samedi 11 avril 2015

296. Maurice Sugar: "Soup song

A coup d'annonces tonitruantes et grâce à une habile propagande, Ford a longtemps pu passer pour un patron paternaliste, soucieux du bien-être de ses employés. La réalité est toute autre. Dans ses usines, les cadences sont infernales, la surveillance constante et les possibilités de se défendre pour l'ouvrier nulles. Dès la fin des années 1910, des mouchards stipendiés par le boss espionnent les ouvriers, signalant tous ceux dont la moralité semble "douteuse". La surveillance des ouvriers devient la mission des inspecteurs du Département sociologique, qui n'hésitent pas à se rendre chez les employés afin de s'assurer de la moralité du foyer. Au cours de la grande guerre, le Département traque les "éléments antipatriotiques". Sur de simples soupçons, "l'agent de l'étranger" est congédié.

Henry Ford (à gauche) et Harry Bennett (au centre) en 1942. Ce dernier incarne 
la brutalité anti-syndicale de la Ford Motor Company


La dissolution du Département sociologique intervient en 1918, mais l'attitude inquisitoriale du patron à l'égard de ses ouvriers ne cesse pas pour autant. Le magnat de l'automobile - qui vomit les syndicats et leurs représentants - se donne désormais tous les moyens pour les tenir éloigner de ses usines. Les gros bras du Service Department sèment la terreur aux abords et dans les usines Ford. A leur tête se trouve Harry Bennett. Cet ancien boxeur recrute ses sbires  parmi les étudiants de l'équipe de football américain de l'université du Michigan ou au sein de la pègre de Detroit.  A la tête de la « plus grande organisation paramilitaire privée » selon le New York Times, Bennett traque tout ce qui ressemble de près ou de loin à un progressiste;àA la moindre grogne, il donne carte banche à sa milice pour ramener le calme. De fait, Ford peut se targuer d'avoir fait de l'usine de Rivière rouge une citadelle anti-syndicale.


Seulement voilà, en octobre 1929, le krach boursier de Wall street rebat les cartes. Dans un premier temps, l'évènement n'inquiète guère Ford, persuadé que l'économie repartira sur des bases plus saine une fois les plus fragiles éliminés.
A Detroit, la crise sévit pourtant avec une acuité toute particulière en raison de l'hyper-spécialisation. En liant son destin à une activité aussi sensible au cycle économique que l'industrie automobile, Motor City se trouve particulièrement exposée en cas de mévente. Or, les véhicules ne trouvent plus preneurs. Ford doit baisser les salaires (de 7 dollars en 1929 à 4 en 1932), puis licencier. Entre mars 1929 et août 1931, les effectifs du constructeur automobile sont divisés par trois et demi, passant de 128 000 à 37 000. Le chômage atteint des records. Pour ne pas mourir de faim, les chômeurs se tournent vers l'assistance publique, mais celle-ci se trouve rapidement démunie compte tenu du nombre de personnes à aider. 


  
Afin de dénoncer l'apathie des pouvoirs publics face à une situation sociale dramatique, des milliers de chômeurs prennent l'habitude de former des marches de la faim. C'est ainsi que le 7 mars 1932, deux organisations proches du parti communiste (la ligue de l'unité syndicale et le conseil des chômeurs) organisent à Detroit une de ces manifestations de protestation. La Ford Hunger March rassemble 3000 manifestants dont la grande majorité sont des ouvriers récemment licenciés par le géant de l'automobile. Le défilé doit parcourir les rues de la ville jusqu'au complexe industriel de River Rouge, sur la commune de Dearborn. Les chômeurs envisagent de présenter à Ford un cahier de revendications en 14 points dont la réembauche des travailleurs licenciés, l'instauration d'une journée de travail de 7 heures  sans réduction de salaire, le ralentissement des cadences infernales, l'aide médicale gratuite à l'hôpital Ford, l'abolition du personnel de surveillance et le droit de s'organiser en syndicat. 
Le maire libéral de Detroit, Frank Murphy, autorise la manifestation dans sa ville, mais tout se complique une fois la commune adjacente de Dearborn en vue.  Henry Ford, principal contributeur du budget municipal, sait pouvoir y compter sur la complaisance du maire, Clyde Ford, son propre cousin... 
Un comité de réception composé des membres du Service department, de pompiers et d'un cordon de 40 policiers municipaux (1) entend bien refuser le passage aux marcheurs. De très violents affrontements éclatent alors.

Alors que les gaz lacrymogènes se dissipent, les hommes du Service department attendent, matraques à la main, les manifestants.


Le New York Times relate le déroulé des évènements de la manière suivante:"(...) les manifestants franchirent la limite de la ville et immédiatement la bagarre éclata. La police lança un barrage de grenades lacrymogènes sur la foule, obligeant l'avant-garde du défilé à se replier le long de la rivière Rouge et des rails de chemin de fer. Mais en quelques minutes la police épuisa son stock de grenades (...).
Prompts à tirer parti de la situation, les manifestants repartirent à l'assaut en lançant sur la police des pierres et des morceaux ébréchés de boue gelée. (...) Sur le viaduc, hors de portée des projectiles lancés par les émeutiers, les pompiers braquèrent sur eux une lance d'incendie et les repoussèrent temporairement avec des jets d'eau glacée. (...)
Les manifestants venaient juste de présenter leur requête d'une demande d'audience au bureau d'embauche, quand quelqu'un commença à tirer. Dès que la nouvelle du coup de feu fut connue, une bagarre générale débuta. Les combats à coups de poing commencèrent, la police bénéficiant, pour se défendre, des jets d'eau lancés par les pompiers.
Des hommes tombaient, blessés par coups de feu aux jambes (...) Pendant ce temps, la bagarre continuait, mais elle finit par s'arrêter avec l'arrivée des renforts de police de l’État et de Detroit, qui avaient été appelés à l'aide. (...)
Un homme a déclaré que la police avait tiré sur les manifestants avant qu'ils aient pu présenter leurs revendications."

Photo en une de L'Express du Midi du 18 mars 1932. "Les chômeurs ont manifesté devant les usines Ford à Dearborn. Voici un policier blessé au cours des bagarres et emmené par ses collègues." En regardant la totalité de la Une, on comprend vite que l'évènement est passé plutôt inaperçu.


A l'issue de ce que les organisateurs de la manifestation nomment désormais le Ford Hunger Massacre, on relève 4 victimes et une soixantaine de blessés parmi les manifestants. En dépit de la gravité des faits, le "lundi sanglant" de Dearborn passe pourtant relativement inaperçu, les médias  préférant s'attarder sur d'autres actualités, sans donner trop de retentissement à un évènement susceptible de devenir contagieux. (2)
Les pouvoirs publics du Michigan n'entendent toutefois pas en rester là. Le procureur de l’État crie bien sûr à au complot communiste et diligente une enquête devant un grand jury. Quarante-huit manifestants sont arrêtés. Des mandats d'amener sont lancés contre cinq  communistes accusés d'avoir prononcé des discours incendiaires.  Ces poursuites n'aboutissent toutefois pas. Les solides appuis dont Ford jouit du côté de la justice lui permettent d'échapper à toute enquête, en dépit de la répression et du bilan très lourd des manifestations.




L'évènement constitue la première riposte de Ford à une révolte de la base, prélude aux très durs conflits sociaux à venir. Mais dans l'immédiat, les autorités ont beau brandir le spectre de la menace révolutionnaire comme aux pires heures de la Red Scare, le Ford Hunger Massacre n'exerce aucun effet catalyseur sur le développement du processus révolutionnaire. Certes d'autres agitations sociales secouent le pays à l'instar de la "marche du bonus" à l'été 1932 ou les manifestations paysannes dans l'Iowa en septembre, mais toutes demeurent trop localisées pour faire tâche d'huile. 

Toutes ces grèves et manifestations se font en chansons. Les ouvriers se dotent de tout un répertoire de Strike songs, ces chants de lutte composés à l'occasion d'un conflit social. Certaines s'imposent même comme des classiques,  repris dans les manifestations et piquets de grèves. C'est le cas du morceau Soup song, composé par Maurice Sugar. Avocat militant, Maurice Sugar est de tous les combats comme en ce  jour de la "Marche de la faim de Ford". Les paroles de sa chanson égrènent les déboires d'un travailleur pauvre, vieux, affamé, auquel on ne propose toujours qu'un simple bol de soupe.





"Soup song" - Maurice Sugar.
I'm spending my nights at the flophouse -
I'm spending my days on the street.
I'm looking for work and I find none
I wish I had something to eat!



CHORUS:
Sou-oopp! Sou-oop!
They give me a bowl of sou-oo-oop
Sou-oopp! Sou-oop!
They give me a bowl of soup.

(Repeat after each verse)


I spent twenty years in the factory.
I did everything I was told.
They said I was loyal and faithful
Now even before I get old.

I saved fifty bucks with my banker.
To buy me a car and a yacht.
I went down to draw out my fortune,
And this is the answer I got.

I fought in the war for my country.
I went out to bleed and to die.
I thought that my country would help me,
But this was my country's reply.



****************
  
Je passe mes nuits dans un refuge,
Je passe mes jours dans la rue,
Je cherche du boulot et je n'en trouve pas
J'espère avoir quelque chose à manger.

Soupe, soupe, soupe, ils me donnent un bol de soupe
Soupe, soupe, soupe, ils me donnent un bol de soupe

J'ai passé vingt ans dans une usine,
Je faisais tout ce qu'on me disait.
Ils disaient que j'étais fiable et loyal,
Et maintenant, avant même d'être vieux

Soupe, soupe, soupe, ils me donnent un bol de soupe
Soupe, soupe, soupe, ils me donnent un bol de soupe

J'avais mis quelques dollars chez mon banquier
Pour m'acheter une auto et un yacht
J'y suis allé pour récupérer mon argent
Et voici la réponse qu'il m'a faite :

Soupe, soupe, soupe, ils me donnent un bol de soupe
Soupe, soupe, soupe, ils me donnent un bol de soupe
Soupe, soupe, soupe, ils me donnent un bol de soupe
Soupe, soupe, soupe, ils me donnent un bol de soupe



Notes:
1.  dont le commandant n'est autre qu'un ancien détective de chez Ford.
2. L'enlèvement du fils Lindbergh, la mort d'Aristide Briand...

Sources:
- Gresea: "Henry Ford: un patron qu'on dit social."
- Pierre Evil: "Detroit sampler", Ollendorf & Desseins, 2014.
- Jean Heffer: "La Grande Dépression. Les Etats-Unis en crise (1929-1933)",  Folio Histoire, 1991.


Les seules actualités montrant la marche et les affrontements.