mardi 20 juin 2023

Les chansons du hirak.

A partir du 22 février 2019, chaque vendredi, des milliers d'Algériens descendent dans les rues des grandes villes du pays pour rejeter le système en place. A l'origine, les manifestants s'opposent à la volonté d'Abdelaziz Bouteflika, le président sortant, de briguer un cinquième mandat consécutif. Devant l'ampleur du mouvement populaire, au mois de mars, le chef des armées est contraint de réclamer le départ de celui que l'on désigne comme la "momie".  

Akechii, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

En 2009, déjà, le rappeur Rabah Donquishoot décrivait le désarroi d'une population spoliée par ses dirigeants/prédateurs dans le morceau « Ya serraqin » ("Vous les voleurs !"). Boutef et sa clique s'engraissent des revenus du pétrole, dont les habitants ne voient jamais la couleur. 

Pendant plus d'un an, inlassablement, dans tout le pays, des centaines de milliers d'individus défilent, toujours pacifiquement. Le président sortant écarté, la protestation porte désormais sur la nature même du régime. Les manifestants critiquent notamment le poids disproportionné de l'armée dans la vie politique algérienne depuis l'indépendance. "Un Etat civil et pas militaire", scandent-ils. En 2016, le rappeur Diaz semble leur faire écho avec son titre #Civil fi bled el 3askar ("Un civil au pays des militaires"). Diaz y mélange rap et musique traditionnelle chaâbi, dont les sonorités sont dominées par la derbouka et la mandole.

Les manifestations du "vendredire" soulignent la forte politisation d'une partie de la jeunesse algérienne. Les marcheurs s'insurgent contre le détournement des ressources du pays (1) par un clan corrompu et autoritaire, dont la perpétuation au sommet de l’État ruine toute perspective d'avenir. Les manifestants expriment leur désespoir face à la "mal-vie", cette existence sans horizon. La détermination est forte. "On ne s'arrêtera pas" scande-t-on dans les cortèges. "Il faut qu'ils dégagent tous." Hauts avant-poste de la contestation se trouvent les supporters de foot dont le bras de fer avec le pouvoir remonte à loin. 


Les manifestations étant interdite à Alger depuis 2001, les stades de foot constituent le seul lieu de contestation du pouvoir. Les chants composés par les supporters sont les seuls exutoires pour crier le ras le bol et envoyer des messages forts aux gouvernants. Les membres des virages, issus des quartiers populaires, connaissent parfaitement les difficultés que doivent affronter les jeunes des quartiers déshérités: le chômage endémique, le système D, la consommation de drogue dans laquelle se consume certains et l'émigration clandestine avec l'espoir d'une vie meilleure loin de l'Algérie... Les chants permettent aussi de dénoncer l’autoritarisme de l’État, l'oppression, l'injustice, le mépris des puissants (la hogra), le clientélisme, la corruption, en un mot le Système. 

> Version podcast de cet épisode:



Le plus fameux chant de supporter, largement repris par les manifestants du hirak. La Casa del Mouradia, c'est son nom, a été composée en 2018 par Ouled El Bahdja, "les enfants de la Radieuse", un groupe de supporters de l'USMA (Union Sportive de la Medina d'Alger), l'un des deux grands clubs de foot d'Alger. Le titre se réfère à la Casa de papel, la série au succès planétaire racontant les aventures d'une bande de braqueurs de banques. Ici, Ouled El Bahdja assimile El Mouradia, le nom de la résidence officielle du président algérien, situé sur les hauteurs de la ville, à une "maison de voleurs". Dans le morceau, le palais présidentiel algérien fait l'objet d'un braquage, mené par Bouteflika le kleptocrate, le zombie, le fantôme, le portrait et sa clique de mafieux. Le chant est beau, profond, harmonieux. Les paroles percutantes et ironiques, chantées en arabe dialectal, fustigent l'incurie d'un clan, dont la seule motivation reste sa perpétuation aux sommets de l’État et l'enrichissement personnel, toujours au détriment des Algériens.   


Toujours en 2018, Ouled El Bahdja compose Babour Ellouh ("Barque de bois"), une évocation des tentatives désespérées pour traverser la Méditerranée sur des embarcations de fortune. Quatre jours avant le soulèvement du 22 février 2019, le groupe de supporters diffuse Ultima Verba, clin d’œil au titre d'un poème de Victor Hugo fustigeant Napoléon III. "Nous sommes votre malédiction / O gouvernement / et ce feu ne s'éteindra pas". Le rappeur Soolking adaptera ce morceau sous le titre de "Liberté".

Le Mouloudia Club d'Alger, le grand rival de l'USMA, a aussi ses formations de chants à l'instar du groupe Torino qui a remporté en début d'année 2019 un grand succès avec 3am Said, une critique ouverte de la corruption rampante du régime dont Saïd Bouteflika, frère et conseiller spécial du président déchu, est une des incarnations. Dans le pamphlet Chkoun sbabna ? (« Qui est coupable [de nos malheurs ?] »), l’Union sportive de madinet El-Harrach (USMH), club de la périphérie d’Alger, tient l’État pour responsable de la misère des jeunes Algériens. «L’Algérie, vous l’avez vendue et partagée, vous avez tous acheté des villas à Paris (…) Qui est responsable de nos malheurs ?» (...) «El Dawla» (l’Etat). (…) Laisse-moi fuir, même si je dois risquer ma vie. Les criminels, ce sont eux, mon ami !»

 

Le titre « Louhet el mout » des supporters de l'USM Annaba peut se traduire par « la planche de la mort ». Il fait référence aux embarcations de fortune des harragas, candidats à l’émigration clandestine qui s’embarquent sur des petites barques souvent en mauvais état et dont un grand nombre finissent au fond de leau. « On a travaillé dur, on n’a jamais eu ce qu'on voulait. / Les années passent et rien ne change. / Si notre pays nous avait donné nos droits nous n’aurions jamais goûté la résine (de cannabis) »

A partir de l'été 2019, le haut commandement militaire, qui s'est senti menacé, reprend en main la situation. Progressivement, la répression s'installe. En septembre, le général Salah impose la tenue d'élections. La plupart des manifestants boudent les urnes. Abdelmadjid Tebboune, ancien premier ministre de Bouteflika et cacique du système, l'emporte. Les manifestations se poursuivent néanmoins, jusqu'à ce que l'accélération de l'épidémie de Covid 19 ne serve à justifier l'interdiction des rassemblements au nom de la sécurité sanitaire. Les confinements permettent de multiplier les arrestations des militants les plus en vue, accusés tout à la fois de mettre en péril la survie de la patrie, d'alimenter le séparatisme kabyle ou de faire le jeu des islamistes, autant d'épouvantails permettant de discréditer l'adversaire et de le réduire au silence. La réforme du code pénal, en juin 2021, contribue à accélérer les poursuites judiciaires contre tous ceux qui menacent la pérennité du système. La situation est d'autant plus périlleuse que les Algériens ne peuvent compter sur aucun soutien extérieur. En outre, les manifestants , qui ont fait le pari de l'horizontalité, se retrouve sans chef ou représentation politique derrière laquelle se rassembler.

Timoh : «Y en a marre de ce système / Le régime détruit ce que celui qui vit de peu construit. / La vérité surgira / Nous sommes patients / Transmettez au parlement que celui qui vit de peu n’est pas à vendre »

Le succès retentissant du titre « Liberté » du rappeur Soolking, en duo avec l’Ouled-El-Bahdja repose sur un texte simple, fédérateur, vrai. Le beat répétitif, les violons en toile de fond, la voix légèrement auto-tunée, les chœurs de supporters parachèvent l'ensemble. Les paroles critiquent la corruption et l’hypocrisie du pouvoir, face à une société algérienne unifiée et inspirée des grandes figures de l’anticolonialisme. Arrivé en France en situation irrégulière, Soolking raconte sa vie de harraga dans "Sans visa" Dans la chanson Ya Ibahri, le rappeur incite les harragas, "ceux qui brûlent" les frontières; à ne pas risquer leur vie sur de petits bateaux de fortune pour quitter le pays et gagner l'Europe.


Les manifestants du hirak se réapproprient les symboles de la guerre d'indépendance, comme le montrent dans les cortèges les nombreux portraits d'Abane Ramdane, Ali la Pointe. Pilier du FLN tué par les siens, il avait fait adopter le principe de la "primauté" de l'autorité civile sur l'aile militaire. Sa mort symbolise le détournement de la révolution algérienne. En 2017, Rabah Donqishoot et son acolyte Diaz lui rendaient hommage dans un rap multipliant les emprunts à "la bataille d'Alger", le film de Pontecorvo. Les rappeurs montrent que, depuis l'indépendance, les dirigeants successifs n'ont rien fait pour éradiquer les inégalités datant de la période coloniale.

Quatre ans après le déclenchement du hirak, la vie politique semble totalement verrouillée. Tout se décide au niveau de la présidence de la république, par décret. Le parlement n'est plus qu'une coquille vide et les électeurs n'ont d'autre alternative que de bouder les scrutins. Ainsi, la participation lors du référendum sur la révision constitutionnelle de 2020 n'a atteint que 23% de participation! Depuis lors, le régime a engagé une répression implacable à l’encontre de toute voie dissidente. Associations et médias (Liberté, El Watan, Radio M) sont pris pour cibles, quand les journalistes sont arrêtés sous des prétextes fallacieux. Les prisonniers d'opinion se comptent aujourd'hui par centaines. Les réseaux sociaux sont surveillés de très près. La peur gagne la société civile. Les opposants se résignent à quitter le pays pour échapper à la prison. Alger tente d'endiguer cette vague de départ, en multipliant les interdictions de sortie du territoire.


Vu plus de 40 millions de fois sur Youtube, le titre "Allo le Système" de la chanteuse Raja Meziane est devenu l'un des hymnes du Hirak. La jeune artiste passe un coup de téléphone au « Système » qui ne répond pas. Les paroles fustigent un pouvoir autoritaire et corrompu, déconnecté des problèmes rencontrés par la population, tel que l’absence d’infrastructures publiques et d’éducation. « Le pays est à l’arrêt / rongé jusqu’à l’os / ça perdure / vous avez détruit l’éducation / et c’est la débandade. Société handicapée / la culture absente / le peuple qui saute dans les embarcations ». Le texte, incisif et percutant, appelle à une démocratisation véritable. Avocate de formation, Meziane a dû se résoudre à l'exil, après son refus de participer à un concert de soutien au président Bouteflika en 2015. Elle vit désormais à Prague.

La situation paraît dans l'impasse pour une jeunesse sans perspective et qui ne voit de salut que dans l'obtention d'un visa ou dans le secteur informel. La rupture de confiance est totale entre une majorité de la population et un pouvoir frappé d'infamie, mais qui n'entend pas abdiquer. Le hirak a été chassé des rues, certes, mais il reste bien vivant dans les esprits. 



Sources:
A. Cahiers du football: "
L'USMA, le chant de l'Algérie"
B. Fahim Djebara: «
Algérie: les supporters de foot, fer de lance de la contestation», in Le Monde du 9 mars 2019. 
C. Aux Sons: "
En Algérie, paysage sonore d'une révolution populaire".
D. Le Dessous des cartes du 5 octobre 2019: «
Algérie: le grand gâchis?»

E. Akram Belkaid: "Les mots du Hirak", Orient XXI. 

F. Araborama 2: "il était une fois... les révolutions arabes", Seuil, 2021.

G. "Algérie, comment le régime étouffe la société civile?" avec Madjid Zerrouky et Frédéric Bobin [Podcast L'Heure du monde]

H. Leïla Beratto: "
Algérie, les chants des stades résonnent désormais partout" [Grand Angle sur RFI]

Conseil de lecture: "les petits de décembre" de Kaouter Adimi raconte de quelle manière les gradés mangent le pays et comment une poignée d'enfants, soucieux de conserver leur terrain de foot, introduisent un grain de sable dans les rouages du système.

lundi 5 juin 2023

Des fortifs au périph': une balade musicale.

Le boulevard périphérique parisien fête ses cinquante ans, l'occasion de revenir sur sa genèse, sa construction et sur les représentations qu'il charrie dans la chanson et le rap. 

[ Ce billet existe aussi en version podcast: ]


*** 

* Les fortifs et la Zone.

La ceinture parisienne est ancienne. Le tracé de Paris tel qu'on le connaît aujourd'hui, de forme plus ou moins arrondie, remonte à la Monarchie de Juillet et correspond aux fortifications, le mur d'enceinte de Thiers qui enserre la capitale. Aux pieds de l'enceinte de Thiers, côté Paris, se trouve une double rocade, routière avec le boulevard militaire, dont les tronçons prennent le nom des maréchaux d'Empire et ferroviaire avec la petite ceinture. En amont des fortifs, se trouve une zone non aedificandi de 250 à 400 mètres de profondeur, sur laquelle il est interdit de construire. Dans cette sorte de vaste terrain vague, des milliers de petits propriétaires de parcelles s'installent. La pression immobilière est forte sur ces espaces. 

En 1890, avec "Saint-Ouen", Aristide Bruant décrit le monde de misère formé par les bordures des fortifs. "C'est à côté des fortifs, / On n'y voit pas d'gens comifs / qui sent' l'musque, / Ni des môm's à qui qu'i faut / Des complets quand i' fait chaud, / C'est un lusque / Dont les goss's n'ont pas d'besoin."

Les progrès de l'artillerie ennemie rendent très vite obsolète l'enceinte fortifiée. L'abandon de la vocation militaire de cet espace à partir des années 1890, permet aux populations pauvres chassées du centre de Paris par les travaux haussmanniens et aux paysans contraints à l'exode rural, d'installer des cabanes de fortune (roulottes, bicoques, cahutes) dans ce qu'on prend l'habitude de nommer la Zone. Chiffonniers ou biffins, petits maraîchers, marchands ambulants, tous vivent dans la précarité. (1) En 1933, Fréhel fait de "la zone" un pays de cocagne. "Sur la zone, / Mieux que sur un trône, / On est plus heureux que des rois ! / On applique / La vraie République, / Vivant sans contraintes et sans lois… / Y’a pas d’ riches / Et tout l’ monde a sa niche, / Et son petit jardin tout pareil, / Ses trois pots d’ géranium et sa part de soleil… / Sur la zone !"


En 1919, les fortifications sont détruites. La ville acquiert les terrains militaires et y construit 35 000 logements. Ces habitations à bon marché sont des immeubles en briques oranges (HBM), hauts généralement de six étages. Du côté de la capitale, on construit également le boulevard des maréchaux, d'une largeur d'une quarantaine de mètres. Comme l’État n'a pas les moyens de racheter les terrains situés sur la Zone, on envisage d'installer à son emplacement un espace de parcs, avec ici et là des cités-jardins et des équipements sportifs. A l'intérieur de cette ceinture verte, il ne peut y avoir plus de 20% de surfaces construites. 

En 1938, avec "La chanson des fortifs", Fréhel toujours, revient, nostalgique, sur la destruction de l'enceinte et sa transformation. "Que sont devenues les fortifications / Et tous les héros des chansons / Des maisons de six étages / Ascenseur et chauffage / Ont recouvert les anciens talus / Le p'tit Louis réaliste est devenu garagiste / Et Bruant a maintenant sa rue."

Pour le maréchal Pétain, la Zone est une "ceinture lépreuse" garrotant la ville lumière. Aussi, le régime de Vichy décrète-t-il la Zone insalubre, ce qui permet de lancer les expropriations. Un projet de rocade routière, suffisamment large pour bien séparer Paris de sa banlieue, prend corps dans l'esprit des technocrates de l’État français. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, cet espace est débarrassé de ses habitants par l'armée. Il faut désormais faire place à la voiture et construire la ville de demain. L'augmentation du trafic automobile se fait à un rythme supérieur à toutes les prévisions. (2

* Inauguration du périph.

La décision de construire un boulevard périphérique est adoptée en décembre 1954 par le conseil municipal de Paris. Le chantier dure de 1956 à 1973, date à laquelle le premier ministre Pierre Messmer inaugure la boucle, un espace sans feu rouge entièrement dédié à l'automobile. Loin de la simple rocade routière, initialement prévue, il s'agit bel et bien d'une autoroute urbaine, généralement  composée de deux fois quatre voies. Déconnectée du tissu urbain alentour, sans connexion possible avec les rues de Paris et les communes de banlieues, le périph' nécessite la construction de portes et d'échangeurs aux débouchés des autoroutes (Porte de la Chapelle au Nord, Porte de Bagnolet, d'Italie). 

Quand la circulation est bonne, le périphérique permet de traverser plutôt rapidement sa boucle de 35,5 km , dont 6,5 km en viaducs ou ponts (18%), 7,1 km en remblai (20%), 21,1km en tranchée (60%) ou à niveau (2%). D'une largeur de 80 mètres en moyenne, le bp possède 55 portes, dont 34 connectées. Il est le reflet d'un âge où tout devait être adapté aux voitures. Son emprise au sol est énorme avec ses échangeurs, ses bretelles d'accès, ses ponts. Depuis 2014, la vitesse y est limitée à 70 km/h.

Chabe01, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Infrastructure détestée, mais vue comme un mal nécessaire, le périphérique s'insère différemment dans le territoire en fonction des zones traversées. Le périphérique est parfois à niveau, parfois en talus, parfois en viaduc (coins pauvres), parfois en tranchée.  Au niveau du Bois de Boulogne, au contact des arrondissements et des communes les plus riches, il est souterrain ou couvert afin de limiter les nuisances induites pour les riverains fortunés. Au contraire, le périph est construit en viaduc, donc très visible quand il fait la connexion entre des quartiers ouvriers et les communes populaires de l'est. Ce dont témoigne Koma dans "C'est ça qui nous rend plus fortnotre champ de vision s’arrête là où commence le périphérique/ Les tours de ciment, l’horizon caché, la vie gâchée par les flics»"

La promesse de vitesse et de fluidité tombe très vite à l'eau. Dès l'inauguration, le périph' est embouteillé, la voirie saturée. Les nuisances sonores, paysagères sont maximales pour les très nombreux riverains. La pollution empêche d'ouvrir les fenêtres, tandis que l'absence de double vitrage pendant une longue période, rend les logements proches du périph' particulièrement bruyants. Les cas de dépressions nerveuses, insomnies sont légions. L'installation de murs anti-bruits, longtemps jugés inesthétiques, n'intervient que tardivement. 

Le périph' est souvent perçu comme une frontière étanche séparant deux mondes. Cette coupure morphologique est encore renforcée par la fracture politique entre une une ville longtemps restée de droite entourée par des communes aux mains de la gauche: la fameuse banlieue rouge.

*Représentations: une frontière. Au delà de la ceinture d'asphalte se trouve la banlieue, un espace largement fantasmé engendrant un discours médiatico-politique qui remonte à loin. Quand elle existait encore, la Zone était dépeinte comme un lieu de refuge des bandes d'apaches et malandrins de tous poils, qui cherchaient à se mettre à l’abri de poursuites policières et traverser la Zone pouvait être dangereux. Cette idée, inconsciemment, reste parfois présente dans l'esprit de certains Parisiens pour lesquels passer le périph reste une barrière psychologique, ridicule certes, mais réelle. 

Rappeurs et chanteurs s'emparent à leur tour du stigmate, dépeignant souvent le périph' comme une frontière, de part et d'autre de laquelle tout diverge. Une fois franchi la ceinture routière, tout paraît plus dangereux. Les règles ne sont plus les mêmes de l'autre côté de la ceinture d'asphalte comme le suggère le parcours de «Jimmy », auquel Booba donne vie. « Jimmy n'a pas peur du shérif, il est de l'autre côté / De l'autre côté du périph', ses jours comptés, numérotés / Jimmy veut qu'on le paye cash et comptant / Sinon il coupera la musique, te fumera en chantant / Il n'éteindra pas en sortant, Jimmy ne vivra pas longtemps».


L'outre-périph est dépeint comme une zone dangereuse, mais à l'intérieur de laquelle les rapports de force s'inversent. Perdue dans un espace peu familier, la police opère désormais en terrain hostile. « De l’autre côté de la rue » du 113. «J'habite de l'autre côté d'la rue, où ça ? / Un cauchemar pour l'commissaire Broussard / Du mauvais côté du périph' / Loin des contes féeriques / Confronté au périple, le moral pollué / Toxique comme l'air, comme l'herbe / Tard le soir, rencontre du 3ème type / Face au contrôle de police, on met notre ruse en pratique » 

Dans de nombreux titres, le périph et ses abords sont dépeints comme le terrain de prédilection des activités illicites. Exemple avec "Paris la nuit" de Rim'K. "Dans les business parallèles on fait du mal à l'économie / J'fais des tours de périph pour tuer l'insomnie". Dans le "Nouveau western", MC Solaar convoque la mythologie du western pour évoquer les lieux. "L'habit ne fait pas l'moine dans la ruée vers l'or / Dès lors, les techniques se perfectionnent / La carte à puce remplace le Remington / Mais Harry à Paris n'a pas eu de chance / On le stoppe sur le périph' avec sa diligence / Puis on le place à Fresnes pour que Fresnes le freine / Victime des directives de ce que l'on appelle / Le nouveau western" Dans le même esprit, Booba, que nous avons écouté précédemment, Souchon que nous entendrons bientôt, mobilisent la figure du shérif.

Le périph demeure un espace paradoxal. Si il fracture le territoire, comme une grande balafre circulaire, il n'en est pas moins emprunté chaque jour par des milliers d'automobilistes. La nuit, il devient un lieu propice au vague à l'âme des cœurs brisés. Ainsi avec le titre "Le périph" Mano Solo noie son chagrin en faisant des tours de périphs. Pour les chauffards invétérés, les têtes brûlées, il se transforme en circuit automobile. Ainsi, dans de nombreux raps, les compteurs s'affolent. Lefa:"TMCP #8 - Périph"

Décidément ambivalent, le périph on l'aime autant qu'on le déteste. Pour ceux qui le pratiquent, il charrie de nombreux souvenirs. Des expériences douloureuses, mais dont on se souvient parfois avec nostalgie. Le titre "Périphérique" de Souffrance décrit les épisodes de galère passées, mais aussi la beauté que revêt parfois le bitume. Il rappe: "Et tu t’rappelles les jours de hess / Quand tu comptais tes pièces / Quand tu partais d’la tess à sept dans une caisse à moitié HS / Pas d’délicatesse, contrôle pour délit de faciès / Ils t'connaissent, t’appellent par ton blase, sont d’jà venus à ton adresse / Roule sur le périph’ le coffre chargé de beuh et ouane / Tu sors à Porte de Montreuil et tu te fais soulever par la douane / Tous les soirs sur le périph’ quand la nuit baisse le voile / Les lumières de la ville répondent aux étoiles 

Roule sur le périph’, roule pour l’oseille, roule des spliffs / Roule contre le sommeil, roule roule sur le périph’ roule / Du coucher jusqu’au lever du soleil"


Pour Paris, il s'agit d'une artère vitale assurant la desserte et l'alimentation et en cas de blocage la capitale viendrait à manquer de tout. Dans de nombreuses chansons l'interprète se place dans la peau d'un automobiliste faisant des tours de périph' sans buts précis, perdu dans la contemplation des monuments construits le long de la boucle par des architectes plus ou moins prestigieux. Citons le parc des princes, le stade Charléty, l'institut du judo, la Maison de l'Iran, la tour Bois le Prêtre, la résidence étudiante de la porte de Bagnolet, les Mercuriales, la Philharmonie, le tribunal de grande instance, la tour Triangle, les Tours duo, les grands moulins de Paris...

L'installation de part et d'autre du périph est vue comme une ascension sociale dans le cas d'un emménagement intra-muros ou au contraire comme un déclassement pour ceux qui déménagent en banlieue. (3) De fait, le périph' est l'incarnation physique du rapport de domination que Paris entretient avec sa banlieue, des territoires pourtant très divers que la capitale continue parfois à considérer comme un réservoir d'emplois et de services indispensables à son fonctionnement, y remisant espaces de stockages, parkings, fourrières, incinérateurs d'ordures et travailleurs. Cette coupure fonctionnelle et sociale inspire "J'aime plus Paris" à Thomas Dutronc.

« Ici et là » d'Alain Souchon insiste sur la fracture socio-spatiale que constitue à ses yeux le périph. "Le regard que nous portons sur ce hasard / Ces quarante mètres de goudron qui nous séparent / Tu sautes le périph, hop allez / I shot the sheriff / Ici et là, ici et là / Ici et là"

Les prix du logement sont inabordables dans Paris, mais le respect de la règle des 20% de logements sociaux fait que certains bastions populaires de la capitale résistent à la gentrification. C'est le cas  des grands groupes HLM construits au cours des années 1960 entre les maréchaux et le périphérique. Le quartier décrit par Hugo TSR dans "Périmètre", au nord du 18ème arrondissement, permet ainsi de relativiser la rupture paysagère et sociale qu'incarnerait le périph. "Je suis la note de bas de page / J'crois que je suis né dans un tombeau / Odeur de conso, quartier tracé par le périph' et les ponts glauques"

*Quel avenir?

Comment transformer le périph? Plusieurs options existent: reconvertir l'autoroute urbaine en un boulevard urbain classique, dédier une voie au covoiturage, développer davantage de nature dans l'esprit de la ceinture verte, implanter un corridor boisé sur le terre-plein central et les talus du périphérique et ses abords. Faut-il densifier et urbaniser davantage  les portes et abords du périph ou au contraire végétaliser et constituer des réserves foncières, ce qui ne manquerait pas d'attiser les intérêts des promoteurs et aménageurs?

Les projets du Grand Paris se limitent souvent à la destruction de quartiers populaires existants que l'on rase pour faire place nette en les remplaçant par des espaces privés, sans se soucier des histoires et du passé que l'on engloutit. Des aménagements conçus et pensés depuis les bureaux de centre-ville. 

Comment réduire les nuisances? 

> Baisser la vitesse réduirait la pollution et fluidifierait le trafic. 

>Limiter le nombre d'usagers en invitant les gens à moins ou ne plus utiliser le périph. Dans cette logique, le projet du Grand Paris Express prévoit la création de lignes de métro situées en rocade autour de la capitale afin d'étendre le réseau existant et de connecter les villes de banlieues entre elles (en région parisienne, 70% des déplacements se font de banlieue à banlieue).

>Faciliter le franchissement de la double frontière constituée par les maréchaux et le périph grâce à des passages au dessous - comme à la Porte Pouchet - ou au dessus de la boucle routière.

>Enfin repenser la logistique parait indispensable.

Terminons avec le groupe Java, dont le titre Mona (du nom d'une ligne du RER C) propose une critique en règle des politiques d'aménagement toujours conçues et pensées depuis Paris, sans tenir suffisamment compte du point de vue et des usages des banlieusards: "Elle était belle mon enfance, c'était loin d'être la misère / À la petite couronne j'ai accroché de beaux souvenirs / Mes parents avaient des livres, bien assez de bif / Pour me payer quand je voulais la traversée du périph’ / Tout l'monde était raciste, mais tout l'monde vivait ensemble / Et beaucoup s'en sortirent au milieu des grands ensembles / Alors j'en parle au passé car je suis parti / Moi, le fils d'intégrés, l'enfant nanti / Mais même de l'autre côté, quand j'écoute les princes / Parler de la banlieue, j'entends l’wagon qui grince / Je vois le haut d’la pyramide qui gaspille des milliards / Et mes yeux pleurent des flammes / Comme un banlieusaaaaard!"

Notes:

1. Les Roms occuperont 150 ans plus tard ces mêmes espaces aux marges de la ville.

2. Dans les années 1960, la France gagne près de 100 000 voitures supplémentaires par mois. Le niveau de vie augmente ce qui permet au plus grand nombre de s'équiper. 

3. Phénomène de gentryfication qui repousse une partie des habitants de Paris de l'autre côté du périph s'amorce à partir des années 1990 sous l'effet de politiques publiques de requalification des espaces populaires, avec l'implantation d'équipements culturels. Elle se prolonge dans les communes de petite couronne (Montreuil, Aubervilliers, Pantin).

Sources:

A. "Le périph, après tout". Quatre émissions concoctées par Camille Juza pour la Série Documentaire de France culture sous le titre "le périph' après tout. On y entend les points de vue des urbanistes, architectes, artistes. C'est passionnant et instructif.

B. Du gris au vert: les trois âges du périphérique parisien" [géographie à la carte sur France Culture] 

C. "Le périph': un boulevard ou une frontière?" [Ces chansons qui font l'actu sur France Info]