mardi 27 septembre 2016

314. Keane, A bad dream (2006)

        2007, Londres, rives de la Tamise. Le gigantesque Dome Millenium, projet pharaonique construit pour marquer le passage à l’an 2000, sauvé de la débâcle financière par les fonds de la compagnie téléphonique O2, est devenu la plus grande salle de concert couverte de la ville. Dans ce temple de la pop, les vers du grand poète irlandais William Butler Yeats résonnent. 


        Enoncées dans un silence de cathédrale par un autre natif de l’île verte Neil Hannon, voix de velours présidant habituellement aux destinées de The Divine Comedy, les quelques strophes de An Irish airman foresees is death servent de prélude à un titre interprété par le groupe Keane. Intitulée A bad dream, la chanson est tirée de leur second album Under the iron sea. Ses paroles dérivent librement du poème et le trio l’interprète tandis que défilent derrière lui d’étranges images en noir et blanc de danseurs affublés de masques à gaz.

          L’Irlande, la Grande Guerre, ses poètes : un moment décalé et suspendu dans un lieu qui n’a pas vraiment vocation à leur servir d’écrin.




         La Grande Guerre a donné naissance à pléthore de productions écrites qui font le miel des lecteurs et emplissent les rayons de l’atelier des historiens. Romans, journaux, témoignages, carnets de guerre de simples soldats, de médecins, ou de civils restés à l’arrière, mobilisés sur le Home Front (1) sont légion. Dotée d’une force d’évocation sensiblement différente, la poésie s’ajoute à cet ensemble hétéroclite littéraire et historique. En France, bien sûr on pense à Guillaume Apollinaire. De l’autre côté de la Manche, Auden, Sassoon, Kipling selon des cheminements si ont rendu compte de leurs expériences, de leurs déchirements, des angoisses et des deuils nés de ce conflit qui bouleverse l’ordre européen et mondial autant que les équilibres intimes.

Calligramme d'Apollinaire
La colombe poignardée (1918)



- Yeats, acteur et témoin du réveil irlandais du premier XXe siècle

WB Yeats par JS Sargent 1908
       Yeats, dont le visage est ici magnifiquement rendu au crayon par J. Singer Sargent, n’a pas spécifiquement marqué de ses vers la poésie consacrée à la Grande Guerre. An Irish airman foresees is death en est une des exceptions. En tant qu’Irlandais, son degré d’implication dans le conflit fut moindre, ou plutôt différent. En revanche, il accompagna de ses plus belles rimes les mobilisations menant à la naissance de la République d’Irlande en 1921. Yeats, en empathie, avec la cause des combattants pour l’indépendance politique de son pays placé sous domination britannique, emprunta volontiers les voies de la lutte pour l’émancipation culturelle.


Fils et frère de peintres, Yeats s’est consacré à la littérature et au théâtre (il est l’un des fondateurs du fameux Abbey Theater (2) de Dublin), avant que son oeuvre ne s'oriente vers la poésie. Avec J. Joyce et J.M. Synge, il est l’une des figures incontournables de la scène intellectuelle et artistique dublinoise du début du siècle. L’effervescence créatrice qui la caractérise  a cheminé  de façon plus ou moins harmonieuse avec les aspirations nationalistes. Elle s’est nourrie d’un mouvement antérieur prônant un retour aux sources, une quête des origines ; celle-ci s’est notamment traduite par une revivification de la culture gaélique, le réactivation de sa langue et de ses mythes. Ce renouveau affecte aussi bien la culture dite académique - théâtre, littérature etc. - que populaire. En effet, depuis 1884 il existe en Irlande une Gaelic Athletic Association (GAA), structure qui assure la promotion du hurling ou encore du football gaélique,  sports dits « nationaux »  aux dépends des sports non-gaéliques, domaine réservé de la puissance impériale. 

        Dans ce bouillonnement du tournant du siècle qui précède bien des déflagrations, on assiste aussi sur l’île, à la fondation d’une multitude de clubs politiques, l’un des principaux étant Sin Fein (3). L'Irish Republican Brotherhood fondée en 1858 vient pour sa part d'être puissamment rénovée par T. Clarke. Elle exerce une influence sur l'ensemble des structures de sociabilité (littéraires, sportives, politiques) de l'époque : Pearse, Connolly, Yeats en sont membres.  Plurielle sur les méthodes et les finalités pour parvenir à l’indépendance, cette nébuleuse oscille entre tradition et révolution, entre culture populaire et beaux arts, entre affirmations identitaires et rêves d’émancipation. L’île et tout particulièrement Dublin, sont le théâtre de multiples bouleversements qui attestent du réveil culturel et de la révolution politique qui se prépare. Yeats y tient un rôle non négligeable, à la fois acteur et témoin.


Réveil culturel et projets d’émancipation politiques ne sauraient toutefois masquer l’autre réalité du pays et de sa métropole : celle de son extraordinaire misère sociale dans la mesure où  celle-ci est un autre terreau nourricier des révoltes. En effet, Dublin est autant renommée pour sa vitalité artistique et littéraire que pour ses taudis qui comptent parmi les plus sordides et peuplés d’une Europe industrieuse. La misère et le chômage y sont endémiques, les logements insalubres et surpeuplés, les indicateurs sanitaires et démographiques parmi les plus inquiétants du continent. 

Statue immortalisant Larkin haranguant
la foule sur O'Connell street 

Dublin
   

  Les salaires particulièrement bas, provoquent mécontentements et contestations. Deux structures permettent de fédérer les revendications du monde du travail. L’une est politique, il s’agit de l’Irish Socialist Republicain Party de J. Connolly qui se double d’un titre de presse écrite The worker's republic. L’autre est syndicale : c’est IGTWU (4) de J. Larkin. Fort de 5000 membres en 1911, l’organisation est une entrave de plus en plus évidente aux politiques patronales. L’épreuve de force a lieu en 1913 lorsque Murphy, l’homme à la tête de la fédération des employeurs, exige comme préalable à l’embauche que les ouvriers n’adhèrent pas à l’IGTWU. Aux grèves, manifestations et émeutes qui s’ensuivent 400 patrons d’entreprises répondent par un long lock-out (5). La ville en sort exsangue, et comme souvent dans ce genre de confrontations, ce sont les plus faibles de ses ressortissants qui en paient le prix fort. C’est dans ce contexte brossé à grands traits que l’empire britannique entre dans le premier conflit mondial.



- L’Irlande en guerre un cas atypique

Quand la guerre éclate en août 14, les derniers espoirs irlandais de voir le Home Rule (56), par deux fois ajourné, entrer en vigueur s’éteignent très rapidement. L’accord a beau être voté, son application est suspendue au prétexte de l’entrée en guerre de la puissance de tutelle anglaise dans le camp de l’Entente (7). C’est cette ultime séquence qui précipite l’insurrection de 1916, la guerre d’indépendance qui s’ensuit, l’accord de partition de 1921 qui scinde l’Irlande en deux, et donne naissance, au sud, à une république indépendante (Irish Free State).

La conscription britannique n’existe pas en 1914, les soldats qui se battent au front sont donc, dans un premier temps et pour partie, des engagés volontaires. Quand elle est mise en place en 1916, elle ne concerne pas l’Irlande. Pourtant dès le déclenchement des hostilités, des Irlandais, militaires professionnels ou volontaires, participent au conflit. Pour certains d’entre eux, il y a là une nouvelle carte politique à jouer en faveur du Home Rule : il faut prouver à la couronne britannique que cet accord d’autonomie n’est pas incompatible avec une forme de loyauté de la part de ceux qui en bénéficient.  Bien sûr, les motivations des engagés irlandais sont multiples et ne se limitent pas à ces considérations : elles couvrent un large spectre allant de l’enthousiasme au calcul. Ceux qui échafaudent des plans pour l’avenir politique de l’île ou pour celui d’une Europe démocratique côtoient ceux qui cherchent une échappatoire à la misère endémique de l’île. Quand on considère qu’un quart de la population dublinoise vit dans des taudis d’une pièce partagée avec plus de quatre autres personnes, la solde du simple soldat pèse sur le choix de rejoindre le front. 

Les Irlandais furent environ 210 000 à participer au conflit entre 1914 et 1918. Ils se répartissent dans trois grandes unités qui se battent sur différents fronts. La 10ème division participe notamment à l’affrontement à Gallipoli au cours de l’été 1915 contre les Ottomans, dans les Dardanelles. La 16ème division évolue elle sur le front de l’ouest, dans la Somme, en 1916 et la 36ème division d’Ulster - au profil plus particulier car issue de L’UVF (8) créée en 1916 - se bat également dans la région où elle sera décimée. Elle se déplaceront ensuite toutes deux plus au Nord vers Ypres et donc la Belgique, combattant côte à côte. Celles et ceux qui s’adonnent au tourisme mémoriel connaissent vraisemblablement ces deux traces de l’engagement irlandais près de Thiepval et de Messines.


Mémorial Nord Irlandais près de Thiepval, Somme
Tour de la paix de l'île d'Irlande, en mémoire
des deux divisions combattantes, inaugurée en 1998
année des accords de paix près de Ypres, Messines.

Les trajectoires irlandaises dans la guerre sont bien complexes, pétries de paradoxes et de contradictions, les engagements politiques nationalistes n’empêchant ni le service volontaire sous les couleurs britanniques, ni les fraternisations ponctuelles avec les loyalistes du nord de l’île qui refusent toute idée d'indépendance. Quoiqu’il en soit, la guerre a relâché l’étau imposé par la présence militaire anglaise si bien que les partisans de l’indépendance y voient un fenêtre de tir pour concrétiser leurs aspirations. C’est à Pâques 1916 qu’ils-elles (9) passent à l’action, sans beaucoup de soutien de la part de la population. Après une petite semaine de combats, l'insurrection est domptée, la plupart des leaders sont liquidés et la répression qui s’ensuit offre un nouveau terreau fertile à la cause indépendantiste qui gagne de nouveaux sympathisants. Yeats est là, encore, pour dire en vers dans deux de ses plus célèbres poèmes, ce qui se joue dans l’échec immédiat de ce soulèvement, et ce qu’il annonce pour l’avenir de l’île à moyen terme.





I have met them at close of day
Coming with vivid faces
From counter or desk among grey
Eighteenth-century houses.
I have passed with a nod of the head
Or polite meaningless words,
Or have lingered awhile and said
Polite meaningless words,
And thought before I had done
Of a mocking tale or a gibe
To please a companion
Around the fire at the club,
Being certain that they and I
But lived where motley is worn:
All changed, changed utterly:
A terrible beauty is born.


That woman's days were spent
In ignorant good will,
Her nights in argument
Until her voice grew shrill.
What voice more sweet than hers
When young and beautiful,
She rode to harriers?
This man had kept a school
And rode our winged horse.
This other his helper and friend
Was coming into his force;
He might have won fame in the end,
So sensitive his nature seemed,
So daring and sweet his thought.
This other man I had dreamed
A drunken, vain-glorious lout.
He had done most bitter wrong
To some who are near my heart,
Yet I number him in the song;
He, too, has resigned his part
In the casual comedy;
He, too, has been changed in his turn,
Transformed utterly:
A terrible beauty is born.


Hearts with one purpose alone
Through summer and winter, seem
Enchanted to a stone
To trouble the living stream.
The horse that comes from the road,
The rider, the birds that range
From cloud to tumbling cloud,
Minute by minute change.
A shadow of cloud on the stream
Changes minute by minute;
A horse-hoof slides on the brim;
And a horse plashes within it
Where long-legged moor-hens dive
And hens to moor-cocks call.
Minute by minute they live:
The stone's in the midst of all.

Too long a sacrifice
Can make a stone of the heart.
O when may it suffice?
That is heaven's part, our part
To murmur name upon name,
As a mother names her child
When sleep at last has come
On limbs that had run wild.
What is it but nightfall?
No, no, not night but death.
Was it needless death after all?
For England may keep faith
For all that is done and said.
We know their dream; enough
To know they dreamed and are dead.
And what if excess of love
Bewildered them till they died?
I write it out in a verse --
MacDonagh and MacBride
And Connolly and Pearse
Now and in time to be,
Wherever green is worn,
Are changed, changed utterly:
A terrible beauty is born.

W.B. Yeats, Easter 1916 (traduction française)





'O words are lightly spoken,' 
Said Pearse to Connolly, 
'Maybe a breath of politic words 
Has withered our Rose Tree; 
Or maybe but a wind that blows 
Across the bitter sea.' 

'It needs to be but watered,' 
James Connolly replied, 
'To make the green come out again 
And spread on every side, 
And shake the blossom from the bud 
To be the garden's pride.' 

'But where can we draw water,' 
Said Pearse to Connolly, 
'When all the wells are parched away? 
O plain as plain can be 
There's nothing but our own red blood 
Can make a right Rose Tree.'

W.B Yeat, The Rose Tree, avril 1917 (traduction française)




- De l'individuel à l’universel : mémoire et présence de la Grande Guerre 


Comme son titre le laisse supposer, An Irish airman foresees is death ne s’inscrit pas dans la série de poèmes inspirés par les mobilisations indépendantistes. Publié dans un recueil qui parait à la fin du conflit, on devine qu’il a quelques liens avec son histoire.


La Grande Guerre telle que l’ont vécue les hommes et les femmes qui l’ont traversée est une somme d’expériences singulières et intimes forgées par différents facteurs militaires, politiques, sociaux et culturels. Mieux vaut se garder d’un récit univoque, schématique et caricatural qui se résumerait au quotidien des tranchées boueuses et pouilleuses, accablées sous le feu de l’artillerie adverse. Une multitude de parcours se dessinent au cours des différentes  périodes du conflit (guerre de mouvement, guerre de position), selon les lieux (au front, à l’arrière, dans les zones de combats ou celles qui sont occupées), selon les origines sociales et les grades militaires (simples soldats et officiers, chez les mutins et les embusqués). Le rapport au conflit (les engagés volontaires britanniques n’en ont  pas la même perception que les conscrits) ou encore, la notion d’ennemi, dans toute sa centralité, sont soumis à fluctuations (fraternisations). 


Yeats livre un poème à l’échelle de l’intime et de l’individuel. Il y laisse s’exprimer selon son imagination les pensées du fils unique de son amie et proche collaboratrice Lady Gregory (10), le major Robert Gregory. Peintre avant guerre, celui-ci s’est engagé dans le conflit en 1915, d’abord dans les forces au sol pour rejoindre ensuite l’aviation dans le Royal Flying Corps en 1916. Décoré pour ses loyaux services et la qualité de son engagement, il décède malencontreusement, le 23 janvier 1918 abattu par erreur à bord de son avion par un pilote italien. Yeats lui rend hommage en quatre poèmes, dont celui qui sert de prélude et d’inspiration à la chanson de Keane. Loin d’une expérience personnelle du conflit, la composition tend vers l’universel pour dire le rapport incontournable à la mort prochaine, préoccupation partagée par l’ensemble des combattants, et, au delà, des humains. Robert Gregory évolue au dessus des nuages, attendant de rencontrer de rencontrer sa faucheuse. Il évoque successivement ses racines irlandaises et les luttes politiques à l’oeuvre ainsi que les motifs de son engagement personnel. 


I know that I shall meet my fate   
Somewhere among the clouds above;   
Those that I fight I do not hate   
Those that I guard I do not love;   
My country is Kiltartan Cross,
My countrymen Kiltartan’s poor,   
No likely end could bring them loss   
Or leave them happier than before.   
Nor law, nor duty bade me fight,   
Nor public man, nor cheering crowds,
A lonely impulse of delight   
Drove to this tumult in the clouds;   
I balanced all, brought all to mind,   
The years to come seemed waste of breath,   
A waste of breath the years behind
In balance with this life, this death.

WB Yeats, An Irish Airman foresees his death, 1919 





      Le texte de Keane semble se situer davantage dans un souvenir de la guerre qui ressurgit à la faveur d'un un mauvais rêve duquel on se réveille désorienté. Le questionnement sur la nature humaine et sa propension à verser dans les conflits irrigue une partie du texte (I was born to hate) tandis que la question de la survie affleure dans d’autres vers mêlant habilement la question de la guerre (on retrouve le pilote du poème de Yeats : why do I have to fly over every town up and down the line) à celle d’une vie commune (I wake up it's a bad dream no one on my side). 

        Sur scène, le dispositif visuel des danseurs désarticulés et enlacés, affublés de leurs masques à gaz renforce encore l’effet onirique, produit d’un état semi-conscient que semble vouloir rendre le texte. Une façon assez réussie de convoquer en un même lieu et pour quelques minutes l’histoire et le présent, la poésie et la culture populaire dans la perspective d'un avenir pacifié autour de la mer d'Irlande et au delà.


Why do I have to fly
Pourquoi dois-je survoler
Over every town up and down the line?
Chaque ville, par dessus et sous les lignes ? 
I'll die in the clouds above
Je mourrai dans les nuages là-haut
And you that I defend, I do not love
Et toi que je défends, je ne t'aime pas

I wake up, it's a bad dream
Je me réveille, c'est un mauvais rêve
No one on my side
Personne à mes côtés
I was fighting
J'étais entrain de me battre
But I just feel too tired to be fighting
Mais je me sens trop las pour me battre
Guess I'm not the fighting kind
Je ne suis pas du genre à me battre

Where will I meet my fate?
Où rencontrerai-je mon destin? 
Baby I'm a man, I was born to hate
Baby je suis un homme, né pour haïr
And when will I meet my end?
Et quand rencontrerai-je ma fin? 
In a better time you could be my friend
En de meilleurs temps, tu aurais pu être mon ami

I wake up, it's a bad dream
Je me réveille, c'est un mauvais rêve
No one on my side
Personne à mes côtés
I was fighting
J'étais entrain de me battre
But I just feel too tired to be fighting
Mais je me sens trop las pour me battre
Guess I'm not the fighting kind
Je ne dois  pas dois pas être du genre à me battre
Wouldn't mind it
Je m'en moquerais
If you were by my side
Si tu étais à mes côtés
But you're long gone
Mais tu es partie il y a longtemps
Yeah you're long gone now
Oui plus tu es partie il y a longtemps
Yeah

Where do we go?
Où allons nous ?
I don't even know
Je n'en sais même rien
My strange old face
Mon vieux visage étrange 
And I'm thinking about those days
Et je repense à ces jours là
And I'm thinking about those days
Et je repense à ces jours là

I wake up, it's a bad dream
No one on my side
I was fighting
But I just feel too tired to be fighting
Guess I'm not the fighting kind
Wouldn't mind it
If you were by my side
But you're long gone
Yeah you're long gone now



Remerciements  à mon très cher N. Tavernier,  Yeatsophile remarquable qui fournit les traductions de An Irish airman foresees is death comme on tire idéalement une Guinness au pub à Dublin.

Notes :

(1) Le Home Front est l'appellation britannique de ce que nous appelons d'ordinaire "l'arrière".
(2) L'Abbey Theater est le point central de ce qu'on dénomme la renaissance littéraire irlandaise qui débute à la toute fin du XIX siècle. La finalité de cette renaissance est notamment de s'émanciper de la domination culturelle anglaise. La 1ère représentation qui y est donnée a lieu le 27 décembre 1904, environ 6 mois après que J. Joyce ait rencontré Nora Barnacle, rencontre à l'origine de son Ulysse. 
(3) Mouvement politique fondé par Griffiths entre 1905 et 1908 qui devient à partir de 1917 une des chevilles ouvrières de la lutte pour l'indépendance.
(4) ITGWU Irish transport and general Worker's Union, centrale syndicale de J. larkin fondée en 1909. Elle existe toujours.
(5) Pratique patronale consistant en cas de conflit social à fermer une usine. Les salariés non-grévistes se trouvent alors généralement embarqués du côté de la cause patronale.  
(6) Autonomie interne. Le  1er projet date de 1886, le second de 1892 et furent tout deux rejetés. La 3eme projet de 1912 est voté par les Communes, différé par les lords et promulgué par le roi en septembre 1914 pour être suspendu pourtant le temps de la guerre. 
(7) L'Angleterre combat aux côtés de la France et de l'empire Russe, L'Italie en fait aussi partie au début du conflit.
(8) UVF Ulster Volunteer Force, milice nord irlandaise créée par le unionistes en 1913 qui s'oppose par les armes au Home Rule.
(9) Il y a en effet des femmes parmi les insurgés certaines issues de l'association féministe nationaliste Inghinidhe a hÉireann ou filles d'Irlande qui milite aussi en faveur de l'accès au vote des femmes.
(10) Lady Gregory est une figure de la renaissance littéraire irlandaise elle a participé à la fondation de l'Abbey theater.


Bibliographie subjective, sitographie et compléments divers : 

- Sur l'Irlande et Dublin à cette période 

Dublin, 1904-1924, réveil culturel, révolte sociale, révolution politique : un patriotisme déchiré, Autrement, série mémoires, n°6 Mars 1991

Sur le lock-out de 1913 voir l'exposition en ligne de la National Library of Ireland 
celle sur la pauvreté de la ville des National archives of Ireland et le généralissime roman ultra documenté de J. Plunkett, Strumpet City, 2006

A voir également la série Rebellion diffusée notamment sur Netflix qui croise la thématique de la Grande Guerre et celle de l'insurrection de 1916.

- Sur l'Irlande dans la Grande Guerre 

Le site de la Mission Centenaire 14-18 propose des articles remarquables de L. Colantonio, de B. Cudennec et C Gallagher, d'E. Destenay et encore de B. Cudennec

Les sites liés aux lieux de mémoire donnent un aperçu aussi et des informations sur la 36eme division, et ses hauts faits 

- Sur la Grande guerre, quelques ouvrages clé et accessibles :

Loez André, La Grande Guerre, La Découverte 2014
Beaupré Nicolas, Les Grandes Guerres, 1914-1945, Belin, 2012
Mariot Nicolas, Tous unis dans la tranchée?, Seuil, 2013

- Sur Yeats et la poésie liée la grande guerre :


Walter Matthew George, The penguin Book of First World War poetry, Penguin Books, 2006

vendredi 23 septembre 2016

313: Johnny Hess:"Ils sont zazous"

En France, la vogue du jazz débute au cours des années 1930. Dès la déclaration de guerre, le 9 septembre 1939, la Troisième République interdit bals publics et dancings. L'interdiction est cependant levée dès le mois de décembre. Le 20 mai 1940, en pleine offensive allemande, Georges Mandel, le ministre de l'intérieur, ordonne par décret la fermeture des dancings parisiens. Étendue bientôt à l'ensemble du territoire, cette mesure est maintenue par le régime de Vichy dans son ambition de régénération morale de la jeunesse. Dans le même temps, la plupart des autres divertissements restent tolérés: concerts, théâtre, cinéma, manifestations sportives. C'est donc avant tout la danse, tout du moins celle pratiquée par la jeunesse des deux sexes dans les bals qui subit les foudres des autorités vichyssoises. (1)
Après s'être assuré le contrôle des institutions culturelles, laissées entre des mains françaises, les hiérarques nazis s'emploient à donner une image accommodante de l'occupant. Dans cette optique, Goebbels entend faire de Paris la capitale du divertissement dans l'Europe occupée et s'ingénie à recréer le "gai Paris". Cabarets, music-halls, cinémas, théâtres peuvent très vite ré-ouvrir. Aussi, en dépit des restrictions et du couvre-feu, la vie culturelle et artistique présente une grande vitalité durant l'occupation. 

Après la défaite française de juin 1940, l'engouement pour le jazz ne faiblit pas. Peu avant l'armistice, le chanteur Johnny Hess avait lancé en France la vogue du swing (de l'anglais to swing, balancer) dont le tempo tapageur, répétitif et excitant avait assuré le succès de titres tels que Je suis swing ou J'ai sauté la barrière, hop là. Les orchestres d'Alix Combelle, Fred Adison, Aimé Barelli ou le Hot Club de France mettent également à l'honneur cette musique originaire des États-Unis. Les concerts se multiplient, tandis que les horaires de diffusion d'émissions consacrées à cette musique augmentent fortement (de 3h50 en septembre 1940 à 35 h 20 en avril 1942 sur Radio-Paris).
La puissance rythmique et la beauté de la musique jazz eurent tôt fait de séduire les auditeurs européens et ce en dépit des anathèmes lancés par les nazis contre cette "musique dégénérée". "Interdit de diffusion à la radio dès 1935, le jazz figurait en tête des genres proscrits (...). Fondée sur une conception manichéenne de l'art, la politique culturelle nazie opposait la tradition musicale issue du romantisme, censée exprimer la supériorité du peuple allemand, à la dégénérescence des musiques modernes et atonales, noires, juives et bolcheviques." [cf: Anaïs Fléchet & Jean Sébastien Noël p 2154
Or, la guerre modifie cet état de fait et le jazz fait son retour sur les ondes à partir de 1941. On ne parlait cependant plus de jazz, mais de "musique de danse accentuée rythmiquement"! Le genre est finalement promu au rang de propagande par Goebbels avec la promotion d'une formation comme Charlie and His Orchestra "qui chantait en anglais des textes antisémites sur des standards américains."

Dans le même esprit, "la France occupée bénéficia d'une relative libéralité en matière de programmation musicale." Aussi comme le rappel Anaïs Fléchet et Jean-Sébastien Noël, "le jazz français connut un premier âge d'or dans le sillage de Django Reinhardt et du Quintette du Hot Club de France. Il existait en outre de nombreuses manières de contourner la censure, comme en témoigne le jeune Frank Ténot, à l'époque secrétaire du Hot Club de Bordeaux: "J'étais chargé d'aller demander les autorisations dans les bureaux de la Propaganda Staffel. (...) Pour éviter d'être censurés en citant des thèmes de George Gershwin ou d'autres créateurs israélites, nous traduisions les titres en Français." 
C'est ainsi que le "tiger rag" devient la "rage du tigre" et "lady be good", composé par Gershwin est rebaptisé "les bigoudis".  Après l'entrée en guerre des Etats-Unis, les origines américaines du jazz sont tues. A ces conditions, le jazz est accepté comme une sorte de folklore national. Mais dans le même temps, les musiciens juifs sont écartés des orchestres tout comme les musiciens noirs américains dont certains se font passer pour des Antillais afin de continuer à jouer.

Parmi les amateurs de jazz, un petit groupe se distingue à bien des égards: les zazous. (1)


* "Ils sont zazous!"
Les zazous adoptent leur nom en référence aux paroles de Je suis swing, le grand succès de Johnny Hess, en 1939.  Ce dernier claironne en effet: "Je suis swing / Je suis swing / Za-zou, za-zou, za-zu, zazouzé". Ses paroles s'inspirent elles-même du morceau Zaz Zuh Zaz de Cab Calloway, l'immense vedette de l'orchestre du Cotton Club, mythique salle de concert de Harlem. L'onomatopée zazou-zazou  devient donc rapidement un surnom pour les amateurs de jazz et, pendant l'Occupation, finit par désigner une forme de contre-culture nocturne.

Le phénomène zazou est bien sûr un phénomène musical. La profusion de titres swing diffusés au cours de la guerre témoignent de l'extraordinaire popularité du genre auprès de la jeunesse française d'alors. Parmi les morceaux les plus marquants se trouve "Mademoiselle swing", avec lequel Irène de Trebert remporte un immense succès en 1940 dont sera d'ailleurs inspiré un film deux ans plus tard. (5)  Toujours en 1942, Johnny Hess triomphe avec "ils sont zazous". Dans une parodie de chanson zazou, Andrex constate, lui, qu'"Y a des zazous" dans son quartier. Chez Trenet, c'est une poule qui est zazou.  Enfin, Jean Wiener et Clément Doucet tournent en dérision Wagner dans une de leur composition pour piano ("Wagneria").



C'est sans doute aux vocalises de Cab Calloway que l'on doit l'appellation zazou, mais les tenues vestimentaires extravagantes du Hi de Ho Man représentent une autre source d'inspiration des "petits swings".


* "Maintenant, pour être dans la note, il faut du swing".
Le phénomène zazou est très situé dans le temps. Il concerne de jeunes garçons et filles de 13-14-15 ans lorsque les Allemands envahissent Paris, en juin 1940. Ces jeunes gens se distinguent d'abord par leur habillement. Ils arborent et affichent des tenues vestimentaires excentriques. Les jeunes hommes portent fines moustaches, cheveux longs et gonflés sur le front, cravates voyantes, vestes longues et pantalons larges au niveau des genoux, se terminant en fuseau par-dessus des chaussettes blanches.  
Les filles revêtent jupes courtes et évasées, pulls moulés à col montant, chaussures à semelle de bois articulées pour battre la cadence. Tous et toutes adoptent le petit chapeau rond, les lunettes noires et le parapluie Chamberlain en guise d'accessoires.
L'objectif est d'être vu.  
Les zazous se distinguent encore par un genre de vie et des distractions propres. Ils se retrouvent lors de "surprises-parties" au cours desquelles ils dansent le jitterbug fréquentent aussi assidument les cafés du quartier latin, de Montparnasse ou des Champs-Élysées: le Pam-Pam, le Soufflot, le Petit Cluny, le Colisée, le Dupont-Latin... Ils y organisent malgré le couvre-feu, des concours de danse et de swing dans les sous-sols des brasserie. (2) Ils se réunissent enfin à l'occasion de promenades à bicyclette au Bois de Boulogne.  
Être zazou, c'est surtout manifester un état d'esprit ("swing") en contradiction avec celui de l'époque. La provocation, ici, consiste d'abord à se faire remarquer, mais aussi à revendiquer une américanophilie, une anglophilie, qui ne sont alors pas de mise. Amateurs de jazz, les zazous s'inspirent des modes vestimentaires américaines comme les grands carreaux du zoot suits. Les zazous portent les cheveux longs, bouffant sur le dessus de la tête par opposition aux coiffures militaires, ils arborent des vêtements trop longs à une période où le tissu est rationné. Les zazous affichent une attitude "j'm'enfoutiste", insouciante à l'égard des drames de la guerre, donc défiante aux yeux des autorités vichyssoise. Ils parlent et chantent en franglais, revendiquent le laisser-aller et l'oisiveté au moment même où la Révolution nationale de Vichy prône la régénération de la jeunesse française.
 Dans l'Oeuvre du 4 mars 1942, Yves Ranc fustige ainsi "l'esprit swing" des zazous. "Être swing, c'est ne prendre aucune chose au sérieux, ne rien faire comme les autres, ne rien faire en général, [...] être ignare, [...] être immoral, [...] n'avoir aucun respect pour la famille, n'aimer que l'argent, surtout paraître désabusé et, avec tout cela, essayer de paraître intelligent."

Lors d'un entretien accordé à Jean-Claude Loiseau (cf sources), Johnny Hess se souvient: "J'étais zazou, sûrement.  Vous savez, les zazous, c'est venu de nul part. J'ai dû dire le mot un jour en scène. Les zazous, swing, c'étaient des réactions spontanées, histoire d'emmerder l'occupant. Je portais des cheveux un peu long, des lunettes noires. La presse collabo, nous  insultait, cela nous amusait. [...] Tout ce que je faisais était provocation. Dans le train, au wagon restaurant, mon secrétaire et moi, nous imitions les actualités cinématographiques, la musique, les commentaires, le ton solennel du speaker. Il m'est arrivé de chanter dans des cabarets où se trouvaient des Allemands, pas en uniforme, mais en civil. Je comprends parfaitement l'allemand - je suis né en Suisse alémanique. Je les entendais entre deux chansons:'Faudrait le mettre en taule ce type là.'" [Pour son livre-enquête "les Zazous (1977)", Jean-Claude Loiseau interroge Johnny Hess]


* Le mauvais jeune.  
 L’État français pétainiste  se targue de  régénérer la jeunesse française et cherche à inculquer les valeurs de "l'ordre nouveau".  Dans cette optique, un secrétariat à la jeunesse est créé en septembre 1940. Son responsable, Georges Lamirand, fantasme sur un jeune"[...] qui regarde en face et qui, propre de toutes les propriétés physiques et morales [...] est prêt à tout instant à servir." Les Chantiers de jeunesse imposent un service civil obligatoire de 6 mois et prétendent inculquer une formation nationaliste  fondée sur l'obéissance et la soumission aux supérieurs hiérarchiques. "Y sont glorifiées la nature régénératrice contre la ville corruptrice, la robustesse et la rudesse des corps au contact du plein air, tandis que le culte du maréchal Pétain y bat son plein." [cf. Bantigny p 2059] Pour le régime, le relèvement de la France passe par une régénération de la jeunesse, enfin débarrassée de cet"esprit de jouissance" si préjudiciable.
Abel Bonnard propose aux "bons jeunes" de reconnaître les "mauvais", ces "pitres gouailleurs, prétentieusement avachis et raisonneurs, coquetterie débraillée, mollesse, nature pauvre et compliquée, plaisantins de mauvais aloi, incapables de gaieté et de sérieux, ils sont le dernier reste d'une société d'individus."  
Le mode de vie des zazous, - qui adorent la musique noire, s'amusent dans des bars enfumés où on écoute du jazz - se situe donc aux antipodes du moralisme du régime de Vichy et de l'austérité de l'époque. Ils suscitent donc très vite l'exaspération. Aux yeux des autorités, le zazou symbolise le jeune Français perverti par la IIIe République, sans âme, lâche, efféminé, vaguement gaulliste, anglophile et enjuivé. Le zazou représente en somme l'envers de l'idéal pétainiste.

A la faveur de l'entrée en guerre des États-Unis en décembre 1941, puis de l'accession de Pierre Laval à la tête du gouvernement en avril 1942 et des revers militaires allemands, la propagande anti-swing s'amplifie et la pression sur les zazous se fait plus hargneuse. Le mouvement devient ainsi la bête noire des autorités. L'engouement pour le swing et la persistance du phénomène zazou démontrent surtout que l'endoctrinement idéologique voulu par le régime est un échec. La renaissance nationale tant espérée par le régime se trouve très affectée par le rejet généralisé de son éthique du travail, du désintéressement, de l'austérité, de la masculinité.
Les collaborationnistes, partisans de la victoire de l'Allemagne, s'en prennent alors avec hargne et un grande violence verbale aux zazous

Le 21 avril 1944, au cours d'une réunion de la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme, Jacques Doriot lance un appel à la jeunesse de France: "Ne sait-elle pas, notre jeunesse, qui si elle ne combat pas, la jeunesse d'Europe qui donne son sang à flot sur le Front de l'Est, n'aura que mépris pour elle? Avoir 20 ans, vivre à l'époque la plus grandiose de l'histoire humaine et faire le 'zazou' physiquement, moralement... Quelle décrépitude, quelle déchéance!"
* La chasse aux zazous.
Une virulente campagne de presse anti-zazou s'ouvre à l'automne 1942.  Lucien Rebatet dénonce "la vague immonde du swing, ce similihot, ce vulgaire straight, cette cochonnerie assaisonnant les blues avec du sirop de grenadine dans le but d'assouvir les fringales de trémoussements des pipelettes de la rue Soufflot."
Les plumitifs collaborationnistes dénoncent la turpitude morale d'une partie de la jeunesse française aux premiers rangs desquels ils placent les zazous. La presse collaborationniste présente ces derniers comme une jeunesse dorée, composée de fils-à-papas fortunés. Dans les faits, les zazous se recrutent au sein de toutes les classes sociales.
Les collaborationnistes considèrent encore les zazous comme des tire-au-flan égoïstes, des "judéo-gaullistes". Le journaliste du Parizer Zeitung lance même: "Derrière le modèle américain et anglais du swing, c'est le juif qui se cache..."
Pour l'hebdomadaire Jeunesse, "il faut reconquérir le Quartier latin sur l'influence juive et l'imposture gaulliste." La Gerbe - qui porte décidément bien son nom - surenchérit:
"Que l'on ne s'y trompe pas. Nous ne sommes pas contre le swing, mais contre les swings. Le swing c'est encore du jazz, [...] du jazz décadent, sans doute, mais de la musique allègre. Les swings sont une race aigrie, qui naît à quinze ans avec des trépidations politiques stupides, un cœur de vieille trompette bouchée, qui veut singer le clairon de Déroulède." [La Gerbe, 4 juin 1942]

L'organe collaborationniste Au Pilori inaugure même une rubrique Art zazou. Au fil des mois, le ton se fait de plus en plus menaçant: "Le remède le plus pratique pour se débarrasser du zazou consiste soit avec un ciseau à lui couper la veste-pardessus, soit avec une tondeuse à lui enlever le toupet, ce qui non seulement le démoralise, mais encore le prive de tous moyens d'actions.
 P. S.: puisque la jeunesse énergique paraît se rassembler sous l'étendard PPF, nous lui signalons spécialement cette chasse aux zazous." [Au Pilori, juin 1942]
 L'appel est entendu. Aux mots succèdent les coups. Une intense répression s'abat  sur les "petits swing" dont les exécutants se recrutent au sein des Jeunesses Populaires Françaises (JPF) de Jacques Doriot ou du du Rassemblement National Populaire de Marcel Déat. Leurs membres organisent des rafles dans les bars, tabassent, tondent leurs adversaires. 450 zazous sont même arrêtés par la police, conduits au camp de Drancy, puis relâchés et envoyés à la campagne pour travailler aux champs.


En dépit de l'intense répression qu'ils subissent, les zazous ne s'apparentent cependant pas à un mouvement de résistance... (4) Avant d'être une manifestation politique, leur comportement est d'abord un moyen de se rebeller contre l'autorité parentale. Le soutien aux Alliés ou à de Gaulle n'est le fait que de quelques uns. Pour Ludivine Bantigny, "ces jeunes gens sont "des révoltés, refusant d'être étiquetés selon les normes d'identité prônées par les autorités. Ils minent de l'intérieur la morale en vigueur en exhibant ses ridicules et ses aigreurs. Au fond, les zazous sont des "déserteurs du monde", de ce monde codifié par des normes conservatrices et fascistes que, par leur refus même de cet ordre, ils entendent bien condamner." (cf: Bantigny p 2065)
Certaines prises de position ou actions s'apparentent toutefois à un défi direct à l'idéologie ambiante et ne sauraient être minimisés. Ainsi, après mai 1942, certains jeunes zazous se fabriquent des étoiles jaunes, comme celles que les juifs doivent obligatoirement porter, en y ajoutant, écrit en noir, "swing" ou "zazou".  A ce stade, certains zazous entrent dans la clandestinité.



La répression et les rafles ne parvinrent pas à endiguer le phénomène zazou, mais c'est bien plutôt l'instauration du STO qui entraîne la disparition des zazous. La Libération sonne le glas du mouvement lorsque déboulent à St-Germain-des-Près les existentialistes ou les lettristes. 
Raymond Legrand, Johnny Hess sont inquiétés pour avoir continué leur activité en chantant notamment sur Radio Paris. 

***
En conclusion, nous laisserons le mot de la fin à J-C. Loiseau qui résume assez bien l'exubérance zazou, touche de couleur au cœur de ces sombres années: "Quand une attitude, un vêtement ou une coupe de cheveu étonne par l'excès ou l'exubérance, par la provocation et le non conformisme, on entend dire:"Il est piqué!" Avec un peu de chance, tendez l'oreille, vous entendrez quelqu'un commenter: 'Oui. C'est un vrai zazou."' 


 
Sources:
- Christophe Bourseiller  consacre un épisode de son excellente émission Musicus Politicus (France Musique): "Les zazous, ou la Résistance par le jazz".
- Ludivine Bantigny: "Jeunes et générations en guerre", in "1937-1947. La guerre monde, II", Folio, 2015.
- Anaïs Fléchet & Jean Sébastien Noël: "Musiques de guerre et musiques de la guerre",  in "1937-1947. La guerre monde, II", Folio, 2015.
- Gérar de Cortanze: "Zazous", Albin Michel, 2016.
- Jean-Claude Loiseau: "Les Zazous", Ed. Le Sagittaire, 1977. 
- "Zazous" par Judith Simony in "Le siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au XXe siècle", Larousse, 2004.
- "Étonnez moi Benoît" (France Musique). Autour des zazous avec Gérard de Cortanze et Zappy Max. 
- Antoine de Baecque: "Les nuits parisiennes, XVIIIè-XXIè siècle.", Seuil, 2015.
- Emmanuelle Thoumieux-Rioux: "Les zazous, enfants terribles de Vichy" in L'Histoire n°165, avril 1993.
- Sarah Fishman: "Enfants et adolescents pendant la Seconde Guerre mondiale", in "La bataille de l'enfance", Presses universitaires de Rennes, 2008.
- "Zoot alors!", Libération, 14 août 2010. 

Johnny Hess: "Ils sont zazous!"
Les cheveux tout frisottés / Le col haut de dix-huit pieds / Ah ! Ils sont zazous ! / Le doigt comme ça, en l'air / L' veston qui traîne, traîne par terre / Ah ! Ils sont zazous ! / Ils ont des pantalons d'une coupe inouïe / Qui arrivent un peu au-dessus des genoux / Et qu'il pleuve ou qu'il vente, ils ont un parapluie / Des grosses lunettes noires et puis surtout / Ils ont l'air dégoûté / Tous ces petits agités / Ah ! Ils sont zazous ! (...)

Andrex: "Y a des zazous"
Si vous rencontrez un jour sur votre passage / Un particulier coiffé d'un fromage mou / Tenant dans ses doigts un poisson dans une cage / C'est un Zazou, c'est un Zazou !
Si votre épicier vous dit : J'ai du gruyère / Mais malheureusement il ne reste que les trous, / Ne supposez pas qu'il fuit de la cafetière : / Il est Zazou, il est Zazou !



Notes:
1. Dans les faits, et en dépit de la répression qui s'abat sur les contrevenants, les autorités peinent à faire appliquer la législation et les bals clandestins fleurissent rapidement.
2. Il faut éviter à tout prix d'être pris en flagrant délit de danse.  
3. Le mouvement swing n'a rien de spécifiquement français puisqu'on en trouve des représentants dans d'autres grandes villes européennes à l'instar des Schlurfs ("paresseux") et des Schlurfkatzen ("chattes paresseuses") viennois, des Pota'kpi ("nageurs sous-marins") praguois, des kids amsterdamois et même des swing kids hambourgeois. Tous révèrent la musique jazz et affirment leur opposition à "l'ordre brun" en marche en Europe. Le régime nazi ne prend pas le phénomène à la légère et pourchasse cette jeunesse récalcitrante à l'aide d'une police spécialisée en matière de jeunesse.
4. Les résistants méprisent ce phénomène envisagé comme futile. 
5. Le film est interdit six mois par l'occupant à cause des paroles de la chanson qui disaient: "nous sommes la jeunesse, nous sommes l'avenir."