Le dub est un courant de la musique jamaïcaine, né sous les doigts habiles d'ingénieurs du son surdoués et dont la diffusion hors de l'île caribéenne aura une incidence considérable sur toutes les musiques électroniques à venir.
Le dub apparaît dans le contexte éminemment jamaïcain du sound system. Au cours des années 1950, la Jamaïque se dote de ces sortes de disco-mobiles permettant à la population d’écouter et danser sur la musique, à une époque où les disques et la radio coûtent encore chers. Le selecter sélectionne les disques les plus chauds du moment, tandis qu'une sorte de chauffeur de piste, le toaster prend l’habitude de parler sur les disques. En Jamaïque, on l’appelle également deejay. Au cours des années 1960, la production de disques en Jamaïque est impressionnante. On presse les vinyles à la pelle pour alimenter les sound system de Kingston et satisfaire les attentes des danseurs, toujours en quête de nouveaux sons.
Le dub est un terme anglais qui signifie « copier » / « doubler », comme lorsque l'on copie un son d'un support à un autre. Chez les producteurs jamaïcains, on nomme dubplate, le disque qui sert de master à tous les autres. Ce disque laque ou acetate permet de contrôler que le futur pressage ne contient pas d'erreur. C'est ce dubplate qui donne son nom au dub. L'apparition du genre est, en partie, le fruit d'une heureuse erreur technique. Toutes les semaines, Rudy Redwood, selecter d'un des sound system les plus populaires (le Supreme Ruler Sound basé à Spanish Town), se rend aux studios Treasure Isle de Duke Reid, afin de se procurer les nouveaux sons qui cartonnent. Reid met à disposition du selecter des acétates, afin de tester leur popularité sur la piste de danse, avant de les commercialiser ou pas. Fin 1967 ou début 1968, Byron Smith, l'opérateur du studio de Reid, presse un 45 tours du titre On the beach des Paragons. Lors de l'enregistrement, il omet de lancer la piste vocale. Finalement, deux versions sont gravées, une avec voix, l'autre sans. Or, lorsque Redwood diffuse la version instrumentale dans son sound-system, il ne peut que constater l’engouement du public. L'absence de voix permet aux danseurs de chanter le refrain et au deejay de développer ses interventions. C'est ainsi que les instrumentaux deviennent à la mode. Désormais, les 45 tours sortent systématiquement avec une version instrumentale en face B du titre original. Ex : le "Jamaican bolero" de Tommy McCook.
Mais, il ne s'agit pas encore véritablement de dub. Celui-ci n'apparaît que lorsque Osbourne Ruddock, alias King Tubby (le roi des tubes électroniques), opère d'importantes transformations de la matière sonore des versions, comme on se met alors à appeler les instrumentaux. Dès son plus jeune âge, Ruddock monte et remonte des appareils électroménagers pour en comprendre le fonctionnement. Passionné, il répare les appareils électroniques, en particulier les amplificateurs et le matériel de sonorisation. Son expertise lui permet d'être recruté par Duke Reid. A partir de 1968, Tubby possède un petit sound-system installé dans le quartier de Waterhouse (le Tubby's Home Town Hi Fi). Il y diffuse les dub plates qu'il grave à partir de versions des hits Treasure Isle. Le chauffeur de salle se nomme U Roy, un des grands pionniers du style deejay.
Tubby ouvre son propre studio d'enregistrement au 18 Dromilly avenue. Studio est un bien grand mot, car il s'agit de la chambre de sa mère, une pièce exiguë qui ne permet pas d'accueillir de musiciens. Fer à souder en main, le maître des lieux, perfectionniste, ne cesse de modifier son installation afin d'obtenir le son adéquat. Son expertise et sa connaissance quasi scientifique du son incitent les producteurs à lui confier leurs enregistrements pour le mixage et la prise de voix, qui se déroulent avec les moyens du bord, dans la salle de bain.
L'ingénieur du son engage un véritable travail de remodelage et de sculpture des versions. Jusqu'en 1972, faute de console de mixage multipiste, il imagine un système qui fait passer le signal sonore à travers une série de filtres, bloquant les fréquences des différents instruments ou du chant, en fonction de ses désirs. (1) D'un côté, il retranche et enlève de la matière, pour mettre en relief et amplifier le couple rythmique basse/batterie, d'un autre il incorpore toute une série d'effets. Ainsi, les fragments de rythmes sont étirés, remodelés et le principe du remixage posé.
Le dub témoigne d'une réelle capacité à recycler. "Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme." Il permet d'insuffler une nouvelle vie à de vieux morceaux, sublimés et métamorphosés à cette occasion. De la sorte, certains titres, qui n'avaient parfois pas bien marchés, peuvent être déclinés des dizaines de fois. Le remixage créatif de ces versions par Tubby et ses disciples – dont le statut change alors - inaugure une nouvelle conception de la production musicale. Sans être musicien, le King transforme cependant la console de mixage en instrument. Toute une série d'effets participe à la déstructuration de la base instrumentale (le riddim original), jusqu'à créer un nouveau morceau.
Ainsi, le dub est un morceau instrumental dont on modifie les différentes couches sonores. Certains instruments sont mis en avant, quand d'autres sont supprimés ou mis en sourdine, tandis que divers effets sonores donnent du relief à l'ensemble.
> Le delay consiste à répéter plusieurs fois un son. "Don't rush the dub" de Scientist, élève de Tubby, offre un très bel exemple de ces échos répétitifs qui ajoutent de la profondeur et de la texture au morceau.
> La réverbe entretient la persistance du son malgré l'interruption de la source sonore. Cet effet permet de créer une atmosphère immersive et enveloppante. Un exemple avec "Dub you can feel" de King Tubby.
> L'effet phaser module et déphase le signal audio pour créer des crêtes et des creux, produisant un son tourbillonnant et fluctuant.
> A tous ces effets viennent s'ajouter tout un ensemble de bruitages insolites, destinés à surprendre l'auditeur et à briser la monotonie : cris d'effroi, bruits de sirène, d'animaux ou de rembobinage comme sur "Assack Lawn N°1 dub" de Glen Brown et King Tubby.
* un véritable paysage sonore.
Au cours de sessions interminables, Tubby triture et malaxe le son de morceaux nimbés dans un écho spectaculaire, mais aussi désossés pour en faire ressortir le relief et n'en conserver que la substantifique moelle. Il retranche les voix, surexpose la batterie et la basse. Sous les doigts de l'ingénieur du son, cette dernière résonne avec une rondeur incroyable, comme sur ce "Father for the living dubwise", un enregistrement réalisé en collaboration avec le producteur Glen Brown.
Travailleur acharné, producteur prolifique, ingénieur du son surdoué, Tubby magnifie le travail de chanteur comme Linval Thompson, Johnny Clarke ou Cornell Campbell. Travaillant avec les meilleurs producteurs de l'île (Augustus Pablo, Glen Brown, Winston "Niney" Holness, Vivian "Yabby U" Jackson, Bunny Lee et ses Aggrovators), il laisse une œuvre colossale, jalonnée de classiques. Ainsi, en 1973, il remixe les enregistrements de Lee Perry pour l'album Blackboard Jungle Dub ("Fever grass dub").
La mode du dub emporte tout à partir de 1973 et pour le restant de la décennie. Il faut dire que Tubby a formé ses poulains (Prince Jammy, The Scientist, Philip Smart) et fait des émules (Errol Thompson). Le succès est tel que toute une série d'albums intégralement dub sortent au cours de cette période. Un de plus fameux d'entre eux se nomme "King Tubby meets rockers uptown" (1976), fruit de la rencontre au sommet entre le King et Augustus Pablo, prodige du mélodica.
A partir de 1974, Lee Perry devient à son tour ingénieur du son. L'homme se distingue par la conservation de motifs mélodiques, une inventivité débridée avec l'ajout des bruitages les plus insolites à ses enregistrements. Dans son Black Ark studio, entièrement conçu par King Tubby, Perry, pieds nus, un spliff en bouche, polit ses propres productions, jusqu'à obtenir satisfaction. Le résultat est bluffant avec une musique dense, luxuriante, comme sur "Bird in hand", enregistrée avec l'aide des Upsetters, ses musiciens attitrés.
Les variations instrumentales mettent en évidence la partie rythmique qui se révèle une puissante incitation à danser. L'apparition du dub a des conséquences en cascades. Ainsi, les deejays, qui en Jamaïque ne sélectionnent pas les morceaux, mais assurent l'animation des soirées en commentant les sons diffusés par le selecter, trouvent une nouvelle matière pour mettre plus en avant leurs voix avec des interventions plus longues et plus travaillées. Le dub contribue ainsi à l'invention du toast, une forme de proto-rap. Bientôt, les DJ enregistrent leurs interventions sur les versions. Exemple avec "in the ghetto" de Big Joe.
En 1989, un cambrioleur assassine King Tubby, alors âgé de 48 ans. Sa mort correspond aussi à la fin de l'engouement pour le dub en Jamaïque. Plusieurs facteurs explique ce déclin. La production pléthorique de disques à la fin des années 1970 semble avoir provoqué une sorte d'overdose. D'autre part, le dub est enfant du studio et, en Jamaïque, il n'existe pas de groupes de dub susceptibles d'officier sur scène et donc d'entretenir l'intérêt du public. Enfin, en 1985, la réalisation du premier riddim de manière totalement numérique par Prince Jammy, disciple du King, ouvre l'ère du reggae digital et du dancehall, mais clôture celle du dub analogique. Mais, si le genre décline et s'éteint à Kingston, c'est pour mieux essaimer ailleurs Aux Etats-Unis, le dub et ses techniques de remixage pollinisent d'autres genres musicaux : le disco, le hip hop et ses sampling, la house, le punk (Bad Brain : "Leaving Babylon").
Au Royaume-Uni, lassés par les structures simplistes du punk, certains se tournent vers les rythmiques dub à l'image de Bauhaus ("Bela Lugosi's dead") ou des Clash (« The magnificent dance »). Le Guyanais Mad Professor devient le ponte du dub londonien, bientôt épaulé par le groupe Dub Syndicate du producteur Adrian Sherwood. A Bristol, la scène trip hop, menée par Massive Attack incorpore également le genre dans ses créations. Une scène dub spécifiquement française s'est également développée, avec des groupes qui officient en live comme les High Tone, Zenzile ou Improvisators Dub ou Kanka ("Croon it").
C° : Ne nous y trompons pas, le dub ne saurait être réduit à un style de reggae ou résumé à une approche technique de la matière sonore.
Notes :
1. L'acquisition de sa table de mixage Dynamic 4 pistes lui permettra, à partir de 1972, d'isoler beaucoup plus facilement les différents éléments constitutifs d'un enregistrement.
Lexique:
- sound-clash:
joute musicale opposant deux sound-system rivaux. La victoire revient
au sound ayant suscité le plus d'enthousiasme parmi l'auditoire présent.
- Comme son nom l'indique le selecter sélectionne les disques diffusés, toujours à l'écoute des attentes des danseurs.
- Le terme sound-man désigne le propriétaire du sound-system, ainsi que les techniciens y travaillant.
- Dancehall désigne
dans un premier temps la piste de danse du sound-system. Désormais le
mot désigne une forme de reggae digital, très en vogue à partir des
années 1980.
- L'operator est le propriétaire d'un sound-system.
- Le toaster improvise des paroles mi-chantées mi-parlées sur des rythmiques reggae.
- Le dubplate ou special est un disque gravé en un seul exemplaire pour un sound system.
- le riddim est la base instrumentale d'un morceau.
Discographie sélective :
Glen Brown and King Tubby : "Termination dub (1973-1979)", Blood and Fire, 1996.
King Tubby & Prince Jammy : "Dub of rights", Dub gone 2 crazy : in fine style 1975-1979, Blood and Fire, 1996
Prince Jammy : The crowning of Prince Jammy, Pressure Sounds, 1999
King Tubby & the Soul Syndicate : Freedom sounds in dub, Blood and Fire, 1996
Barrington Levy : Barrington Levy in dub, Auralux recordings, 2005
Lee Perry : Blackboard Jungle Dub, 1973
Augustus Pablo : King Tubby meets rockers uptown, 1976
Lee Perry : Return of the Super Ape, 1978
Big Joe : If Deejay was your trade (The Dreads at King Tubby's 1974-1977), Blood and Fire, 1994
Source :
A. "Lloyd Bradley : "Bass Culture. Quand le reggae était roi", Editions Allia, 2005.
B. Bruno Blum : "King Tubby" in "Le Nouveau Dictionnaire du Rock" (dir.) M. Assayas, Robert Laffont, 2014.
C. Pony Music - King Tubby, The Dub master - interview de Thilbault Ehrengardt. (émission Pony Express sur la RTS)
D. T. Ehrengardt : "Real or fake Tubby"
E. "Travail du bricolage et bricolage du travail. Lee Perry au Black Ark studio"
F. Thomas Vendryes, « Des Versions au riddim. Comment la reprise est devenue le principe de création musicale en Jamaïque (1967-1985) », Volume ! [En ligne], 7 : 1 | 2010, mis en ligne le 15 mai 2012, consulté le 05 novembre 2024.