Affichage des articles dont le libellé est 1940s. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est 1940s. Afficher tous les articles

mardi 5 novembre 2024

Traces musicales de la Seconde Guerre mondiale

La seconde guerre mondiale est une guerre totale, au cours de laquelle la musique et ses acteurs sont mis à contributions. Dans cette guerre d'anéantissement, la violence atteint des sommets, en particulier lors du génocide des Juifs d'Europe, perpétré par les nazis. Or, là encore, la musique est présente.  

[Ce billet en version podcast avec les extraits de chansons est disponible en cliquant sur le lecteur ci-dessous]

Les visées expansionnistes des nazis et du Japon impérial, la violation systématique des traités de paix, les provocations à répétition de Hitler précipitent le monde dans un second conflit mondial, une guerre idéologique. Les puissances de l'Axe, l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et le Japon, sont des dictatures fondées sur le racisme. Côté alliés, le Royaume-Uni, puis les États-Unis à partir de 1941, combattent au nom de la démocratie, quant à l’URSS, elle lutte au nom du communisme. De septembre 1939 à novembre 1942, les victoires de l'Axe s'enchaînent. Le IIIème Reich contrôle alors presque toute l'Europe continentale, tandis que le Japon triomphe dans le Pacifique après son attaque surprise sur Pearl Harbor. Pour F.D. Roosevelt, le président américain, il s'agit d'un "jour d'infamie". Le traumatisme ressentit au sein de la population américaine alimente un fort sentiment de rejet des populations d'origine nippones présentes sur le territoire national. Le "Pearl Harbor blues" du Doctor Clayton témoigne de la xénophobie ambiante, qui conduira à l'enfermement des nippo-américains dans des camps de concentration. "Certains disent que les Japonais savent se battre / Mais n'importe quel imbécile devrait savoir / que même un serpent à sonnette ne mordra pas par derrière, / Il avertira avant de frapper".

U.S. National Archives and Records Administration, public domain.

A partir de 1942, l'expansion de l'Axe est arrêtée. Dans le Pacifique, les États-Unis tiennent bon lors de la bataille de Midway. Sur le front russe, l'armée allemande subit sa première grande défaite à Stalingrad en février 1943. Cette même année, le Golden Gate Quartet enregistre "Stalin was not Stalin". Les paroles rendent hommage au dirigeant soviétique, un allié de circonstance pour les Anglo-américains. Surtout, elles font de Hitler, une créature façonnée par le Diable. A propos de l'origine du führer, les paroles disent : "aussi fit-il deux valises / pleines de douleur et de misère / et il prit le train de minuit / qui descendait vers l'Allemagne, / puis il mélangea ses mensonges et mit le feu aux poudres / Ensuite le diable s'assit dessus / et c'est ainsi qu'Adolf est né."

Une guerre totale et mondiale.

L’ensemble des populations des pays en guerre est mobilisée, y compris les habitants des colonies. 87 millions de soldats s'affrontent sur les champs de bataille d’Europe, d’Afrique, d’Asie. Comme la grande guerre, il s'agit d'une guerre totale, impliquant l'ensemble des populations, ainsi que les activités économiques, technologiques, culturelles des pays en guerre. A l’arrière, dans les usines reconverties dans la fabrication d'armes, les femmes s'activent à la tâche. La figure de Rosie la Riveteuse symbolise l'implication des Américaines dans l'effort de guerre national, le fameux Victory Program censé produire toujours plus de matériel de guerre. En 1942, The Four vagabonds enregistrent "Rosie the riveter". Pendant que les soldats combattent au front, "toute la journée, qu'il pleuve ou fasse beau temps, / elle est présente sur la chaîne de montage."

J. Howard Miller's "We Can Do It!", also called "Rosie the Riveter" after the iconic figure of a strong female war production worker. Public domain.

Les scientifiques s'emploient à concevoir les armes toujours plus sophistiquées et létales destinées à anéantir l'adversaire, comme l'arme nucléaire.  

Pour financer la guerre et fabriquer des armes, il faut trouver des ressources. Les Alliés font des appels à l’emprunt. Les forces de l’Axe pillent les richesses des pays conquis et obligent les populations vaincues à participer à l’effort de guerre nazi ou japonais par la contrainte et le travail forcé.

Le conflit se caractérise par l'utilisation massive de la propagande via le cinéma, la radio, les journaux ou la musique. Celle-ci est mobilisée dans l'effort de guerre des belligérants. L'armée américaine crée ainsi son propre label : V Discs (V pour Victory). Le chef d'orchestre Sammy Kaye compose Remember Pearl Harbor.

Le swing débarque en 78 tours avec l'armée américaine. Les sonorités gaies et chaudes des cuivres du big band dirigé par Glen Miller résonnent alors que l'Europe est enfin libérée du joug nazi. A l'occasion de l'entrée en guerre de son pays, The Glen Miller Army Air Force Band enregistre l'instrumental American PatrolLe tromboniste ne profitera guère de son immense popularité. Le 15 décembre 1944, son avion s'abîme en mer.

La chanson est également mobilisée pour maintenir le moral des troupes et valoriser le modèle idéologique défendu. Au cours de la guerre, les harmonies des Andrew Sisters deviennent le symbole musical de l'Amérique libératrice. Les frangines entreprennent de grandes tournées et se produisent fréquemment en uniformes de l'armée. A l'été 1944, leur "Boogie Woogie Bugle Boy" s'impose comme la bande sonore de l'espoir retrouvé. "C'était un trompettiste célèbre des rues de Chicago / Il avait un style boogie que personne d'autre ne pouvait imiter / Ce gars était au sommet de son art /  Mais son numéro est sorti et il est parti sans attendre / Il est maintenant dans l'armée / il sonne le réveil".

Les Andrew Sisters et Bing Cosby en 1943. Public domain, via Wikimedia Commons

La propagande vise à valoriser son camp, mais aussi à dénigrer l'adversaire. Durant la guerre, les soldats britanniques changent les paroles de la célèbre Colonel Bogey March pour se moquer du führer. "Hitler n'a toujours eu qu'une couille / Göring en a des toutes petites / Pareil pour Himmler / Et ce cher Goebbels n'en a pas du tout". ("Hitler has only got one ball")

Le titre "Der Führer's face" composé en 1936 par Oliver Wallace est un gros succès. Sa notoriété convainc les studios Disney de l'insérer dans un court métrage d'animation sorti en pleine guerre.  Dans cette charge frontale contre le régime hitlérien, des officiers allemands défilent et chantent une ode au Führer. En réalité l'idéologie nazie  est tournée en dérision. La race "supérieure" devient la "race des super menteurs", tandis que les percussions de la fanfare résonnent comme des pets. 

"Lily Marleen" est une des chansons les plus populaires du conflit. A l'origine du morceau, un poème triste rédigé par un soldat allemand sur le point de se rendre sur le front russe, en 1915. Plutôt que de rentrer auprès de sa bien aimée, il est de corvée de sentinelle. Redécouvert à la veille de la seconde guerre mondiale, les vers sont adaptés en chanson. Le succès du morceau, initialement passé totalement inaperçu, est lancé en 1941 lorsque le directeur de la radio militaire allemande de Belgrade programme le disque. Les soldats de la Wehmacht s'identifient aux paroles, au point que la nostalgie qui s'en dégage fait redouter à Goebbels ses capacités à amollir les combattants. La puissance évocatrice de la chanson la fait adopter bientôt par les troupes de la Grande Alliance. C'est ainsi que Lily Marleen devient l'hymne de la SGM adapté et chanté dans de nombreuses langues par les belligérants et civils des deux camps.

Une guerre d'anéantissement.

Partout les combats sont acharnés, mais avec l'invasion de l'URSS par l'Allemagne nazie en 1941, l'affrontement atteint une violence inouïe comme en atteste la dureté des combats lors de la bataille de Stalingrad (1942-1943). Les prisonniers sont exécutés ou réduits en esclavage. Il ne s’agit plus de vaincre l’adversaire mais de l’anéantir.

En 1938, les paroles de "Katiouchka" évoquent l'amour entre une jeune fille et un soldat parti au front  etqui lui écrit. Elle fut interprétée par Lidia Rouslanova. Katiouchka est d'abord le diminutif du prénom Ekaterina avant de désigner le redoutable lance-roquette des Soviétiques, que les Allemands surnomment "orgue de Staline". 

Les civils sont également très durement touchés, victimes de massacres et de déplacements forcés. En URSS, la ville de Leningrad est assiégée par les nazis, ce qui provoque une famine dévastatrice. A la fin du mois de juillet 1941, Dimitri Chostakovtich entame sa 7è symphonie ("Leningrad") qu'il dédie “à notre combat contre le fascisme [...] et à ma ville Leningrad“. Le compositeur ne se risque bien sûr pas au front, mais obtient néanmoins l'autorisation d'intégrer le corps des pompiers de la ville. La 7ème symphonie est exécutée dans la ville assiégée le 9 août 1942. Jouer l'œuvre dans les conditions apocalyptiques du siège constitue une véritable gageure.

Habitants de Leningrad sur la perspective Nevsky pendant le siège, en 1942. RIA Novosti archive, image #324 / Boris Kudoyarov / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

Des villes sont bombardées comme les villes anglaises lors du Blitz en 1940, puis les villes allemandes en 1943-44. En août 1945, l’utilisation de la bombe atomique par les Américains détruit les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki. Les bombardements sur les villes nipponnes inspirent les musiciens américains. Karl et Harty, un duo country, qui enregistrent "When the atom bomb fell". "Oh, c'est monté si fort que ça a divisé les nuages / Les maisons ont disparu / Et une grande boule de lumière remplit les Japonais d'effroi / Ils ont dû penser que le jour de leur jugement avait sonné."

Le poème "Barbara" de Jacques Prévert, publié en 1946, a pour cadre la ville de Brest, ravagée par les bombardements massifs. La guerre sème la mort, fauche des innocents, annihile les amours naissantes. Mis en musique par Joseph Kosma, les vers seront interprétés par Yves Montand, Mouloudji ou les Frères Jacques. "Oh Barbara / Quelle connerie la guerre. / Qu'es-tu devenue maintenant? / Sous cette pluie de fer. / De feu d'acier de sang. / Et celui qui te serrait dans ses bras amoureusement / Est-il mort disparu ou bien encore vivant"?

Univers concentrationnaire nazi et génocide des Juifs d'Europe.

L'Europe sous le joug nazi se couvre d'un chapelet de camp de concentration dans lesquels sont enfermés les opposants.

La musique est présente, quotidienne, dans les camps de concentration. Dès 1933, les autorités des camps constituent des orchestres de détenus. Les airs joués ont alors avant tout un rôle disciplinaire, militaire. Sous la contrainte, les orchestres rythment les temps forts du camp : le départ et le retour du travail, l'appel des détenus ou encore les visites officielles. Même les exécutions ont parfois lieu en musique. A Mauthausen, lors de celle de Hans Bonarewitz, en juillet 1942,  l'orchestre joue "Komm zurück". "Reviens, tu es tout pour moi / j'attendrai ton retour avec impatience." Des paroles, d'un abject cynisme, quand on sait que le détenu, qui s'était échappé du camp, avait été pendu une fois rattrapé.

Bundesarchiv, Bild 192-249 / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 DE, via Wikimedia Commons

De la porte du camp jusqu'au lieu de travail, les détenus doivent chanter pour imprimer une synchronisation des pas et empêcher toute autre communication. Lorsqu'elle est diffusée par les haut-parleurs, la musique devient intrusive. Les détenus se voient contraints de l'écouter. A Auschwitz, l'orchestre des camps doit parfois jouer dans le cadre de soirées privées ou lors de la venue d'invités de marque du commandant du camp. Dans tous ces cas de figure, elle s'inscrit alors dans le processus d'annihilation à l'œuvre. 

Un second usage de la musique participe des stratégies de résistance artistique et spirituelle au système concentrationnaire. En ce cas, elle est plutôt jouée dans les espaces intérieurs du camp. Les activités musicales sont souvent autorisées. Encadrées, elles permettent, aux yeux des chefs de bloc ou de l'administration des camps, de limiter les risques de soulèvements, tout en assurant la distraction des SS. Dès l’été 1933, des détenus politiques du camp de Börgermoor, en Basse-Saxe, composent et interprètent lMoorsoldatenlied. Ce Chant des marais, sur une mélodie très fédératrice, rend compte de la triste réalité de la vie des camps, en particulier le travail forcé consistant à assécher les marais environnants. Les paroles de Johann Esser, mineur, et de l’acteur et metteur en scène Wolfgang Langhoff, sont mises en musique par Rudi Goguel. Le chant est interprété en public lors d'une représentation autorisée. Les SS, qui assistent au spectacle, s'identifient à leur tour aux paroles. Si bien que, à la faveur des transferts de prisonniers, le chant se répand au sein des autres camps nazisEn 1937, il fit l’objet d’une adaptation de Hanns Eisler et Bertolt Brecht pour le chanteur Ernst Busch. Il devient le modèle de tous les hymnes de camp avec un premier couplet mélancolique qui rappelle la dureté des conditions de vie, avant que ne se développe l'espoir d'une libération à venir.

La musique peut parfois être clandestine. Elle est alors chantée à voix basse ou simplement griffonnée sur un papier. Elle n'a pas nécessairement pour vocation d'être jouée sur le moment, mais plutôt d'être diffusée de la main à la main. Déportée à Ravensbrück, Germaine Tillon écrit, sur des airs connus, une opérette clandestine, intitulée "Verfügbar aux enfers". Elle rédige un texte extrêmement cynique, comme pour rire de l'horreur pour mieux s'en éloigner.  

Les nazis cherchent à éliminer les populations qu’ils considèrent comme inférieures : malades mentaux, tziganes et juifs. Après l’invasion de la Pologne en 1939, les nazis enferment ces derniers dans des ghettos. Privés de tout, les habitants meurent de faim ou de maladies en très grand nombre. A partir de 1941, dans le cadre de l’invasion de l’URSS, dans le sillage de la Wehrmacht, des commandos spéciaux sont chargés d’assassiner par fusillade les Juifs. Les Einsatzgruppen font plus d’un million de morts. Lors de la conférence de Wannsee, en janvier 1942, les nazis planifient l’extermination des populations juives, ce qu’ils appellent la « Solution finale » du problème juif. Ils construisent des centres de mise à mort (Treblinka, Chelmno, Auschwitz...), dans lesquels sont déportées et gazées des populations raflées de toute l’Europe.

Déporté à Sachsenhausen pour des écrits antifascistes, Aleksander Kulisiewicz, étudiant en droit polonais, compose des chansons de résistance. Doté d'une mémoire prodigieuse, il enregistre les morceaux que lui transmettent ses codétenus. C'est ainsi qu'il nous a transmis une "Berceuse du crématoire", composée par Aron Liebeskind, évadé de Treblinka, où périrent sa femme et son fils, avant d'être lui même assassiné à Auschwitz. "Crématoire porte noire / Qui à l'enfer mènera / On y traînera des corps noirs / Que la flamme brûlera / On y traîne mon garçon / Aux cheveux d'or fin / Avec en bouche tes mains / Comment ferai-je, mon fils?" 

La ville garnison de Terezin, à une heure de Prague, est transformée en 1941 en un camp-ghetto pour les Juifs. Le camp de transit prend le nom de Theresienstadt. Artistes et intellectuels y sont dirigés en priorité. Une intense vie culturelle s'y développe, d'abord clandestine, puis organisée sous l'égide de l'administration nazie, qui s'en sert comme outil de propagande, comme d'un leurre pour mieux dissimuler l'extermination à l'œuvre. A partir de 1942, les concerts sont quotidiens et publics. Des chœurs, des orchestres, des groupes se constituent à l'instar des Ghetto Swingers. Le 20 août 1944, une délégation du Comité international de la Croix rouge inspecte le camp et assiste à à l'opéra pour enfant Brundibar de Hans Krasa, compositeur incarcéré au camp. Un film de propagande immortalise l'événement. Dans les jours qui suivent le tournage, les membres du casting sont déportés à Auschwitz. 

Gideon Klein arrive à Theresienstdat en décembre 1941. Il a alors 21 ans. Pianiste virtuose formé au Conservatoire de Prague, il s'impose comme un des piliers de l'activité musicale du camp où il compose Fantaisie et fugue pour quatuor à cordesA partir de septembre 1944, la fin imminente du Reich suspend les activités culturelles de Theresienstdat, dont les derniers détenus sont déportés. Les compositeurs Viktor Ullman, Pavel Haas, Hans Krasa, Gideon Klein périssent à Auschwitz. 

Les artistes regroupés dans le camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas échappent un temps aux convois de la mort. Johnny and Jones, de célèbres musiciens de jazz néerlandais, participent aux activités musicales du camp. En août 1944, ils sont autorisés à enregistrer dans un studio d'Amsterdam 6 chansons composées dans le camps. Reconduits à Westerbork à l'issue de l'enregistrement, ils seront ensuite déportés dans plusieurs camps et mourront d'épuisement à Bergen-Belsen au printemps 1945. L'un de leurs morceaux se nommait "Westerbork Serenade". 

Anonymous Unknown author, Public domain, via Wikimedia Commons


Conclusion : Sur le front de l'est, l'Armée rouge (URSS) libère l'Europe orientale et centrale. Prise en tenaille, l'Allemagne nazie capitule le 8 mai 1945. Dans le Pacifique, les Japonais résistent avec acharnement et la reconquête américaine est lente. Finalement, les bombardements atomiques des villes japonaises d'Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, précipitent la capitulation du Japon le 2 septembre 1945. C'est la fin d'une guerre qui a aura fait entre 50 et 60 millions de morts, majoritairement civils.  
La musique est donc omniprésente tout au long du second conflit mondial. Au delà des chansons d'actualités dépeignant les épisodes les plus marquants de la guerre, la musique est mobilisée par la propagande des Etats dans le cadre de la guerre totale. Dans le monde concentrationnaire nazie, elle est même parfois utilisée pour terroriser ou humilier. 

Sources :

A. Suzana Kubik : "Terezín, la musique face à la mort"

B. "Terezin 1942-1944", 5 épisodes de l'émission Musicopolis sur France Musique

C. «Conférence inaugurale de l'exposition "la musique dans les camps nazis"...», avec Elise Petit, commissaire de l'exposition, maîtresse de conférence en musicologie et Michaela Dostálová , responsable des collections au Musée Mémorial de Terezin.  

D. Le site consacré à l'exposition du Mémorial de la Shoah : "La Musique dans les camps nazis" (avec un pdf très bien fait). 

mercredi 3 janvier 2024

Elle a un stock: la chanson dans la Seconde Guerre mondiale.

De 1940 à 1944, les conditions d'existence dans la France défaite et occupée sont difficiles. Pour autant la vie artistique et culturelle conserve une grande vitalité tout au long des "années noires". La création musicale connaît alors un grand dynamisme et une réelle diversité. Les chansons de variété peuvent évoquer les tristes réalités de l'époque, servir de support de propagande à la "Révolution nationale" ou encore inciter à la résistance.

Musée de l'Armée, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

* Les ritournelles d'un  pays plongé dans l'abyme. 

A la fin des années 1930, la situation se tend en Europe. Hitler multiplie les provocations. En 1936, il s'allie avec le dictateur italien Mussolini, réarme son pays, annexe l'Autriche (Anschluss) et envahit la Tchécoslovaquie en 1939. Face à ces violations du traité de Versailles, les démocraties, qui redoutent par dessus tout une nouvelle guerre, restent passives. En France, l'état-major croit pouvoir compter sur la ligne Maginot, un système de fortification censé rendre la France impénétrable. Plusieurs chansons entonnent ce même refrain. Pour Ray Ventura et ses collégiens "on ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried". 

[version podcast du billet: ]

Au cours des huit mois de la "drôle de guerre", les soldats s'ennuient ferme au front. Les grands noms de la variété comme Joséphine Baker ou Maurice Chevalier s'emploient à soutenir le moral des troupes en se produisant devant les soldats. Momo pouvait y chanter "ça fait d'excellents Français", une exaltation de l'union des Français face aux périls.

La fulgurante attaque allemande de la France par les Ardennes en mai 1940 oblige à en rabattre. L'armée française, prétendument invincible subit la plus terrible défaite militaire de son histoire: c’est une débâcle. Devant l’avancée des troupes allemandes, des millions de civils fuient en désordre vers le Sud : c’est l’exode. Sans aller jusqu'à évoquer l'occupant, "Le Petit réfugié" ou "Quand tu reverras ton village" par Tino Rossi témoignent de la douleur ressentie par ceux qui doivent tout laisser derrière eux. 1,6 million de soldats français sont emprisonnés dans des stalags en Allemagne. Les chansons reviennent sur l'absence des pères de familles et la solitude des épouses. C'est le cas de "Seule ce soir", interprétée en 1941 par Léo Marjane. De même, "J'attendrai", chantée par Rina Ketty en 1937, prend une nouvelle signification et redevient une chanson d'actualité après la débâcle.

Le 16 juin 1940, le maréchal Pétain, ancien héros militaire de la première guerre mondiale, devient le chef du gouvernement. Il s'empresse de signer l’armistice, le 22 juin. Les combats prennent fin. La partie nord et ouest de la France est occupée par l'armée allemande quand une zone sud ("dite libre")passe sous le contrôle théorique du régime de Vichy. Les prisonniers de guerre français restent en captivité. Enfin, la France doit entretenir les troupes d'occupation. Le pays passe à l'heure allemande, tandis que les uniformes vert-de-gris paradent dans les rues de la capitale. Serge Reggiani use d'une métaphore animalière pour évoquer cette épisode traumatique dans sa chanson "les loups sont entrés dans Paris". 

Les Français doivent endurer rationnements, pénuries, absence de libertés. Plusieurs morceaux composés alors reviennent sur les difficultés matérielles de ces années noires. Georgius dénonce, d'un ton badin, l'essor du marché noir avec "Elle a un stock". A défaut de se remplir le ventre et d'acheter de coûteuses denrées sous le manteau, Jacques Pills se félicite de sa fortune au "Marché rose". Le système D s'impose comme le suggère, ironique Georgius avec "La campagne chez moi". L'heure est aux ersatz comme s'en amuse Maurice Chevalier dans "La symphonie des semelles de bois". En 1941, Fernandel chante quant à lui "Les jours sans". On notera que la tonalité de tous ces morceaux reste avant tout humoristique. Peut-être pour passer la censure, mais aussi car la chanson se doit de divertir. Ainsi, il n'est pas question d'évoquer la politique de collaboration mise en œuvre par Vichy, l'arrestation des opposants ou la mise en place d'une législation antisémite.

* Vichy et la collaboration.
Le régime de Vichy est un État autoritaire, fondé sur le culte de la
personnalité du maréchal Pétain et sur des valeurs réactionnaires. La devise «Travail, Famille, Patrie» remplace celle de la République («Liberté, Égalité,
Fraternité»).
Les valeurs de l’État français se décline en chansons avec des mots exaltant les piliers de la France rance du Maréchal. Par conviction ou opportunisme, les paroliers s'inspirent des thèmes de la Révolution nationale et louent l'Ordre nouveau prôné par les idéologues de Vichy. Les femmes sont cantonnées dans leur rôle de fécondatrices et de ménagères. En 1941, Eliane Célis chante ainsi d'une voix langoureuse "Etre maman": "Quand on berce tendrement / Sa poupée qu'on aime tant / On est déjà maman / Être maman c'est être plus jolie / C'est garder la jeunesse au coeur / C'est le bonheur le plus grand dans la vie / De s'entendre dire: Maman."

D'autres chansons militent pour le retour à la terre voulu par Pétain. Semons le grain et la lumière propose André Dassary dans un morceau qui s'inscrit parfaitement dans le carcan vichyste de promotion de la ruralité: "Au travail, Au travail, Au travail, Au travail / Semons le grain de la lumière / Semons la graine de la beauté / De la terre nourricière / Jailliront les fleurs de liberté / Gaiement pour la France éternelle / Donnons nos cœurs donnons nos bras ". "Ah! Que la France est belle" de Marcelle Bordas reprend à son compte les images d’Épinal vichyste d'une France exclusivement rurale, avec "ses champs, ses bois, ses vallons ses clochers !" En 1941, pour Chevalier, "ça sent si bon la France". Montagard et Courtioux, les "auteurs" de Maréchal nous voilà, imagine une marche intitulée la France de demain, qui bénéficie comme la précédente d'une intense diffusion. Le succès escompté n'est pourtant pas au rendez-vous malgré l'inévitable André Dassary qui chante: "Bientôt notre terre chérie / S'enrichira d'un pur froment / Et notre France enfin guérie / Resplendira plus fièrement / Si "Travail, Famille, Patrie" / Sont nos seuls cris de ralliement ! " 

Les libertés fondamentales sont bafouées, les partis politiques et
les syndicats interdits. Pétain est le chef de l'Etat français et dispose de tous les pouvoirs.
Dès son installation, le régime développe une propagande massive autour de la figure du Maréchal. Tous les médias sont sollicités pour louer les mérites du chef, en particulier le chant, paré de nombreuses vertus dont celle d’unir et de discipliner ses exécutants. Aux yeux des autorités, le chant choral devient une école de virilité, favorisant l’unité derrière le "sauveur de Verdun". La pratique du chant s'impose enfin comme moyen d’encadrement, en particulier de la jeunesse, objet de toutes les attentions.

En juillet 1941 est publié "Maréchal nous voilà". Ce chant, véritable hymne officiel du régime, illustre l'extrême personnalisation du pouvoir. La musique attribuée à Charles Courtioux est en fait un plagiat d'un morceau de Casimir Oberfeld, un compositeur juif qui mourra à Auschwitz en 1943. Massivement radiodiffusée, cette marche entraînante, est interprétée lors des cérémonies officielles. La popularité du morceau tient aussi à ses interprètes - André Dassary ou Andrex -, de grandes vedettes de l'époque. L'hymne vichyste loue jusqu'à l’écœurement les mérites du chef . Les jeunes auxquels s'adressent la chanson (« nous voilà ! ») se prosternent devant l'ancêtre dont ils "vénèrent [les] ans" (il a 85 ans en 1941!). Omniscient, Pétain y est à la fois dépeint comme le"sauveur de la France", comme un martyr n'hésitant pas à se sacrifier pour le pays En nous donnant ta vie » fait référence au discours du 17 juin 1940: « Je fais à la France le don de ma personne ») et enfin comme le guide qui assurera le redressement national: " Français levons la tête, Regardons l'avenir ! ", «Exaltons le travail ».

Prétendant "alléger le poids des souffrances du pays, améliorer le sort des prisonniers, atténuer la charge des frais d'occupation", Pétain engage le pays dans la voie de la collaboration. Dès lors, Vichy participe à l'effort de guerre en envoyant de jeunes Français travailler dans les usines en Allemagne, soit de façon volontaire dans le cadre de la relève, soit de force avec l'instauration en 1943 du Service du Travail Obligatoire (STO). Après avoir promulgué un statut des Juifs transformant ces derniers en parias, Vichy mène une active politique de collaboration policière, mettant la police de l’État français au service de l'occupant, comme lors de la grande rafle du Vel d'Hiv, des 16 et 17 juillet 1942. La milice pourchasse non seulement les Juifs, mais aussi tous ceux qui s'opposent à la politique de collaboration. Les persécutions reposent largement sur les dénonciations, que les autorités encouragent. "Le corbeau" de Svinkels donne la parole à un abject délateur. "lettre numéro 67, sale insecte, tes agissements au sein d’la communauté m’débecte / je m’demande si les gens savent que t’es juif à moitié tchèque / et si ils apprenaient ça, ce serait mauvais pour ton compte chèque / en sortant l’info c’est ton champ d’action que j’limite / vu qu’la moitié du bled est antisémite


* La résistance en chansons.

Refusant la défaite, le général de Gaulle lance un appel à la résistance le 18 juin 1940. Au fil des mois, il parvient à se faire reconnaître par les Alliés comme une figure crédible et crée les Forces Françaises Libres (FFL). A l'intérieur du pays, des Français organisés en mouvements et réseaux luttent contre l'occupation allemande et la politique de collaboration de Vichy, menant des actions de sabotage, de propagande (journaux clandestins), de renseignements ou de combats. Dès 1942, Jean Moulin est l'envoyé spécial du général de Gaulle chargé d'unifier la résistance française derrière ce dernier dans la cadre d'un Conseil National de la Résistance. A partir de 1943, les maquis rassemblent des jeunes qui refusent le Service du Travail Obligatoire et prennent les armes. Les résistants sont soumis aux dangers de la clandestinité et de la répression.

La lutte contre Vichy et l'occupant passe par la lutte armée, mais aussi par la propagande. Tout au long du conflit, les principaux protagonistes se livrent à une véritable guerre des ondes. En zone occupée, Radio-Paris est sous contrôle allemand. En zone libre, la Radiodiffusion nationale sert d'instrument politique à Vichy. La radio anglaise de la BBC met à disposition de la France libre des créneaux afin d'y diffuser des émissions en français. La plus efficace et incisive se nomme "les Français parlent aux Français". L'objectif est de divertir tout en discréditant la propagande servile de Vichy, à l'aide sketchs, de saynètes et de chansonnettes bien senties. L'équipe trouve le ton juste. Sur des airs traditionnels ou des succès, Maurice von Moppès imagine une vingtaine de chansons parodiques dans lesquelles il raille l'occupant et ses suppôts vichystes. Dans le cadre de la campagne des V, qui consiste à tracer sur les murs la première lettre du mot victoire, von Moppès imagine "la chanson des V". Pierre Dac chante "les gars de la vermine", les "fils de Pétain" ou encore "la complaintes des nazis" interprétée ici par Mouloudji.

Fin 1942, à Londres, Anna Marly adapte un air russe et rédige un texte louant la bravoure des troupes irrégulières russes confrontées à la furie meurtrière des nazis. Joseph Kessel et Maurice Druon s'attellent à une version française du morceau, intitulé le "Chant des partisans". Violentes, dures, sanglantes, tout à la gloire des combattants clandestins, les paroles sont ancrées dans la sombre réalité d'un pays en guerre. L'anaphore "ami, entends-tu?" incite l'auditeur à s'engager, à "faire payer le prix du sang et des larmes" à l'ennemi assimilé à la figure du corbeau.

La "Complainte du partisan" est l'autre chant emblématique de la Résistance. D'une plume agile, sur une mélodie, nostalgique et prenante d'Anna Marly, le grand résistant Emmanuel d’Astier de la Vigerie évoque les valeurs, ainsi que les conditions d’existence et de combat des « partisans ». D’inspiration nettement moins guerrière et démonstrative que sa cousine, « La complainte » incite plutôt à  l’introspection. Bien que diffusée par la BBC, elle reste peu connue à l’issue du conflit. En 1969, Leonard Cohen en propose une adaptation sublime.


C° : Les débarquements de Normandie (le 6 juin 1944) et de Provence (15 août 1945) permettent aux troupes alliées, aidées par les FFL et les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), de libérer la France de l’occupant allemand et du régime de Vichy. Pour les collabos, l'heure des comptes a sonné.

Notes:

1. Interdite cependant en zone nord, car l'occupant redoute qu'il prenne les accents de la rébellion.

Sources:

A. Nathalie Dompnier: « Entre La Marseillaise et Maréchal, nous voilà ! Quel hymne pour le régime de Vichy ? », in Myriam Chimènes (dir.), La vie musicale sous Vichy, Paris, Editions Complexe, coll. Histoire du temps présent, 2001, p. 69-88
B.« Chanter sous l’occupation : un acte politique ? », contribution à la journée d’étude de la Bibliothèque nationale et du Hall de la chanson, Chansons en politique, le 29 novembre 2002.
C. "Variétés, musique et chansons en guerre", article de Thomas Rabino paru dans Histoire(s) de la Seconde Guerre mondiale n°11, mai-juin 2011.
 

D. Pierre Dac:"Tout ça, ça fait...", André Dassary:"Maréchal nous voilà" sur l'histgeobox. 

vendredi 16 juillet 2021

"Fleur de Paris". Maurice Chevalier dans la tourmente.

A la fin de l'été 1944, après la libération de Paris le 25 août, Henri Bourtayre compose la musique de Fleur de Paris, quand Maurice Vandair en écrit les paroles. En mars 1945, Maurice Chevalier enregistre le morceau, accompagné par l'orchestre de Jacques Hélian. De sa voix médium de baryton, le chanteur interprète dans son style inimitable les deux couplets et deux refrains de cette marche à deux temps. Avec sa mélodie joyeuse et son tempo assez rapide, le titre a un caractère festif, léger, dansant. La chanson rencontre dès sa sortie un grand succès. 

Le texte parle d’une "fleur de France aux trois couleurs", "fleur de Paris", "fleur de chez nous", "fleur d'espérance", "fleur du bonheur", précieusement conservée par les Français au cours de la sinistre période de l’Occupation. Animé par un patriotisme sans équivoque et largement partagé, chacun en prit grand soin jusqu'à la Libération. A cette date, l'épicier, le percepteur, le pharmacien la ressortirent triomphalement. Le paysan, le vieux curé, les anciens officiers, qui ne l'avaient pas oubliée, "au petit jour devant leurs yeux l'ont vu briller". Chacun savait bien en son for intérieur que la Libération adviendrait, que l'on ressortirait un beau jour les couleurs tricolores de la République, dont les valeurs avaient été défendues par « tous ceux qui se sont battus pour nos libertés ». Célébration de la victoire de la France sur le nazisme, Fleur de Paris tient  du chant de liesse patriotique, entretenant la vision héroïque d'une France largement hostile aux Allemands. Pendant "quatre ans", la fleur resta en sommeil, ce qui correspond à la période de l'Occupation que le parolier s'abstient de mentionner. La floraison n'intervint qu'au retour des "beaux jours", ceux de la Libération. Rien n'est dit des souffrances endurées, de la suppression des libertés, des restrictions, du rationnement, des rafles, de la collaboration, du soutien au régime de Vichy ou de l'épuration. La Libération est dépeinte comme un moment d'euphorie, de joie sans mélange et de restauration des valeurs républicaines. «Pendant quatre ans dans nos cœurs / [la fleur] a gardé ses couleurs bleu blanc, rouge.» Pas de place au doute ici, le triomphalisme est de mise. Pour Maurice Chevalier, définitivement associé au succès de "Fleur de Paris", le temps de l'Occupation fut particulièrement éprouvant et mérite assurément qu'on le considère comme celui des "années noires". 

Maurice Chevalier en 1929. Agence de presse Meurisse, Public domain.
 Depuis 1935, Chevalier file le parfait amour avec Nita Raya, une jeune actrice, chanteuse et meneuse de revue, originaire de Roumanie. Quand la guerre éclate le 1er septembre 1939, il est déjà une immense vedette du music-hall.  Accompagné de Joséphine  Baker, Maurice se rend sur le front afin de soutenir le moral des troupes. De retour à Paris, il se produit au cours de l'hiver 1939 au Casino de Paris. La "drôle de guerre" plonge alors le pays dans une dangereuse torpeur. Avec le déclenchement de l'offensive allemande le 10 mai 1940, tout change. La maison du chanteur à La Bocca ayant été réquisitionnée par l'aviation française, Nita et lui s'installent quelques temps chez des amis danseurs (Myrio et Desha Delteil), à Mauzac, en Dordogne. Le 17 juin, Pétain annonce qu'il faut cesser les combats. Comme une très grande majorité de Français, le chanteur accorde alors sa confiance au maréchal. Jusqu'en 1941, il demeure en zone libre ce qui fait dire à la presse collaborationniste qu'il  boude la capitale pour rester dans le Midi « avec ses juifs ». En septembre, Chevalier est de retour à Paris pour le lancement de sa nouvelle revue, dont certains morceaux comme "Ça sent si bon la France" semblent tout droit sortir des services de propagande vichyste. 

"Momo", qui se targue de ne pas faire de politique, se fait piéger par un journaliste du Petit parisien qui déforme ses propos. Alors que le chanteur affirmait souhaiter chanter dans une France en paix, le quotidien sous contrôle allemand titre: «  Le populaire Maurice Chevalier qui va chanter en France occupée nous dit qu’il souhaite la collaboration entre les peuples français et allemand. » Outré par le mensonge, l'artiste publie aussitôt un démenti dans « Comœdia ». Le tirage confidentiel du titre ne lui permet pas de tordre le cou à la calomnie. Le mal est fait. Les services de propagande cherchent à enrôler sous leur drapeau le chanteur le plus populaire du moment. Chevalier décline l’offre d’une tournée en Allemagne, et consent tout au plus à se produire en novembre 1941 dans le camp d'Altengrabow où il avait été incarcéré de 1914 à 1916. En outre, le chanteur conditionne sa participation à la libération de dix prisonniers. Il obtient satisfaction, mais la presse collaborationniste n'en touche pas un mot. Les plumitifs transforment la vedette en inconditionnel de l'axe Berlin-Vichy et la réputation de "Momo" en pâtit.

En août 1942, l'hebdomadaire américain Life place Chevalier sur une liste de collabos à éliminer. Le mois suivant, il se produit dans un « Casino de Paris » menacé de fermeture par les forces d'occupation. Si la salle n'accueille plus de spectacles, les Allemands menacent de transformer les lieux en cinéma pour les soldats de la Wehmacht. Henri Varna, le directeur de l'établissement, implore donc Chevalier de venir chanter pour empêcher la saisie de la salle. A cette occasion, il interprète Pour toi, Paris, dont les paroles envisagent la fin de l'Occupation. (1)

Après une courte tournée en zone libre début 1943, le chanteur, échaudé, décide de ne plus se produire en public jusqu’à la Libération de la France. Il est pourtant sans cesse sollicité par les autorités. Dans le même temps, il procure des faux papiers aux parents de Nita qui tentent d'échapper aux rafles et aux persécutions antisémites. Fin 1943, Chevalier sympathise avec René Laporte, un écrivain et journaliste résistant. Il incite le chanteur à plus de prudence, lui expliquant que ses passages, même très épisodiques, au micro de la collaborationniste Radio Paris, pourraient lui coûter très cher. Ainsi, le 12 février 1944, sur les ondes de la BBC, Pierre Dac divulgue une liste de "mauvais Français", sur laquelle figure Maurice Chevalier. L'animateur prévient:"Vous êtes repérés, catalogués, étiquetés. Quoi que vous fassiez, on finira par vous retrouver. Vous serez verdâtres, la sueur coulera sur votre front et dans votre dos ; on vous emmènera et, quelques jours plus tard, vous ne serez plus qu'un tout petit tas d'immondices." René Laporte, le résistant Francis Leenhardt, l’acteur René Lefèvre, s'empressent d'entrer en contact avec l'humoriste afin de prendre la défense du chanteur. Dac cesse immédiatement ses attaques. Bouleversé, Chevalier quitte la Côte d'Azur pour se réfugier de nouveau à Mauzac, en Périgord. Le 27 mai, un tribunal spécial réuni à Alger le condamne à mort par contumace. Avec le débarquement allié en Normandie le 6 juin 1944, la situation du chanteur se complique un peu plus encore. En août, des journaux annoncent sa mort. Sur le qui vive, il se réfugie avec Nita à Cadouin chez des amis. Des maquisards pénètrent dans ce refuge et le conduisent à Périgueux où il subit un interrogatoire. Libéré, il trouve refuge à Toulouse chez une parente de Laporte. Par l'intermédiaire de son manager, il peut raconter à un reporter de guerre du Daily Express ses faits et gestes sous l'occupation. Cette prise de parole contribuera beaucoup à le réhabiliter aux yeux de l'opinion publique. De retour de son exil anglais, Pierre Dac rencontre le chanteur dans son refuge toulousain. «Ils s’expliquent, tombent dans les bras l’un de l’autre, et Dac promet de témoigner en sa faveur devant le comité d’épuration. Ce qu’il a fait», note Jacques Pessis. (source C)

En octobre 1944, de retour à Paris, Maurice Chevalier obtient un soutien inattendu. En effet, dans un article publié dans le quotidien communiste Ce soir, Louis Aragon prend la défense du chanteur de la classe ouvrière. Afin de redorer définitivement son image, il l'incite à monter au Mur des fédérés avec les représentants du « parti des fusillés ». "Momo" s'exécute et reçoit un accueil chaleureux des manifestants. (2) Chevalier continue cependant à faire l'objet de vives critiques dans la presse. Dans ses mémoires, l'artiste écrira un plaidoyer pro domo: « De quoi m’accuse-t-on, en résumé ? De choses que les vrais Français ne retiennent pas. Que je croyais à Pétain au début de son règne. Qui n’y croyait pas ? Je vous le demande, chez nous, et même ailleurs, puisque des ambassadeurs d’Amérique, de Russie, et de partout, le voyaient intimement, chaque jour, à Vichy. Que j’ai chanté onze fois à Radio-Paris, en quatre ans. Alors qu’on insistait pour que je chante hebdomadairement. Que serait-il arrivé si j’avais refusé catégoriquement ? Vous le savez aussi bien que moi : une visite un matin, de très bonne heure. Moi et ma petite famille envoyés Dieu sait où !»

Chevalier est finalement convoqué le 1er décembre 1944 devant un comité d’épuration. Il en sort innocenté, ce qui lui permet de reprendre pleinement sa carrière. En 1945, il se produit tour à tour au Palais de Chaillot, au Luna Park, au Casino de Paris, à l'Opéra-comique, à l'ABC ou pour des œuvres de bienfaisance. Partout il triomphe. C'est dans ce contexte qu'il enregistre Fleur de Paris, en 1945. Après cinq années d'occupation et de quasi guerre civile, cet hymne au rassemblement contribue à redorer son image de Chevalier, lui permettant de tourner définitivement la page de cette période très difficile de son existence.  (3)

Il se sépare en 1946 de Nita Raya après dix ans de vie commune.

Le parcours du chanteur au cours de la guerre tend donc à démontrer qu'avant de retrouver ses trois couleurs, la fleur de Paris a dû s'extraire du vert-de-gris. 


Notes:

1. "Il arrivera que notre beau Paname / Retrouvera son éclat, sa beauté / C'est pour cet idéal, cette oriflamme / Que tous les Parisiens se joignent pour penser / Pour toi, Paris ! / Pour la route qu'avec toi on a suivie ! / Pour toi, Paris ! / Pour la peine que pour toi on a subie ! / Pour toi, Paris ! / Pour attendre le soleil après la pluie ! " 

2. Reconnaissant du soutien apporté par des membres éminents du parti communiste à la fin de la guerre, il signera en 1950 l’Appel de Stockholm contre l'armement nucléaire.  

3. En février 1949, le même comité publie la liste noire des artistes suspectés. À la ligne, Maurice Chevalier, il est écrit : « pas de sanction ». 

Sources: 

A. «Momo, "Juste" pas un collabo» [Avec accusé de réception]

B. La page Wikipédia (très complète) consacrée à Maurice Chevalier.

C. «Maurice Chevalier collabo: "une rumeur montée par les nazis"» [entretien de Jacques Pessis pour L'Express]

FLEUR DE PARIS
Paroles: M. Vandair, musique: H. Bourtayre, 1944

Mon épicier l’avait gardée dans son comptoir
Le percepteur la conservait dans son tiroir
La fleur si belle de notre espoir
Le pharmacien la dorlotait dans un bocal
L’ex-caporal en parlait à l’ex-général
Car c’était elle, notre idéal.

C’est une fleur de Paris
Du vieux Paris qui sourit
Car c’est la fleur du retour
Du retour des beaux jours
Pendant quatre ans dans nos cœurs
Elle a gardé ses couleurs
Bleu, blanc, rouge, avec l’espoir elle a fleuri,
Fleur de Paris

(Ce couplet n’est pas chanté ici)
Le paysan la voyait fleurir dans ses champs
Le vieux curé l’adorait dans un ciel tout blanc
Fleur d’espérance, fleur de bonheur
Tout ceux qui se sont battus pour nos libertés
Au petit jour devant leurs yeux l’ont vu briller
La fleur de France aux trois couleurs.

C’est une fleur de chez nous
Elle a fleuri de partout
Car c’est la fleur du retour
Du retour des beaux jours
Pendant quatre ans dans nos cœurs
Elle a gardé ses couleurs
Bleu, blanc, rouge, elle était vraiment avant tout
Fleur de chez nous.