lundi 5 juin 2023

Des fortifs au périph': une balade musicale.

Le boulevard périphérique parisien fête ses cinquante ans, l'occasion de revenir sur sa genèse, sa construction et sur les représentations qu'il charrie dans la chanson et le rap. 

[ Ce billet existe aussi en version podcast: ]


*** 

* Les fortifs et la Zone.

La ceinture parisienne est ancienne. Le tracé de Paris tel qu'on le connaît aujourd'hui, de forme plus ou moins arrondie, remonte à la Monarchie de Juillet et correspond aux fortifications, le mur d'enceinte de Thiers qui enserre la capitale. Aux pieds de l'enceinte de Thiers, côté Paris, se trouve une double rocade, routière avec le boulevard militaire, dont les tronçons prennent le nom des maréchaux d'Empire et ferroviaire avec la petite ceinture. En amont des fortifs, se trouve une zone non aedificandi de 250 à 400 mètres de profondeur, sur laquelle il est interdit de construire. Dans cette sorte de vaste terrain vague, des milliers de petits propriétaires de parcelles s'installent. La pression immobilière est forte sur ces espaces. 

En 1890, avec "Saint-Ouen", Aristide Bruant décrit le monde de misère formé par les bordures des fortifs. "C'est à côté des fortifs, / On n'y voit pas d'gens comifs / qui sent' l'musque, / Ni des môm's à qui qu'i faut / Des complets quand i' fait chaud, / C'est un lusque / Dont les goss's n'ont pas d'besoin."

Les progrès de l'artillerie ennemie rendent très vite obsolète l'enceinte fortifiée. L'abandon de la vocation militaire de cet espace à partir des années 1890, permet aux populations pauvres chassées du centre de Paris par les travaux haussmanniens et aux paysans contraints à l'exode rural, d'installer des cabanes de fortunes (roulottes, bicoques, cahutes) dans ce qu'on prend l'habitude de nommer la Zone. Chiffonniers ou biffins, petits maraîchers, marchands ambulants, tous vivent dans la précarité. (1) En 1933, Fréhel fait de "la zone" un pays de cocagne. "Sur la zone, / Mieux que sur un trône, / On est plus heureux que des rois ! / On applique / La vraie République, / Vivant sans contraintes et sans lois… / Y’a pas d’ riches / Et tout l’ monde a sa niche, / Et son petit jardin tout pareil, / Ses trois pots d’ géranium et sa part de soleil… / Sur la zone !"


En 1919, les fortifications sont détruites. La ville acquiert les terrains militaires et y construit 35 000 logements. Ces habitations à bon marché sont des immeubles en briques oranges (HBM), hauts généralement de six étages. Du côté de la capitale, on construit également le boulevard des maréchaux, d'une largeur d'une quarantaine de mètres. Comme l’État n'a pas les moyens de racheter les terrains situés sur la Zone, on envisage d'installer à son emplacement un espace de parcs, avec d'ici et là des cités-jardins et des équipements sportifs. A l'intérieur de cette ceinture verte, il ne peut y avoir plus de 20% de surfaces construites. 

En 1938, avec "La chanson des fortifs", Fréhel toujours, revient, nostalgique, sur la destruction de l'enceinte et sa transformation. "Que sont devenues les fortifications / Et tous les héros des chansons / Des maisons de six étages / Ascenseur et chauffage / Ont recouvert les anciens talus / Le p'tit Louis réaliste est devenu garagiste / Et Bruant a maintenant sa rue."

Pour le maréchal Pétain, la Zone est une "ceinture lépreuse" garrotant la ville lumière. Aussi, le régime de Vichy décrète-t-il la Zone insalubre, ce qui permet de lancer les expropriations. Un projet de rocade routière, suffisamment large pour bien séparer Paris de sa banlieue, prend corps dans l'esprit des technocrates de l’État français. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, cet espace est débarrassé de ses habitants par l'armée. Il faut désormais faire place à la voiture et construire la ville de demain. L'augmentation du trafic automobile se fait à un rythme supérieur à toutes les prévisions. (2

* Inauguration du périph.

La décision de construire un boulevard périphérique est adoptée en décembre 1954 par le conseil municipal de Paris. Le chantier dure de 1956 à 1973, date à laquelle le premier ministre Pierre Messmer inaugure la boucle, un espace sans feu rouge entièrement dédié à l'automobile. Loin de la simple rocade routière, initialement prévue, il s'agit bel et bien d'une autoroute urbaine, généralement  composée de deux fois quatre voies. Déconnectée du tissu urbain alentour, sans connexion possible avec les rues de Paris et des communes de banlieues, le périph' nécessite la construction de portes et d'échangeurs aux débouchés des autoroutes (Porte de la Chapelle au Nord, Porte de Bagnolet, d'Italie). 

Quand la circulation est bonne, le périphérique permet de traverser plutôt rapidement sa boucle de 35,5 km , dont 6,5 km en viaducs ou pont (18%), 7,1 km en remblai (20%), 21,1km en tranchée (60%) ou à niveau (2%). D'une largeur de 80 mètres en moyenne, le bp possède 55 portes, dont 34 connectées. Il est le reflet d'un âge où tout devait être adapté aux voitures. Son emprise au sol est énorme avec ses échangeurs, ses bretelles d'accès, ses ponts. Depuis 2014, la vitesse y est limitée à 70 km/h.

Chabe01, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Infrastructure détestée, mais vue comme un mal nécessaire, le périphérique s'insère différemment dans le territoire en fonction des zones traversées. Le périphérique est parfois à niveau, parfois en talus, parfois en viaduc (coins pauvres), parfois en tranchée.  Au niveau du Bois de Boulogne, au contact des arrondissements et des communes les plus riches, il est souterrain ou couvert afin de limiter les nuisances induites pour les riverains fortunés. Au contraire, le périph est construit en viaduc, donc très visible quand il fait la connexion entre des quartiers ouvriers et les communes populaires de l'est. Ce dont témoigne Koma dans "C'est ça qui nous rend plus fortnotre champ de vision s’arrête là où commence le périphérique/ Les tours de ciment, l’horizon caché, la vie gâchée par les flics»"

La promesse de vitesse et de fluidité tombe très vite à l'eau. Dès l'inauguration, le périph' est embouteillé, la voirie saturée. Les nuisances sonores, paysagères sont maximales pour les très nombreux riverains. La pollution empêche d'ouvrir les fenêtres, tandis que l'absence de double vitrage pendant une longue période, rend les logements proches du périph' particulièrement bruyants. Les cas de dépressions nerveuses, insomnies sont légions. L'installation de murs anti-bruits, longtemps jugés inesthétiques, n'intervient que tardivement. 

Le périph' est souvent perçu comme une frontière étanche séparant deux mondes. Cette coupure morphologique est encore renforcée par la fracture politique entre une une ville longtemps restée de droite entourée par des communes aux mains de la gauche: la fameuse banlieue rouge.

*Représentations: une frontière. Au delà de la ceinture d'asphalte se trouve la banlieue, un espace largement fantasmé engendrant un discours médiatico-politique qui remonte à loin. Quand elle existait encore, la Zone était dépeinte comme un lieu de refuge des bandes d'apaches et malandrins de tout poils, qui cherchaient à se mettre à l’abri de poursuites policières et traverser la Zone pouvait être dangereux. Cette idée, inconsciemment, reste parfois présente dans l'esprit de certains Parisiens pour lesquels passer le périph reste une barrière psychologique, ridicule certes, mais réelle. 

Rappeurs et chanteurs s'emparent à leur tour du stigmate, dépeignant souvent le périph' comme une frontière, de part et d'autre de laquelle tout diverge. Une fois franchi la ceinture routière, tout paraît plus dangereux. Les règles ne sont plus les mêmes de l'autre côté de la ceinture d'asphalte comme le suggère le parcours de «Jimmy », auquel Booba donne vie. « Jimmy n'a pas peur du shérif, il est de l'autre côté / De l'autre côté du périph', ses jours comptés, numérotés / Jimmy veut qu'on le paye cash et comptant / Sinon il coupera la musique, te fumera en chantant / Il n'éteindra pas en sortant, Jimmy ne vivra pas longtemps».


L'outre-périph est dépeint comme une zone dangereuse, mais à l'intérieur de laquelle les rapports de force s'inversent. Perdu dans un espace peu familier, la police opère désormais en terrain hostile. « De l’autre côté de la rue » du 113. «J'habite de l'autre côté d'la rue, où ça ? / Un cauchemar pour l'commissaire Broussard / Du mauvais côté du périph' / Loin des contes féeriques / Confronté au périple, le moral pollué / Toxique comme l'air, comme l'herbe / Tard le soir, rencontre du 3ème type / Face au contrôle de police, on met notre ruse en pratique » 

Dans de nombreux titres, le périph et ses abords sont dépeints comme le terrain de prédilection des activités illicites. Exemple avec "Paris la nuit" de Rim'K. "Dans les business parallèles on fait du mal à l'économie / J'fais des tours de périph pour tuer l'insomnie". Dans le "Nouveau western", MC Solaar convoque la mythologie du western pour évoquer les lieux. "L'habit ne fait pas l'moine dans la ruée vers l'or / Dès lors, les techniques se perfectionnent / La carte à puce remplace le Remington / Mais Harry à Paris n'a pas eu de chance / On le stoppe sur le périph' avec sa diligence / Puis on le place à Fresnes pour que Fresnes le freine / Victime des directives de ce que l'on appelle / Le nouveau western" Dans le même esprit, Booba, que nous avons écouté précédemment, Souchon que nous entendrons bientôt, mobilisent la figure du shérif.

Le périph demeure un espace paradoxal. Si il fracture le territoire, comme une grande balafre circulaire, il n'en est pas moins emprunté chaque jour par des milliers d'automobilistes. La nuit, il devient un lieu propice au vague à l'âme des cœurs brisés. Ainsi avec le titre "Le périph" Mano Solo noie son chagrin en faisant des tours de périphs. Pour les chauffards invétérés, les têtes brûlées, il se transforme en circuit automobile. Ainsi, dans de nombreux raps, les compteurs s'affolent. Lefa:"TMCP #8 - Périph"

Décidément ambivalent, le périph on l'aime autant qu'on le déteste. Pour ceux qui le pratique, il charrie de nombreux souvenirs. Des expériences douloureuses, mais dont on se souvient parfois avec nostalgie. Le titre "Périphérique" de Souffrance décrit les épisodes de galère passées, mais aussi la beauté que revêt parfois le bitume. Il rappe: "Et tu t’rappelles les jours de hess / Quand tu comptais tes pièces / Quand tu partais d’la tess à sept dans une caisse à moitié HS / Pas d’délicatesse, contrôle pour délit de faciès / Ils t'connaissent, t’appellent par ton blase, sont d’jà venus à ton adresse / Roule sur le périph’ le coffre chargé de beuh et ouane / Tu sors à Porte de Montreuil et tu te fais soulever par la douane / Tous les soirs sur le périph’ quand la nuit baisse le voile / Les lumières de la ville répondent aux étoiles 

Roule sur le périph’, roule pour l’oseille, roule des spliffs / Roule contre le sommeil, roule roule sur le périph’ roule / Du coucher jusqu’au lever du soleil"


Pour Paris, il s'agit d'une artère vitale assurant la desserte et l'alimentation et en cas de blocage la capitale viendrait à manquer de tout. Dans de nombreuses chansons l'interprète se place dans la peau d'un automobiliste faisant des tours de périph' sans buts précis, perdu dans la contemplation des monuments construits le long de la boucle par des architectes plus ou moins prestigieux. Citons le parc des princes, le stade Charléty, l'institut du judo, la Maison de l'Iran, la tour Bois le Prêtre, la résidence étudiante de la porte de Bagnolet, les Mercuriales, la Philharmonie, le tribunal de grande instance, la tour Triangle, les Tours duo, les grands moulins de Paris...

L'installation de part et d'autre du périph est vue comme une ascension sociale dans le cas d'un emménagement intra-muros ou au contraire comme un déclassement pour ceux qui déménagent en banlieue. (3) De fait, le périph' est l'incarnation physique du rapport de domination que Paris entretient avec sa banlieue, des territoires pourtant très divers que la capitale continue parfois à considérer comme un réservoir d'emplois et de services indispensables à son fonctionnement, y remisant espaces de stockages, parkings, fourrières, incinérateurs d'ordures et travailleurs. Cette coupure fonctionnelle et sociale inspire "J'aime plus Paris" à Thomas Dutronc.

« Ici et là » d'Alain Souchon insiste sur la fracture socio-spatiale que constitue à ses yeux le périph. "Le regard que nous portons sur ce hasard / Ces quarante mètres de goudron qui nous séparent / Tu sautes le périph, hop allez / I shot the sheriff / Ici et là, ici et là / Ici et là"

Les prix du logement sont inabordables dans Paris, mais le respect de la règle des 20% de logements sociaux fait que certains bastions populaires de la capitale résistent à la gentrification. C'est le cas  des grands groupes HLM construits au cours des années 1960 entre les maréchaux et le périphérique. Le quartier décrit par Hugo TSR dans "Périmètre", au nord du 18ème arrondissement, permet ainsi de relativiser la rupture paysagère et sociale qu'incarnerait le périph. "Je suis la note de bas de page / J'crois que je suis né dans un tombeau / Odeur de conso, quartier tracé par le périph' et les ponts glauques"

*Quel avenir?

Comment transformer le périph? Plusieurs options existent: reconvertir l'autoroute urbaine en un boulevard urbain classique, dédier une voie au covoiturage, développer davantage de nature dans l'esprit de la ceinture verte, implanter un corridor boisé sur le terre-plein central et les talus du périphérique et ses abords. Faut-il densifier et urbaniser davantage  les portes et abords du périph ou au contraire végétaliser et constituer des réserves foncières, ce qui ne manquerait pas d'attiser les intérêts des promoteurs et aménageurs?

Les projets du Grand Paris se limitent souvent à la destruction de quartiers populaires existants que l'on rase pour faire place nette en les remplaçant par des espaces privés, sans se soucier des histoires et du passé que l'on engloutit. Des aménagements conçus et pensés depuis les bureaux de centre-ville. 

Comment réduire les nuisances? 

> Baisser la vitesse réduirait la pollution et fluidifierait le trafic. 

>Limiter le nombre d'usagers en invitant les gens à moins ou ne plus utiliser le périph. Dans cette logique, le projet du Grand Paris Express prévoit la création de lignes de métro situées en rocade autour de la capitale afin d'étendre le réseau existant et de connecter les villes de banlieues entre elles (en région parisienne, 70% des déplacements se font de banlieue à banlieue).

>Faciliter le franchissement de la double frontière constituée par les maréchaux et le périph grâce à des passages au dessous - comme à la Porte Pouchet - ou au dessus de la boucle routière.

>Enfin repenser la logistique parait indispensable.

Terminons avec le groupe Java, dont le titre Mona (du nom d'une ligne du RER C) propose une critique en règle des politiques d'aménagement toujours conçues et pensées depuis Paris, sans tenir suffisamment compte du point de vue et des usages des banlieusards: "Elle était belle mon enfance, c'était loin d'être la misère / À la petite couronne j'ai accroché de beaux souvenirs / Mes parents avaient des livres, bien assez de bif / Pour me payer quand je voulais la traversée du périph’ / Tout l'monde était raciste, mais tout l'monde vivait ensemble / Et beaucoup s'en sortirent au milieu des grands ensembles / Alors j'en parle au passé car je suis parti / Moi, le fils d'intégrés, l'enfant nanti / Mais même de l'autre côté, quand j'écoute les princes / Parler de la banlieue, j'entends l’wagon qui grince / Je vois le haut d’la pyramide qui gaspille des milliards / Et mes yeux pleurent des flammes / Comme un banlieusaaaaard!"

Notes:

1. Les Roms occuperont 150 ans plus tard ces mêmes espaces aux marges de la ville.

2. Dans les années 1960, la France gagne près de 100 000 voitures supplémentaires par mois. Le niveau de vie augmente ce qui permet au plus grand nombre de s'équiper. 

3. Phénomène de gentryfication qui repousse une partie des habitants de Paris de l'autre côté du périph s'amorce à partir des années 1990 sous l'effet de politiques publiques de requalification des espaces populaires, avec l'implantation d'équipements culturels. Elle se prolonge dans les communes de petite couronne (Montreuil, Aubervilliers, Pantin).

Sources:

A. "Le périph, après tout". Quatre émissions concoctées par Camille Juza pour la Série Documentaire de France culture sous le titre "le périph' après tout. On y entend les points de vue des urbanistes, architectes, artistes. C'est passionnant et instructif.

B. Du gris au vert: les trois âges du périphérique parisien" [géographie à la carte sur France Culture] 

C. "Le périph': un boulevard ou une frontière?" [Ces chansons qui font l'actu sur France Info]

mardi 16 mai 2023

"Tirailleurs tiraillés". Hommages musicaux et enjeux de mémoires.

Dans un précédent billet, nous nous sommes intéressés aux tirailleurs sénégalais et à l'image que la chanson véhiculait d'eux. Nous allons ici nous focaliser sur les enjeux de mémoires et les combats menés par les anciens combattants, puis leurs descendants pour défendre leurs droits et entretenir la mémoire. 

[version podcast avec quelques morceaux non mentionnés ici: ]


Lors de l'accession à l'indépendance des colonies d'Afrique subsaharienne, les tirailleurs sont confrontés à un dilemme. Faut-il rester en France ou revenir dans un pays qui a obtenu l'indépendance sans eux? La perception de ces hommes dans leurs pays d'origines, est souvent mauvaise dans la mesure où les soldats africains sont considérés comme le bras armé de la France, ayant réprimé les aspirations à l'indépendance en Indochine, au Maroc, au Levant... Certains parviennent toutefois à s'imposer à la tête de leurs jeunes États. Parmi ces "présidents-tirailleurs" ont peut citer Eyadema au Togo, Bokassa en Centrafrique, Seyni Kountché au Niger, Kérékou au Bénin.


La chanson "petit n’imprudent", du Malien Idrissa Soumaoro, enregistrée en 1969 pour la radio malienne, témoigne du fossé qui se creuse entre les vieux tirailleurs revenus au pays et leurs jeunes compatriotes. Face à l'impudence d'un blanc bec, un vieux chef de famille oppose son parcours irréprochable de combattant de la deuxième guerre. L'ancêtre vitupère en utilisant un jargon fondé sur le sabir appris à l'armée. Dans le parler tirailleur enseigné aux soldats, on ne conjugue pas les verbes (ex: "Toi, obéir au capitaine"). Le vieux est emporté dans une scansion qui ne semble jamais devoir s'arrêter: "Petit n’imprudent provocatèr, malappris, tu ne sais pas que je suis vié? Moi j’ai fait lé guerre mondiaux, j’ai tué allemand, j’ai tué tchékoslovaqui"
Quinze ans plus tard (1984), le Congolais Zao s'inspire de ce morceau pour
la chanson « ancien combattant ». Le chanteur se met dans la peau d’un tirailleur sénégalais qui a fait la guerre et raconte, de retour au pays, la manière dont le conflit frappe aveuglément tout ce qui bouge. "Cadavéré", voilà le destin de tous les belligérants et des civils plongés dans la guerre.
Les deux titres constituent de beaux hommages aux anciens combattants, dépeints comme des figures ambivalentes des sociétés africaines. Respectés, ils suscitent dans le même temps les moqueries des jeunes générations qui raillent le "
français tirailleur" des anciens dont les sempiternels discours sur la guerre finissent par lasser.

* La mémoire vive des derniers tirailleurs.

Beaucoup de descendants des tirailleurs ont le sentiment que leurs aïeux ont combattu pour la France, un pays qui les a négligés, oubliés et trahis.

Le morceau «365 cicatrices» de La Rumeur évoque ainsi l'invisibilisation volontaire des tirailleurs par les autorités française. « Ils étaient fiers, enrôlés tirailleurs, / Et en fin de guerre tu as su comment leur dire d'aller se faire voir ailleurs. / Et qui on appelle pour les excréments ? / Des travailleurs déracinés laissant femmes et enfants


La mémoire des tirailleurs reste une mémoire vive. L'argument de la "dette de sang ", ancien, puisqu'il remonte aux lendemains de la grande guerre, est réactivée. Lamine Senghor en 1927 dénonçait déjà les écarts de pension entre citoyens et sujets: "Nous savons et nous constatons que, lorsqu'on a besoin de nous, pour nous faire tuer ou pour nous faire travailler, nous sommes des Français; mais quand il s'agit de nous donner les droits, nous ne sommes plus des Français, nous sommes des nègres", constatait-il. Dans le même esprit, en août 1996, les représentants des sans-papiers de l'église saint-Bernard (Maliens et Sénégalais principalement) demandent leur régularisation au motif de leur longue présence en France et du sacrifice de leurs ancêtres tirailleurs venus combattre pour la France lors des deux guerres mondiales. Ils dénoncent alors l'injustice faite aux descendants de ces tirailleurs traités comme de véritables parias.

Dans « Parole de Soninké », Mokobé semble leur faire écho: « Ça représente quoi 30 000 familles à régulariser sur 60 millions d’habitants ? / A peine 0,05 % / Et qu’est-ce qu’on fait des sans-papiers ? / On les rafle, on les déporte / On les saucissonne comme des chiens, on les tabasse / Pour les renvoyer dans leur pays d’origine / Et les enfants scolarisés expulsés ? / Et les tirailleurs sénégalais ? / Tu te rappelles quand ils ont défendu la France ? / Qu’ils étaient au premier rang, même pas la retraite"

Au sein de la Mafia K'1 Fry, le même Mokobé, également membre du 113, enfonce le clou avec "Incompris". "Originaires du Mali, cousin d'la Mauritanie / Et du Sénégal, à la place du cœur / C'est l'continent africain qui parle / Les tirailleurs ont changé le destin d'la France / Et en récompense, aucun héritage pour leur descendance"

L'ingratitude de la France est ressentie par les survivants et leurs descendants comme un crachat au visage. On mesure l'ampleur du malaise en écoutant les paroles de « La vérité fait mal » de Keny Arkana, "Hiro" de Soprano " ou "Les Oubliés" de Rim'K du 113. La première constate: « La France était bien contente de pouvoir compter sur ses tirailleurs pour faire fuir les Allemands / Manque de reconnaissance / Quatre générations, on oublie la dette morale de la France / Enfant de l’immigration / Parqué dans des cité-dortoirs, difficile d'essuyer l'affront » Le rappeur du 113 souligne également le mépris avec lequel les tirailleurs ont été traités. "Hommage aux travailleurs immigrés, aux tirailleurs / Mo-morts pour la France, oubliés par la France / Morts pour la France, oubliés par la France"

Les logiques discriminatoires ancrées dans l’histoire de ces troupes conduisent à la cristallisation des pensions à partir de 1958. Alors même qu'ils avaient participé aux mêmes conflits que les soldats métropolitains, les  anciens tirailleurs touchaient des sommes très inférieures à celles perçues par leurs homologues européens. Elles sont gelées aux taux versés lors de l'indépendance des pays dont sont originaires les tirailleurs, donc maintenues  à un niveau ne tenant absolument pas compte de l’évolution du coût de la vie. En 2007, grâce aux mobilisations des associations d'anciens combattants, à l'implication de leurs descendants et à la sortie du film Indigènes de Rachid Bouchareb, la discrimination flagrante que constituait le gel des pensions trouve enfin  une résolution avec une décristallisation partielle des pensions des anciens combattants africains. Lino:"Mille et une vies" «On parle d'indemniser les tirailleurs juste après Indigènes».

Ces dernières années, les anciens tirailleurs survivants apparaissent comme des victimes, des oubliés. (2) Un travail de mémoire débute pourtant relativement tôt comme le prouve la pose en 1924 du monument aux héros de l'armée noire à Reims. En septembre 1940, les Allemands, qui le considèrent comme un symbole de la "honte noire", le détruisent. A son emplacement une stèle, puis de nouveaux monuments seront érigés par la suite.

Si pendant longtemps les tirailleurs n'ont pas été honorés, ils n'en furent pas pour autant oubliés. Ils ont d'ailleurs laissé une empreinte durable dans l'imaginaire collectif. Ils y entrent de manière très humiliante avec l'outrageante publicité Banania, sur laquelle un soldat africain est représenté sous des traits ridicules, construisant pour longtemps les stéréotypes du tirailleur "y a bon", grand enfant benêt, incapable de parler un français correct.

En 1938, dans le poème liminaire extrait des Hosties noires, Léopold Sedar Sengor écrit: « Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang? / Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ? » . Dans une épitaphe poétique «Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France», il rend hommage à ceux tombés au champ d'honneur, mais dont la France n'a pas souhaité se souvenir: «On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu. / Vous, mes frères obscurs, personne ne vous nomme.»

Depuis lors, la place essentielle occupée par les tirailleurs dans la culture populaire ne s'est pas démentie comme le prouvent de nombreuses œuvres. Des Bandes dessinées, des  romans: "Frères d'âme" de David Diop, "Le terroriste noir" de Tierno Monénembo, "Galadio" de Didier Daeninckx pour n'en citer que quelques uns. Des films: "Indigènes" de Rachid Bouchareb, "Nos patriotes" de Gabriel Le Bomin ou le récent "Tirailleurs" de Mathieu Vadepied... Mais aussi de très nombreux titres de rap mentionnent, au moins brièvement, les tirailleurs et leur  trace dans nos mémoires. Un des titres les plus forts est le morceau « Tirailleurs » d'Abd Al Malik. « Tiraillé entre ici et ailleurs, parents tirailleurs ? / Mon rap, mon art n'est pas vengeur, même si nous ne fûmes point vainqueurs / Au-delà, au-delà, la justice voit au-delà de toute appartenance / Une dernière danse à la mémoire de ceux qui ont cru en la France »

 

Les anciens tirailleurs toujours vivants sont aujourd'hui très peu nombreux, mais une série de mesures ou d'initiatives cherche à reconnaître ce que la France leur doit. En 2017, François Hollande accorde la nationalité à 28 d'entre eux. En juillet 2020, le ministère des armées diffuse une liste avec les noms de 100 soldats africains de la Seconde Guerre Mondiale afin d'inspirer les communes pour l'attribution des futurs noms de rues. De la même manière, en mars 2021, le ministère de la ville établit une liste de 318 noms. En 2023, une décision permet aux soldats de rentrer dans leurs pays d'origine, tout en touchant leurs pensions, alors qu'ils devaient jusque là rester six mois en France pour en bénéficier.

Black M : « Je suis chez moi » « J'pensais pas qu'l'amour pouvait être un combat / A la base j’voulais juste lui rendre hommage / J’suis tiraillé comme mon grand-père ils le savent, c’est dommage / Jolie Marianne / J’préfère ne rien voir comme Amadou et Mariam / J’t’invite à manger un bon mafé d’chez ma tata / Je sais qu’un jour tu me déclareras ta flamme, aïe aïe aïe » En 2016, dans le cadre des commémorations du centenaire de la bataille de Verdun, le rappeur Black M est invité à se produire sur scène. Mais, sous la pression d'une campagne de haine raciste fomentée par l'extrême-droite, le concert est annulé. Le rappeur s'était pourtant réjoui de l'invitation, qui lui aurait permis de rendre hommage à son grand-père, Alpha Mamoudou Diallo, qui avait combattu lors de la seconde guerre mondiale au sein des tirailleurs sénégalais.

Notes:

1. Dans la région lyonnaise, un espace commémoratif conserve la mémoire de ces massacres racistes.

2. 2. Parmi les pays africains appartenant auparavant à l'AOF et l'AEF, peu entretiennent la mémoire des tirailleurs. Quelques monuments sont érigés. En 2004, le président sénégalais Aboulaye Wade fait du 23 août la journée nationale du Tirailleur. Il en appelle au devoir de mémoire et se prononce en faveur de l'enseignement de l'histoire des tirailleurs en Europe. Il fait enfin réinstaller devant la gare de Dakar, la statue de Dupont et Demba, érigée à la gloire des poilus français et africains à la fin de la grande guerre et démontée au moment des indépendances. 

Sources:

A. Anthony Guyon:"Les tirailleurs sénégalais. De l'indigène au soldat, de 1857 à nos jours", Paris, Ministère des Armées/Perrin, 2022, 380p. Accessible et complet, d'une lecture très agréable, l'ouvrage offre une très belle synthèse autour de ce sujet. Nous vous le recommandons chaudement.

B. Guyon Anthony, "1919: du combattant au soldat africain", Outre-Mers, 2018/2 (N) 400-401), p19-35. 

C. "Tirailleurs sénégalais, les colonies au service de la France", Le Cours de l'histoire sur France Inter du jeudi 30 juin 2022. 

D. "Les tirailleurs sénégalais", entretien accordé par Anthony Guyon au podcast "Quoi de neuf en Histoire?"

E. "Tirailleurs sénégalais: comment expliquer une si lente reconnaissance?" [La question du jour sur France Inter] 

F. "Les hommes noirs étaient vus comme inférieurs et primitifs". [Au coeur de l'histoire sur Europe 1]

mercredi 10 mai 2023

Le tirailleur sénégalais au prisme de la chanson.

Un décret de Napoléon III de 1857 crée le corps des tirailleurs sénégalais, dont le recrutement s'étend progressivement à de nombreux territoires d'Afrique occidentale et équatoriale, sans se limiter au seul Sénégal. C’est donc par commodité qu’on désigne ces hommes comme des tirailleurs sénégalais. Jusqu’à la fin du XIX° siècle, ces soldats participent à la conquête et à l’occupation coloniale de l'Afrique. (1)

Défilé des tirailleurs de police, Douala, 1916. Frédéric Gadmer, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
 

En 1900, les soldats indigènes deviennent des troupes coloniales, dépendants de l'armée de terre. En 1910, Charles Mangin théorise l’utilisation des tirailleurs en Europe dans son ouvrage La Force noire. Obsédé par le danger allemand et le spectre de la dénatalité, il entend trouver en AOF les combattants qui lui manquent. Il vante la propension « naturelle » à la guerre des troupes africaines. Mangin est un ultra conservateur, convaincu que l'homme européen s'est amolli et a perdu sa capacité à combattre. Au contraire, l'homme africain, resté primitif, serait un guerrier né. En 1912, un décret établit la conscription pour les Africains de sexe masculin âgés de 20 à 28 ans et impose un service militaire obligatoire de 4 ans. Finalement, Mangin obtient gain de cause puisqu’à partir de 1912, la conscription est introduite. Le 14 juillet 1913, les tirailleurs sénégalais qui défilent aux Champs-Elysées reçoivent un accueil enthousiaste des Parisiens. 

[Ce billet existe aussi en version podcast:]  

La chanson coloniale « Bou-dou-ba-da-bouh », composée en 1913 par Albert Valsien sur des paroles de Lucien Boyer, est interprétée au front par Félix Mayol devant des tirailleurs. Le morceau met en scène un soldat noir venu défiler à Paris. Beau garçon, il subjugue le cœur des femmes et s’éprend d’une jeune couturière. Reparti en Afrique avec son unité, le malheureux trouve la mort. Le morceau porte un regard très ambivalent sur le tirailleur. Le soldat est réduit à des caractéristiques physiques. "Grand gaillard à la peau noir / aux dents comme l'ivoire", il est "l'plus beau gars / de tout' la Nouba". La mention de sa « flûte en acajou » n’est qu’un prétexte pour mieux évoquer la prétendue lubricité des soldats noirs. 

 

A l’automne 1914, la guerre apparaît comme devant durer. La mobilisation prend donc une très grande ampleur. Au cours du conflit, environ 200 000 « Sénégalais » sont enrôlés en Afrique occidentale française, qui regroupe alors des territoires du Sénégal, de la Mauritanie, du Soudan français (Mali), du Dahomey (Bénin), de Haute-Volta (Burkina Faso), de Guinée, du Niger et de Côte d’Ivoire, ainsi qu’en Afrique équatoriale française, comprenant Gabon, Moyen-Congo, Tchad, Oubangui-Chari (future République centrafricaine), et dont les hommes sont chargés de défendre les frontières coloniales de l’empire, voire de s’emparer des possessions allemandes en Afrique. Une majorité d'entre eux se rend en Europe pour y former des unités dites « indigènes ». Les 7000 « originaires » des quatre communes du Sénégal, bénéficiant du statut de citoyenneté partielle, sont incorporés dans les unités métropolitaines. La France est alors la seule puissance coloniale à faire venir des soldats d’Afrique subsaharienne en Europe. Au fil du conflit, le panachage des bataillons fait se côtoyer soldats africains et simples fantassins ou officiers « européens ». Les saignées des batailles et l’enlisement du conflit nécessitent un appel répété à l’Afrique. Or, cette mobilisation suscite de grandes résistances. Pour échapper au recrutement, certains se mutilent, d'autres désertent et fuient. Des rébellions appuyées sur les chefferies traditionnelles éclatent ainsi au printemps 1915, dans la région de Ségou en pays bambara. Le calme ne revient qu'au prix d'une terrible répression. En 1917, le président du conseil, Georges Clemenceau charge Blaise Diagne de convaincre 60 000 hommes de rejoindre les rangs de l’armée française, contre un élargissement de leurs droits. "En versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits", promet le député du Sénégal. La campagne de recrutement remporte un immense succès. Le gouvernement, qui tablait sur 50 000 recrues, en obtient 77 000.

Au front, les bataillons sénégalais, peu entraînés, souffrent de graves engelures et meurent des suites de pneumonies, ce qui incite l'état-major à les éloigner du froid lors de la période hivernale pour les envoyer dans les camps d'entraînement de Fréjus et Saint-Raphaël. Lyautey parle d'ailleurs de "soldats saisonniers". Dans les camps du Var, l’encadrement militaire est médiocre et les officiers, peu compétents, classent les hommes en « races guerrières » et «non guerrières ». En plus du dépaysement complet, la grande diversité culturelle et linguistique des peuples qui composent ces unités font que les soldats ne se comprennent pas entre eux.

Les tirailleurs arborent l’uniforme bleu horizon et le casque Adrian, qui se sont imposés dans les tranchées depuis 1915. Ils ne portent qu’à l’arrière la chéchia et les vêtements brun et rouge de l’uniforme traditionnel. Quelques timides mesures témoignent d’une amorce de prise en compte des particularismes culturels ou religieux des combattants indigènes par le monde politique : respect des interdits alimentaires, des croyances religieuses des défunts (orientation vers La Mecque, inscription en arabe d’un verset du Coran, croissant ou étoile sur la tombe des combattants musulmans défunts). 

Présents au front durant toute la durée de la guerre, les bataillons de sénégalais participent à toutes les grandes offensives du conflit : sur le front d'Orient dès 1915, à Verdun et sur la Somme en 1916, au Chemin des Dames en 1917 où leurs pertes sont effrayantes. Les autorités militaires et politiques louent les qualités militaires de ces hommes, insistant sur le loyalisme, la bravoure et la civilité de ces soldats. Les tirailleurs qui ne représentent qu'un faible pourcentage des effectifs métropolitains mobilisés (8 millions), subissent de lourdes pertes, légèrement supérieures à 20%, comparables à celles des soldats européens, ce qui contredit la légende de la "chair à canon" qu'auraient constitué ces troupes. Néanmoins, ce taux de perte reste très élevé et ne tient pas compte des nombreux décès dus à la grippe espagnole. 

La grande guerre constitue un tournant, dans la mesure où elle permet aux métropolitains de découvrir et donc de mieux connaître les populations des colonies venues servir la patrie. Leur présence prolongée en Europe modifie l'image des Noirs. Une fois passée la surprise de la découverte de ces individus à la peau sombre, les Français découvrent des hommes, très différents des "sauvages" exhibés et mis en scène dans les expositions coloniales ou décrits dans la presse.

Si la connaissance de l'autre progresse incontestablement avec la venue des troupes noires en métropole, le paternalisme n’en reste pas moins omniprésent. La représentation du Noir comme un sauvage, barbare, sans disparaître totalement, s’atténue, tandis que l'image du bon nègre doux, sociable, naïf et rigolard devient prégnante. Le tirailleur est dépeint comme un grand enfant, « bouffeur de boche ». La publicité relaie cette image comme l'atteste une publicité de 1915 promise à un bel avenir. On y voit un tirailleur tout sourire vantant les mérites d’une boisson chocolatée en s'exclamant "y'a bon banania". La chanson contribue à véhiculer ces représentations. Les populations noires sont réhumanisées, mais toujours dans une perspective raciale infériorisante. Les stéréotypes abondent. La couleur de peau des tirailleurs fascine tout particulièrement. Les paroles exaltent la bravoure des soldats, la vaillance guerrière des braves tirailleurs, également dépeints sous les traits de grands enfants naïfs et un brin benêt. Exemple avec « Ali Baba », chanson de 1933 dressant le portrait d’un séduisant soldat venu du Sénégal garder les épouses d'un sultan. 

La guerre a laissé des traces profondes sur les sociétés africaines. Elle représente incontestablement une étape cruciale dans la volonté d'émancipation chez ceux qui y participèrent à l'instar de Galandou Diouf ou Lamine Gueye. Chez nombre d'anciens combattants, le ressentiment grandit face aux promesses non tenues de la métropole, notamment en matière de citoyenneté. Une rancœur que l'on retrouve également chez de nombreux descendants de tirailleurs. La chanson « Médailles en chocolat » interprétée par Idir et Diziz la Peste témoigne de ce sentiment de trahison. « D'esclaves à chair à canon / Pour finir colonisés / Et nos propres enfants ont fini diabolisés / Merci pour les médailles / Vos médailles en chocolat / Ont fondu depuis longtemps »

Au sortir de la guerre, les tirailleurs participent à l'occupation de la rive droite du Rhin. La propagande nationaliste allemande fustige la présence de ces hommes noirs, présentés comme des sauvages, anthropophages. Des cas de viols sont imputés - à tort - à ces hommes ce qui forge le mythe de troupes coloniales à la sexualité débridée. Les contempteurs de la présence de troupes africaines en Allemagne parlent alors de "honte noire", n'hésitant pas à véhiculer les mensonges les plus grossiers. Ainsi, le tirailleur ne sachant pas compter, cela le pousserait à couper les têtes de l'ennemi pour les ramener aux officiers, afin de comptabiliser le nombre de victimes... Amateur de grigri, il se ferait également des colliers d'oreilles prélevées sur les cadavres de l'ennemi.

A l'initiative de Blaise Diagne, un décret instaure la conscription par tirage au sort pour une durée de trois ans en Afrique, mais, alors que cette durée du service est ramenée à 12 mois en métropole en 1928, elle reste de 36 mois en Afrique. Pour autant, les engagements de tirailleurs se multiplient au cours des années 1930 en raison de soldes élevées, de cantonnements au confort amélioré, de possibilités de reclassement et d'emplois réservés... Pendant l’entre-deux-guerres, les tirailleurs deviennent les « sentinelles de l’empire ». Ils sont de tous les théâtres d'opération de la France coloniale : au Maroc, dans le cadre de la guerre du Rif, mais aussi dans les mandats confiés à la France au Levant (Syrie et Liban). Les autorités emploient aussi ces troupes dans les confins sahariens encore mal contrôlés (Mauritanie, Niger, Tchad).

Aux yeux du pouvoir politique français, le recours à l'Empire s'impose plus que jamais. Les occasions ne manquent pas de célébrer "La Plus Grande France" comme l'exposition coloniale internationale de Paris en 1931. Pour l'occasion, Alibert interprète un morceau pompeusement sous-titré « Marche officielle de l’Exposition Coloniale » et intitulé Nénufar. Le chanteur y met en scène un "joyeux lascar" au nom idiot. Forcément "rigolard", il se promène "nu comme un ver". La chanson décrit un personnage stupide ("C'est aux pieds qu'il mettait ses gants") qui devient néanmoins le "fétiche des parisiennes". Dans le refrain, il est dit que "Nénufar (...) as du r'tard". On en revient donc à la prétendue "mission civilisatrice" qui incomberait aux colons européens.

Au contraire, les poètes de la négritude dénoncent le racisme, ou la condescendance dont sont victimes les tirailleurs. Dans son recueil Hosties noires, Leopold Sedar Senghor promet: "Je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France" . Gaël Faye lui fait écho dans son morceau "Lueurs".

Avec la montée des périls et l’entrée dans la seconde guerre mondiale, la France fait de nouveau appel aux soldats de l’Empire. Lors de l'offensive allemande, les unités de tirailleurs engagées dans la campagne de France paient un lourd tribut. Les Allemands réservent un traitement particulièrement dur aux soldats noirs. Faits prisonniers, ils sont souvent séparés des autres captifs et exécutés. Entre 1500 et 3000 auraient été tués selon l'historien Raffael Scheck. (2) Si les théories racistes des nazis expliquent cette violence déchaînée, elle trouve sans doute aussi son origine dans la réactivation du mythe de la« honte noire ».

De nombreux tirailleurs participent aux campagnes de la France libre depuis le ralliement de l'AEF, dès août 1940 (à l'initiative de Félix Eboué). Les soldats se battent sur divers théâtres d'opération, de Bir Hakeim à la campagne de Syrie, au cours de laquelle ils affrontent d'autres tirailleurs, restés fidèles au maréchal Pétain. C'est que l'État français entend lui aussi conserver le contrôle de l'Empire, avec l'aval de l'Allemagne nazie. Il maintient donc dans les colonies des troupes de souveraineté chargées de contrer les tentatives de débarquement des Britanniques et des Gaullistes (à Dakar en septembre 1940, au Levant en 1941, à Madagascar en 1942) puis des alliés sur les côtes algériennes en novembre 1942. Les soldats de l'armée d'Afrique et de la coloniale combattent en Tunisie, en Italie, participent au débarquement de Provence, avant d'entreprendre la remontée de la vallée du Rhône. Le titre « le bruit et l’odeur » de Zebda rappelle le rôle crucial joué par les troupes africaines dans la libération de l’Europe et l'ingratitude de la France à leur égard. « On peut mourir au front / Et faire toutes les guerres / Et beau défendre un si joli drapeau / Il en faut toujours plus / Pourtant y a un hommage à faire / A ceux tombés à Montecassino".


A l’issue des combats, les soldats éprouvent une grande rancœur qui vient s'ajouter à d'autres motifs de mécontentement. A l'approche de l'Alsace et avant de pénétrer en Allemagne, on remplace les tirailleurs, des combattants pourtant aguerris et courageux, par des résistants intérieurs. On parle de "blanchiment". Faute d'équipement, les soldats noirs doivent donner leurs armes. De Gaulle sacrifie ainsi la présence des tirailleurs sur l'autel de l'unification des résistances. Un épisode terrible sur le plan symbolique qui explique frustrations et mouvements d'indisciplines naissants.

D’une part, Les tirailleurs doivent attendre de longs mois leur rapatriement faute de navires disponibles; d’autre part, les autorités ne versent pas toutes les primes et soldes promises. Ces mesquineries provoquent des mutineries ou des refus d'embarquement comme à Morlaix le 4 novembre 1944 (les tirailleurs réclament le règlement de leurs soldes, pensions). C'est dans ce contexte qu'éclate la révolte des tirailleurs rassemblés dans le camp de Thiaroye, près de Dakar en novembre 1944. La troupe tire et provoque au moins 35 morts: c'est un massacre. Moha La Squale s'en fait l'écho dans son titre « 5 juillet 1962 ». «Été 45, les tirailleurs tombent pour la France / Ils nous ont promis la liberté, et comme d'hab', ils ont menti / Comme Pétain, ils ont trahi, et d'ça jamais on sera guéris ".

Les soldats coloniaux, souvent en butte au racisme d'une administration civile et militaire engoncée dans ses préjugés, bénéficient en revanche du soutien d'une population curieuse mais amicale.

A l'issue de la Seconde Guerre mondiale, les troupes de tirailleurs se professionnalisent. En 1951, la terminologie officielle remplace le terme de tirailleurs sénégalais par celui de tirailleurs africains. Le goût de l’aventure, la certitude d’une bonne solde et l’apprentissage d’un métier motivent la plupart des engagés. Les gouvernements de la IVème République utilisent ces soldats pour réprimer les grandes grèves de 1948. Le commandement français utilise aussi ces troupes pour réprimer toute contestation à l'intérieur de l'Empire. Les tâches les plus ingrates incombent ainsi aux tirailleurs, chargés des terribles répressions lors de l’insurrection de Madagascar en 1947, de la guerre d’Indochine (60 000 hommes) et d’Algérie (5 000). Léopold Sedar Senghor, qui a dédié de sublimes poèmes aux tirailleurs, dénoncent désormais "les dogues noirs de l'Empire". L'image des tirailleurs se brouille, notamment au Maghreb. A suivre...

Notes:

1. Ils viennent à bout des résistances rencontrées (El Hadj Omar en 1857, Lat Dior en 1864, Béhanzin en 1894, Samory Touré en 1898…). Ainsi, en un demi-siècle, quelques centaines de Français et environ 12 000 tirailleurs conquièrent d’immenses territoires formant l’Afrique occidentale et l’Afrique équatoriale française. 

2. Dans la région lyonnaise, un espace commémoratif conserve la mémoire de ces massacres racistes.

Sources:

Guyon Anthony, "1919: du combattant au soldat africain", Outre-Mers, 2018/2 (N) 400-401), p19-35. 

"Tirailleurs sénégalais, les colonies au service de la France", Le Cours de l'histoire sur France Inter du jeudi 30 juin 2022. 

"Les tirailleurs sénégalais", entretien accordé par Anthony Guyon au podcast "Quoi de neuf en Histoire?"

"Tirailleurs sénégalais: comment expliquer une si lente reconnaissance?" [La question du jour sur France Inter] 

"Les hommes noirs étaient vus comme inférieurs et primitifs".