En 1494, Christophe Colomb débarque dans ce qui est aujourd’hui la Jamaïque. Les populations autochtones – Arawak ou Taïnos - sont rapidement exterminées. Les Espagnols sont chassés par les Britanniques 1655. Une société esclavagiste basée sur la culture de la canne à sucre se met en place, un système d’exploitation particulièrement dur dans lequel l’espérance de vie moyenne est de 8 ans. Cette mortalité implique un approvisionnement constant en esclaves africains. Entre le XV° et le XIX° siècles, la Jamaïque devient une des principales têtes de pont de la traite négrière atlantique. Environ 1M d’esclaves y auraient été débarqués, faisant de l’île une des colonies de plantation les plus lucratives des Caraïbes. Dans « Columbus ghost », le dub poet Mutabaruka convoque le fantôme de Colomb, dépeint comme une créature cynique et détestable. On perçoit en arrière-plan des bruits de houle et le grincement du bateau.
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Lors de la prise de l’île par les Anglais en 1655, les Espagnols libèrent leurs esclaves. Ces évadés, appelés Marrons, résistent au joug anglais pendant des siècles. Réfugiés dans les zones difficiles d’accès de l’intérieur des terres, ces communautés contribuent à perpétuer des éléments culturels africains, en particulier les tambours burus. Au XX° siècles, les rastas introduisent cet instrument dans leur musique liturgique. Le grand maître des percussions, Count Ossie, ici accompagné de son Mystic Revelation of Rastafari interprète 400 years. « Comme des étrangers nous sommes venus / La traite négrière était un jeu / Et depuis ce jour nous ne connaissons pas même notre nom. Il faut se rappeler de notre héritage et de tout ce qu’ils firent à nos mères et pères. »
Les références à l’esclavage historique sont très présentes. Les sordides conditions de travail dans les plantations font l’objet de descriptions. En 1975, dans Slavery Days (que nous venons d’entendre, le groupe Burning Spear interroge son auditoire : « Te souviens-tu des jours de captivité ? Comment ils nous frappaient ? Comment ils nous faisaient trimer? Dans « Black history » (1978), Hopeton Lindo enfonce le clou : « 400 ans que nous sommes ici en tant qu’esclaves / à travailler dans les champs / Et tout au long de cette période et jusqu’à maintenant, nous ressentons les coups de fouets. »
L’essor des idée abolitionnistes, la multiplication des révoltes d’esclaves contribuent à l’abolition, en 1838. Lorsque la Jamaïque accède à l’indépendance en 1962, on estime que la population insulaire est composée à 90% d’afro-descendants, dont les ancêtres ont été déportés dans le cadre de la traite négrière. Alors même que l’esclavage structure l’identité nationale jamaïcaine, les autorités coloniales britanniques passent cette période traumatique sous silence. Avec l’indépendance, la thématique de l’esclavage et l’évocation du martyr des ancêtres s’impose dans la culture populaire, en particulier dans le reggae roots. Ce genre, qui apparaît au cours des années 1970 dans un contexte de pauvreté et de violences, est une musique mystique, engagée, consciente, chargée de transmettre le message rasta. Exemple avec le titre « Going back home » d’Al & the Vibrators, qui réclame le rapatriement vers l’Afrique.
Certains objets caractéristiques de l’oppression et de la souffrance esclavagiste reviennent fréquemment comme le fouet, le bateau négrier, les chaînes. Dans Slave driver, Bob Marley chante : « A chaque fois que j’entends le claquement du fouet / Mon sang se glace / Je me souviens comment ils brutalisèrent nos âmes sur le bateau négrier. » Junior Delgado renchérit « On nous a emmené sur un navire, et ce fut dur / Tout ce que nous pouvions sentir était l’oscillation du fouet. »
Les conséquences immédiates et plus lointaines de l’esclavage sont clairement identifiées. Dans Slave Market, Gregory Isaacs s’adresse au négrier, dont il fustige la cruauté. lui annonçant que l’heure de comptes va sonner. « Je t’ai vu avec ta cargaison, au milieu de l’Atlantique avec mes frères et sœurs conduits vers le marché négrier occidental. / Et cela me bouleversait tant / Tu en tues, tu en vends / Tu tires sur certains, en emprisonne d’autres, brutalement / »
Après avoir indiqué leur fierté d’être des descendants d’esclaves, The Abyssinians insistent dans African race sur la séparation des fratries, mais aussi sur l’incapacité de communiquer, en raison de la diversité des populations razziées. « Nos ancêtres ont été déportés / Ils furent embarqués sur des navires, enchaînés tout au long du voyage, comme des bagages et conduit vers l’ouest / Ils ont échangé mon frère et ma sœur contre un verre de vin, / Je parle Amharic, ma sœur parle swahili, ils nous mis ensemble, c pourquoi nous ne pouvons pas nous comprendre. »
Un chiffre revient également très souvent : 400. Il correspond grosso modo à la période de la traite atlantique (fin XV°-début XIX°), mais c aussi une référence à un extrait de la Genèse dans la Bible, où on peut lire : « L’Éternel dit à Abraham : « Sache que tes descendants seront étrangers dans un pays qui ne sera pas à eux. On les réduira en esclavage et on les opprimera pendant 400 ans. » Peter Tosh intitule un de ses morceaux « 400 years ». Culture dans « Slave call » mentionne cette durée. « Comme tu dois le savoir, ils nous ont arraché à notre terre il y a 400 ans de cela / Ils nous ont contraint de travailler sur leurs plantations, avec les chaînes de l’esclavage dans nos mains. »
Les artistes reggae identifient les responsables de l’oppression. Dans Christopher Columbus, Ken Boothe nomme John Hawkins, un des premiers négriers anglais, mais c’est surtout Christophe Colomb qui devient l’initiateur de la traite négrière. « Il y avait un gars venu d’Espagne / Christophe Colomb était son nom / il a gagné sa renommée aux Antilles / Beaucoup de Noirs / ont sombré » Plus loin, il poursuit : « Sur leurs corps, tu as mis un prix / Et les a vendus comme des marchandises. Comment un homme peut-il découvrir une terre / Qui est déjà peuplée d’Indiens ?»
Esclavage permanent. Si l’esclavage est une époque révolue, la société jamaïcaine en porte néanmoins toujours les stigmates, ce que rappellent les morceaux de reggae. Pour beaucoup, l’esclavage perdure. Il a simplement changé de nature. Les conditions de vie déplorables continuent d’entraver les populations. Pour les rastas, tant que les descendants d’esclaves ne seront pas rentrés en Afrique, qu’ils considèrent comme la terre-mère, ils resteront à Babylone. Philip Fraser « Still in slavery » «Même si nous n’avons plus de chaînes et de fers aux pieds, nous ne sommes pas libres.»
Si les fers n’entravent plus les corps, les chaînes restent mentales. Dans Slave driver, Marley chante : « Aujourd'hui ils disent que nous sommes libres/ Mais on est pris dans la pauvreté ». Dans Still in chains, John Holt clame « Je suis Noir et toujours enchaîné ». Sur la pochette du disque, on le voit torse nu et pris dans des fers.
[On parle très peu des marrons, des figures ambivalentes. Ils sont certes les résistants, mais après avoir signé les accords, ils s’engagent à renvoyer les fuyards. Il faut dire que les autorités britanniques n’enseignaient absolument pas cela aux jeunes jamaïcains. Les héros nationaux (Sam Sharpe), l’émancipation de 1838 sont très peu mentionnés. ]
Au fond, les structures économiques n’ont jamais été renversées. Les héritiers des familles de planteurs restent riches et puissants. Les révoltes se sont succédé, mais il n’y a pas eu de révolution en Jamaïque. Alors quelle attitude adopter ? Essayer de se reconstruire malgré tout. Dans leur superbe Declaration of rights, Après avoir dépeint les horreurs du temps des plantations, les Abyssinians lance une adresse à l’auditoire : « Levez-vous et combattez pour vos droits ». Dans la logique des rastas, le châtiment divin s’abattra sur les responsables de la traite. Gregory Isaacs rappelle ainsi que l’heure des comptes s’approche pour le négrier de Slave Market.«Mais quel prix tu devras payer quand viendra le jugement de Jah? Aucun méchant ne peut s’échapper.» De même, le Slave master peut trembler car comme le lui rappelle Bob Marley: «Marchands d'esclaves, le vent a tourné Si tu attrapes le feu, tu peux te bruler.»
Sources:
A. Marc Ismail: « Black Slavery Days. Mémoires de l’esclavage dans le roots reggae jamaïcain des années 70 », « Festival Histoire et Cité », le 23 mars 2018.
B. Giulia Bonacci: "Leçons d’objets. Pochettes de disque et représentations de l’esclavage dans le reggae jamaïcain", Esclavages et Post-Esclavages, 2/2020.
Lien:
Une sélection de titres consacrés au thème de l'esclavage réalisée par Marc Ismail, spécialiste et passionné de reggae roots. Merci à lui.