive de madinet El-Harrach (USMH), club de la périphérie d’Alger, tient l’État pour responsable de la misère des jeunes Algériens. «L’Algérie, vous l’avez vendue et partagée, vous avez tous acheté des villas à Paris (…) Qui est responsable de nos malheurs ?» (...) «El Dawla» (l’Etat). (…) Laisse-moi fuir, même si je dois risquer ma vie. Les criminels, ce sont eux, mon ami !»
Le titre « Louhet el mout » des supporters de l'USM Annaba peut se traduire par « la planche de la mort ». Il fait référence aux embarcations de fortune des harragas, candidats à l’émigration clandestine qui s’embarquent sur des petites barques souvent en mauvais état et dont un grand nombre finissent au fond de leau. « On a travaillé dur, on n’a jamais eu ce qu'on voulait. / Les années passent et rien ne change. / Si notre pays nous avait donné nos droits nous n’aurions jamais goûté la résine (de cannabis) »
A partir de l'été 2019, le haut commandement militaire, qui s'est senti menacé, reprend en main la situation. Progressivement, la répression s'installe. En septembre, le général Salah impose la tenue d'élections. La plupart des manifestants boudent les urnes. Abdelmadjid Tebboune, ancien premier ministre de Bouteflika et cacique du système, l'emporte. Les manifestations se poursuivent néanmoins, jusqu'à ce que l'accélération de l'épidémie de Covid 19 ne serve à justifier l'interdiction des rassemblements au nom de la sécurité sanitaire. Les confinements permettent de multiplier les arrestations des militants les plus en vue, accusés tout à la fois de mettre en péril la survie de la patrie, d'alimenter le séparatisme kabyle ou de faire le jeu des islamistes, autant d'épouvantails permettant de discréditer l'adversaire et de le réduire au silence. La réforme du code pénal, en juin 2021, contribue à accélérer les poursuites judiciaires contre tous ceux qui menacent la pérennité du système. La situation est d'autant plus périlleuse que les Algériens ne peuvent compter sur aucun soutien extérieur. En outre, les manifestants , qui ont fait le pari de l'horizontalité, se retrouve sans chef ou représentation politique derrière laquelle se rassembler.
Timoh : «Y en a marre de ce système / Le régime détruit ce que celui qui vit de peu construit. / La vérité surgira / Nous sommes patients / Transmettez au parlement que celui qui vit de peu n’est pas à vendre »
Le succès retentissant du titre « Liberté » du rappeur Soolking, en duo avec l’Ouled-El-Bahdja repose sur un texte simple, fédérateur, vrai. Le beat répétitif, les violons en toile de fond, la voix légèrement auto-tunée, les chœurs de supporters parachèvent l'ensemble. Les paroles critiquent la corruption et l’hypocrisie du pouvoir, face à une société algérienne unifiée et inspirée des grandes figures de l’anticolonialisme. Arrivé en France en situation irrégulière, Soolking raconte sa vie de harraga dans "Sans visa". Dans la chanson Ya Ibahri, le rappeur incite les harragas, "ceux qui brûlent" les frontières; à ne pas risquer leur vie sur de petits bateaux de fortune pour quitter le pays et gagner l'Europe.
Les manifestants du hirak se réapproprient les symboles de la guerre d'indépendance, comme le montrent dans les cortèges les nombreux portraits d'Abane Ramdane, Ali la Pointe. Pilier du FLN tué par les siens, il avait fait adopter le principe de la "primauté" de l'autorité civile sur l'aile militaire. Sa mort symbolise le détournement de la révolution algérienne. En 2017, Rabah Donqishoot et son acolyte Diaz lui rendaient hommage dans un rap multipliant les emprunts à "la bataille d'Alger", le film de Pontecorvo. Les rappeurs montrent que, depuis l'indépendance, les dirigeants successifs n'ont rien fait pour éradiquer les inégalités datant de la période coloniale.
Quatre ans après le déclenchement du hirak, la vie politique semble totalement verrouillée. Tout se décide au niveau de la présidence de la république, par décret. Le parlement n'est plus qu'une coquille vide et les électeurs n'ont d'autre alternative que de bouder les scrutins. Ainsi, la participation lors du référendum sur la révision constitutionnelle de 2020 n'a atteint que 23% de participation! Depuis lors, le régime a engagé une répression implacable à l’encontre de toute voie dissidente. Associations et médias (Liberté, El Watan, Radio M) sont pris pour cibles, quand les journalistes sont arrêtés sous des prétextes fallacieux. Les prisonniers d'opinion se comptent aujourd'hui par centaines. Les réseaux sociaux sont surveillés de très près. La peur gagne la société civile. Les opposants se résignent à quitter le pays pour échapper à la prison. Alger tente d'endiguer cette vague de départ, en multipliant les interdictions de sortie du territoire.
Vu plus de 40 millions de fois sur Youtube, le titre "Allo le Système" de la chanteuse Raja Meziane est devenu l'un des hymnes du Hirak. La jeune artiste passe un coup de
téléphone au « Système » qui ne répond pas. Les paroles fustigent un pouvoir autoritaire et corrompu, déconnecté des
problèmes rencontrés par la population, tel que l’absence d’infrastructures publiques et d’éducation. « Le pays est à l’arrêt /
rongé jusqu’à l’os / ça perdure / vous avez détruit l’éducation / et
c’est la débandade. Société handicapée / la culture absente / le peuple qui
saute dans les embarcations ». Le texte, incisif et percutant, appelle à une démocratisation véritable. Avocate de formation, Meziane a dû se résoudre à l'exil, après son refus de participer à un concert de soutien au président Bouteflika en 2015. Elle vit désormais à Prague.
La situation paraît dans l'impasse pour une jeunesse sans perspective et qui ne voit de salut que dans l'obtention d'un visa ou dans le secteur informel. La rupture de confiance est totale entre une majorité de la population et un pouvoir frappé d'infamie, mais qui n'entend pas abdiquer. Le hirak a été chassé des rues, certes, mais il reste bien vivant dans les esprits.
Sources:
A. Cahiers du football: "L'USMA, le chant de l'Algérie"
B. Fahim Djebara: «Algérie: les supporters de foot, fer de lance de la
contestation», in Le Monde du 9 mars 2019.
C. Aux Sons: "En Algérie, paysage sonore d'une révolution populaire".
D. Le Dessous des cartes du 5 octobre 2019: «Algérie: le grand gâchis?»
E. Akram Belkaid: "Les mots du Hirak", Orient XXI.
F. Araborama 2: "il était une fois... les révolutions arabes", Seuil, 2021.
G. "Algérie, comment le régime étouffe la société civile?" avec Madjid Zerrouky et Frédéric Bobin [Podcast L'Heure du monde]
H. Leïla Beratto: "Algérie,
les chants des stades résonnent désormais partout" [Grand Angle sur RFI]
Conseil de lecture: "les petits de décembre" de Kaouter Adimi raconte de quelle manière les gradés mangent le pays et comment une poignée d'enfants, soucieux de conserver leur terrain de foot, introduisent un grain de sable dans les rouages du système.