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dimanche 13 avril 2025

"Alright" de Kendrick Lamar : un manifeste contre les violences policières.

George W. Bush, sous couvert de lutte contre le terrorisme, neutralise avec son Patriot act les libertés publiques et anéantit les espaces de contestation politique. La police dispose alors d'un pouvoir de répression presque sans limites. Dans ces conditions, l'élection de Barack Obama en 2008 suscite un grand espoir. Les attentes sont vite déçues, le nouveau président ne faisant à peu près rien pour mettre un terme à l'impunité policière. Ainsi, les violences d'Etat frappant les Africains américains se poursuivent. Rien qu'en 2014, la police tue 928 personnes (4 au Royaume-Uni sur la même période!), majoritairement noires. Toutefois, pour empêcher l'invisibilisation de ces crimes, un vaste mouvement se lève alors. 

Image tirée du clip du morceau Alright de Kendrick Lamar. 

Black Lives Matter (BLM) apparaît en juillet 2013, au lendemain de l'acquittement de George Zimmermam, agent de sécurité blanc responsable de la mort de Trayvon Martin, adolescent africain-américain de 17 ans, originaire de Sandford en Floride. Dès le scandale judiciaire connu, l'activiste Alicia Garza poste le hashtag #BLM sur Facebook, avant de créer le collectif Black Lives Matter pour dénoncer les meurtres quotidiens d'Africains-américains. (1"La vie des Noirs compte"; le slogan met en exergue les violences policières racistes. Les femmes noires, victimes d'un empilement de  discriminations, se trouvent à la pointe du combat. 

En juillet 2015, sur le campus de l'université de Cleveland, plusieurs centaines d'activistes africains-américains assistent à un colloque intitulé the movement for black lives. Lors d'une pause, les participants se mettent à chanter le refrain de la chanson Alright de Kendrick Lamar, un morceau produit et co-écrit par Pharrell Williams. Le 26 juillet, alors que le colloque touche à sa fin, dans un bus, un policier interpelle un adolescent de 14 ans, suspecté d'être en état d'ébriété. Il l'arrête, le fait descendre et le menotte. Les militants présents sur les lieux se rassemblent autour d'eux. La tension monte, d'autant que les policiers arrivés en renfort aspergent de gaz poivre la foule alentour. Finalement, le garçon, remis à sa mère, quitte les lieux dans une ambulance. Pour les participants, il s'agit d'une victoire. Spontanément, ils entonnent, de nouveau, le refrain d'Alright. Chanté sur un mode responsorial, le refrain "we gon'be alright. Say what", déclenche une joie immense et suscite une intense communion entre les manifestants galvanisés. Nous étions émus. Il était impossible de s'asseoir et de ne pas ressentir l'effet de cette chanson. Tout le monde chantait à l'unisson. C'était comme être à l’église", se souvient l'un d'entre eux. Ainsi, Alright s'impose comme le cri de ralliement des manifestations du mouvement BLM.  

Après NWA, KRS-One, de nombreux rappeurs et rappeuses actuels (YG, Killer Mike, Janelle Monae) s'emparent des questions des violences policières racistes. Dans leurs morceaux, ils évoquent les relations tendues et difficiles entre les Noirs et la police, les contrôles au faciès, les tabassages. Les courants musicaux (soul, folk notamment) utilisés dans le cadre de la lutte pour les droits civiques dans les décennies antérieures possédaient un fort arrière-plan religieux, une visée universaliste et portaient un discours de co-fraternité entre Blancs et Noirs, tandis que le rap privilégie davantage l'affirmation identitaire, le combat par et pour les Noirs, en utilisant sa propre grammaire et son schéma narratif.  

Le titre Alright tient de la protest song traditionnelle. Ses fonctions mobilisatrice et rhétorique permettent de réveiller les consciences, d'alerter la société sur les maux qui rongent l'Amérique (ici le racisme et les brutalités policières), en persuadant l'auditeur de passer à l'action. Pendant les sit in ou les marches, le chant renforce la cohésion et la détermination des militants. Une fois la manifestation passée, il continue de porter des valeurs susceptibles de déclencher un processus d'identification, donc de favoriser l'émergence d'une communauté, prête à poursuivre le combat.  Ainsi, en dénonçant les violences passées ou actuelles, en motivant, en donnant une identité sonore au mouvement, la chanson fédère. 

Le titre figure sur le troisième album de Kendrick LamarTo pimp a butterfly, sorti en 2015. Quelques mois avant l'enregistrement, la visite de la cellule de Nelson Mandela, en Afrique du Sud, convainc le rappeur de consacrer ses textes à la dénonciation du racisme, ainsi qu'aux différentes formes (aliénation des travailleurs, oppression des femmes...) que peut revêtir l'exploitation dans un système capitaliste et paternaliste. Sur ce concept album, le rappeur, né à Compton en banlieue de Los Angeles, narre le sordide quotidien des habitants d'une ville meurtrie par les violences de gangs rivaux (Bloods contre Crisps) et les inégalités sociales provoquées par des politiques économiques ultra-libérales. L'artiste associe le G-funk sauce Parliament à l'âpreté des mots des rappeurs West Coast, tels Tupac Shakur ou Ice Cube. Pour mettre en valeur les raps engagés et politiques de Lamar, ses producteurs (Terrace Martin, Pharrel Williams, Sounwave, Thundercat) élaborent un écrin musical associant les cuivres jazz, les rythmiques funk à l'exubérance de la soul et des spirituals, des genres traditionnellement associés à la communauté africaine-américaine (2) et aux protests songs caractéristiques du mouvement pour les droits civiques. 

Le morceau s'impose rapidement comme  l'hymne des révoltes et de la cause noire américainedénonçant le racisme systémique, notamment les violences policières subies par les Africains-Américains aux Etats-UnisEn ce début de la décennie 2010, la liste des meurtres ne cesse de s'allonger. Prenons deux exemples parmi d'autres, mais dont le point commun est qu'ils ont lieu alors que Lamar enregistre son disqueLe 17 juillet 2014, cinq policiers de New York utilisent la technique de l'étranglement arrière, pourtant interdite, sur Eric Garner, 44 ans. Plaqué au sol, maintenu à terre, il crie à plusieurs reprises : "Je ne peux pas respirer". L'homme meurt par asphyxie. Pour le légiste chargé de déterminer la cause du décès, il s'agit d'un homicide. Le 9 août 2014, à Ferguson, Missouri, le policier Darren Wilson abat Michael Brown, âgé de 18 ans. (3) Ce meurtre donne un écho planétaire au mouvement BLM. 

                       "Toute ma vie, j'ai dû me battre, négro"

La chanson s'ouvre par une citation de La couleur pourpre, le roman d'Alice Walker. Car, oui, la vie tient du combat quand tu as la peau noire aux Etats-Unis. 

L'utilisation du terme nigga témoigne de la volonté du rappeur de s'adresser ici en priorité aux Africains-Américains. L'objectif est de lancer un appel à l'union afin de mieux surmonter les difficultés et renverser les citadelles racistes. 

"Des moments difficiles genre "Yah!" 

Des bad trips genre "Yah!" 

Nazareth 

Je suis foutu,

Mon pote, t'es foutu

Mais si Dieu nous protège / 

Alors tout ira bien! "

Face aux coups durs et à l'adversité, la foi permet au rappeur de tenir le coup. Très croyant, il place ses espoirs en Dieu. 

Negro, tout ira bien (2X), / 

Tout ira bien

Tu m'entends? Tu le sens? / 

Tout ira bien

En écho à ce qui précède, et en première analyse, le refrain, chanté par Pharrell Williams, paraît délivrer un message d'espoir. Une deuxième écoute entretient néanmoins la possibilité de l'ambivalence phonologique. En effet, l'intonation montante adoptée dans la phrase clef du refrain - "we are gon'be alright" - interroge, dans la mesure où on l'utilise souvent pour signifier une interrogation ou un doute. Si tel est le cas, alors, le refrain ne traduit pas une marque de confiance et d'espoir, mais plutôt un questionnement, une ironie. Ainsi, la répétition de la phrase semble davantage tenir de la méthode Coué, fonctionnant comme un mantra destiné à convaincre l'auditeur que la situation va aller en s'améliorant, un peu comme une formule performative ou une prophétie autoréalisatrice. 

"Uh, et quand je me réveille / 

Je vois bien que tu me regardes comme si j'étais un chèque

Le premier couplet s'ouvre sur une dénonciation de l'exploitation des musiciens africains-américains par un capitalisme américain vautour. Les majors du disque  s'engraissent sur le dos d'artistes envisagés comme des poules aux œufs d'or, dont on coupe la tête lorsqu'elles/ils ne sont plus bankables.

 Mais les homicides te regardent de haut. /

 Est-ce qu'un Mac-11 pourrait encore résonner si on enlevait la basse?

Ici, Lamar se réfère aux innombrables meurtres de jeunes noirs, tués par une police raciste, qui a longtemps pu agir en toute impunité. Cette situation explique que les Africains-Américains craignent pour leurs vies, ou celles de leurs proches, lorsqu'ils se trouvent dans l'espace public. Seule la présence de témoins ou d'enregistrements via une caméra ou un portable permet d'empêcher la bavure ou d'engager des poursuites judiciaires. 

Le Mac-11 est une arme militaire équipé d'un silencieux. En utilisant cette image, le rappeur dénonce le fait que les violences policières soient dissimulées, comme est étouffé le son de l'arme. Ainsi, elles continuent à être largement ignorées, ou relativisées, par le grand public, quand elles ne sont pas simplement niées ou justifiées par les franges les plus conservatrices du pays. 

"Etrange ! Et laisse moi te parler de ma vie, /

 seuls les antalgiques me font rentrer dans la quatrième dimension /

 Où il y a des belles chattes, / 

Et où Benjamin [Franklin, sur les billets de 100$]

 les met en lumière (...)

Les gars, les meufs,

J'crois que j'deviens fous

Je me noie dans mes vices tous les jours (...)

Pour Lamar, "the Personnal is political". En effet, Alright  va au delà d'une protest song classique. L'originalité du morceau réside dans le fait que son auteur mêle sa critique générale du modèle américain à sa propre histoire, ses fêlures intimes. Ainsi, le titre possède une forte dimension introspective, le rappeur se confrontant à ses démons, sa dépendance aux substances psychotropes, aux femmes, à l'argent, envisagés comme autant d'échappatoires temporaires. Il lie ces difficultés personnelles, habituellement inavouables, au racisme systémique et aux pratiques discriminatoires à l'œuvre aux Etats-Unis. 

Dans le pré-refrain, Lamar rappe : 

On nous a déjà fait du mal, Négro / 

Quand notre fierté était au plus bas, /

 On regardait le monde en se demandant : / 

« Où allons-nous? »

Il passe d'un coup du "je" au "nous", afin d'impliquer l'auditoire afro-descendant. L'auteur se réfère ici au passé, notamment la déportation des esclaves dans le cadre de la traite transatlantique. Pour lui, la conscientisation repose largement sur la connaissance de l'histoire et des racines 

" Et les po-po, on les déteste / 

Ils veulent nous abattre dans la rue, négro

Je suis devant la porte du prêtre /

Mes jambes en coton, 

Mon arme pourrait tirer,

Mais tout ira bien pour nous.

Ce couplet introduit une ambivalence textuelle. On retrouve ici la dualité centrale de la lutte pour les droits civiques. Comment le narrateur compte-t-il utiliser son arme? Veut-il viser les policiers, le pasteur ? Va-t-il utiliser la violence, tirer, comme le suggère Malcom X ? Va-t-il, au contraire, privilégier la non-violence d'un Martin Luther King, en posant l'arme? A moins que, miné par les violences policières, les meurtres, tourmenté par des pensées suicidaires, il ne mette fin à ses jours. (4) Agenouillé, il peut aussi simplement s'en remettre à Dieu. 

"Qu'est-ce que tu veux? / 

Une maison ou une voiture? / 

40 acres et une mule ? / 

Un piano ou une guitare? /

 Tout, car mon nom est Lucy,

 Je suis ta pote ! /

 Mon salaud, / 

tu pourrais vivre dans un centre commercial!

L'introduction du deuxième couplet propose une critique du consumérisme effréné et du matérialisme, deux éléments constitutifs de l'american way of life. Le rappeur dénonce ces chimères, comme autant de vaines promesses, à l'instar des "40 acres et une mule" promis aux esclaves affranchis au lendemain de l'abolition, en 1865. L'abondance de biens matériels contribue à se détourner des réalités sociales, des justes causes, au risque de perdre son âme. Le narrateur évoque Lucy, une tentatrice, sorte d'incarnation terrestre de Lucifer, qui se lie au narrateur pour mieux le berner.

"Je me souviens quand tu étais en lutte avec toi-même /

et que tu abusais de ton influence, / 

parfois je faisais pareil. /

J'abusais de mon pouvoir, plein d'animosité /

animosité qui s'est transformée en grosse dépression. /

Je me suis retrouvé à crier dans une chambre d'hôtel, /

je ne voulais pas m'autodétruire. /

Les maux de Lucifer étaient tout autour de moi, /

donc je suis parti en courant afin de trouver des réponses"

Lamar revient aussi sur la dépression qu'il a connu, une dépression aux origines politiques. Il fait état de sa lutte contre l'autodestruction et la volonté d'en finir. 

Réalisé à Oakland, Californie, le clip du morceau est tourné en noir et blanc, afin d'accentuer le contraste entre les Noirs et les Blancs. L'atmosphère générale apparaît très sombre. De nouveau, l'ambivalence, visuelle cette fois-ci, prévaut. Ainsi, dans le prologue de la vidéo, quatre policiers blancs portent sur leurs épaules une voiture, dans laquelle sont installés Lamar et ses amis. S'agit-il d'un retournement de la situation de domination coloniale, qui voyait les colons juchés sur des sièges soulevés par les colonisés? Ou s'agit-il plutôt d'une procession funéraire, non avec des policiers, mais des porteurs de cercueils, Blancs, s'apprêtant à mettre en terre des individus, Noirs, après une exécution?

Pour s'extirper de la ville ségréguée, l'artiste lévite, puis s'envole, ce qui peut aussi être vu comme une élévation sociale et spirituelle. Depuis le ciel, Kendrick Lamar, semble observer les siens, traqués et abattus par la police.    

A la toute fin du clip, un vieux policier blanc mime avec ses doigts un tir au pistolet en direction de Kendrick Lamar, juché sur un lampadaire. Or, contre toute attente, une détonation sèche interrompt la musique, une balle imaginaire atteint le rappeur, qui tombe. L'absence de revolver permet de démontrer que les armes ne constituent qu'un moyen pour les meurtriers. Certes, les balles permettent de tuer, mais ce sont avant tout la haine et le racisme qui incitent les individus à appuyer sur la gâchette. Atteint par la douille imaginaire, Lamar chute du lampadaire. En écho à la crucifixion, il tombe, les bras écartés, comme Jésus de Nazareth avant lui. De la sorte, le rappeur se présente en figure sacrificielle, portant sur ses épaules la souffrance des siens. Cette mort virtuelle tient du retour sur terre, à la dure réalité. La vie des Noirs compte, mais reste encore trop souvent menacée par la brutalité d'une société raciste, dont la violence finit par rattraper tout le monde.

Conclusion

En 2015, lors de la cérémonie des Bet awards, Kendrick Lamar interprète son titre depuis le toit d'une voiture de police, devant un drapeau américain en lambeau. Lors des grammy awards de 2016, il se produit menotté, enchaîné, entouré d'un groupe de choristes, devant une carte de l'Afrique sur laquelle s'affiche le mot Compton. Il clôt sa prestation en faisant une dédicace à Trayvon Martin : "On February 26th I lost my life too. Set us back another 400 years. This modern day slavery."

Le 25 mai 2020, l'assassinat de George Floyd, assassiné par un policier de Minneapolis, suscite un gigantesque élan populaire. Le pays s'embrase. Dans les manifestations, on scande toujours Black lives matter, mais aussi I can't breathe ("je narrive pas à respirer"), la phrase répétée par Floyd lors de son interminable agonie. On y chante encore et toujours Alright.

Le nombre de victimes africaines-américaines de la police n'a pas vraiment baissé depuis l'apparition de BLM. L'impunité reste très importante. Seuls 2% des cas de violences policières conduisent à des poursuites judiciaires. "(...) J'étais une Noire  dans un pays où l'on pouvait se faire tuer pour cette seule raison", écrivait Nina Simone dans son autobiographie à propos des années 1960. On ne peut que remarquer que ce constat reste malheureusement toujours d'actualité.

Notes:

1. Le collectif est fondé par Alicia Garza, l'autrice Opal Tometi et la militante Patrisse Cullors.

2. Le prénom Kendrick lui est donné en l'honneur du chanteur Eddie Kendricks, voix emblématique des Temptations, dont sa mère était une grande admiratrice. 

3. En 2015, 104 Africain(e)s-Américain(e)s non armé(e)s ont été tué(e)s par la police, donnant lieu à 13 poursuites judicaires seulement. 

4. De fait, les jeunes africains-américains se suicident dans des proportions sensiblement plus importantes que les jeunes blancs.

Sources : 

A. Axel Nodinot : "Il était une fois. Icône rap d'une génération opprimée", pp 76-81, L'Humanité, jeudi 27 mars 2025.

B. Claude Chastagner. EMMA. (2022, 4 février). Claude Chastagner, "Black Lives Matter, un nouveau terrain pour la protest song ?" , in Black Lives Matter : formes politiques et artistiques de l’antiracisme aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. [Vidéo]. Canal-U.

C. "Black lives matter. Un symbole, une cause", Arte

D. Emmanuel Parent : "Black sounds matter. Le hip-hop dans l'oeuvre de Ta-Neshi Coates", La Vie des idées, 9 juin 2020.

E. Mapping Police Violence. Un décompte des décès causés par la police en s'appuyant sur des données en accès libre, en particulier les informations diffusées dans les médias. 

F. Christophe Ylla-Somers : "Le son de la révolte. Une histoire politique de la musique noire américaine"; Le mot et le reste, 2024. 

mardi 5 novembre 2024

Traces musicales de la Seconde Guerre mondiale

La seconde guerre mondiale est une guerre totale, au cours de laquelle la musique et ses acteurs sont mis à contributions. Dans cette guerre d'anéantissement, la violence atteint des sommets, en particulier lors du génocide des Juifs d'Europe, perpétré par les nazis. Or, là encore, la musique est présente.  

[Ce billet en version podcast avec les extraits de chansons est disponible en cliquant sur le lecteur ci-dessous]

Les visées expansionnistes des nazis et du Japon impérial, la violation systématique des traités de paix, les provocations à répétition de Hitler précipitent le monde dans un second conflit mondial, une guerre idéologique. Les puissances de l'Axe, l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et le Japon, sont des dictatures fondées sur le racisme. Côté alliés, le Royaume-Uni, puis les États-Unis à partir de 1941, combattent au nom de la démocratie, quant à l’URSS, elle lutte au nom du communisme. De septembre 1939 à novembre 1942, les victoires de l'Axe s'enchaînent. Le IIIème Reich contrôle alors presque toute l'Europe continentale, tandis que le Japon triomphe dans le Pacifique après son attaque surprise sur Pearl Harbor. Pour F.D. Roosevelt, le président américain, il s'agit d'un "jour d'infamie". Le traumatisme ressentit au sein de la population américaine alimente un fort sentiment de rejet des populations d'origine nippones présentes sur le territoire national. Le "Pearl Harbor blues" du Doctor Clayton témoigne de la xénophobie ambiante, qui conduira à l'enfermement des nippo-américains dans des camps de concentration. "Certains disent que les Japonais savent se battre / Mais n'importe quel imbécile devrait savoir / que même un serpent à sonnette ne mordra pas par derrière, / Il avertira avant de frapper".

U.S. National Archives and Records Administration, public domain.

A partir de 1942, l'expansion de l'Axe est arrêtée. Dans le Pacifique, les États-Unis tiennent bon lors de la bataille de Midway. Sur le front russe, l'armée allemande subit sa première grande défaite à Stalingrad en février 1943. Cette même année, le Golden Gate Quartet enregistre "Stalin was not Stalin". Les paroles rendent hommage au dirigeant soviétique, un allié de circonstance pour les Anglo-américains. Surtout, elles font de Hitler, une créature façonnée par le Diable. A propos de l'origine du führer, les paroles disent : "aussi fit-il deux valises / pleines de douleur et de misère / et il prit le train de minuit / qui descendait vers l'Allemagne, / puis il mélangea ses mensonges et mit le feu aux poudres / Ensuite le diable s'assit dessus / et c'est ainsi qu'Adolf est né."

Une guerre totale et mondiale.

L’ensemble des populations des pays en guerre est mobilisée, y compris les habitants des colonies. 87 millions de soldats s'affrontent sur les champs de bataille d’Europe, d’Afrique, d’Asie. Comme la grande guerre, il s'agit d'une guerre totale, impliquant l'ensemble des populations, ainsi que les activités économiques, technologiques, culturelles des pays en guerre. A l’arrière, dans les usines reconverties dans la fabrication d'armes, les femmes s'activent à la tâche. La figure de Rosie la Riveteuse symbolise l'implication des Américaines dans l'effort de guerre national, le fameux Victory Program censé produire toujours plus de matériel de guerre. En 1942, The Four vagabonds enregistrent "Rosie the riveter". Pendant que les soldats combattent au front, "toute la journée, qu'il pleuve ou fasse beau temps, / elle est présente sur la chaîne de montage."

J. Howard Miller's "We Can Do It!", also called "Rosie the Riveter" after the iconic figure of a strong female war production worker. Public domain.

Les scientifiques s'emploient à concevoir les armes toujours plus sophistiquées et létales destinées à anéantir l'adversaire, comme l'arme nucléaire.  

Pour financer la guerre et fabriquer des armes, il faut trouver des ressources. Les Alliés font des appels à l’emprunt. Les forces de l’Axe pillent les richesses des pays conquis et obligent les populations vaincues à participer à l’effort de guerre nazi ou japonais par la contrainte et le travail forcé.

Le conflit se caractérise par l'utilisation massive de la propagande via le cinéma, la radio, les journaux ou la musique. Celle-ci est mobilisée dans l'effort de guerre des belligérants. L'armée américaine crée ainsi son propre label : V Discs (V pour Victory). Le chef d'orchestre Sammy Kaye compose Remember Pearl Harbor.

Le swing débarque en 78 tours avec l'armée américaine. Les sonorités gaies et chaudes des cuivres du big band dirigé par Glen Miller résonnent alors que l'Europe est enfin libérée du joug nazi. A l'occasion de l'entrée en guerre de son pays, The Glen Miller Army Air Force Band enregistre l'instrumental American PatrolLe tromboniste ne profitera guère de son immense popularité. Le 15 décembre 1944, son avion s'abîme en mer.

La chanson est également mobilisée pour maintenir le moral des troupes et valoriser le modèle idéologique défendu. Au cours de la guerre, les harmonies des Andrew Sisters deviennent le symbole musical de l'Amérique libératrice. Les frangines entreprennent de grandes tournées et se produisent fréquemment en uniformes de l'armée. A l'été 1944, leur "Boogie Woogie Bugle Boy" s'impose comme la bande sonore de l'espoir retrouvé. "C'était un trompettiste célèbre des rues de Chicago / Il avait un style boogie que personne d'autre ne pouvait imiter / Ce gars était au sommet de son art /  Mais son numéro est sorti et il est parti sans attendre / Il est maintenant dans l'armée / il sonne le réveil".

Les Andrew Sisters et Bing Cosby en 1943. Public domain, via Wikimedia Commons

La propagande vise à valoriser son camp, mais aussi à dénigrer l'adversaire. Durant la guerre, les soldats britanniques changent les paroles de la célèbre Colonel Bogey March pour se moquer du führer. "Hitler n'a toujours eu qu'une couille / Göring en a des toutes petites / Pareil pour Himmler / Et ce cher Goebbels n'en a pas du tout". ("Hitler has only got one ball")

Le titre "Der Führer's face" composé en 1936 par Oliver Wallace est un gros succès. Sa notoriété convainc les studios Disney de l'insérer dans un court métrage d'animation sorti en pleine guerre.  Dans cette charge frontale contre le régime hitlérien, des officiers allemands défilent et chantent une ode au Führer. En réalité l'idéologie nazie  est tournée en dérision. La race "supérieure" devient la "race des super menteurs", tandis que les percussions de la fanfare résonnent comme des pets. 

"Lily Marleen" est une des chansons les plus populaires du conflit. A l'origine du morceau, un poème triste rédigé par un soldat allemand sur le point de se rendre sur le front russe, en 1915. Plutôt que de rentrer auprès de sa bien aimée, il est de corvée de sentinelle. Redécouvert à la veille de la seconde guerre mondiale, les vers sont adaptés en chanson. Le succès du morceau, initialement passé totalement inaperçu, est lancé en 1941 lorsque le directeur de la radio militaire allemande de Belgrade programme le disque. Les soldats de la Wehmacht s'identifient aux paroles, au point que la nostalgie qui s'en dégage fait redouter à Goebbels ses capacités à amollir les combattants. La puissance évocatrice de la chanson la fait adopter bientôt par les troupes de la Grande Alliance. C'est ainsi que Lily Marleen devient l'hymne de la SGM adapté et chanté dans de nombreuses langues par les belligérants et civils des deux camps.

Une guerre d'anéantissement.

Partout les combats sont acharnés, mais avec l'invasion de l'URSS par l'Allemagne nazie en 1941, l'affrontement atteint une violence inouïe comme en atteste la dureté des combats lors de la bataille de Stalingrad (1942-1943). Les prisonniers sont exécutés ou réduits en esclavage. Il ne s’agit plus de vaincre l’adversaire mais de l’anéantir.

En 1938, les paroles de "Katiouchka" évoquent l'amour entre une jeune fille et un soldat parti au front  etqui lui écrit. Elle fut interprétée par Lidia Rouslanova. Katiouchka est d'abord le diminutif du prénom Ekaterina avant de désigner le redoutable lance-roquette des Soviétiques, que les Allemands surnomment "orgue de Staline". 

Les civils sont également très durement touchés, victimes de massacres et de déplacements forcés. En URSS, la ville de Leningrad est assiégée par les nazis, ce qui provoque une famine dévastatrice. A la fin du mois de juillet 1941, Dimitri Chostakovtich entame sa 7è symphonie ("Leningrad") qu'il dédie “à notre combat contre le fascisme [...] et à ma ville Leningrad“. Le compositeur ne se risque bien sûr pas au front, mais obtient néanmoins l'autorisation d'intégrer le corps des pompiers de la ville. La 7ème symphonie est exécutée dans la ville assiégée le 9 août 1942. Jouer l'œuvre dans les conditions apocalyptiques du siège constitue une véritable gageure.

Habitants de Leningrad sur la perspective Nevsky pendant le siège, en 1942. RIA Novosti archive, image #324 / Boris Kudoyarov / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

Des villes sont bombardées comme les villes anglaises lors du Blitz en 1940, puis les villes allemandes en 1943-44. En août 1945, l’utilisation de la bombe atomique par les Américains détruit les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki. Les bombardements sur les villes nipponnes inspirent les musiciens américains. Karl et Harty, un duo country, qui enregistrent "When the atom bomb fell". "Oh, c'est monté si fort que ça a divisé les nuages / Les maisons ont disparu / Et une grande boule de lumière remplit les Japonais d'effroi / Ils ont dû penser que le jour de leur jugement avait sonné."

Le poème "Barbara" de Jacques Prévert, publié en 1946, a pour cadre la ville de Brest, ravagée par les bombardements massifs. La guerre sème la mort, fauche des innocents, annihile les amours naissantes. Mis en musique par Joseph Kosma, les vers seront interprétés par Yves Montand, Mouloudji ou les Frères Jacques. "Oh Barbara / Quelle connerie la guerre. / Qu'es-tu devenue maintenant? / Sous cette pluie de fer. / De feu d'acier de sang. / Et celui qui te serrait dans ses bras amoureusement / Est-il mort disparu ou bien encore vivant"?

Univers concentrationnaire nazi et génocide des Juifs d'Europe.

L'Europe sous le joug nazi se couvre d'un chapelet de camp de concentration dans lesquels sont enfermés les opposants.

La musique est présente, quotidienne, dans les camps de concentration. Dès 1933, les autorités des camps constituent des orchestres de détenus. Les airs joués ont alors avant tout un rôle disciplinaire, militaire. Sous la contrainte, les orchestres rythment les temps forts du camp : le départ et le retour du travail, l'appel des détenus ou encore les visites officielles. Même les exécutions ont parfois lieu en musique. A Mauthausen, lors de celle de Hans Bonarewitz, en juillet 1942,  l'orchestre joue "Komm zurück". "Reviens, tu es tout pour moi / j'attendrai ton retour avec impatience." Des paroles, d'un abject cynisme, quand on sait que le détenu, qui s'était échappé du camp, avait été pendu une fois rattrapé.

Bundesarchiv, Bild 192-249 / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 DE, via Wikimedia Commons

De la porte du camp jusqu'au lieu de travail, les détenus doivent chanter pour imprimer une synchronisation des pas et empêcher toute autre communication. Lorsqu'elle est diffusée par les haut-parleurs, la musique devient intrusive. Les détenus se voient contraints de l'écouter. A Auschwitz, l'orchestre des camps doit parfois jouer dans le cadre de soirées privées ou lors de la venue d'invités de marque du commandant du camp. Dans tous ces cas de figure, elle s'inscrit alors dans le processus d'annihilation à l'œuvre. 

Un second usage de la musique participe des stratégies de résistance artistique et spirituelle au système concentrationnaire. En ce cas, elle est plutôt jouée dans les espaces intérieurs du camp. Les activités musicales sont souvent autorisées. Encadrées, elles permettent, aux yeux des chefs de bloc ou de l'administration des camps, de limiter les risques de soulèvements, tout en assurant la distraction des SS. Dès l’été 1933, des détenus politiques du camp de Börgermoor, en Basse-Saxe, composent et interprètent lMoorsoldatenlied. Ce Chant des marais, sur une mélodie très fédératrice, rend compte de la triste réalité de la vie des camps, en particulier le travail forcé consistant à assécher les marais environnants. Les paroles de Johann Esser, mineur, et de l’acteur et metteur en scène Wolfgang Langhoff, sont mises en musique par Rudi Goguel. Le chant est interprété en public lors d'une représentation autorisée. Les SS, qui assistent au spectacle, s'identifient à leur tour aux paroles. Si bien que, à la faveur des transferts de prisonniers, le chant se répand au sein des autres camps nazisEn 1937, il fit l’objet d’une adaptation de Hanns Eisler et Bertolt Brecht pour le chanteur Ernst Busch. Il devient le modèle de tous les hymnes de camp avec un premier couplet mélancolique qui rappelle la dureté des conditions de vie, avant que ne se développe l'espoir d'une libération à venir.

La musique peut parfois être clandestine. Elle est alors chantée à voix basse ou simplement griffonnée sur un papier. Elle n'a pas nécessairement pour vocation d'être jouée sur le moment, mais plutôt d'être diffusée de la main à la main. Déportée à Ravensbrück, Germaine Tillon écrit, sur des airs connus, une opérette clandestine, intitulée "Verfügbar aux enfers". Elle rédige un texte extrêmement cynique, comme pour rire de l'horreur pour mieux s'en éloigner.  

Les nazis cherchent à éliminer les populations qu’ils considèrent comme inférieures : malades mentaux, tziganes et juifs. Après l’invasion de la Pologne en 1939, les nazis enferment ces derniers dans des ghettos. Privés de tout, les habitants meurent de faim ou de maladies en très grand nombre. A partir de 1941, dans le cadre de l’invasion de l’URSS, dans le sillage de la Wehrmacht, des commandos spéciaux sont chargés d’assassiner par fusillade les Juifs. Les Einsatzgruppen font plus d’un million de morts. Lors de la conférence de Wannsee, en janvier 1942, les nazis planifient l’extermination des populations juives, ce qu’ils appellent la « Solution finale » du problème juif. Ils construisent des centres de mise à mort (Treblinka, Chelmno, Auschwitz...), dans lesquels sont déportées et gazées des populations raflées de toute l’Europe.

Déporté à Sachsenhausen pour des écrits antifascistes, Aleksander Kulisiewicz, étudiant en droit polonais, compose des chansons de résistance. Doté d'une mémoire prodigieuse, il enregistre les morceaux que lui transmettent ses codétenus. C'est ainsi qu'il nous a transmis une "Berceuse du crématoire", composée par Aron Liebeskind, évadé de Treblinka, où périrent sa femme et son fils, avant d'être lui même assassiné à Auschwitz. "Crématoire porte noire / Qui à l'enfer mènera / On y traînera des corps noirs / Que la flamme brûlera / On y traîne mon garçon / Aux cheveux d'or fin / Avec en bouche tes mains / Comment ferai-je, mon fils?" 

La ville garnison de Terezin, à une heure de Prague, est transformée en 1941 en un camp-ghetto pour les Juifs. Le camp de transit prend le nom de Theresienstadt. Artistes et intellectuels y sont dirigés en priorité. Une intense vie culturelle s'y développe, d'abord clandestine, puis organisée sous l'égide de l'administration nazie, qui s'en sert comme outil de propagande, comme d'un leurre pour mieux dissimuler l'extermination à l'œuvre. A partir de 1942, les concerts sont quotidiens et publics. Des chœurs, des orchestres, des groupes se constituent à l'instar des Ghetto Swingers. Le 20 août 1944, une délégation du Comité international de la Croix rouge inspecte le camp et assiste à à l'opéra pour enfant Brundibar de Hans Krasa, compositeur incarcéré au camp. Un film de propagande immortalise l'événement. Dans les jours qui suivent le tournage, les membres du casting sont déportés à Auschwitz. 

Gideon Klein arrive à Theresienstdat en décembre 1941. Il a alors 21 ans. Pianiste virtuose formé au Conservatoire de Prague, il s'impose comme un des piliers de l'activité musicale du camp où il compose Fantaisie et fugue pour quatuor à cordesA partir de septembre 1944, la fin imminente du Reich suspend les activités culturelles de Theresienstdat, dont les derniers détenus sont déportés. Les compositeurs Viktor Ullman, Pavel Haas, Hans Krasa, Gideon Klein périssent à Auschwitz. 

Les artistes regroupés dans le camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas échappent un temps aux convois de la mort. Johnny and Jones, de célèbres musiciens de jazz néerlandais, participent aux activités musicales du camp. En août 1944, ils sont autorisés à enregistrer dans un studio d'Amsterdam 6 chansons composées dans le camps. Reconduits à Westerbork à l'issue de l'enregistrement, ils seront ensuite déportés dans plusieurs camps et mourront d'épuisement à Bergen-Belsen au printemps 1945. L'un de leurs morceaux se nommait "Westerbork Serenade". 

Anonymous Unknown author, Public domain, via Wikimedia Commons


Conclusion : Sur le front de l'est, l'Armée rouge (URSS) libère l'Europe orientale et centrale. Prise en tenaille, l'Allemagne nazie capitule le 8 mai 1945. Dans le Pacifique, les Japonais résistent avec acharnement et la reconquête américaine est lente. Finalement, les bombardements atomiques des villes japonaises d'Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, précipitent la capitulation du Japon le 2 septembre 1945. C'est la fin d'une guerre qui a aura fait entre 50 et 60 millions de morts, majoritairement civils.  
La musique est donc omniprésente tout au long du second conflit mondial. Au delà des chansons d'actualités dépeignant les épisodes les plus marquants de la guerre, la musique est mobilisée par la propagande des Etats dans le cadre de la guerre totale. Dans le monde concentrationnaire nazie, elle est même parfois utilisée pour terroriser ou humilier. 

Sources :

A. Suzana Kubik : "Terezín, la musique face à la mort"

B. "Terezin 1942-1944", 5 épisodes de l'émission Musicopolis sur France Musique

C. «Conférence inaugurale de l'exposition "la musique dans les camps nazis"...», avec Elise Petit, commissaire de l'exposition, maîtresse de conférence en musicologie et Michaela Dostálová , responsable des collections au Musée Mémorial de Terezin.  

D. Le site consacré à l'exposition du Mémorial de la Shoah : "La Musique dans les camps nazis" (avec un pdf très bien fait). 

lundi 29 avril 2024

Chanter les droits civiques

Des années 1930 à l'aube des années 1970, le mouvement des droits civiques aux États-Unis, c'est-à-dire la lutte menée par les Africains-Américains pour obtenir l'égalité des droits dans la loi et dans les faits, a été mené en musique.    

Comment les musiciens ont-ils accompagné et participé activement au mouvement des droits civiques ? Comment leur musique a-t-elle été influencée, tant dans la forme que dans le fond, par les combats menés pour l'égalité ? 

Entre les années 1930 et 1954, les musiciens tentent de dénoncer le racisme brutal et assumé du Sud profond, mais aussi celui, plus insidieux, mais non moins réel, du Nord.

Puis, entre le milieu des années 1950 et le milieu de la décennie suivante, les militants des droits civiques mènent leurs actions en musique. Lors des manifestions, sit in, boycott, la musique est omniprésente. Les militants entonnent des freedom songs. Les artistes amis, qu'il s'agisse de jazzmen militants ou de la jeune scène folk new-yorkaise, jouent pour lever des fonds, composent pour mieux dénoncer, bref s'engagent. 

Enfin, alors que le mouvement paraît triompher avec l'adoption de lois mettant un terme à la ségrégation légale, la persistance du racisme n'échappe pas aux artistes afro-américains qui inventent alors un nouveau langage musical. En écho à l'émergence du Black power, la soul music et le free jazz entendent assumer fièrement une couleur de peau jusque-là vouée aux gémonies. 

I. 40 acres et une mule.

A l’issue de la Guerre de Sécession, en 1865 les esclaves sont libérés (13ème), reconnus citoyens par le 14 ème (en 1868). En 1870, le 15 ème amendement accorde le droit de vote aux ♂ et interdit à tout État de priver un citoyen du droit de vote sous prétexte de "race, couleur ou servitude antérieure". Dans les faits, les anciens esclaves connaissent des conditions d'existence très difficiles et beaucoup d'affranchis retombent sous la coupe de leurs anciens maîtres. Réduits à la condition de salariés agricoles ou de métayers (sharecropper), avec des salaires de misère, ils sombrent rapidement dans la spirale de l’endettement, une nouvelle forme de servage. (1) Pour illustrer, le phénomène, citons le morceau "Forty acres and a mule" (40 acres et une mule), une composition d'Oscar Brown Jr de 1965. Auteur, compositeur, l'activiste ironise sur les promesses non tenues et la manière dont les Africains-Américains furent sacrifiés sur l'autel de la réconciliation entre le Nord et le Sud. Il chante : "si je ne me suis pas trompé / j'ai lu, pendant le peu de temps passé à l'école / que, tous les esclaves affranchis / étaient censés recevoir en dédommagement : 40 acres et une mule". Leurs descendants attendent encore !

  La société blanche sudiste a certes perdu la guerre civile, mais elle n'entend pas remettre en causes ses fondements racistes. Divers subterfuges permettent aux autorités locales et aux états du Sud d'entraver l'inscription des Noirs sur les listes électorales. Des organisations suprémacistes blanches telles que le Ku Klux Klan usent de violences pour maintenir le "Noir à sa place". Les exécutions sommaires se multiplient dans le dernier tiers du XIX° et le début du XX° siècle. Au total, jusqu'aux années 1960, on dénombre environ 5 000 lynchages dont les victimes sont à 80% noires. Ces lynchages punissent des infractions supposées, le plus souvent des accusations de viol ou de manque de respect à l'égard d'une femme blanche. Mais, un simple regard, une parole peuvent coûter très chers. Évidemment l'accusé ne dispose d'aucun moyen de défense et termine donc généralement au bout d'une corde. 


En 1937, Abel Meeropol, jeune professeur blanc, juif et communiste, tombe par hasard sur le cliché d'un lynchage (de Thomas Shipp et Abram Smith). Horrifié, il prend sa plume et compose le poème Bitter fruit (fruit amer) qui dépeint avec subtilité un lynchage. Meeropol compose ensuite une musique pour faire de son poème une chanson: Strange fruit. Le morceau est proposé à Billie Holiday, qui se produit en 1939 sur la scène du Cafe Society, un des rares établissements totalement déségrégué du Greenwich Village. La voix déchirante de la chanteuse confère à la chanson une dimension dramatique inédite. Incommodante, éprouvante et particulièrement dure, elle suscite un sentiment de malaise. Meeropol file la métaphore du fruit jusqu'à la putréfaction finale. Il fait de l'auditeur un observateur curieux. Dans un cadre bucolique, en apparence paisible, ce dernier est attiré par des formes étranges, puis très vite confronté à une scène effroyable. Planté au pied de l'arbre, il ne peut désormais plus détacher ses yeux (et surtout ses oreilles) des corps meurtris. La musique, lancinante, accompagne à la perfection les paroles sinistres. "Scène champêtre du Brave Sud, / Yeux exorbités et bouche tordue. / Senteur de magnolia, propre et fraîche, / Puis la puanteur de la chair brûlée."

 Les musiciens noirs ne restent bien sûr pas indifférents à l'implacable ségrégation subie par tous. On présente souvent le blues comme une musique de soumission. S'il est vrai, que la plupart des blues content les misères qui affectent le chanteur ou un individu en particulier, sans autres formes des revendications, cependant certains thèmes ouvertement politiques sont parfois évoqués frontalement. En 1952, Big Bill Broonzy enregistre Black brown and white et il n'y va pas par quatre chemins. Dans le refrain, il dénonce l’aggravation des discriminations en fonction de la quantité de mélanine des individus. Il chante : « Si tu es blanc, ça va/ si tu es beige, passe encore/ mais si tu es noir, dégage ! ». Dans le dernier couplet, l’auteur se demande : « quand en finira-t-on avec Jim Crow ? ». Les lois Jim Crow sont mises en place en 1896, au lendemain de l'arrêt Plessy contre Ferguson. L'appellation Jim Crow est une référence à un personnage noir ridiculisé dans une chanson de 1828. En vertu du principe du "séparé mais égal", la Cour suprême entérine et justifie la ségrégation en marche au Sud. L'accès des citoyens noirs aux espaces publics (toilettes, fontaines, écoles) et privés (restaurants, hôtels, cafés) est restreint ou interdit. En légalisant la ségrégation raciale dans le Sud, les lois Jim Crow établissent un ordre raciste fondé sur la constante soumission du Noir au Blanc.

Josh White, subtil guitariste de blues initié par un musicien aveugle qui diffuse la bonne parole dans le sud-est des Etats-Unis, dépeint dans ses compositions les réalités du racisme systémique du Sud profond. Il sera une des principales sources d'inspiration du courant folk progressiste new-yorkais des années 1950. En 1941, il enregistre An album of Southern exposure, une charge antiségrégationniste d'une audace folle, qui lui vaut l'admiration d'Eleanor Roosevelt et une haine tenace dans le Sud. A Greenville, Mississippi, le KKK organise pour la presse locale le procès par contumace de l'artiste, dont l'effigie est brûlée. Ecoutons le couplet final d'"Uncle Sam says", dans lequel White chante "Si vous me le demandez, je pense que la démocratie est bonne / Je veux dire la démocratie sans ligne de couleur / Oncle Sam dit, "nous vivrons à l'américaine" / réunissons nous et tuons Jim Crow aujourd'hui".  


Dans ces conditions, la misère persistante et les violences racistes convainquent des milliers d'Afro-américains de quitter les campagnes pour les villes du sud en cours d'industrialisation ou les grandes métropoles industrielles du Nord (Detroit, Chicago notamment). Dans son "Cadillac assembly line" (1976), Albert King - colossal guitariste du label STAX - dépeint les motivations d'un migrant, quittant le Sud pour Detroit : "je vais à Detroit, Michigan, chérie, tu dois rester ici / Je vais me trouver un boulot sur la chaîne de montage de Cadillac / J'en ai marre de chanter en regardant la route du Mississippi / j'en ai marre de chanter en ramassant ce putain de coton / Je vais sauter dans un bus en partance vers le nord / Je n'aurai plus à dire "oui monsieur". Or, là encore, les bas salaires imposés et l'exclusion des syndicats, font des Noirs une main d’œuvre corvéable et soumise, parquée dans de vastes quartiers noirs ségrégués. 

Face à cette situation épouvantable, les Noirs américains ne disposent alors que de très peu d'organismes de défense. Au sortir de la SGM, le principal reste la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). Créée en 1910, l'organisation, très influencée par W.E. Du Bois, milite pour une éducation égale et une application loyale de la constitution. Elle s'est employée à renverser les lois Jim Crow grâce à des actions en justice. Elle fut donc menée par des avocats et des personnalités publiques. En 1954, la NAACP remporte une très grande victoire par l'arrêt Brown vs. Topeka Board of Education. La Cour suprême déclare la ségrégation scolaire anticonstitutionnelle. Les choses sont en train de changer.

 II. Seulement un pion dans leur jeu. 

Les militants des droits civiques adoptent une nouvelle stratégie reposant sur l'action directe (sit-ins, freedom rides, boycott, sleep-ins) permettant à n'importe qui d'y participer. Ces actions se fondent sur les valeurs de la désobéissance civile non-violente, pacifiste et ont un caractère multiracial. Les premiers combats portent sur la déségrégation scolaire et dans les transports. Le 1er décembre 1955, à Montgomery (Alabama), Rosa Parks, ouvrière et militante chevronnée de la NAACP, est arrêtée parce qu’elle refuse de laisser sa place à un Blanc dans un bus. Les militants s'organisent au sein du Montgomery Improvement Association afin de boycotter les transports publics. Ils choisissent pour porte-parole Martin Luther King, pasteur de l'église baptiste de l'avenue Dexter. L'homme est jeune, cultivé, charismatique.  

Or, dès les prémisses de la lutte, la musique est omniprésente. Face aux mauvais traitements et aux coups, les chants entonnés à l'unisson donnent du courage, soudent et galvanisent les militants. Un vaste répertoire de "Freedom songs" est mobilisé: "We shall not be moved" (nous ne bougerons pas), "On way to freedom land" (en route pour la liberté), "We shall overcome" (nous vaincrons), "Keep your eyes on the prize", « Ain’t gonna let nobody turn me around » (ici par les Freedom Singers)... La plupart de ces chants de la liberté adaptent les mélodies des spirituals et gospels dont on se souvient de l'importance pour les esclaves, qui y puisèrent les références bibliques permettant d'identifier leur sort à celui des Hébreux captifs du Pharaon et libéré par Moïse. Il suffit de changer les paroles de ces chants connus de tous pour les adapter à la situation vécue. 

La bataille de Montgomery inspire plusieurs morceaux qui sont autant de chroniques du mouvement en cours. En 1956, avec "The Alabama bus", Brother Wil Hairston, ouvrier et prêcheur musicien, raconte à la manière d'un negro spiritual le boycott des bus de Montgomery et insiste aussi sur le rôle joué par MLK, la nouvelle figure de proue du mouvement "Je veux vous parler du révérend Martin Luther King / (...) Mon Dieu, il avait une force immense / Et il m'a rappelé Moïse en Israël. / Il a dit:«Un homme n'est rien d'autre qu'un homme.» Il a dit: «Regardez ici, Alabama. Vous ne voyez pas? Il a dit: «Tout mon peuple va me suivre» (...) «Tout mon peuple va se rendre au travail à pieds».

En 1963, Charles Neblett des Freedom Singers écrit "If you miss me from the back of the bus". Son groupe, les Freedom Singers a été fondé en 1962 par quatre militants du Student Non Violent Coordinating Comittee (SNCC). Présents lors des grands rassemblements du mouvement pour les droits civiques, ils chantent en chœur afin de galvaniser les manifestants et pour collecter des fonds en faveur de la cause. Le morceau "If you miss me from the back of the bus" célèbre la déségrégation dans les transports en commun et l'émancipation en cours. Ecoutons la version qu'en donne Harry Belafonte : «Si tu ne me trouves pas à l’arrière du bus/et que tu ne me trouves nulle part / viens donc à l’avant du bus / c’est bien là que je serai / viens donc à l’avant du bus / c’est là que je voyagerai » « Si tu ne me trouves pas dans les champs de coton/ si tu me trouves nulle part/ viens donc au bureau de vote/ j’y serai en train de voter. »  

 Le boycott ne prend fin qu'en décembre 1956, mais se solde par une grande victoire. La Cour suprême approuve la déségrégation dans les bus. Pour autant, la lutte contre les discriminations n'a rien d'une course linéaire vers le progrès, tant le racisme reste ancré dans le Vieux Sud. 


>Ainsi, en août 1955, quelques mois avant le boycott de Montgomery, le jeune Emmett Till est victime d'un lynchage près de Money, Mississippi. Ces meurtriers, jugés devant un jury complaisant sont acquittés. En 1962, Bob Dylan, qui est né la même année que Till, a 21 ans, décide de consacrer une chanson à l'assassinat du garçon.  Arrivé depuis peu au Greenwich Village, Dylan vient d'y rencontrer Suze Rotolo, secrétaire au CORE (Congress of Racial Equality: une organisation de lutte pour les droits civiques). Elle raconte tous les soirs à son amant des histoires sur la lutte pour les droits civiques, contribuant ainsi au réveil de la conscience politique du chanteur. En janvier 1962, Dylan compose "The Death of Emmett Till", première chanson d'une série de protest songs. Les paroles retracent avec une précision journalistique le déroulé des événements. Le premier couplet commence ainsi : « C'était dans le Mississippi, il n'y a pas si longtemps / Qu'un jeune type de Chicago a passé une porte dans le Sud / J'ai toujours présente à l'esprit l'horrible fin tragique du garçon / Sa couleur de peau était noire, son nom était Emmett Till ». Puis il compose en 1963 « Only a pawn in their game »,"seulement un pion dans leur jeu". C'est un hommage à Medgar Evers, le responsable de la NAACP dans le Mississippi, qui vient d'être assassiné par un suprémaciste blanc. Pour le chanteur, son assassin n'est qu'un pion utilisé par un système raciste et ségrégationniste. Au delà du cas Dylan, il est intéressant de noter le rôle joué par les acteurs de la petite scène folk progressiste du Greenwich Village. On peut citer notamment Phil Ochs, Joan Baez, Odetta, Josh White... Tous profondément influencés par Woody Guthrie, ils dénoncent dans leurs compositions le racisme et la ségrégation. 


La scolarisation des Africains-Américains constitue l'autre enjeu crucial pour les militants des droits civiques comme pour leurs adversaires. Depuis l'arrêt Brown vs Board of Education, la séparation entre blancs et noirs est en elle-même inégalitaire. Il convient donc d'y mettre un terme. Cependant, la Cour ne fixe pas de date butoir dans l'application du processus. Si bien que, dans le Vieux Sud, les autorités locales freinent des quatre fers. En 1957, l'intégration de 9 élèves noirs dans un lycée de Little Rock (Arkansas) provoque un véritable tollé chez les parents d'élèves. Dans ce bastion ségrégué, ils savent pouvoir compter sur le soutien du gouverneur de l'Etat : Orval Faubus. Charles Mingus, célèbre contrebassiste de jazz, ne s'y trompe pas lorsqu'il prend violemment à parti le gouverneur de l'Arkansas dans une de ses œuvres majeures: le puissant "Fable of Faubus". L'idée de fustiger le gouverneur - parfaite incarnation du racisme - voit le jour sur scène lorsque le contrebassiste demande au reste des musiciens de citer quelqu'un de ridicule. Spontanément, ces derniers lancent le nom de Faubus. "- Cite-moi quelqu' un de ridicule?/ -Le Gouverneur Faubus/ - Pourquoi est-il malade et ridicule?/ - Il s' oppose à l' intégration scolaire [des noirs]/ - Alors, c'est un dingue/ A Bas les nazis, les fascistes, ceux qui se croient supérieurs/ A Bas le Ku Klux Klan/

Les lycéens noirs de Little Rock ne seront finalement scolarisés que grâce à l'intervention de l'Etat central qui impose la fédéralisation de la garde nationale de l'Arkansas. 

La résistance passive et les actions non violentes occupent une place centrale dans le combat pour les droits civiques comme le prouve par exemple, en 1960, les sit in organisés par de jeunes militants de Greensboro (Caroline du Nord) qui décident d'occuper les places au comptoir des cafétérias des magasins Woolworth qui refusent de servir les Noirs. Sur la pochette d'un album essentiel du batteur de jazz Max Roach intitulé "We insist. Freedom now suite" sorti en 1961, trois jeunes Afro américains regardent l'objectif du photographe alors qu'ils sont installés au comptoir d'un établissement dont le serveur est blanc. L'album en 5 tableaux évoquent l'esclavage et le racisme aux EU et en Afrique du Sud avec des morceaux aux titres évocateurs : "Driva'man", "Freedom day"... "Chuchote, écoute, murmure, écoute / Les murmures disent que nous sommes libres. / Les rumeurs volent, doivent mentir, / Est-ce vraiment possible ? Je ne peux pas le concevoir, je ne peux pas le croire / Mais c'est ce qu'ils disent.  / plus d'esclavage / c'est le jour de la liberté".  Au micro se trouve Abbey Lincoln, alors épouse de Roach. 


Les militants des droits civiques cherchent à porter le fer dans la plaie, organisant des mouvements de protestation dans les bastions du racisme américain, en particulier le Mississippi ou l'Alabama. La ville la plus peuplée de l'état, Birmingham, est une citadelle de la ségrégation. Les églises, les maisons des manifestants pour les droits civiques explosent la nuit, mais la police ne fait rien ou feint de ne jamais retrouver les poseurs de bombes qui agissent donc en toute impunité. Cette sinistre spécialité vaut à la ville le surnom de Bombingham. Le 3 avril 1963, l'organisation dirigée par MLK, la Southern Christian Leadership Conference, lance le projet C (pour "confrontation") afin de mettre à jour la violence de la police locale sous les ordres de "Bull" O'Connor. La répression brutale des marches fait réagir les artistes. Gil Turner, leader de la formation folk des New World Singers écrit la même année la chanson Carry it on, dans laquelle il revient sur la manière dont les manifestants sont agressés par des chiens dressés, tandis que les jets d'eau à très forte pression qui sortent des tuyaux des pompiers renversent les marcheurs. "Ils vont vous raconter leurs mensonges / Envoyer leurs chiens pour mordre nos corps / Ils vont nous conduire en prison / Continuons" (Judy Collins) 

Tout au long de ses combats, MLK sait pouvoir compter sur les musiciens et les chanteurs. Le soutien est artistique, mais aussi financier. Carmen McRae, Thelonious Monk, Quincy Jones, Joséphine Baker, Harry Belafonte, Tony Benett, Ray Charles organisent des concerts pour récolter des fonds. C'est particulièrement le cas de Mahalia Jackson, immense chanteuse de gospel, dont les recettes des concerts permettent de financer les déplacements de MLK. Le soutien est aussi moral. Ainsi dans les moments difficiles, King n'hésite pas à appeler Jackson au téléphone au milieu de la nuit, en l'implorant de chanter, pour lui remonter le moral. Lors de la marche sur Washington pour l'emploi et la liberté du 28 août 1963, alors que MLK s'avance au micro, Mahalia Jackson l'encourage :"Parle-leur de ton rêve, Martin !" Après 12 minutes de discours, King abandonne ses notes, pour se lancer dans un véritable prêche rythmé et intense, dont la scansion rappelle celle du meneur dans les chorales des églises noires. La journée est ponctuée de chants. Elle a d'ailleurs commencé par un concert au Lincoln Memorial, reflétant l'importance de la musique dans le mouvement des droits civiques. Au premier rang se trouvent les acteurs de la scène folk du Greenwich Village: Odetta ("I'm on my way and i won't turn back"), Joan Baez (O freedom), Josh White et Peter Paul and Mary reprennent Blowin' in the wind, Dylan (When the ship comes in, Only a pawn in their game, Eyes on the prize avec Len Chandler). Tous les interprètes se retrouvent pour conclure par l'hymne officieux du mouvement des droits civiques popularisé par Pete Seeger : We shall overcome. Après le grand discours de King, deux immenses chanteuses clôturent la manifestation : la cantatrice Marian Anderson et Mahalia Jackson qui reprend How i got over. Plus que jamais, la musique est le carburant de l'insurrection non-violente.   

Très vite cependant, la brutalité raciste reprend ses droits. Le 15 septembre 1963, quatre fillettes noires sont tuées dans l'explosion d'une bombe dans l'église baptiste de la 16ème rue de Birmingham. L'événement scandalise l'opinion publique et suscite de vives réactions dans le monde musical. Deux mois seulement après l'explosion, Coltrane enregistre Alabama en hommage aux fillettes assassinées, une pièce lente et envoûtante sur laquelle semble planer l'esprit des quatre fillettes. Le drame inspire également "Birmingham sunday" à Richard Farina, étoile montante et filante du folk. L'auteur confie la chanson à Joan Baez, sa belle-sœur. Le morceau, émouvant, est magnifiée par l'interprétation de l'artiste, dont la voix cristalline donne le frisson et tranche avec l'horreur du crime commis. "Ce dimanche à Birmingham un bruit fit trembler le sol ? / personne n'avait entendu un son si lâche. / Et les chœurs continuèrent à chanter la Liberté." Nina Simone est folle de colère à l’annonce du drame. Alors qu’elle cherche une arme, son mari la retient et lui lance : « La seule chose que tu aies, c’est la musique. » L’explosion et la mort des fillettes lui inspire un de ses titres les plus forts : « Mississippi Goddam ». Elle chante " Oh, ce pays est plein de mensonges / vous allez tous mourir et mourir comme des mouches/ Je ne vous fais plus confiance / Vous continuez à dire « allez-y doucement » / « Allez-y doucement »." On sent pointer dans ces derniers mots l'impatience d'une artiste qui marque ainsi la volonté d’en finir avec les atermoiements qui repoussent toujours au lendemain la fin véritable de la ségrégation et des violences racistes.  L'infléchissement du parcours artistique de la chanteuse est représentatif de celui de nombreux Afro-américains. Tout en reconnaissant l'abnégation dont il a fait preuve King, beaucoup de militants et donc de musiciens lui reprochent sa modération. 

III."Say it loud! I'm black and i'm proud!" 

La mobilisation des militants antiségrégationnistes semble aboutir sous la présidence Johnson. En 1964, le Civil rights act interdit les discriminations et la ségrégation raciale dans les lieux publics. L'année suivante, le Voting Rights Act interdit toute restriction au droit de vote. Problème, il y a loin de la coupe aux lèvres et, dans le Sud profond, l'application de la loi est repoussée aux calendes grecques. Aussi, pour lever les obstacles à l'inscription des Africains-Américains sur les listes électorales dans le Sud, trois marches pacifiques sont organisées entre Selma et Montgomery en mars 1965. Lors de la première, les manifestants subissent de terribles violences policières (au cours du tristement célèbre bloody sunday). De nouveau, MLK bat le rappel des musiciens acquis à sa cause. Lors de la troisième marche, on distingue parmi les manifestants Nina Simone, Ella Fitzgerald, Sammy Davis Jr, Harry Belafonte, Peter Paul and Mary, Odetta. Au terme de la marche, à Montgomery, Joan Baez, le Chad Mitchell trio, Peter Paul and Mary reprennent en chœur Blowin' in the wind. Si les chanteurs de folk, partisans de la déségrégation, sont encore nombreux à participer aux diverses actions pacifiques organisées dans le sud, Dylan, lui, a déserté le mouvement des droits civiques et cherche à se débarrasser de son image de chanteur engagé.

 Par les deux grandes lois de 1964 et 1965, les Africains-Américains se voient enfin reconnaître les droits dont ils étaient injustement privés, mais ils continuent de subir les inégalités sociales les plus criantes. Derniers embauchés, premiers à être licenciés, ils sont très nombreux à être parqués dans des taudis sordides. Mortalité infantile, chômage, misère accablent leurs habitants, confrontés par ailleurs aux brutalités policières, suscitant des explosions de violences. En 1965, une grave émeute éclate dans le quartier de Watts, au sud de LA. Martin Luther King se rend sur place. L'accueil est glacial. Certains jeunes du quartier reprochent au pasteur la lenteur des changements et récusent le recours aux méthodes non-violentes. Confrontés aux bavures, beaucoup veulent pouvoir riposter. 

King lance alors le Chicago freedom movement, s’installant avec toute sa famille dans le West Side de Chicago. Par cette campagne, il entend dénoncer les discriminations dont sont particulièrement victimes les AA en matière de logements et d'emplois. Le 10 juillet 1966, il prononce un discours devant 60 000 personnes dans le stade de Soldier Field. Aux côtés de King se trouvent Mahalia Jackson, Peter Paul and Mary et Stevie Wonder, alors âgé de 16 ans. Instrumentiste et compositeur surdoué, il consacre en 1973 la chanson "Living for the city" aux sordides conditions d'existence du ghetto. Le soulman narre l'histoire d'un enfant né dans le Mississippi à une « triste époque » et installé à l'âge adulte à NY. "Il a beaucoup de patience mais bientôt il n'en aura pas assez / Trouver un emploi est comme chercher une aiguille dans une botte de foin / Car où il vit on n'emploie pas les gens de couleur / En vie juste assez,  juste assez pour la ville". On notera que les paroles semblent répondre à celles du morceau d'Albert King diffusé plus tôt. De nombreux musiciens afro-américains se font alors les chroniqueurs du quotidien sordide du ghetto. Exemple avec le "Ghetto child" de Curtis Mayfield (1972). "Maison cassée / père parti / mère fatiguée / donc il est tout seul/ un peu triste / un peu fou / l'enfant du ghetto / je crois qu'il s'est fait avoir".  En 1969, Marlena Shaw co-écrit et interprète "Woman of the ghetto". Elle y soulève le décalage existant entre la législation et une discrimination dont les femmes noires, tout particulièrement les mères, sont les principales victimes.  

L'application des Civil et Voting Rights Act traîne en longueur, ce qui suscite de vives tensions. De plus en plus de voix s'élèvent contre, ou en tout cas discutent, la stratégie non-violente de Luther King. Des divergences portent sur le recours ou non à la violence, l'acceptation ou le rejet du capitalisme, la référence ou non à la religion. Et puis, au-delà, se pose la brûlante question de l'intégration des Noirs face à une société qui ne veut pas d'eux. Beaucoup prônent une séparation pure et simple à l'instar de Malcom X. Stockely Carmichael, le leader du Student Nonviolent Coordinating Committee, une organisation étudiante, récuse le pacifisme de King, lui préférant une stratégie de prise de pouvoir frontal. En 1966, dans un discours fameux, il lance :"nous avons réclamé la liberté six années durant, ce qu'il nous faut maintenant c'est le black power." L'expression fait mouche, épouvantant ceux qui y voit l'annonce d'un cataclysme racial.   

Le Black Power s'impose comme une mouvance politique prônant la prise en charge par les Africains américains de leurs propres affaires. Il s'agit désormais de rendre coup pour coup. Créé en 1966, le Black Panther Party pour l'autodéfense cherche à empêcher les violences policières racistes en menant des patrouilles de surveillance, à lutter contre la misère en développant des programmes sociaux à destination des habitants des quartiers noirs (distribution de petits déjeuners en 1969). Derrière le programme politique, l'empreinte la plus durable du black power reste avant tout culturelle, et notamment musicale. De nombreux chanteurs et musiciens reprennent à leur compte une partie du message... Désormais le vecteur musical privilégié de la lutte pour l'égalité devient la soul music. 

Là où le blues incitait plutôt à courber l’échine en dépeignant les difficultés du quotidien, la pauvreté des Noirs du sud des EU, en utilisant la métaphore ou l’ironie, la soul adopte très tôt un ton revendicatif, caractéristique des changements alors en cours. Pour Sebastian Danchin, "le terme reflète l'opiniâtreté d'une communauté qui a préservé son âme africaine au long de plusieurs siècles de servitude." Sur une musique héritière du jeune rythm and blues, la soul adapte les structures harmoniques du gospel à un répertoire profane.  

> Le genre porte un message d'espoir. Sam Cooke, un des précurseurs du genre (avec Ray Charles), est un grand admirateur du talent de songwriter de Dylan. En écho à son "Blowin in the wind", il compose en 1964 « A change is gonna come ». Le deuxième couplet décrit une situation inquiétante : "Je vais au cinéma et en ville / Quelqu'un continue à me dire / Ne traîne pas là", mais le refrain annonce un changement porteur d'espoir. "ça fait un long, long moment que j'attends / Mais je le sais, un changement va arriver / Oh oui, c'est vrai".  La chanson s’impose comme un morceau emblématique du mouvement des droits civiques. 

> Dans le sillage du black power, la soul revendique également la fierté d'être noir (black pride/blackness) comme en attestent de nombreux morceaux de l'époque. On peut citer To be young gifted and black, la très belle chanson écrite par Weldon Irvine pour Nina Simone, une sorte d'appel à ce l'on nomme de nos jours l'empowerment ou la capabilité. « Tu es jeune, doué, noir / c'est ce qu'on doit commencer à dire à nos jeunes. Il y a un monde qui t'attend. Ta quête ne fait que commencer. / Quand tu te sens mal ; il y a une vérité importante à connaître. Quand tu es jeune, doué et noir, ton âme est intacte. » 

La black pride, c'est aussi une réappropriation de l'héritage africain, une affirmation des cultures noires, qui se traduit esthétiquement par l'adoption de coupes afro, par le port des dashikis (tuniques amples de couleurs vives, originaires d’Afrique de l’Ouest), la mise en valeur des percussions, autant d'éléments très présents dans la soul music. Ce faisant, cette musique contribue à l'essor d'un sentiment d'appartenance à une communauté, à un mouvement que rien ne semble pouvoir arrêter. En 1971, les Chi-Lites enregistrent "Give more power to the people", dont le titre est un slogan popularisé par les Panthers. 

> Les femmes joue un rôle central dans la volonté d'affirmation. En 1967, Aretha Franklin reprend la chanson "Respect" d'Otis Redding, dont elle modifie quelques paroles. Son interprétation fervente parvient à transformer cette chanson machiste sur les obligations conjugales d'une épouse à l'égard de son mari en un hymne féministe jubilatoire. Une chanson tout à fait dans le sillage de l'afro féminisme défendu par Angela Davis à l'époque. Combattante acharnée pour la cause des Noirs ET des femmes, elle clame haut et fort que l'homme noir ne peut être libre que s’il autorise dans le même temps la femme noire à l'être aussi au sein de son foyer et dans la société. De manière plus générale, lorsqu'Aretha réclame davantage de considération en tant que femmes, tout le monde comprend qu'elle réclame également l'égalité des droits pour TOUS les Africains-Américains. 

L'étude rapide de deux maisons de disques emblématiques de la soul nous semble intéressante, car elle témoigne d'une modification des horizons d'attente des Afro-américains. A Detroit, la Motown est une compagnie de disque créée en 1959 et détenue par Berry Gordy, un entrepreneur noir qui mise sur le "crossover" afin de conquérir la clientèle la plus large possible, sans se soucier de la couleur de peau. Un peu à la manière d'un Booker T Washington au début du siècle, il considère que les Afro Américains seront acceptés par l'Amérique blanche en travaillant dur et en acceptant les règles du capitalisme. De fait, il transforme sa compagnie en une usine à tube, mettant au point une musique soul sophistiquée, très pop. Gordy, très prudent, tient à tenir à distance tout discours militant trop direct. Mais cette stratégie se heurte bientôt au puissant mouvement de lutte en faveur des droits civiques, ce qui le contraint à soutenir, au moins financièrement ce combat. En 1964, le label publie "Dancing in the street", un hymne à la danse chanté par Martha and the Vandellas. Au moment même où les violences policières subies par un jeune noir de Harlem suscitent de très vives révoltes dans les ghettos des grandes villes du nord. Or les manifestants s'emparent du morceau dont ils subvertissent le sens des paroles. Gordy, qui avait voulu faire de la Motown une tour d'ivoire, est rattrapé par les clameurs de la rue. Il doit également accepter d'enregistrer les chansons de plus en plus engagées des stars du label comme Stevie Wonder ou Marvin Gaye, puis les Temptations dont le "Message from a black man" (1969) diffuse un message limpide : "oui, ma peau est noire, mais ce n'est pas une raison pour me rabaisser. (...) J'ai des désirs et des besoins, tout comme toi, alors pousse-toi, j'arrive." Refrain :"Aussi fort que tu essaies, tu ne pourras pas m'arrêter.

STAX, l'autre grand label du genre opte pour une stratégie différente. Installé dans un Memphis cloisonné par la ségrégation raciale, la compagnie de disque occupe un cinéma désaffecté de la banlieue de la ville. Les patrons d'origine sont un frère et une sœur blancs (Estelle et Jim Stewart) venus de la musique country. Or, par un concours de circonstance, les productions du label s'orientent franchement vers la soul music. Les studios d'enregistrement deviennent un havre de paix où le talent et la personnalité l'emportent sur la couleur de peau. Quelques-unes des plus belles pages de la soul music y furent écrites par Otis Redding, Sam and Dave, Rufus Thomas ou les Staple Singers. Le plus fameux morceau de cette formation familiale réunissant Pops Staple et ses quatre enfants se nomme "Respect yourself", dont le message pourrait se résumer ainsi : pour solliciter le respect de l'Amérique blanche commence par te respecter toi-même. Musicalement, le groupe concilie les harmonies du gospel à la modernité de la soul. 

Derrière la plupart des chanteurs se trouvent deux formations mixtes comprenant des musiciens blancs et noirs : Booker T and the MG's et le Memphis Horn, illustration de la politique d'intégration raciale de Stax, et chose assez rare à l'époque dans le Sud. Loin de la sophistication des productions de la Tamla Motown, le son Stax produit une soul profondément marquée par les héritages du blues et du gospel. Or, le label est rattrapé par la grande histoire. Le 4 avril 1968, Martin Luther King se trouve à Memphis où il est venu apporter son soutien à la grève des éboueurs de la ville. Le pasteur est tué alors qu’il se détend sur le balcon du Lorraine Motel. La nouvelle de sa mort se répand comme une traînée de poudre et provoque une explosion de violences dans le quartier qui est justement celui de Stax. Des émeutiers, ivres de colères, descendent dans les rues de plus d'une centaine de villes pour s'y livrer au pillage.  Chez Stax, l’assassinat jette des éléments de suspicion au sein du label et terni les relations entre Blancs et Noirs. Le bel idéal intégrationniste ne résiste pas à la violence raciste ambiante.   

L'enterrement de King se déroule à Atlanta le 9 avril. L'épitaphe gravé sur son tombeau est tirée d'un des cantiques favoris du pasteur : "Enfin libre, enfin libre, merci Dieu tout-puissant, je suis enfin libre". (« Free at last »). Lors des funérailles, la fidèle Mahalia Jackson interprète "take my hand precious lord", le classique de Thomas A. Dorsey.

 L'assassinat de King plonge chanteurs et musiciens dans l'effroi, mais leur inspire également des hommages musicaux. Gene Taylor, le bassiste de Nina Simone compose trois jours seulement après le meurtre un titre poignant en l'honneur du pasteur : Why the king of love is dead? Les paroles se réfèrent au dernier discours prononcé par King à Memphis, la veille de sa mort, dans lequel il revient sur le chemin parcouru et le travail accompli par les militants des droits civiques, mais dans lequel il évoque également les dangers encourus. Nina Simone chante : ("Il avait vu le sommet de la montagne / et il savait qu'il ne pouvait pas s'arrêter / il vivait toujours avec la menace de la mort [...] / que va-t-il se passer maintenant que le roi de l'amour est mort ?" ) Autre exemple d’hommage musical avec Crying in the street de George Perkins et ses Silver cats, témoignage du désespoir ressenti par de très nombreux Afro-américains à l'annonce du décès de King. Le titre est un sublime exemple de deep soul sudiste, profonde et émouvante. "J'entends quelqu'un pleurer/ Pleurer dans les rues, / Pourquoi faut-il que / Quelqu'un pleure et gémisse ainsi ?" C'est peu dire que l'assassinat de King marque un véritable tournant. Pour beaucoup de militants, la stratégie intégrationniste basé sur la non-violence a fait long feu. 

Dans le sillage du Black Power, de nombreux musiciens aspirent à affirmer leur blackness, leur africanité. Des musiciens tels qu'Ornette Coleman, Cecil Taylor, Don Cherry, Archie Shepp, Sun Ra, Albert Ayler, l'Art Ensemble of Chicago jouent une musique abrasive aux sonorités extrêmes, tout en cherchant à libérer les formes musicales notamment de leurs influences européennes (d'où le nom de jazz free, dont les racines se trouve pour Archie Shepp en Afrique).  

Mentionnons encore les Last Poets. Ce groupe créé à Harlem en 1968 scande des poèmes rythmiques engagés. Leur style verbal déclamatoire virulent et agressif n'est pas sans évoquer celui des futurs rappeurs. Le titre provocateur "Niggers are scared about revolution" (Les nègres ont la trouille de la révolution) dénonce la passivité d'une partie de la population noire face à une société qui les opprime, tandis que "Wake up Niggers" sonne le tocsin. 

Même pour des artistes jusque-là peu engagés, il devient urgent de s'assumer, de montrer les muscles et d'exiger le respect. Dans son style inimitable qui tient plus du funk que de la soul, James Brown enregistre en 1969 un morceau totalement en phase avec le Black power : « Say it loud : I’m black and i’m proud ! » "On en a marre de se taper la tête contre les murs / de travailler pour d'autres / nous sommes certes comme les oiseaux et les abeilles / mais nous préférons mourir sur nos deux pieds que de continuer à vivre à genoux / Dites le haut et fort: je suis noir et fier de l'être". La même année, Sly Stone and the Family publient "Don't call me nigger, whitey" ("ne me traite pas de nègre, blanc-bec"). 

Au début des années 1970, Stax a bien changé. Jim Stewart, le patron fondateur du label s’est effacé au profit d’Al Bell, qui s'emploie à rapprocher la compagnie de disques des combats des Africains-Américains en tablant sur la Black pride. En 1972, sept ans après les émeutes qui avaient ravagé le Watts, Bell parvient à attirer 100 000 spectateurs au Los Angeles Coliseum et concrétise ses aspirations militantes. Sur scène, en ouverture du festival, le révérend Jesse Jackson fait répéter à la foule « I am somebody » : « je suis quelqu’un. Je suis peut-être pauvre, mais je suis quelqu'un. Je suis noir, beau, fier. On me doit le respect.» Puis, les Staple Singers chantent Respect Yourself, avant qu'Isaac Hayes apparaisse sur scène en "Moïse noir".  

C°: Nous avons pu mesurer le chemin parcouru tant sur le plan politique que musical. Chanteurs et musiciens ont participé physiquement, financièrement à la lutte pour les droits civiques, qui a également inspiré des morceaux mémorables. Les morceaux de blues ou de folk contestataires ont été remplacés ou complétés par des genres (free jazz, soul, funk) qui contribuèrent à développer une audace, une fierté, à donner une définition valorisante de la négritude. Les slogans accrocheurs ont couvert les références évangéliques. La succession des innovations musicales afro-américaines (du gospel au rap) épousent les inflexions politiques des militants. L’espoir d’une disparition progressive de la ségrégation raciale semble avoir fait place aux désillusions et à la radicalisation dans un pays où les pires crimes racistes ne semblent jamais devoir cesser. A 65 ans de distance, l’étranglement de George Floyd fait écho au lynchage d’Emmett Till. Or, là encore, deux jours après le drame de Minneapolis, Keedron Bryant, 12 ans, répond par un gospel à la brutalité et l'ignominie. Il chante : « Nous avons déjà assez lutté / Je veux seulement vivre ». 

  

Sources : 

- Peter Guralnick:"Sweet soul music_ rythm and blues et rêve sudiste de liberté", éditions Allia,2003.

 - Sebastien Danchin:"Encyclopédie du Rythm and blues et de la soul", Fayard, 2002. 

-Yves Delmas, Charles Gancel:""Protest song. La chanson contestataire dans l'Amérique des sixties", Textuel, 2005.

 - Caroline Diamond:"Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIX-XXI° s.)", La Découverte, 2016.

 - Sylvie Laurent:"Martin Luther King. Une biographie intellectuelle", Editions du Seuil, 2015. 

- Thomas C. Holt : "Le mouvement. La lutte des Africains-Américains pour les droits civiques", La Découverte, 2021. 

 - "1967, le pouvoir noir", émission Métronomique diffusée sur France Culture le vendredi 27 avril 2018. 

Discographie : 

 -Various Atists : « Sing For Freedom: The Story of the Civil Rights Movement Through Its Songs », Smithonian folk ways recordings. 

-« Black & Proud. The soul of the Black Panther Era » vol.1 (2002) et vol.2 (2005), Trikont.  

-Compilation : « Jazz, funk, soul/ Stand up and be counted », Harmless, 1999 

-Listen, Whitey! The Sounds Of Black Power 1967-1974, Light in the Attic, 2012.