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mercredi 7 décembre 2016

317. Cuba en Afrique, une odyssée musicale.

Avec la révolution cubaine de 1959, les barbudos emmenés par les frères Castro et Che Guevara renversent Batista. Progressivement Cuba intègre le bloc de l’est et joue un rôle majeur en Afrique. Au cours des années 1970, ce sont ainsi des centaines de milliers de Cubains qui partent combattre au Congo, en Angola, en Guinée-Bissau… Au nom d'un idéal internationaliste, ces hommes entendent aider les pays encore colonisés à se libérer, tout en permettant aux États nouvellement indépendants de s'affranchir de toute tutelle néocoloniale. 
Or pour exporter la révolution, Che Guevara entend mener dans les points chauds du tiers-monde une guerre de guérilla similaire à celle qui a permis l'accession de Castro au pouvoir en 1959. En s'appuyant sur des armées populaires, il faut selon lui combattre « l'impérialisme  yankee », multiplier les fronts afin de "créer deux, trois, plusieurs Vietnam". Pour le médecin argentin, la théorie du foco (foyer) doit tenir compte des principes suivants:
"1) Les forces populaires peuvent gagner une guerre contre l'armée régulière;
2) on ne doit pas toujours attendre que soient réunies toutes les conditions pour faire la révolution: le foyer insurrectionnel peut les créer;
3) dans l'Amérique sous-développée, le terrain fondamental de la lutte armée doit être la campagne."

L'Angolais Agostinho Neto et le Cubain Fidel Castro.


L'internationalisme cubain se concrétise bientôt sous la forme d'un engagement militaire massif en Afrique.
En 1961, Castro arme ainsi le FLN algérien alors en lutte contre la France. Un an plus tard, Ahmed Ben Bella, nouveau dirigeant de l'Algérie indépendante, est accueilli en héros à la Havane. 
En 1964, le Che s'embarque pour l'Afrique où il entend bien se faire l'ambassadeur de la révolution cubaine. En trois mois, il se rend auprès des régimes "amis" (la Guinée de Sékou Touré, le Mali de Modibo Keita, l'Algérie de Ben Bella, le Ghana de NKrumah, le Congo Brazzaville de Massamba-Débat...), mais aussi auprès des dirigeants nationalistes toujours en lutte pour obtenir l'indépendance de leur pays (Guinée-Bissau, Angola, Mozambique). 
A l'occasion de ces rencontres, le Che prend ses distances avec l'URSS. A Alger, il fustige ainsi le "dévoiement bureautique" du grand frère soviétique qui exploite sans vergogne les pays du Tiers-Monde. De retour à la Havane, Castro lui reproche d'ailleurs ces critiques, mais la décision est prise d'exporter la guérilla révolutionnaire façon cubaine en Afrique. Dès lors, le Che n'apparaît plus en public. L'Argentin modifie son apparence physique, se coupe les cheveux, se rase la barbe et subit une opération qui lui modifie la mâchoire. Métamorphosé, il rejoint les maquis (Simba) de l'est de la République du Congo en lutte contre le pouvoir central. (1)  D’après les informations recueillies par le Che lors de son premier voyage, c’est là que le mouvement révolutionnaire serait le plus avancé, en passe de remporter la victoire. 


Che Guevara au Congo en 1965.



Après avoir traversés le lac Tanganyika depuis la Tanzanie, Le Che et les quelques barbudos qui l'accompagnent, prennent contact avec les maquisards et déchantent aussitôt. Mal organisés (2), les rebelles se querellent davantage qu'ils ne combattent l'adversaire. Dans ces conditions, ils ne font que perdre du terrain. Surtout, les malentendus culturels qui séparent guérilleros cubains et soldats congolais révoltés, transforment l’expédition en un véritable fiasco. Dans le journal qu'il tient au cours de son expédition congolaise, Guevara témoigne de son impréparation face aux réalités congolaises et ne peut que reconnaître sa déroute. « Ceci est l’histoire d’un échec. […] Pour être plus précis, ceci est l’histoire d’une décomposition. Lorsque nous sommes arrivés sur le territoire congolais, la Révolution était dans une période de récession ; ensuite sont survenus des épisodes qui allaient entraîner sa régression définitive ; pour le moment, du moins, et sur cette scène de l’immense terrain de lutte qu’est le Congo. »
Les Cubains rentrent au pays, dépités. Guevara ne s'avoue pourtant pas vaincu: « Le plus intéressant ici n’est pas l’histoire de la décomposition de la Révolution congolaise […], mais le processus de décomposition de notre moral de combattants, car l’expérience dont nous avons été les pionniers ne doit pas être perdue pour les autres et l’initiative de l’Armée prolétaire internationale ne doit pas succomber au premier échec. »".

 Les Cubains tournent ensuite leur regard vers l'Angola, toujours aux mains des Portugais. (3) L'aide cubaine prend différentes formes, de l'entraînement des soldats au financement de la lutte en passant par la formation médicale ou l'accueil d'étudiants africains à la Havane.
Cuba envoie à Agostinho Neto, chef du MPLA (mouvement populaire de libération de l’Angola de tendance marxisante), une division entière au milieu des années 1960. En dépit de cet appui, le mouvement de libération ne remporte aucun succès militaire décisif et c'est finalement la révolution des œillets en 1974 qui précipite la chute du régime dictatorial et marque la fin de l'empire colonial portugais.
L'Angola n'en a pourtant pas fini avec la guerre, loin s'en faut. (4) Désormais trois mouvements antagonistes s'affrontent. Le MPLA, qui profite des subsides de l'URSS et des Cubains, est en lutte contre le FNLA et l’UNITA, tous deux financés et armés par les Etats-Unis et l'Afrique du Sud.  
Grâce à l'appui décisif de 35 000 soldats cubains (5) envoyés par Castro et armés par Moscou, le MPLA parvient à tenir la capitale Luanda. Aussi Neto proclame l’indépendance de l'Angola le 11 novembre 1975. En dépit de cette annonce, les affrontements s'éternisent. (6) L'Afrique du Sud, qui redoute par dessus-tout une propagation du socialisme en Afrique australe, apporte un appui logistique important à l'Unita dans sa lutte contre le MPLA. Après plus de douze années d'affrontements, la situation est dans l'impasse. Il faut négocier.

 En juillet 1988, un accord en 14 points est enfin trouvé entre le MPLA/ Cuba et l'Afrique du Sud. Cette dernière s'engage à renoncer au "Sud-Ouest africain" (la future Namibie dont l'Afrique du Sud avait fait une province), (7) tandis que Cuba s’engage à retirer son contingent d’Angola. En décembre 1988, le protocole d’accord est ratifié. Il aboutit à l’indépendance de la Namibie et contribue à desserrer l’étau de l’apartheid en Afrique du sud. Au cours de l'année 1989, les derniers soldats cubains quittent le sol angolais au moment où la Havane n'a de toute façon plus du tout les moyens de financer quoi que ce soit.

Les tentatives d'exportation de la révolution en Afrique se sont donc soldés par des échecs cuisants. Sur le plan politique, il ne reste rien de l'engagement internationaliste cubain en Afrique. La solidarité combattante s'est métamorphosée quelque temps en une coopération de type humanitaire (assistance médicale par exemple). Finalement, c'est bien dans le domaine culturel que les legs semblent les plus solides, en particulier sur le plan musical.
Les Maravillas de Mali, La Havane, 1967.
 
  Toujours dépendante des financements soviétiques pour s'équiper militairement, Cuba disposait pourtant avec sa musique d'une arme de séduction massive.
De fait, une vogue musicale afro-cubaine exceptionnelle s’empare de toute l’Afrique subsaharienne à la veille des indépendances. Tabu Ley Rochereau, immense chanteur congolais, racontait qu'à ses débuts, il avait dû apprendre des rudiments d'espagnol afin de pouvoir intégrer l'African Jazz de Joseph Kabasele. A la fin des années 1950 en effet, vouloir faire une carrière musicale au Congo sans maîtriser la langue des Cubains était impensable. Cette anecdote permet de mesurer l'influence considérable des musiques de l'île des Caraïbes sur une grande partie du continent africain au moment des indépendances et au cours de la décennie suivante
Amenés par les marins de passage dans les boîtes de nuit des villes portuaires, les musiques et rythmes cubains bénéficient alors d’un engouement extraordinaire. Les charanga et cha-cha-cha de l'Orquestra Aragon subjuguent l'auditoire locale. Lors de ses tournées africaines, la formation fait d'ailleurs figure d'ambassadrice de la musique cubaine. Membre de l'Orquestra Aragon, Rafael Lay Jr se souvient ainsi que "ces voyages étaient en partie financés par notre gouvernement, c'était une façon de poursuivre l'aventure africaine du Che."
En Guinée, au Sénégal, au Mali, le Bembeya Jazz national, l’orchestre Baobab et les Maravillas mettent les sons cubains à l’honneur, introduisant cuivres et rythmes caribéens à leur musique. Certaines de ces formations se rendent même à Cuba pour étudier, enregistrer, se produire. Le saxophoniste Mamadou Barry, ancien chef d'orchestre des Amazones de Guinée se souvient:" Nous étions 1800 musiciens et artistes. 1800 pour représenter les dix pays d'Afrique de l'Ouest au 11ème Festival  mondial de la Jeunesse et des étudiants de La Havane en 1978. Arrivés par avion à Oran, on nous fit embarquer sur un bateau russe de sept étages. Je me souviens encore son nom, le Nakimo. Le voyage dura dix-sept jours. C'était de la folie. Il y avait plusieurs boîtes de nuit et des orchestres se produisaient non-stop sur le grand pont. Tu dors, tu te réveilles et tu trouves toujours quelqu'un pour jouer. Les Congolais étaient là  avec les Bantous de la Capitale. Pour représenter la Guinée, il y avait le Bembeya Jazz et Keletigui." Ces échanges musicaux intensifs contribuèrent assurément à l'essor des rythmes afro-cubains.

Les formations africaines ne se contentent toutefois pas de mettre à leur répertoire cha cha cha, merengue, pachanga ou bolero. Elles s'approprient véritablement ces rythmes et s'en inspirent pour créer une musique véritablement originale. Ceci vaut particulièrement pour le Congo où les sonorités cubaines – en particulier le jeu des claves – irriguent la rumba congolaise; une polyphonie de guitare y remplaçant le piano. 
Au fond, l'influence des rythmes cubains sur les musiques d'Afrique de l'ouest n'est qu'un juste retour des choses dans la mesure où la rumba cubaine n'est rien d'autre que le mélange (exquis) des musiques latino-américaine aux  rythmes importés d'Afrique centrale par les esclaves au milieu du XIXème siècle. 

Pour se convaincre que l'influence cubaine sur les musiques africaines n'est pas qu'une vue de l'esprit, nous avons sélectionné (et commenté) ces 8 merveilles afro-cubaines:

   
1. Bembeya Jazz National: "Sabor de guajira"(1968). Fer de lance de la politique d'authenticité culturelle voulue par le guinéen Sékou Touré (au pouvoir de 1958 à 1984), la musique du Bembeya représente une synthèse parfaite des rythmes afro-cubain et mandingues. 
A la fin du morceau, on entend un des musiciens prononcer les mots suivants:
"En décembre 1965,  j'étais à Cuba avec la délégation guinéenne qui a participé aux travaux et aux festivités de la Tri-continentale. Un soir, je chantais "Guantanamo" en présence du vieil animateur et compositeur Abelardo Barroso. Le vieux était tellement content et tellement fier qu'il a proclamé devant tout le peuple cubain que je suis son fils. Nous avons tous les deux pleuré de joie et de reconnaissance. Je n'oublierai jamais mon passage à Cuba. "
2. Maravillas de Mali: "Lumumba". Formés au conservatoire de la Havane de 1963 à 1973, les Maravillas s'épanouissent dans le Mali socialiste de Modibo Keita (de 1960 à 1968). Ils rendent ici hommage à Patrice Lumumba.
3. Orchestra Baobab: "El carretero". Cette formation sénégalaise star reprend ici un classique cubain (écrit par Guillermo Portabales et popularisé par le Buena Vista Social Club).
4. Africando: "Yay boy". Formé en 1992, Africando mélange avec bonheur les sonorités afro-cubaines.
5. African Jazz: "indépendance cha cha". Fondateur du crucial African Jazz en 1953, Joseph Kabasele révolutionne la musique congolaise en électrifiant la rumba nationale et y introduisant tubas et trompettes.
6Super Eagles: "Manda Ly". Le Sénégal fut, davantage encore que tous les autres pays d'Afrique de l'ouest, durablement imprégné par la musique cubaine. Ce répertoire afro-cubain forge la matrice de la musique moderne sénégalise.
7. Franco: "Tcha tcha tcha de mi amor". Grand rival de Kabasele, Franco reste sans conteste le plus populaire des chanteurs congolais. 
8. Gnonnas Pedro: "Yiri yiri boum". Gnonnas Pedro constitue (avec l'Orchestre Poly-Rithmo de Cotonou) le fer de lance funky de la « République populaire du Bénin », dirigée par Mathieu Kérékou de 1975 à 1990.



Notes:
1. En novembre 1964, Joseph-Désiré Mobutu, commandant de l'armée, fomente un coup d'Etat en République du Congo et impose sa dictature. Pour ce faire, il bénéficie du soutien tacite des puissances occidentales dont les entreprises convoitent les riches sous-sol congolais.

2.Le chef de zone Laurent-Désiré Kabila ne bouge guère de la Tanzanie voisine.
3. Avant de rentrer pour Cuba, Guevara rencontre les dirigeants des mouvements nationalistes des colonies toujours aux mains des Portugais: Amilcar et Luis Cabral, fondateurs du Partido Africano da Independencia da Guiné e Cabo Verde (Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert ou PAIGC).
4. Dans le contexte de la guerre froide, les deux grands lorgnent sur ce pays riche en ressources (pétrolières et diamantifères). L'Afrique du Sud qui redoute une contagion socialiste en Afrique australe entrent dans aussi dans le conflit.
5.On estime que près de 350 000 Cubains ont combattu en Angola durant toute la durée de la guerre civile.
6. Grâce aux importants subsides débloqués par le président américain Ronald Reagan, l'UNITA reprend l'avantage sur la coalition angolo-cubaine lors de la bataille de Cuito Canavale en 1987. 
7. Des élections doivent être organisées sous le contrôle des Nations Unies.


Sources:
- Le Monde du 28/11/2016: « En Afrique, la petite Cuba s'est donné un rôle planétaire. »
- "Le rêve d'un monde castriste", Le Monde du jeudi 21 février 2008.
- "Le rêve africain de Castro", Jeune Afrique.

- « Cuba,une odyssée africaine ».  Ce documentaire revient sur l'engagement des Cubains en Afrique.
- Mondomix n°36, article consacré aux 70 ans de l'Orquestra Aragon.
- F. Mazzoleni:"l'épopée de la musique africaine", Hors collection, 2008.
- E. M'Bokolo:"Afrique noire, histoire et civilisation", Hatier, 2008.
- Ernesto Guevara: Passages de la guerre révolutionnaire : le Congo, Métailié (2000)
- Deux émissions de l'Afrique enchantée: Africuba et Cubafrica.
"Che Guevara est lui aussi Africain".

Liens:
 - Pan African Music: "La musique, soft power cubain en Afrique."
- Pan African Music: "Le Congo dans le grand bain de l'Afro Cubain."
- Le fabuleux destin de l'Afro-cubain: épisode 1, 2, 3 et 4.
- Une sélection de morceaux par Pan African Music.  



jeudi 30 septembre 2010

221. Tiken Jah Fakoly: Foly Sundjata.

Une récente polémique a éclaté au sujet de l'enseignement des civilisations africaines dans le programme d'histoire du collège. Les tenants passéistes de l'apprentissage d'une histoire de France plongée dans le formol regrettent la disparition des références aux grandes figures héroïques françaises (une lecture objective des programmes dit le contraire). Comment envisager que les jeunes Français d'aujourd'hui ne connaissent pas le tracé de la Marne ou de l'Escaut? Quant à s'intéresser à des contrées et des civilisations que nous avons civilisé! M'enfin, c'est scandaleux.
Ces gardiens attentifs de nos références historiques nationales se sont dotés d'un groupe Facebook où il est possible de signer une pétition "Pour promouvoir et défendre l'Histoire de France et son enseignement dans l'Instruction Publique". Le Collectif "Notre Histoire c’est notre Avenir" insiste avec un slogan qui claque: "Louis XIV, Napoléon, c'est notre Histoire, pas Songhaï ou Monomotapa." Suit une revue de presse d'articles choisis où l'on peut lire les arguments ineptes du collectif repris par des journalistes qui ont sans doute bien mieux à faire que de se pencher sur les programmes scolaires. Tous ceux qui considèrent que "l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire", nostalgiques du bon temps des colonies, trouveront sans doute d'excellentes raisons d'aller signer la pétition. D'autres, dont nous sommes, se réjouissent de l'introduction dans nos programmes de l’histoire des civilisations africaines ou indiennes (10% du programme. C'est sans doute encore trop...).
La meilleure réponse à apporter à tous ces grincheux consiste sans doute à s'intéresser à l'histoire des royaumes médiévaux africains comme celui de Soundiata Keita, empereur du Mali.
Le vaste empire de Sundjata Keita s'étendait du Sénégal à l'ouest jusqu'au centre du Niger à l'est et du centre du Sahara au nord au sud de la Côte d'Ivoire. Cet espace prospère fut dirigé pendant plusieurs centaines d'années par des souverains puissants dont nous avons gardé le souvenir grâce aux djeli, plus connus sous nos latitudes sous le nom de griots.

 Le Mali se situe au point de rencontre des grandes routes caravanières qui reliaient l'Afrique du nord au reste du continent. Ce commerce qui reposait autrefois sur les échanges d'or et d'esclaves contre des marchandises, a favorisé le développement de villes comme Tombouctou, Gao ou Djenné.

* La légende de Soundiata Keita.
C'est au XIIIème siècle que le petit royaume du Mandé (ou Mali) prend son essor. L’histoire de Soundiata Keïta est essentiellement connue par l’épopée racontée de génération en génération jusqu’à nos jours par les griots, et ainsi analysée par Seydou Camara : « Cette « épopée » aux tonalités légendaires est un mélange de souvenirs réels et de motifs de conte ; c'est, autrement dit, une construction littéraire qui évoque l'histoire locale parasitée par le thème universel du héros classique. »
Naré Maghann Konaté, le père de Sundjata, était un souverain mandingue, à la tête d'un petit royaume. Un chasseur lui affirma qu'une femme laide lui donnerait un fils qui deviendrait un grand souverain. Le monarque se souvint de la prophétie lorsqu'on lui présenta une femme hideuse, Sougoulou Konté. Cette nouvelle épouse lui donna un fils: Sundjata Keïta.
Malingre, le petit garçon éprouvait des difficultés pour marcher. Ses jambes, molles, se dérobaient sous lui. Infirme, il devait donc ramper, arc-bouté sur ses bras. A quatre ans, il ne savait toujours pas marcher. Pourtant, la prédiction affirmait qu'il deviendrait un jour un grand roi.
La mère de Soundiata, Sougoulou Konté, fut prise en grippe par une des autres épouses du père de Soundiata. Cette Sassouma Berte avait juré la perte de la mère et de son rejeton. Or, le fils de Sassouma, Dankaran Toumani Keita, accède au trône à la mort de son père, en 1218. La vie devient alors un véritable enfer pour Soundjata qui n'a d'autre choix que de s'exiler au royaume de Mena. Entre temps, un forgeron lui a donné une barre de fer, qui lui permet enfin de se redresser et de marcher normalement (Sundjata a alors 7 ans).
Carte de l'empire du Mali.

Pendant ce temps, Soumaoro Kante, roi du Sosso, ravage les terres du Mande et menace directement le royaume mandingue. Il tient la soeur de Soundjata captive, ainsi que le griot de la famille. Le demi-frère de Soundiata, Dankaran Toumani Keita, qui règne théoriquement, a pris la fuite après une déroute contre Kanté. Soundjata fait alors figure de sauveur et de libérateur du Mandé. Une cohorte d'émissaires se rend à Mena et le convainc de libérer son pays du joug du tyran, qui pressure et exploite le Manden depuis 3 ans. La popularité de Soundjata inquiète Kante; d'autant plus que des sorciers lui ont affirmé "ton vainqueur naîtra au Mali". Mais, Soumaoro, familier des forces occultes, disposait de pouvoirs surnaturels qui le rendaient insensible aux flèches. En retour, Soundjata sait aussi pouvoir compter sur sa soeur, Djegue. Contrainte de coucher avec Soumaoro, elle perce le secret de l'invincibilité du roi du Sosso. Pour annuler ses pouvoirs, il faudrait ainsi le toucher au talon avec une flèche confectionnée à partir d'un ergot de coq blanc.

A la suite d'une rébellion des Mandé, Kante entend en finir et se lance à l'assaut de ses sujets récalcitrants. Soundjata s'emploie alors à lever une armée qui comprend notamment Fakoly Kumba (un des aïeux de Tiken Jah Fakoly) l'ancien chef de son armée. Il reproche notamment à Kanté d'avoir enlevé son épouse. Les deux armée s'affrontent lors de la bataille de Kirina, en 1235. Soundjata vise son adversaire avec la flèche spéciale, annulant aussitôt tous ses pouvoirs de magicien. Certains racontent que le tyran disparut instantanément, d'autres expliquent qu'il se réfugia dans les montagnes de Koulikoro. Par vengeance, Soundjata ravagea le Sosso, coeur du royaume de son adversaire. Soundiata prit alors les rênes de l'empire du Mande dont il étendit considérablement les frontières.


L'empire du Mali (du 13ème au 17ème siècle) s'étendait du sud du Sahara jusqu'à la côte atlantique. Il a pour coeur la vallée du Niger. Les principales villes sont Niani, en pays malinké, Djenné, grand carrefour commercial et les trois étapes sahariennes de Oualata, Tombouctou et Gao. Un empire si prestigieux que son nom sera d’ailleurs repris en 1960, lorsque le pays devient indépendant.

* L'histoire.
Après l'éclatement de l'empire du Ghana, le petit royaume soninke du Sosso, gouverné par Soumaoro Kante, étend sa suzeraineté sur toute la région comprise entre les fleuves Sénégal et Niger, devenant un des plus puissants de l'Afrique de l'ouest. Il tente d'abord de passer des alliances avec les petits souverains mandingues à la périphérie de son territoire. En vain, ces derniers le méprisent du fait de son appartenance à la caste inférieure des forgerons. Désormais, Kanté sème la terreur dans le pays mandingue. En 1224, il entreprend une importante campagne afin d'annexer le Mandé. Il attaque notamment un petit royaume fondé dans la région du haut Niger par le clan des Keita.

Il met alors en fuite le souverain Dankaran Touman, frère de Soundjata Keita, alors en exil à Méma, près du lac Debo. Ce dernier, appuyé par plusieurs souverains des royaumes environnants, finit par prendre les armes contre Kanté. De nombreux affrontements opposent alors les deux armées. Après la défaite de Kankignè, Soundjata se venge en triomphant à la bataille de Kirina, en 1235. Kanté capitule et Soundjata s'impose alors à la tête de l'empire du Mali.
Après la reddition de Kanté, Keïta annexe le royaume du Ghana, exsangue. Il prend le titre de mansa ("chef suprême"). Durant son règne, de 1235 à 1255, il réussit à unifier tous les clans malinké du Mandé au sein d'un seul et unique royaume, avec Niani pour capitale. La prospérité de l'empire repose notamment sur l'extraction de l'or (les mines du Bouré paraissaient inépuisables), permettant un commerce florissant. La stabilité de l'empire est propice au trafic caravanier qui reprend son essor. Du nord provient le sel, le cuivre, les tissus, ainsi que les produits manufacturés venus d'Europe. Du sud partent les épices, l'ivoire, la kola, l'or et les esclaves. Dans le domaine agricole, l'empire du Mali développe bientôt la culture du coton et de l'arachide.
* Les successeurs de Soundjata
Son fils Mansa Oulé, qui règne de 1255 à 1270, étend l'empire vers l'ouest, jusqu'à l'océan Atlantique. Mais, ses héritiers se disputent son trône qui échoie finalement à Sakoura, un esclave affranchi (1285-1300). Musulman, il entreprend un voyage à la Mecque. C'est au retour de ce pélerinage qu'il est assassiné par des pirates. Les Keïta récupèrent alors leur trône. Abou Bakari II, puis Kankan Moussa. Ce dernier accède au pouvoir en 1312. Il soumet les touaregs du nord. Musulman pratiquant, il se rend en pélerinage à la Mecque en 1324, escorté par une caravane regorgeant d'or. De retour dans son empire, Kankan appelle à sa cour de nombreux lettrés maghrébins qui contribuent en retour à la renommée de leur protecteur. Tombouctou, où Moussa fait construire la mosquée Djingareiber, devient ainsi un véritable centre intellectuel, prospère grâce à l'intensité du trafic caravanier. L'empire du Mali intègre politiquement des populations de nombreuses cultures différentes unifiés sous une même administration décentralisée: Maures et Touaregs sahariens, peuples de la Savane tels que les Wolofs, les Mandingues, les Soninkés, les Songhaïs et les Dogons.
Les querelles de succession et les attaques des Mossis, des Touaregs et surtout des Songhaïs entraînent le déclin de l'empire au XVème siècle. Mais son prestige reste intact à travers les siècles. Surtout l'épopée de Sundjata Keita continue d'être rapportée par les griots.

Détail de l'atlas dit "catalan d'Abraham Cresques (1375). Ce portulan montre le "Musse Melly" (Mansa du Mali) seigneur des nègre de Guinée" (avec couronne, sceptre, globe et trône d'or). La carte représente les richesses de l'empire du Mali. 

* Une société hiérarchisée.
Dans l'empire domine la civilisation malenke ou mandingue (celle du Mandé, la province d'origine de Sundjata). Chez ces derniers, un système de castes organise la société, autour de 3 grandes catégories:
- Les horon sont les nobles. Représentants des fondateurs de l'empire et de leurs alliés, souvent cultivateurs, chasseurs ou commerçants, ce sont eux qui dirigent la communauté;
- les jon (les captifs) qui sont généralement descendants d'esclaves affranchis;
- Les niamakala ou gens de castes se divisent en numu (forgerons), garanké (coordonniers) et djéli (griots). Dans le cadre de cet article, ce sont bien sûr ces derniers qui vont retenir notre attention.
Les griots jouent un rôle fondamental dans la société mandingue. Leur statut se transmet de g
énération en génération. Détenteurs de la mémoire et de la tradition, ils restent les garants du bon fonctionnement de la communauté. Ils font ainsi office de conservateurs en tant qu'uniques dépositaires de la généalogie des familles, dans une société orale (en Afrique de l'ouest, l'enseignement et l'histoire se transmettaient à l'oral ce qui fit dire à Hampâté Bâ qu'en "Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle."). Ils constituent alors la clef de voûte de la société mandingue. D'ailleurs, au Mali, les griots sont connus sous le nom de djeli ("le sang"). Comme le signifie le terme, le djeli représente le "sang" du corps social. Ce personnage, attaché au prince ou aux hauts dignitaires du régime, connaît la jurisprudence, la constitution. Il joue aussi un rôle de précepteur auprès des enfants. C'est lui qui mémorise et transmet l'histoire, lui qui chante les louanges et les hauts faits des familles princières, auxquelles il sert aussi de porte-parole.

* L'épopée de Soundjata chantée par les musicens.
Rien ne se décide sans eux. Médiateurs, ils se chargent souvent de régler les conflits et jouent fréquemment le rôle d'intermédiaire entre le souverain et ses sujets. Bref, ils jouent un rôle de ciment social fondamental. Sa parole, chantée, souvent accompagnée d'instruments, fait autorité. Sa maîtrise du verbe est sans égale (la qualité des métaphores utilisées permet ainsi de mesurer le talent du griot). Les jelys seraient apparus à l'époque de Sundjata Keïta. Ce dernier ne sépare jamais de Balla Fasséké, son griot attitré. Jusqu'au XVIIIème siècle, les griot jouent et chantent surtout pour les nobles, tout en se rendant parfois dans les villages. A partir de cette époque, ils se tournent vers un public plus populaire, participant par exemple à des événements particuliers (naissance, mariage, funérailles). Ceux pour qui ils chantent leurs font des présents qui constituent leurs ressources. Aujourd'hui, le rôle du griot s'est banalisé et a perdu de son prestige. Dans les villes, ils deviennent souvent des artistes professionnels utilisant des instruments modernes.
Les griots sont aussi des musiciens qui s'accompagnent de la kora, du ngoni, du balafon ou du xalam. Dans leurs morceaux, ils rappellent la genèse de l'empire mandingue, les hauts faits des puissants auxquels ils restent attachés. De nombreuses chansons modernes louent Soundiata et narrent ses exploits, faisant du personnage le symbole de l'unité du mandingue, et par extension de l'Afrique. Ci-dessous, nous avons sélectionné quelques morceaux dont le somptueux morceau "Soundiata (l'exil)" interprété par Mory Kanté avec le rail Band en 1975. Ce joueur de kora guinéen appartient à une prestigieuse lignée de griots. Dès l'enfance, il acquiert une grande renommée en jouant dans les fêtes de quartier et les mariages. Il apprend alors à jouer de la kora auprès du grand maître malien Batourou Sékou Kouyate. En 1971, il intègre le rail band de Bamako en tant qu'instrumentiste, avant d'en devenir le chanteur lorsque Salif Keïta quitte le groupe.


Sources:
- La documentation photographique n°8075: "histoire de l'Afrique ancienne", 2010.
- L'Afrique enchantée du 11/07/ 2006: "le héros".
- Article de Wikipédia sur Sounjata Keita.
- Dossier du magazine Géo sur le Mali (impossible de retrouver la date).
- "Les musiciens du beat africain", collection Compact, Bordas.
- "Le petit atlas des musiques du monde", éditions du Panama, 2006.
- Seydou Camara: "La tradition orale en question", Cahiers d'études africaines, 1996, p770.

Liens:
- CVUH: "Virer l'Afrique de l'histoire de France, il paraît que C dans l'air du temps". La réplique de trois membres du comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire: Laurence De Cock, Suzanne Citron, Jean-Pierre Chrétien. Auteur du dernier numéro de la documentation photographique consacré à "l'histoire de l'Afrique ancienne", dont la lecture ferait le plus grand bien à tous ceux qui pensent que l'histoire du continent débute avec la conquête coloniale.
- Mediapart: "Les réacs au piquet!"

samedi 5 juin 2010

Sur la platine: juin 2010.



1. Asa: "jailer".
Le blog de la talentueuse chanteuse nigériane.

2. Salif Keita: "Seydou".
Un morceau extrait du dernier album du chanteur malien.

3. The Gossip: "Love long distance".


4. Les loups noirs d'Haïti: "Jet biguine".
Chanson extraite d'une formidable compilation sortie sur le label Soundway. [ chronique du disque ici]

5. Feloche: "Dr John Gris John".
Le chanteur français Feloche revisite les sons bayou louisianais sur son album « La Vie Cajun ». Voici le fruit de sa rencontre avec l'immense Dr John…

6. Victor Démé: "Ma belle".
Un titre sous forte influence cubaine extrait du second album de Victor Démé.



7. João Gilberto: "Falsa Baiana" et 8. Chico Buarque: "Construçao".
Pour terminer: deux classiques brésiliens. Le deuxième titre, issu d'un album éponyme sorti en 1971, raconte la mort d’un ouvrier sur un chantier. Beaucoup y ont vu une allégorie de l’histoire du Brésil des années de dictature. Cet album, court, intense, propose une musique hypnotique absolument irrésistible.

vendredi 21 mai 2010

210. Zao: "ancien combattant".

Dans un article précédent nous nous sommes intéressés à la création du corps des tirailleurs sénégalais, leur rôle dans la conquête coloniale en Afrique, puis leur engagement en Europe au cours de la grande guerre: 1. Félix Mayol: "Bou Dou Ba Da Bouh".
Nous nous sommes ensuite intéressés ici aux tirailleurs en tant que sentinelles de l'Empire dans l'entre-deux-guerre, puis à leur participation à la deuxième guerre mondiale. 2. C.A.M.P.: "Hosties noires". Une autre chanson du CAMP évoque le massacre du camp de Thiaroye, le 1er décembre 1944, qui reste un symbole fort de l'injustice coloniale et des promesses non tenues par la France. 3. C.A.M.P.:"Thiaroye".

* * * * *

Garde d'un ouvrage d'art. Tonkin (vers 1953) [cf E. Deroo voir sources].

Dans l'immédiat après guerre, les troupes de tirailleurs se professionnalisent. En 1951, la terminologie officielle remplace le terme de tirailleurs sénégalais par celui de tirailleurs africains.
Le goût de l’aventure, la certitude d’une bonne solde et l’apprentissage d’un métier motivent la plupart des engagés.

* Les "dogues noirs de l'Empire".

Les gouvernements de la IVème République utilisent ces soldats pour réprimer les grandes grèves de 1948 ( grève des mineurs en particulier). Beaucoup redoutent alors que ces soldats ne deviennent de véritables soldats janissaires, utilisés pour réprimer les mouvements sociaux.
Le commandement français utilise aussi ces troupes pour réprimer toute contestation à l'intérieur de l'Empire. Cela permettait en outre de manipuler les ressentiments et oppositions entre les différentes populations coloniales pour mieux maintenir l’ordre. Les tâches les plus ingrates incombent ainsi aux tirailleurs, chargés des terribles répressions de Thiaroye (1944), Sétif (1945), Madagascar (1947).

Affiche pour le régiment d'AEF-Somalie, vers 1945 [cf E. Deroo voir sources].

Cette méfiance grandit encore avec l'engagement massif des tirailleurs dans les conflits coloniaux:
- 60 340 soldats africains de métiers, recrutés parmi les démobilisés de 1945 en AOF et AEF, servent en Indochine jusqu'en 1954. A cette date, ils représentent 15% des effectifs du corps expéditionnaire. Le Viêt-Minh développe d'ailleurs une propagande à destination des soldats africains appelés à la désertion au nom de la "solidarité des peuples opprimés par le colonialisme et l'impérialisme" (sans grand succès semble-t-il).
- l'état-major engage aussi des bataillons de tirailleurs, afin d'écraser l’insurrection de Madagascar en 1947, à plusieurs reprises encore en Tunisie et au Maroc, les deux protectorats en marche vers l'indépendance. En 1956, des tirailleurs prennent part à l'expédition de Suez.
- Enfin, huit régiments de tirailleurs africains, soit plus de 15 000 hommes, participent à la guerre d'Algérie.

Léopold Sedar Senghor, qui a dédié de sublimes poèmes aux tirailleurs, dénoncent désormais "les dogues noirs de l'Empire". L'image des tirailleurs se brouille, notamment au Maghreb.

* Des tirailleurs transformés en cadres des armées nationales.

Avec l'accession aux indépendances des dernières colonies françaises, les régiments de tirailleurs sénégalais sont transformés en régiments d’infanterie de marine en 1958 avant d’être définitivement supprimés entre 1960 et 1962.

Ces tirailleurs africains servent d’ossature aux armées nationales formées à partir de 1960. Dans le cadre de la coopération militaire, l’armée coloniale se charge à partir de 1958 de l'instruction et de l'entraînement des cadres des armées des États accédant à l'indépendance dans le cadre de l’école de formation des officiers ressortissants des territoires d’outre-mer (EFORTOM) de Fréjus. En 1960, nombre de tirailleurs sont alors reversés dans leurs armées nationales (sauf au Togo et en Guinée). Plusieurs dirigeants africains, qui s'imposent souvent par des coups d'état, sont issus de l'Efortom (Seyni Kountche au Niger, Kérékou au Bénin,Moussa Traoré au Mali, Kolingba en République centrafricaine) ou sont d'anciens tirailleurs ou officiers indigènes de l'armée française (Jean Bedel Bokassa en Centrafrique, le Togolais Gnassingbé Eyadema).

* La mémoire vive des derniers tirailleurs.

Au lendemain des indépendances, les tirailleurs disparaissent de la mémoire collective française. Il faut attendre les dernières décennies, pour que l'ancienne métropole "redécouvre" leur existence. En 1980, un ancien soldat du Sénégal attaque la France devant la Cour de justice européenne car sa pension militaire est "cristallisée" (c'est-à-dire gelée aux taux versés lors de l'indépendance à un niveau qui ne tient pas compte de l’évolution du coût de la vie). En effet, les logiques discriminatoires ancrées dans l’histoire de ces troupes conduisent à la cristallisation des pensions à partir de 1958.

Désormais la mémoire des tirailleurs est une mémoire vive. L'argument de la "dette de sang ", ancien, puisqu'il remonte aux lendemains de la grande guerre, est réactivé. Lamine Senghor en 1927 dénonçait déjà les écarts de pension entre citoyens et sujets: "Nous savons et nous constatons que, lorsqu'on a besoin de nous, pour nous faire tuer ou pour nous faire travailler, nous sommes des Français; mais quand il s'agit de nous donner les droits, nous ne sommes plus des Français, nous sommes des nègres."
Or, en août 1996, les représentants des sans-papiers de l'église saint-Bernard (Maliens et Sénégalais principalement) demandaient leur régularisation au motif de leur longue présence en France et du sacrifice de leurs ancêtres tirailleurs venus combattre pour la France lors des deux guerres mondiales. Ils dénoncent alors l'injustice faite aux descendants de ces tirailleurs traités comme de véritables parias (la situation ne s'est guère améliorée entre "immigration choisie et "amendement ADN").

Ces dernières années, les vieux tirailleurs apparaissent comme des victimes, des oubliés de la mémoire collective. La discrimination flagrante que constituait la "cristallisation" par rapport aux pensions des anciens combattants métropolitains, fut progressivement dénoncée et en partie supprimée par la décristallisation partielle de 2007 (grâce aux mobilisations des associations d'anciens combattants et au succès du film Indigènes de Rachid Bouchareb). Le 28 mai 2010, le conseil constitutionnel censure pour la première fois des lois en vigueur et "estime que, dans un même pays de résidence, il ne doit pas y avoir de différence de traitement entre un ressortissant français et un ressortissant étranger présentant les mêmes droits."

Statue "à Demba et Dupont en souvenir de leur fraternité d'armes" (Dakar).

Le président sénégalais Aboulaye Wade, en 2004, inaugure une journée nationale du Tirailleur et proclame le 23 août Journée du tirailleur au Sénégal. Il en appelle au devoir de mémoire et se prononce en faveur de l'enseignement de l'histoire des tirailleurs en Europe. Il fait réinstaller devant la gare de Dakar, la statue de Dupont et Demba, érigée à la gloire des poilus français et africains à la fin de la grande guerre et démontée au moment des indépendances. Autant d'actions qui permettent de réintégrer les tirailleurs dans la mémoire collective africaine.
La République française semble (enfin) sur la même voie avec la reconstruction (encore virtuelle) du monument aux héros de l'armée noire à Reims, érigé en 1924 et détruit par les Allemands en 1940.

http://www.crdp-reims.fr/memoire/LIEUX/1GM_CA/monuments/armee_noire_reims/armee_noire.jpg
Monument aux héros de l'armée noire, Reims.

* "Ancien combattant".
Dans la chanson « ancien combattant », le Congolais Casimir Zoba dit Zao se met dans la peau d’un tirailleur sénégalais qui a fait la guerre et raconte, de retour au pays, la manière dont le conflit frappe aveuglément tout ce qui bouge. Derrière l'aspect comique du morceau, il s'agit d'un hymne antimilitariste irrésistible.
Un seul destin pour tous les belligérants, mais aussi les civils plongés dans la guerre: "cadavéré". Seul l'ouverture d'un dialogue semble offrir une planche de salut. La chanson se termine ainsi par une série de mains tendues et de salutations dans la la langue de l'autre.
Le morceau représente aussi un bel hommage aux anciens combattants, ces figures ambivalentes des sociétés africaines. Respectés, ils suscitent dans le même temps les moqueries des jeunes générations qui raillent le "français tirailleur" des anciens combattants dont les sempiternels discours sur la guerre finissent par lasser.




Zao explique à propos de sa chanson:
" Un sage a dit: 'Tant que l'humanité ne tue pas la guerre, la guerre tue l'humanité.' Alors je me suis mis dans la peau d'un ancien combattant qui dénonce les atrocités qu'il a vécues. J'ai voulu faire un message qui s'adresse à tout le monde. A tous ceux croient trouver une solution dans l'usage des armes, je dis qu'ils seront tous cadavres. L'humour permet de mieux traduire ce genre de chose. J'ai voulu qu'un ancien combattant parle comme le faisaient les tirailleurs sénégalais."

* "Intoxiqués par l'espéranto militaire".
Dans la bouche de Zao, l'ancien combattant multiplie les néologismes savoureux. En prêtant ces mots à son personnage, le chanteur évoque le "parler petit-nègre"utilisé par les tirailleurs, sabir officialisé par des livres d'instruction.
La peintre et écrivain Lucie Cousturier, qui accueillit à Fréjus des tirailleurs de 1916 à 1919, témoigne dans "Des inconnus chez moi" des conséquences du développement d'un tel langage:
"Je suis enchantée de mes nouveaux élèves; mais c'est par eux que m'est posée, pour la première fois, sous un aspect cruel, la question de l'enseignement du français à des Africains intoxiqués par l'espéranto militaire. [...] Ce jargon est issu de deux sources: celle d'abord, des recrues bambaras qui ont indiqué par leurs balbutiements en présence de notre langue, leurs préférences de formes et de mots; deuxièmement celle des instructeurs blancs, qui ont adopté ces balbutiements et leurs conséquences... [...] Les tirailleurs ont appris, par les rires, que leur langage les ridiculise: 'c'est français pour tirailleurs' reconnaissent-ils tristement."

* "Petit n'imprudent".

Idrissa Soumaoro.


La chanson de Zao s'inspire d’un morceau antérieur, "petit n’imprudent", du Malien Idrissa Soumaoro, enregistrée en 1969 pour la radio malienne, qui relate une altercation opposant un ancien combattant retraité et un jeune homme irrespectueux qui violentait sa sœur aux pieds de l’Ancien. Indigné, le vieux chef de famille se déchaîne verbalement, noyant le garçon sous un flot d’injures. Face à l'impudence du blanc bec, il oppose son parcours irréprochable de combattant de la deuxième guerre . L'ancêtre vitupère en utilisant un jargon fondé sur un sabir savoureux. Le vieux est emporté dans une scansion qui ne semble jamais devoir s'arrêter: "Petit n’imprudent provocatèr, malappris, tu ne sais pas que je suis vié? Moi j’ai fais lé guerre mondiaux, j’ai tué allemand, j’ai tué tchékoslovaqui …"


Le titre remporte un immense succès, mais ne rapporte absolument rien à son auteur qui s'est fait voler son enregistrement. Quinze ans plus tard (1984), le Congolais Zao en a fait Ancien combattant. Dès sa sortie, elle rencontre un grand succès. Par une triste ironie du sort, sa chanson prend, a posteriori, un nouveau relief...

* Guerre au Congo-Brazzaville.
En 1984, l’Angola, ancienne colonie portugaise, voisin du Congo, connaît une terrible guerre civile, un des conflits les plus longs et les plus meurtriers de l’Afrique au XXème siècle. Le Congo Brazzaville est alors une république populaire qui sert de base arrière aux conseillers militaires soviétiques et aux soldats cubains qui soutiennent le MPLA d’Agostinho Neto, le leader angolais rallié au camp socialiste.

Pour les Congolais, les problèmes commencent avec la chute du mur Berlin en novembre 1989 et la redistribution des cartes qui l’accompagne. En 1990, le multipartisme est rétabli après 20 ans de parti unique. Lors des élections présidentielles, le président D. Sasou Nguesso perd le pouvoir qu’il occupait depuis 13 ans au profit de Pascal Lissuba. Lors des élections législatives qui suivent, la situation dégénère et Lissuba envoie ses milices ninjas qui affrontent l’armée gouvernementale. Un peu plus tard, ce sont les milices de Sasu Nguesso, les cobras, bien aidés par Elf, qui délogent Pascal Lissuba de sa fonction présidentielle.
Entre 1993 et 1999, le pays est en proie à une terrible guerre civile. Miliciens et militaires mettent le pays à feu et à sang. Comme l’immense majorité des Congolais, Zao n’a pas pu échapper au conflit. Il se réfugie dans son village natal. Les incursions de soldats l’obligent à fuir dans la forêt avec sa famille où se nourrit de baies sauvages, de racines, de champignons. Il y perd son fils de 4 ans, déshydraté et affaibli.


Pochette du premier disque de Zao.


Un très grand merci à Gaëlle !
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Zao - Ancien combattant

Moi engagé militaire, moi engagé militaire
Moi pas besoin galons, joutez-moi du riz
Sergent masamba, tirailleur mongasa, caporal mitsutsu (...)

Marquer le pas, et 1, 2
Ancien combattant
Mundasukiri
Marquer le pas, et 1, 2
Ancien combattant
Mundasukiri

Tu ne sais pas que moi je suis ancien combattant
Moi je suis ancien combattant,
J'ai fait la guerre mondiaux
Dans la guerre mondiaux,
Il n'y a pas de camarade w’lai
Dans la guerre mondiaux,
Il n'y a pas de pitié mon ami
J'ai tué Français,
J'ai tué Allemand,
J'ai tué Anglais,
Moi j'ai tué Tchécoslovaque

Marquer le pas, 1, 2
Ancien combattant
Mundasukiri
Marquer le pas, 1, 2
Ancien combattant

Mundasukiri
La guerre mondiaux
Ce n'est pas beau, ce n'est pas bon
La guerre mondiaux
Ce n'est pas beau, ce n'est pas bon
Quand viendra la guerre mondiaux
Tout le monde cadavéré
Quand viendra la guerre mondiaux
Tout le monde cadavéré
Quand la balle siffle, il n'y a pas de choisir
Si tu ne fais pas vite changui, mon cher, ho!
Cadavéré
Avec le coup de matraque
Tout à coup, patatras, cadavéré

Ta femme cadavéré
Ta mère cadavéré
Ton grand-père cadavéré
Ton père est cadavéré
Tes enfants cadavéré
Les rois cadavéré
Les reines cadavéré
Les empereurs cadavéré
Tous les présidents cadavéré
Les ministres cadavéré
Les gardes de corps cadavéré
Les motards cadavéré
Les militaires cadavéré
Les civils cadavéré
Les policiers cadavéré
Les gendarmes cadavéré
Les travailleurs cadavéré
Les chomeurs cadavéré
Ta chérie cadavéré
Ton premier bureau cadavéré
Ton deuxième bureau cadavéré
La bière cadavéré
Le champagne cadavéré
Le whisky cadavéré
Le vin rouge cadavéré
Le vin de palme cadavéré
Les soûlards cadavéré
Music lovers cadavéré
Tout le monde cadavéré
Moi-même cadavéré

Marquer le pas, et 1, 2
Ancien combattant
Mundasukiri
Marquer le pas, et 1, 2
Ancien combattant
Mundasukiri

Pourquoi la guerre
Pourquoi la guerre
Pourquoi la guerre
La guerre ce n'est pas bon, ce n'est pas bon
Quand viendra la guerre tout le monde affamé, oh!
Le coq ne va plus coquer, cocorico oh!
La poule ne va plus pouler, pouler les oeufs
Le footballeur ne va plus footer, pousser le ballon
Les joueurs cadavéré
Les arbitres cadavéré
Le sifflet cadavéré
Même le ballon est cadavéré
Les équipes cadavéré
Diables Noirs cadavéré
Etoile du Congo cadavéré
Les Lions Indomptables cadavéré
Les Léopards cadavéré
Les Diables Rouges cadavéré
Les journalistes cadavéré
La radio cadavéré
La télévision cadavéré
Le stade cadavéré
Les supporters cadavéré

La bombe ce n'est pas bon, ce n'est pas bon
La bombe à neutrons ce n'est pas bon, ce n'est pas bon
La bombe atomique ce n'est pas bon, ce n'est pas bon
Les Pershing ce n'est pas bon, ce n'est pas bon
S.S. 20, ce n'est pas bon, ce n'est pas bon
Quand viendra la bombe
Tout le monde est bombé oh!

Ton pays bombé
L'URSS bombé
Les États-Unis bombé
La France bombé
L'Italie bombé
L'Allemagne bombé
Le Congo bombé
Le Zaïre bombé
L'ONU bombé
L'UNESCO bombé
L'OUA bombé
Mes boeufs bombé
Mes moutons bombé
Mon cuisinier bombé
Tous les cuisiniers bombé
Ma femme bombé
Les taximan bombé
Les hôpitaux bombé
Les malades bombé
Les bébés bombé
Le poulailler bombé
Mes coqs bombé
Mon chien bombé
Les écoles bombé
Ma poitrine bombé
Tout le monde bombardé

Semez l'amour et non la guerre mes amis
Tenons nous la main dans la main
Jetez vos armes Jetez vos armes Jetez vos armes
Tenons nous la main dans la main

Ah! si tu voyais Français : Bonjour
Ah! si tu voyais Anglais : Good Morning
Ah! Si tu voyais Russe :zdravstvuche
Ah! si tu voyais Allemand : guten tag
Ah! si tu voyais Espagnol: Buenos Dias
Ah! si tu voyais Italien: Buongiorno
Ah! si tu voyais Chinois : Hiho
Ah! Si tu voyais Bulgare :Dóbar den
Ah! Si tu voyais Israélien: Shalom
Ah! Si tu voyais Egyptien :Sabahkarlarer
Ah! Si tu voyais Sénégalais :Nagadef
Ah! Si tu voyais Malien :Anissoucouma
Ah! Si tu voyais Nigérien :Carouf
Ah! Si tu voyais Mauritanien :Alagouna
Ah! Si tu voyais Togolais :Afoi
Ah! Si tu voyais Souaéli :D'jambo
Ah! Si tu voyais Tchadien :Lali
Ah! Si tu voyais Malgache :Malaouna
Ah! Si tu voyais Centre Africain :Mibaramo
Ah! Si tu voyais Camérounais :Anenvoyé
Ah! Si tu voyais Gabonais :M'bolo
Ah! Si tu voyais Congolais :Bonté
Ah! Si tu voyais Zaïrois :Bonté Na Yo

Marquer le pas, et 1, 2
Ancien combattant
Mundasukiri
Marquer le pas, et 1, 2
Ancien combattant
Mundasukiri

Sources:
- Emmanuel Blanchard: "Les tirailleurs: bras armés de la France coloniale", sur le site de la LDH Toulon.
- Eric Derro, Antoine Champeaux: "La force noire. Gloire et infortune d'une légende coloniale", Taillandier, 2006.
- Pap Ndiaye: "Dette de sang", le Nouvel Observateur, Hors Série, octobre-novembre 2008.
- Franck Tenaille: "Le swing du caméléon", Actes Sud, 2000.
- Marc Michel: "Essai sur la colonisation positive", Perrin, 2009.
- L'Afrique enchantée du 21 août 2006: "la guerre".

Liens:
* Vivonzheureux!: "Zao: ancien combattant"
* Philippe Bernard: 'Le dernier de la "force noire"'.