mardi 15 octobre 2024

Gwoka, le pouls de la Guadeloupe.

Au cœur de l'archipel des Antilles, la Guadeloupe, est composée de 9 îles, dont 6 habitées. Le climat, tropical, se caractérise par des températures élevées, des précipitations importantes et une grande fréquence des cyclones. Les deux plus grandes îles, Basse-Terre à l'ouest, Grande-Terre à l'est, forment une sorte de papillon. La première, d'origine volcanique, a pour point culminant La Soufrière. Montagneuse, recouverte d'une forêt tropicale dense, elle représente une biodiversité exceptionnelle. (1) La seconde, plate et aride, est la plus peuplée. On peut encore citer Marie-Galante, les Saintes et La Désirade. Avant que Christophe Colomb ne débarque en 1493, l'île était peuplée par les Arawaks, puis par les Indiens Caraïbe qui l'appelait "Karukéra", "l'île aux belles eaux". Le conquérant espagnol la renomme Guadeloupe, en référence au monastère espagnol Santa Maria de Guadalupe. L'archipel change de mains à plusieurs reprises, tour à tour colonisée par les Espagnols, les Anglais, puis les Français en 1635.  

Ce territoire est aujourd'hui un vestiges de l'empire colonial. La conquête a provoqué l'extermination des populations autochtones (Arawaks, indiens Caraïbes), l'appropriation des terres et de leurs ressources par les colons (puis leurs descendants békés) dont l'exploitation reposait sur le travail des esclaves. Déportés d'Afrique, ces derniers trimaient dans des conditions effroyables, dans le cadre d'une économie de plantation (tabac, le coton et la canne à sucre). L'intense métissage de la population trouve son origine dans les très importants transferts de populations : colons d'origine européenne, esclaves africains, travailleurs engagés originaires du sous-continent indien après 1848... Ce creuset migratoire a permis la créolisation, donnant naissance à des syncrétismes culturels foisonnants, dont la littérature, la danse, la musique portent témoignage.

Filo gèn', CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons


Le gwoka est un genre musical (mais aussi une danse, un mode de vie et de pensées)
naît de l'expérience traumatisante de l'esclavage. Au cours de rassemblements autorisés, la pratique du tambour est attestée dans les quartiers d'esclaves au XVIII° siècle. "Cependant, les pratiques sociales et culturelles qui sont le creuset du gwoka de la Guadeloupe (...) ne sont pas possibles avant 1848. La progressive codification de genres musicaux n’est possible que si l’expression et la circulation des individus est libre", rappelle Bertrand Dicale. (source F) Les plus anciens témoignages notent la présence d'un tambour volumineux, pratiqué par un musicien qui enjambe l'instrument. Ce tambour est appelé "gros-ka", puis "gwo-ka", car il est initialement fabriqué à partir d'un gros-quart de salaison et d'une membrane animale.

Il était joué lors des récoltes ou au moment de la paie, une fois l'esclavage aboli. De son apparition aux années 1960, la pratique du gwo-ka est confinée loin des villes, dans les milieux défavorisés. Paysans et petits travailleurs ruraux s'y adonnent dans le cadre de soirées, les lewoz (initialement organisées lors de la paie des coupeurs de cannes), dans le cadre des veillées funéraires, puis du carnaval. Les éléments constitutifs du gwoka se fixent progressivement. Les rythmes sont joués avec plusieurs types de percussions, les tambours ka déjà mentionnés, avec le makè, le tambour soliste à la sonorité aigue, les deux boula, au son plus grave. On ajoute aussi un hochet fait d'une calebasse évidé nommé chacha et un bâton de rythme, le tibwa. Les percussions accompagnent un chant de forme responsoriale en créole guadeloupéen, associant un chœur (répondè) et un soliste (chantè ou un conteur). (2) Un dialogue s'établit entre l'assistance, le danseur, les percussionnistes et particulièrement le tambour soliste makè, dont on apprécie les capacités d'improvisation et la faculté à entrer en interaction avec la danseuse ou le danseur. La musique doit prolonger le mouvement de ces derniers, et non l'inverse. Les tambouyés (joueurs de tambours) exécutent des rythmes codifiés structurés autour de 7 rythmes de base (toumblak, graj, kaladja, padjanbèl, woulé, menndè, léwòz).

Les chants sont consacrés à la vie quotidienne, aux conditions de travail, oscillant entre un moralisme sentencieux et une dénonciation directe de l'exploitation des plus pauvres. Ces critiques ouvertes suscitent son ostracisme de la part de l'Eglise, des autorités et d'une bonne société exécrant cette expression créolophone, rurale, prolétaire. La pratique du gwo-ka se transmet et se diffuse par l'intermédiaire des chanteurs et maîtres percussionnistes dont les plus fameux se nomment Carnot, Arthème Boisbant et surtout Marcel Lollia, dit "Vélo". Tambourinaire virtuose, ce dernier improvise des performances sur la voie publique et transmet son savoir aux jeunes générations. Avec ses comparses Anzala et Dolor, il enregistre "Ti fi la ou Té Madam'

Menacé un temps de disparition, cantonné aux régions rurales, le gwo-ka s'enrichit d'une puissante dimension contestataire à partir de la fin des années 1960, au moment où l'industrie sucrière traverse une crise profonde et que s'affirme la lutte indépendantiste. C'est aussi à cette époque qu'ont lieu les premiers enregistrements  de gwo-ka en 45-tours. Ils sont le fait de tambouyés chevronnés (Vélo et Boisbant), ainsi que du chanteur Robert Loyson. Dans "Gwadloup tranglé", ce dernier dénonce les fermetures d'usines, qui précipite les ouvriers dans la misère. "La Guadeloupe s’étouffe ! Messieurs la Guadeloupe s’étouffe, elle ne s’en sortira pas (…) Nous vivons de la canne, nous la vendons à l’usine, vous avez fermé l’usine de Sainte-Marthe, j’ai vu la Guadeloupe s’étouffer, maintenant ils ferment l’usine de Blanchet, celle de Darboussier, ou va la Guadeloupe ? " Il enregistre également "Ji canne à la Richesse pt.2", une mise en accusation du changement de mode de paiement des travailleurs de la canne, encore et toujours spoliés. 

Par la "loi d'assimilation juridique" de 1946, le territoire de l'ancien empire colonial devient un département d'outre-mer (puis région en 1982). Les préfets remplacent les gouverneurs. Ce changement de statut doit permettre aux Guadeloupéens "de bénéficier des protections offertes par les principes républicains" (source G p 47), mais aussi d'améliorer les conditions de vie matérielles du territoire. Si le niveau de vie moyen augmente, les aspirations à la justice sociale peinent à se concrétiser. La persistance d'une exploitation économique de type colonial entrave l'avènement de la société de consommation. En parallèle, l'économie guadeloupéenne se tertiarise (fonction publique, tourisme), tandis que l'agriculture se réoriente dans la monoculture de la banane d'exportation. A la fin septembre 1966, les dévastations liées au passage du cyclone Ines plongent des milliers de familles dans un dénuement complet. La crise de l'économie sucrière nourrit également l'exaspération et suscite de puissants conflits sociaux, qui se déroulent désormais au son des tambours gwoka.

C'est dans ce contexte social tendu qu'intervient la campagne des élections législatives du début 1967, marquée par la répression politique à l'encontre des mouvements autonomistes ou des candidats du Parti Communiste. Le 20 mars 1967, la provocation raciste d'un commerçant qui lance son chien sur un cordonnier infirme, déchaîne une colère appelée à durer. L'épisode inspire le titre "Bel chien en moin" au chanteur Raphaël Zachille.

La fermeture de plusieurs usines dans les campagnes entraîne un exode vers la périphérie de Pointre-à-Pitre. La ville, qui a fait l'objet d'une vaste campagne de rénovation urbaine, connaît un boom du secteur du bâtiment, dont ne profite guère les travailleurs. Lassés d'être exploités et espérant une augmentation de salaire de 2%, ces derniers déclenchent une grève générale le 23 mai 1967. (3) Ti Malo:"Man blow" de Ti Malo revient sur ce contexte explosif.

De rudes négociations s'ouvrent avec le patronat, dont un délégué lance aux grévistes : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront leur travail ». Une manifestation s'organise devant la chambre de commerce. Face aux CRS rassemblés, les protestataires lancent des cornes de lambi et des bouteilles. La police ouvre le feu et tue. Parmi les victimes se trouve Jack NESTOR, un militant du GONG (Groupe d'Organisation Nationale de la Guadeloupe), ce qui n'est certainement pas un hasard. La population, révoltée, afflue le lendemain vers le centre de Pointe-à-Pitre. Des véhicules sont brûlés, des boutiques pillées. Les CRS se livrent à une chasse à l'homme, dont certains sont exécutés au sein même des locaux de la gendarmerie de Morne Niquel. Le bilan du massacre colonial s'élève à plusieurs dizaine de morts, des centaines de blessés et d’arrestations arbitraires. Le gouvernement utilise cet événement pour se débarrasser du mouvement nationaliste en pleine effervescence en intentant des procès à l'encontre de militants du GONG ou de l'Association Générale des Etudiants Guadeloupéens, dont les membres interprètent en 1979 un titre commémorant le massacre de «Mé 67». (citons aussi "Mai 67" par Dominik Coco)

Au sein des milieux nationalistes et indépendantistes, la départementalisation et la demande d'assimilation juridique apparaissent comme une perpétuation de la colonisation. Les partisans de l'autonomie réclament le respect d'un droit à la différence, afin de mieux tenir compte des spécificités locales, ainsi qu'une accélération de la déconcentration et de la décentralisation du pouvoir.

La répression féroce se poursuit à l'encontre de toutes celles et ceux qui se rebellent contre l'exploitation, "la pwofitasyon", et militent pour une autre société en Guadeloupe. Le nationalisme grandit, associé à un discours nettement anticolonial, porté par un mouvement comme le GONG. Le gwoka raisonne souvent lors des luttes indépendantistes ou syndicalistes. Ainsi, Guy Konkèt, chanteur militant et tambouyé, n'hésite pas à jouer sur les piquets de grève, ce qui lui vaut d'être arrêté et emprisonné en 1971. L'année suivante, il enregistre "Gwadloup malad", chronique de la crise économique dans laquelle s'enfonce l'île. "wi mé frè la Gwadloup malad oh! fô nou touvé on rimèd mésié / pou nou sové péyi-la mézanmi oh". [autre marquant : "Faya faya" ]

Dans un optique franchement nationaliste, le guitariste Gérard Lockel se veut le promoteur d'un "gwo-ka modèen", débarrassé des influences européennes. Membre de l'Union Populaire pour la Libération de la Guadeloupe depuis sa création en 1978, il compose son hymne : "chant lendependance". "Guadeloupéens, guadeloupéennes / La Guadeloupe est en danger / Nous ne pouvons pas rester comme ça / Il faut nous mettions toutes nos forces / Dans un seul combat / Pour résister ! / De jour en jour / L’ennemi nous envahit ! / Nous devons faire attention / Le temps passe ! / Guadeloupéens, guadeloupéennes / Nous sommes tous debout / Tous ensemble, pour que nous puissions / Sauver le pays et gagner notre liberté ! / Sauver le pays et gagner notre liberté !"

En parallèle, le gouvernement français organise et sponsorise une vaste politique migratoire pour répondre aux besoins de main d'œuvre en métropole et afin de contrer les effets de la "surpopulation" insulaire. Les autorités françaises  mettent donc en place le BUMIDOM, un organisme qui draine vers l'hexagone une main d'œuvre bon marché, destinée à occuper les emplois mal payés de la fonction publique (PTT, SNCF, hôpitaux), délaissés par les métropolitains. "Mi bel bitin à Paris" par Ti Celeste raconte la mésaventure des Antillais lorsqu'ils se perdent dans le métro dont ils confondent l'organisation avec ceux des transports publics en vigueur en Guadeloupe.

En 2009, la dénonciation des prix exorbitants atteints par les produits de consommation courante dans une économie insulaire contrôlée par une poignée de grands groupes, débouche sur une grève générale massive, qui paralyse tous les secteurs économiques. Les participants au mouvement s'organisent au sein d'un  collectif d'associations et de syndicats appelé LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon) - Union contre les abus outranciers, dont les membres revendiquent une « propriété culturelle et identitaire » de la Guadeloupe contre la "Pwofitasyon", l'exploitation outrancière opérée par les monopoles économiques et financiers qui contrôlent l'archipel. Les manifestants scandent "La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup a pa ta yo, yo péké fè sa yo vlé an péyi an nou « La Guadeloupe est à nous , la Guadeloupe n'est pas à eux : ils ne feront pas ce qu’ils veulent dans notre pays ». Yo" désigne les profiteurs (descendants de békés, affairistes métros). Tout au long du conflit social, les musiciens se relaient pour apporter leur soutien aux manifestants. Les groupes porteurs de revendications identitaires tels qu'Akiyo ou Voukoum, mobilisés pour la sauvegarde et le renouveau du patrimoine culturel de la Guadeloupe, s'impliquent tout particulièrement.  [Akiyo & Voukoum : "la Gwadloup sé tan nou"]

Longtemps considérée comme une musique pour soulards ("neg a ronm") ou culs terreux mal dégrossis ("misik a vié nèg"), le gwoka cesse d'être frappé de stigmatisation et fait l'objet d'un travail de revalorisationDe 1970 à 1980, animés par l’affirmation de leur antillanité, des batteurs et chanteurs de Gwo-ka commencent, un vrai travail de recherche, de valorisation, d’éducation et de création. 

Le gwo-ka revêt différentes fonctions : une fonction éducative par la transmission orale d'une histoire, de valeurs communes, une fonction de contestation par le biais de commentaires sur les réalités de la société guadeloupéenne, une fonction récréative avec les rassemblements festifs unissant danseurs et chanteurs autour des tambouyés lors des léwoz, une fonction unificatrice et cathartique. En 2014, il est inscrit sur la liste du patrimoine immatériel de l'humanité de l'Unesco. Lionel Davidas rappelle que « […] pour les Africains-Américains, la quête constante d’identité constitue une véritable stratégie de survie face à l’aliénation toujours possible, face au danger de standardisation par l’assimilation aux valeurs culturelles du courant dominant euro-américain […] ».

C° : Si beaucoup de Guadeloupéens se réjouissent de cette reconnaissance internationale, d'autres redoutent qu'elle ne précipite le gwoka dans le piège de la commercialisation, contribuant à faire perdre son âme au genre. Force est de constater en tout cas que cette valorisation culturelle n'a suscité qu'un intérêt très limité au sein de l'industrie musicale hexagonale, qui n'envisage trop souvent les musiques antillaises que sous l'angle de la futilité.

Notes : 

1. En 1989 est créé un parc national d'Outre-Mer, complété par la réserve naturelle marine du Grand-Cul-de-Sac Marin. 

2. Le bouladjel est une technique de chant, un jeu polyrythmique de bruits de gorges et d'onomatopées, accompagné de battements de main, pratiqué notamment lors des veillées mortuaires.

3. Les ouvriers du bâtiment manifestent pour obtenir une augmentation de salaire de 2,5%. Le patronat, inflexible, balaye les revendications syndicales. Les manifestations tournent bientôt à l'affrontement avec la police. La police tire à vue. Jacques Nestor, leader indépendantiste, est abattu par les CRS. Les manifestants, armés de coquillages (les conques de lambi) ne peuvent rien face aux balles. Le bilan officiel, vraisemblablement sous-évalué, fait état de huit morts. 

Fred Deshayes : "La vi fofilé" ("la vie effiloché")

Sources:

A. "Recueil des mémoires de 1967" par la Médiathèque Caraïbe Bettino Lara.

B. Lionel Besnard : "Musiques ultramarines. Trésors discographiques des Caraïbes, océans indiens et Pacifique", Le mot et le reste, 2022.

C. "Gwo Ka et chants d'esclaves". Cette page propose de précieuses ressources (documentaires, discographie)

D. Bruno Blum : "Les musiques des Caraïbes. Du vaudou au calypso", Le Castor Astral, 2021.

E. Freddy Marcin, Le gwoka à l'heure de l'Unesco: entre reconnaissance et interpénétration culturelle (pp. 253-276) dans J. Kroubo Dagnini (dir.), Musiques noires. L'Histoire d'une résistance sonore, Camion blanc, 2016, 518 pages

F. "Traces musicales de l'esclavage. Richesses et silence de la France", exposition en ligne de la Sacem conçue par Bertrand Dicale.  

G. Audrey Célestine : "La départementalisation sans l'émancipation", in "Colonisations, notre histoire" (dir.) Singaravélou, Seuil, 2023.

H. "Gwoka I podcast I sons d'hiver", série documentaire de Jeanne Lacaille.

I. "Le territoire français : bien au-delà de l'hexagone", émission Géographie à la carte (France Culture) du jeudi 21 octobre 2021.

J. "Pwofitasyon, 70 ans de lutte contre l'exploitation", émission La Marche du monde du 13 juin 2019.

jeudi 19 septembre 2024

Un voyage en absurdie, au Sardounistan.

Le 15 août 2023, au cours d'un entretien, la chanteuse Juliette Armanet attaque frontalement Les Lacs du Connemara, moquant son "côté scout, sectaire" et taxant la musique de Jacques Revaux "d'immonde". "C'est de droite, rien ne vas", conclut-elle, lapidaire. Les propos, savamment relayés par des médias en manque de scoop, font polémiques. Le titre, saturé de clichés, décrit un mariage irlandais traditionnel et n'a rien de spécialement "de droite". À défaut d'être très intelligents, les propos de la chanteuse nous permettront de nous interroger sur la vision de la France, de son histoire et de sa société, véhiculée dans les enregistrements de Michel Sardou. 

* Contre l'anti-américanisme.

Fils du comédien Fernand Sardou et de la danseuse Jacky Rollin, Michel s'initie au théâtre, fait du cabaret, puis se lance dans la chanson en 1966. Les débuts sont timides. Dans un premier temps, la conception des chansons est généralement assurée par Jacques Revaux pour la musique, et Pierre Delanoë pour les paroles. En 1967, alors que sur les campus, les étudiants protestent contre l'engagement au Vietnam et brûlent la bannière étoilée, Sardou enregistre "Les Ricains", sur fond de musique western. L’année précédente, Charles de Gaulle a condamné l’intervention de Washington et claqué la porte du commandement intégré de l’OTAN. À rebours, le chanteur salue le sacrifice des GI's qui débarquèrent sur les plages normandes en 1944. "Si les Ricains n'étaient pas là / Vous seriez tous en Germanie / A parler de je ne sais quoi / A saluer je ne sais qui", chante-t-il. Pour renforcer le propos, il insère dans un des enregistrements les échos d'un meeting nazi. Sans être interdite, la chanson est "déconseillée" aux programmateurs de la radio nationale. Le titre, remarqué, contribue à imposer Sardou comme un chanteur à contre-courant.  

Avec "Monsieur le président de France", Sardou enfonce le clou. Alors que la guerre du Vietnam suscite l'hostilité de la jeunesse du monde entier, le chanteur, pour mieux pourfendre l'anti-américanisme à l'œuvre, se place dans la peau d'un jeune homme dont le père est mort lors du débarquement allié en Normandie. De la sorte, il se met l'auditeur dans la poche et conclut : "Dites à ceux qui ont oublié, / A ceux qui brûlent mon drapeau, / En souvenir de ces années, / Qu'ce sont les derniers des salauds". Enfin, la plage musicale se clôt par la mélodie d'A long way to Tipperary, si populaire au moment de la Libération. En résumé, la mort de soldats américains en 1944 justifierait l'impérialisme américain au Vietnam.  

* Le Franchouillard.

En 1969, Barclay résilie son contrat, estimant qu'il n'est pas fait pour ce métier, mais Sardou persévère et obtient ses premiers succès en titillant la fibre patriotique de l'auditoire. En 1970, Les bals populaires lancent sa carrière. L'ascension est irrésistible et le succès s'installe dans la durée. Dans la foulée de cette première réussite, il enregistre "J'habite en France", forge sa réputation de chanteur populaire, attaché aux valeurs traditionnelles, volontiers cocardier et chantre de la "majorité silencieuse". En cherchant à tordre le cou aux clichés, Sardou en alimente d'autres que l'on pourrait résumer ainsi : le Français ne picole pas, n'est pas plus con qu'un autre, baise bien sa femme et fait de la bonne musique. L'arrangement met ici à l'honneur les cuivres agressifs, une rythmique lourde, un accordéon, histoire de faire couleur locale.

* Les pages du livre d'histoire.

L'histoire constitue une des thématiques récurrentes de l'œuvre de Sardou. Puisons dans ce riche répertoire.

En 1983, "L'an mil" accumule clichés et approximations historiques, offrant une vision caricaturale d'un sombre Moyen Âge. Inspiré très librement d'un livre de Georges Duby, « L'An Mil » est un titre-fleuve avec des changements de rythme, des montées dramatiques et des pauses inquiétantes. ["Des crucifix brisés rouillent en haut des montagnes / Des abbayes se changent en maison de campagne / Des peuples enfants gaspillent la dernière fontaine / Des peuples fous répandent la fureur et la haine".]

Son "Danton" (1972), co-écrit avec Maurice Vidalin, fait du révolutionnaire un patriote raisonnable, mettant en garde ses juges contre le fanatisme et les excès à venir du Comité de Salut Public. Danton peut être compris comme une dénonciation des révolutionnaires qui se réclament de Robespierre et des Jacobins. Sardou prophétise la venue d'un tyran, qui pourrait être Napoléon ou de Gaulle. L’interprétation, qui oppose la voix de l’interprète à celle d’une foule sur un fond de musique martiale, fait de l’homme sensé la victime du groupe. ["Les pauvres ont besoin de l'église / C'est un peu là qu'ils sont humains / Brûler leur Dieu est la bêtise / Qu'ont déjà commis les Romains / Ils ont toujours, dans leur malheur / La certitude d'un sauveur / Laissez les croire à leur vision / Chassez de nous ce Robespierre / Rongé de haine et de colère, / Cet impuissant fou d'ambition"]

En plein bicentenaire de la Révolution, Sardou enregistre "Un jour la liberté" (1989). Il y fustige la Terreur, redit son amour de la Liberté en insistant sur la trahison des idéaux des Lumières, dévoyés selon lui par les événements. L'introduction fait un emprunt au Chant des partisans, tandis que les paroles annoncent l'Apocalypse. "Elle avait de bonnes intentions / La Révolution". « Pour proclamer les droits de l'homme / Je m'inscrirai aux Jacobins / Mais comme je crois au droit des hommes / Je passerai aux Girondins » « Si la France était menacée / Comme eux j'irai mourir à pied / […] Mais qu'on brûle un bout de mon champ / Alors je me ferai Chouan » 

Opérons un nouveau bond chronologique avec "Le bon temps des colonies" (1975). "Autrefois à Colomb-Béchar, j'avais plein de serviteurs noirs / Et quatre filles dans mon lit, au temps béni des colonies". Le chanteur incarne un colon dans la bouche duquel sous-entendus racistes, clichés, nostalgie déplacée, s'enchaînent. Face à ceux qui l'accusent de faire l'apologie du colonialisme, le chanteur clame que les paroles sont à prendre au second degré. L'argument peine à convaincre. Le fait colonial y est au contraire assumé dans sa vérité crue: la soumission de populations considérées comme inférieures, l'exploitations de territoires envisagés comme des réserves à matière premières ("On pense encore à toi, oh Bwana / Dis nous ce que t'as pas, on en a"). Or, une fois l'indépendance acquise, l'ancienne métropole n'a plus un accès direct à ces ressources, ce que semble regretter notre chanteur dans "Ils ont le pétrole" (1979). La richesse matérielle ne fait pas tout. Si les puissances du Golfe ont le pétrole, des dollars, des barils, ils leur manquent ce qui fait, d'après Sardou, les petits plaisirs simples de la vie: "le bon pain", "le bon vin". Le texte se réfère à la campagne lancée par le gouvernement Barre contre la gabegie, résumée par le slogan: "On n'a pas de pétrole, mais on a des idées". Les paroles, très agressives à l'encontre des  Arabes (jamais désignés) ne font pas dans la dentelle et osent  même un douteux « Martel à Poitiers »… 

Sardou aime à brouiller les pistes. Dans "Zombi Dupont" (1973), il raconte l'histoire d'un aborigène vivant au fin fond de l'Australie et que des « âmes bien pensantes », au nom de ce qu'elles considèrent être la civilisation, veulent instruire. Nom de baptême, scolarité, souliers, confort matériel, service national, Zombi Dupont refusera finalement tout et retournera vivre en « sauvage » au milieu de sa forêt.    

A notre avis, une des plus grandes réussites du chanteur reste sans doute "Verdun" (1979), lieu de bravoure et d'héroïsme, certes mais aussi le théâtre d'une grande boucherie. Sardou insiste sur le décalage dans la représentation de la bataille entre ceux qui y ont participé et ceux qui n'en ont entendu parler que dans les livres. Pour ces derniers, Verdun n'est qu'un "champ perdu dans le nord-est, entre Epinal et Bucarest", "c'est une statue sur la Grand Place / finalement la terreur ce n'est qu'un vieux qui passe". 

En 1983, Sardou, aidé du très anticommuniste Pierre Delanoë, se sert de la figure de "Vladimir Ilitch" (1983) pour dresser un réquisitoire contre l'Union soviétique. Les idéaux socialistes ont été trahis par la tyrannie stalinienne, puis par des apparatchiks corrompus, qui n'ont pas hésité à écraser les peuples, de Prague à Varsovie. (« Lénine, relève-toi : ils sont devenus fous », «Toi qui avais rêvé l'égalité des hommes».)

* Géographie de l'à peu près.

De nombreux titres témoignent du goût du chanteur pour le voyage et l'exotisme. L'omniprésence de termes étrangers aux sonorités étonnantes, le lyrisme, teinté d'une certaine nostalgie transportent l'auditeur dans un ailleurs fantasmé. Il est vrai que Sardou, pour y parvenir, ne lésine ni sur les clichés ni sur les approximations géographiques. Exemple avec l'introduction d'Afrique A dieu.

En 1986, Sardou dresse le portrait de "Musulmanes" qui semblent directement sorties de tableaux d'un peintre orientaliste. Les stéréotypes abondent. Ainsi ces femmes, dépeintes comme sensuelles, sont présentées comme des prisonnières, victimes de la violence atavique des hommes. Dans le clip réalisé pour l'occasion, Sardou incarne un pilote de l'Aéropostale échappant à des Touaregs pillards, avec la complicité de femmes voilées.

* Le chanteur donne aussi son avis sur les transformations de la société, l'évolution des mœurs, tant au niveau individuel que dans un cadre familial.

En 1976, J'accuse  débute d'abord comme un plaidoyer écologiste, avant que les paroles de Pierre Delanöe ne verse dans l'homophobie. "J'accuse les hommes de croire des hypocrites moitié pédés, moitié hermaphrodite", instrumentalisant au passage la mémoire du malheureux Zola (qui a dû faire un triple salto dans son cercueil). Dans Le rire du sergent, un jeune conscrit se moque de l'officier homosexuel dont il obtient des passe-droits ("la folle du régiment, la préférée du capitaine des dragons"). Dans les "filles d'aujourd'hui", il déplore que ces dernières n'aiment que les "garçons au teint pâle et femelle". Dans Chanteur de jazz (1985), il se gausse des "nuées de pédales" sortant de Carnegie Hall. Les critiques fusent face à cette homophobie décomplexée. L'évolution des mentalités aidant, en 1990, Sardou demande à Didier Barbelivien de lui écrire Le privilège. Il s'y met dans la peau d'un jeune interne homosexuel, hésitant à faire son coming out. Le texte du refrain reste imprégné de préjugés qui font de l'homosexualité une maladie mentale. «Est-ce une maladie ordinaire / un garçon qui aime un garçon» Rappelons que jusqu'en 1992, l'homosexualité reste considérée comme une pathologie psychiatrique.

* Dans plusieurs de ses chanson les femmes correspondent à des archétypes, tour à tour épouse, mère, objet sexuel passif ou putain. Avec "Les vieux mariés" (1973), le chanteur réduit l'épouse à sa fonction procréatrice. "Tu m'as donné de beaux enfants. / Tu as le droit de te reposer maintenant."  "Vive la mariée" enfonce le clou : "C'est elle qui me fera bien sûr tous les enfants qu'il me fallait. / Je sais qu'elle en fera des premiers de leur classe, / Des gamins bien polis, des garçons sans copains / Je sais qu'ils apprendront à s'éloigner de moi / A dormir dans son lit, à pleurer dans ses bras"

Quand elles ne sont pas génitrices, les femmes sont là pour assurer la satisfaction sexuelle masculine. “ J’aime bien les moutons / Quand je suis le berger / C'est gentil c'est mignon, / L'été à Saint-Tropez, / Les moutons en jupon ” ( Les Moutons). Lors des ébats, l'homme a toujours le rôle actif, lui seul est capable de procurer la jouissance à sa partenaire, comme en témoignent les paroles de "Je vais t'aimer". C'est encore le cas de « Je veux l'épouser pour un soir, mettre le feu à sa mémoire ». Paroles vantardes et musique emphatique : on est dans la veine du Sardou donjuanesque qui ambitionne « d'épuiser » d'amour les femmes avant de s'éclipser, heureux et repu. Les paroles témoignent d'une certaine idée de la masculinité dans les années 1970.

Dans "Villes de solitude" (1973), Sardou fait chanter par le personnage qu'il incarne : "J'ai envie de violer des femmes. De les forcer à m'admirer. Envie de boire toutes leurs larmes. Et de disparaître en fumée". Le chanteur se défend de faire l'apologie du viol. Le personnage est un loser, frustré, dont les bas instincts et pulsions refoulées sont libérés par l'ivresse. A la fin du titre, dégrisé, il semble reprendre sa place au sein d'"une multitude qui défile au pas cadencé". "Je ne suis pas ce que je chante", répond Sardou à ses accusateurs. L'atmosphère du morceau entretient en tout cas la culture du viol. 

En 1981, avec "Etre une femme", Sardou raille l'évolution de la condition féminine. Il se moque de l'effacement des attributs traditionnellement attachés à la féminité (« enceinte jusqu'au fond des yeux, qu'on a envie d'appeler monsieur ; en robe du soir, à talons plats, Qu'on voudrait bien appeler papa »), tout en enchaînant les commentaires concupiscents (« femme des années 1980, mais femme jusqu'au bout des seins (...) Qu'on a envie d'appeler Georges, mais qu'on aime bien sans soutien-gorge »)

* Une France malade et sur le déclin (désindustrialisation, école, dénatalité).

La hantise du déclin traverse l'ensemble de l'œuvre. Sardou paraît obsédé par l'éclipse de l'influence de la France dans le monde. En 1975, "Le France" compte la triste destinée du paquebot du même nom, ce fleuron de l'ingénierie française désormais amarré au « quai de l'oubli » au port du Havre. La chanson, qui reste l'un des plus grands tubes de Sardou, est saluée à sa sortie par les syndicats et les communistes, en même temps qu'elle contribue à donner de lui l'image d'un chanteur patriote. Il y joue le rôle du bateau (« J'étais un bateau gigantesque »), pour mieux dénoncer l'injustice que représente, d'après lui, la fin de son exploitation (« J'étais la France qu'est-ce qu'il en reste, un corps mort pour des cormorans »). La musique, grandiloquente, aurait pu être jouée par l'orchestre du Titanic.

"6 milliards, 900 millions, 980 mille" (1978) évoque la baisse de la natalité française provoquée, entre autres, par la chute de la fécondité et par le vieillissement de la population. Le spectre de la dénatalité se profile, suscitant l'angoisse de notre chanteur qui redoute que le Français ne soit un peuple en voie d' extinction. "Mais j ' aimerais que quelqu'un vienne m' expliquer pourquoi, / Nous, les champions de l' amour, / Nous en resterons toujours / A n' avoir seulement que
50 millions de Gaulois.
"  

En 1976, alors que la perpétuation de la peine de mort se pose, Sardou enregistre "Je suis pour", un plaidoyer en faveur de la guillotine. Adoptant une méthode que Sarkozy fera sienne ensuite, le chanteur incarne un père dont l'enfant a été assassiné. Rongé par la colère, ce dernier clame son désir de vengeance. Le titre sort en plein affaire Patrick Henry. Sardou se défend de toute apologie de la peine de mort, affirmant avoir fait une chanson sur la loi du talion et les instincts paternels. Il n'empêche, la construction du morceau dit tout l'inverse, car Sardou pose d'abord le réquisitoire : "Tu as volé mon enfant / Versé le sang de mon sang", avant d'énoncer un verdict sans appel : "Tu n'as plus besoin d'avocat / J'aurais ta peau tu périras [...] / Je veux ta mort [...] / J'aurais ta mort [...] / J'aurais ta tête en haut d'un mât" Démagogue, le chanteur crie avec les loups car, à l'époque, si l'on en croit les sondages, une majorité de Français se prononce pour le maintien de la peine de mort. La sortie du morceau suscite une vive polémique. Les concerts s'accompagnent de manifestations hostiles. Des comités anti-Sardou se forment, obligeant le chanteur à interrompre son tour de chant en 1977.

Le système éducatif en prend également pour son grade. Le titre "Les deux écolesrenvoie dos à dos école publique et privée. Il sort en 1984, alors que la majorité socialiste tente de constituer un "grand service public unifié de l'éducation". Pour le ministre Alain Savary, il s'agit d'assujettir aux règles communes les établissements privés bénéficiant de fonds publics. Les paroles du morceau semblent ménager la chèvre et le chou, reconnaissant au privé et au public des qualités et, surtout, des défauts. Reste qu'en établissant une équivalence entre les deux systèmes, le chanteur entérine le fait que le privé reste au-dessus des lois, recrutant ses élèves avec ses propres règles, ce qui aboutit, in fine, à la création d'une ségrégation sociale en matière scolaire. Le 24 juin 1984, Michel Sardou se trouve parmi les deux millions de manifestants qui réclament, et obtiennent, le retrait du projet gouvernemental. En 1992, "le Bac G" lui permet de dénigrer l'enseignement de la filière technologique dispensée dans le secondaire. Dans "100 000 universités", il dépeint un avenir anxiogène et terne, opposant les petits métiers artisanaux, pratiques, à la vacuité des études universitaires, théoriques et inutiles. 

La même année, "La débandade" (1984) est une violente charge contre le pouvoir "socialo-communiste" au pouvoir depuis trois ans. "Il y a dans l'air que l'on respire / Comme une odeur, comme un malaise / Tous les rats s'apprêtent à partir / Ne vois-tu rien de ta falaise?" Comme à son habitude, Sardou joue les Cassandre. En phase avec le tournant de la rigueur.

2006, "Allons danser" Sarkozy est sur le point de se lancer à l'assaut de l'Elysée, Sardou semble enregistrer la bande son du quinquennat à venir. "La France, tu l'aimes ou tu la quittes" lançait l'homme aux talonnettes. Pour sa part, Michel chante: "D'où que tu viennes, bienvenue chez moi / En sachant qu'il faut respecter / Ceux qui sont venus longtemps avant toi", ou encore "Parlons enfin des droits acquis / Alors que tout, tout passe ici bas / Il faudra bien qu'on en oublie / Sous peine de ne jamais avoir de droits." Une bonne rengaine de droite en somme. 

Conclusion : A bien y regarder, la plupart des morceaux sont ambigus, comme si leur interprète voulait, tout en chérissant la provocation, toujours se ménager une porte de sortie. Sardou se justifie en avançant que lorsqu'il chante, il incarne des personnages fictifs dont les paroles reflètent les opinions, pas les siennes. L'exceptionnelle carrière du chanteur qui court sur bientôt 60 ans, la popularité de ses chansons témoignent, en creux, de la prégnance, au sein d'une grande partie de l'opinion publique française, d'une certaine forme de déclinisme, mais aussi des regrets face à la remise en cause des valeurs traditionnelles. Si le chœur des adeptes du "c'était mieux avant" compte de nombreux membres, Sardou en est indubitablement le coryphée. En même temps, ses morceaux dressent le portrait d'un individu farouchement individualiste et rétif à l'autorité, qu'elle soit incarnée par l'armée ou l'école. Il reste donc difficile de ranger l'artiste dans une case.

Bref, Sardou, "c'est un cri, c'est un chant", une voix, capable de transporter l'auditoire en concert, c'est aussi le poil à gratter d'une chanson française qui a parfois tendance à se regarder le nombril. Alors profitons de ses chansons, car comme chacun sait ( Thomas Croisière plus que quiconque), "la vie c'est plus marrant / c'est moins désespérant / en chantant".

Sources :

A. Jean Viau, « Michel Sardou : une vedette authentiquement marginale », in La Chanson politique en Europe, éditions des P. U. de Bordeaux, 2008. 

B. Louis-Jean Calvet et Jean-Claude Klein : "Faut-il brûler Sardou?", éditions Savelli, 1978

C. "De la pire à la meilleure, nous avons classé les 323 chansons de Michel Sardou", Le Point

D. Poscast Stockholm Sardou.

E. L'indispensable chronique de Thomas Croisière sur France Inter.

jeudi 29 août 2024

Le Cap-Vert, un archipel de musiques.

Le Cap-Vert est un archipel de l'océan Atlantique situé à 500 km au large du Sénégal. Ce n'est pas un cap et il n'est vert que trois mois de l'année. Composé d'une dizaine d'îles volcaniques et arides, il n'était pas peuplé lorsque les marins portugais y débarquèrent au milieu du XV° siècle. Aux yeux des colonisateurs, l'absence de ressources est compensée par une position géographique avantageuse qui transforme les lieux  en une escale sur la route entre l'Afrique et l'Amérique, dans le cadre du commerce triangulaire. Le peuplement cap-verdien, fruit de cette traite négrière, se caractérise par un très important métissage. Des dizaines de milliers d'individus arrachés à l'Afrique y débarquent pour trimer sur des plantations de canne à sucre ou de coton détenues par les colons portugais.   

 

"Sodade" est une célèbre morna interprétée par Cesaria Evora qui puise son inspiration dans l'émigration forcée de milliers de Cap-verdiens vers São Tomé-et-Principe, contraints par le pouvoir colonial de travailler dans les plantations de cacaos pour le compte de propriétaires terriens portugais, dans des conditions proches de l'esclavage.

Les métissages, nombreux, contribuent à la formation d'un créole appelé kriulo, fruit de la rencontre entre le portugais et les langues mandingues et wolof. Le syncrétisme musical typique de l'archipel réside aussi de cette multiplicité des influences culturelles : européenne avec les valses, mazurkas et polka, africaine avec le lundu et caribéenne avec le merengue... Ce que l'on entend très bien dans le morceau "São Vicente Di Longe", lui aussi interprété par Cesaria Evora.


Au début des années 1960, les puissances européennes abandonnent la plupart de leurs possessions outre-mer, mais pas Salazar, qui entend au contraire perpétuer l'œuvre civilisatrice de la colonisation, en particulier dans ses possessions africaines du Cap-Vert, de Sao Tomé, de Guinée-Bissau, du Mozambique et d'Angola. L'empire, considéré comme le garant de la grandeur du pays, fait l'objet d'une intense propagande. L'Estado novo forge la fable du "luso-tropicalisme", une voie portugaise de colonisation, soit-disant respectueuse des cultures autochtones et propice aux métissages. Ce luso-tropicalisme est une entreprise de mystification. Dans les faits, les populations africaines se voit imposer le travail forcé et une législation discriminatoire. Salazar se contente de réformes cosmétiques, comme celle qui consiste à ne plus parler de colonie, mais de province d'outre-mer.

Le contexte international s'avère pourtant propice au processus de décolonisation, comme en atteste la disparition récente des empires coloniaux britannique et français. Le soutien de l'ONU aux mouvements de libération nationale, le jeu des grandes puissances dans le cadre de la guerre froide contribuent à fragiliser la perpétuation de la présence portugaise en Afrique. En Angola dès 1961, puis en Guinée-Bissau et au Cap-Vert deux ans plus tard, les mouvements nationalistes se lancent dans la lutte armée.

Au Cap-Vert, le héros de l'indépendance se nomme Amical Cabral. Né en Guinée Bissau de parents cap-verdien, l'homme, formé à l'agronomie à Lisbonne, imprégné de marxisme, est convaincu de la nécessité de réafricaniser les esprits par la culture.

Avec d'autres, en 1956, il fonde le Parti Africain pour l'Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). Après la répression sanglante d'une grève des dockers du port de Bissau en 1959, le PAIGC se lance dans l'action directe. La plupart des combats se déroulent en Guinée, car les caractéristiques géographiques de l'archipel cap-verdien se prêtent mal à la résistance armée. 


Les autorités portugaises, inflexibles, accroissent la présence militaire sur place, lançant la redoutable PIDE (Policia Internacional e de Defesa do Estado), la police politique, aux trousses des combattants nationalistes. Embourbées dans des guerres d'usure ingagnables, les forces armées portugaises ne parviennent pas à prendre l'avantage sur un ennemi qui exploite à merveille les spécificités du terrain. La crise militaire devient politique. Non seulement les guerres coloniales engloutissent la moitié des fonds publics, mais elles provoquent également de nombreuses victimes (8 000 morts et 30 000 blessés). Finalement, de jeunes officiers de gauche regroupés dans le Mouvement des Forces Armées (MFA) se prononcent pour une claire reconnaissance du droit des peuples à l'autodétermination, prélude au renversement pacifique de la dictature par la Révolution des œillets, le 25 avril 1974. Dans les semaines qui suivent l'empire pluri-séculaire s'effondre comme un château de carte. Le 5 juillet 1975, le Cap-Vert proclame son indépendance. L'année suivante, Nho Balta & Black Power en donne une traduction musicale avec le morceau "5 de julho". 


Os Tubarões (les requins) s'imposent comme le groupe fétiche des années post-indépendance. Sur "Labanta braço", Ildo Lobo célèbre l'indépendance si chèrement acquise. Il chante: "Lève le bras et crie pour ta liberté / Crie, peuple indépendant / Crie, peuple libéré / Cinq Juillet, synonyme de liberté . Cinq Juillet, chemin ouvert vers le bonheur . Crie « Vive Cabral! » / Honore les combattants de notre patrie". Sur "Djosinho Cabral" (1979), il rend hommage à Amical Cabral.

Dans le cadre des guerres de libération, la musique a joué un rôle crucial pour des populations soucieuses de revendiquer fièrement leur africanité. Ainsi, afin de contrer l'acculturation, compositeurs et interprètes s'employèrent à la perpétuation des musiques autochtones, valorisant le chant en kriulo plutôt qu'en portugais, utilisant des instruments indigènes ou en maintenant les pratiques festives prohibées par la puissance coloniale comme le batuque. Spécificité de l'île de Santiago, ce symbole de la résistance africaine est pratiqué par des femmes. Réunies en cercle et chantant en choeur, les participitantes se servent d'un paquet de pagne serré entre les jambes en guise de percussion. Au milieu une soliste s'adonne au finaçon, un genre déclamatoire. (1) La plus fameuse de ces chanteuses se nomme Nacia Gomi. 

La misère précipite de nombreux Cap-Verdiens sur les routes de l'exil; c'est aussi le cas des musiciens, qui cherchent à l'étranger des opportunités. Dans le même temps, Cabral incite les artistes de la diaspora à s'engager dans la résistance musicale. Ces derniers répondent à l'appel, à l'instar de Voz de Cabo Verde, un groupe cap-verdien formé à Rotterdam, dont les compositions animent, non seulement les soirées de la diaspora aux Pays-Bas, mais contribuent aussi à chanter les louanges des soldats en lutte. Sur le morceau "Combatentes PAIGC", ils chantent "Vive Cabral / Vive les combattants du PAIGC / Vive le liberté". La formation rassemble de talentueux musiciens tels que Luis Morais ou Bana. Ce dernier compose "Pontin & pontin". 


Plusieurs genres musicaux apparaissent et se développent dans les îles cap-verdienne:

La morna constitue une part essentielle de l'identité insulaire, comme un lien invisible qui relierait les Cap-Verdiens du monde entier. Ces mélopées indolentes racontent en musique toute une variété de sentiments, qu'ils soient liés à l'amour perdu, l'exil ou la sodade, la mélancolie liées à un passé douloureux, mais assumé. Le genre, sans doute né au XIX° à Boa Vista, associe danse et poésie à la musique. En appui au violon et à la guitare portugaise à dix cordes, l'instrument emblématique du genre est le cavaquinho, une petite guitare à quatre cordes importée du Portugal. Reconnaissable à son timbre aigu, l'instrument contribue généralement à la base rythmique. Chantée en kriulo, cette musique raffinée, qui n'est pas sans évoquer le fado, est tolérée par l'Estado Novo. Originaire de l'île de Brava, le poète Eugenio Tavares donne ses lettres de noblesse à une morna qu'il contribue dans ses compositions à rendre plus romantique, lente et sensuelle. Exemple avec le morceau Carta di Nha Cretcheu interprété par Fernando Quejas.

La reine de la morna reste incontestablement Cesaria Evora. La chanteuse naît dans une famille nombreuse et pauvre de Mindelo. Le père, violoniste, meurt alors qu'elle n'a que 7 ans, ce qui contraint sa mère à la placer dans un orphelinat. Elle est initiée à la musique par un marin. La pauvreté, l'alcoolisme, l'absence d'industrie musicale au Cap-Vert contrarièrent longtemps la carrière d'une chanteuse dont la voix auraient pourtant dû faire se prosterner la planète entière. C'est sur le tard, à la faveur de la rencontre avec José da Silva, producteur et fondateur du label Lusafrica, que "la diva aux pieds nus" accède enfin à la renommée. L'un de ses plus grands succès se nomme "petit pays".  


La coladeira est le genre typique de Mindelo, le principal port de l'archipel. Apparue au début du XX° s, elle consiste dans un premier temps à jouer des mornas sur un rythme plus rapide. Bientôt, elle s'en détache pour devenir une musique urbaine, incorporant des instruments électriques, dont les thèmes abordent de manière sarcastique les grands sujets de société. Le clarinettiste Luis Morais en est un des plus éminents interprète et compositeur. En 1967, "Boas Festas" ("joyeuses fêtes") remporte un grand succès.

L'indépendance marque aussi le retour en grâce d'un genre méprisé et considéré par l'ancien colonisateur comme un symbole d'insoumission, de résistance culturelle et donc prohibé dans les lieux publics: le funana. Originaire de l'île de Santiago, ce rythme très enlevé est assuré par le raclement d'un couteau sur une barre de fer (ferro), tandis que la gaïta, l'accordéon diatonique, soutien le chant. Code Di Dona, un des premiers compositeurs du genre, connaît un grand succès, avec Fomi 47 La chanson raconte la façon dont de nombreux Cap-Verdiens cherchèrent à fuir la famine en 1959, craignant de revivre une tragédie comparable à celle qui avait tué 30 000 personnes, le tiers de la population, en 1947. "C'était en 1947, il n'avait presque pas plu. / Découragé par la vie, je suis allé m'enrôler pour São Tomé; / m'inscrire sur la liste, le numéro 37. / J'ai baissé la tête et je me suis assis / pour réfléchir à ma vie, / puis j'ai ramassé mes affaires, / Je les ai mises dans un sac / et je suis monté dans la barque / qui m'emmenait au bateau..."

Sous le manteau, le genre se perpétue, avant de connaître un essor fulgurant une fois la liberté recouvrée. A partir des années 1970, l'utilisation d'instruments électriques transforme le genre comme en témoigne "Bejo bafatada" du groupe Ferro Gaïta.


De 1974 à 1980, le Cap-Vert et la Guinée-Bissau font destin commun, avant que les dissenssions ne conduisent à la séparation. Dans l'archipel, le parti unique mène une politique autoritaire d'inspiration marxiste. Beaucoup bars et cafés ferment, contraignant au départ de nombreux artistes. L'ouverture démocratique intervient finalement en 1990. Musicalement, les synthés déferlent partout, soumettant coladeiras ou funanas à un véritable électrochoc. Exemple avec "Cabo Verde Show" un titre de Nova Coladeira.

Le succès de Cesaria Evora permit non seulement de placer le Cap-Vert sur la carte de la sono mondiale, mais favorisa également l'émergence de toute une nouvelle génération d'artistes dont les plus fameux se nomment Tcheka, Maria Alice ou encore Mayra Andrade, dont on peut entendre la superbe voix  sur "Juana".

Pour tous ceux désireux de mieux connaître cette musique, nous vous conseillons dans la description de cette épisode trois très belles compilations. Terminons avec ce sublime morceau d'Abel Lima intitulé "Corre riba corre baxo". 

Ce billet existe aussi en version podcast : 

Notes :

1. Sur cette musique enlevée, des danseuses se relaient et se transmettent un pagne (pano) en guise de témoin. 

Sources:

A. Jordane Bertrand: "Dictionnaire insolite du Cap-Vert", Cosmopole, 2016.

B. "Le Cap-Vert : au gré des vents", Jukebox diffusé sur France Culture

C. Plusieurs émissions consacrées aux musiques cap-verdiennes sur Radio nova:  

- "Le voyage immobile" #23 de Sophie Marchand du 27/03/2021

- "Avec Cesária", un podcast en 10 épisodes consacré à la "diva aux pieds nus". 

- "Sodade" et "Djonsinho Cabral" dans le Classico néo géo de Nova.

D. "La musique du Cap-Vert" sur le site Rencontres au bout du monde.  

E. "Afrique, la musique des indépendances : Angola, Guinée-Bissau, Cap-Vert... ", une émission de Vladimir Cagnolari dans le cadre de Continent musique sur France Culture.

F. PAM: "5 juillet 1975: les Cap-Verdiens levaient les bras..."

Discographie:

- "Space echo: the mystery behind the cosmic sound of Cabo Verde finally revealed", Analog Africa. 

- "Cap-Vert:Anthologie 1959-1992", Musique du monde, 1995.

- "Synthesize the soul: Astro-Atlantic hypnotica from Cape Verde Islands 1973-1988"

mercredi 17 juillet 2024

Le requin : une évocation musicale.

Nous nourrissons des sentiments mitigés à l'égard des requins. La perception du grand public est marquée par la peur. A l'évocation de son nom, notre imaginaire convoque d'abord une rangée de dents affûtées, un aileron, une musique anxiogène, autant de représentations dont nous peinons à nous départir. Or, ce délit de sale gueule a été aggravé par l'évocation des squales par la culture pop, en particulier dans son versant musical.   

User:Zac Wolf (original), en:User:Stefan (cropping), CC BY-SA 2.5, via Wikimedia Commons
 

Présents sur notre planète depuis 450 millions d'années, donc bien avant les dinosaures, les requins colonisent tous les habitats marins : des régions polaires aux tropiques, des récifs coraliens aux profondeurs océaniques. Plus de 500 espèces de requins ont été répertoriées. Parmi elles, quatre seulement s'en prennent à l'homme, et encore de manière généralement accidentelle : le tigre, le bouledogue et le requin blanc. Derrière le terme générique de requin se cache en fait une très grande diversité. Le plus petit requin connu, le requin lanterne ou sagre elfe mesure moins de 20 cm, quand le plus gros, le requin-baleine, peut atteindre 18 mètres. Le squelette des requins se compose de cartilages, sans arêtes, ce qui les rend légers et souples. Dotés d'une grande capacité d'adaptation, ils ont, jusqu'ici, résisté à tous les bouleversements environnementaux et aux cinq premières extinctions de masse.  La plupart des requins sont carnivores, mangeant des poissons vivants ou morts. En privilégiant les individus les plus faibles ou malades, ils jouent un rôle de régulateur des océans. En tant que super prédateurs au sommet de la chaîne alimentaire, ils permettent de réguler les populations des petits poissons qui, sans eux, proliféreraient, au risque de dérégler les écosystèmes marins. En outre, leur digestion, lente, fait qu'ils mangent assez peu. Familier de tous, le requin reste pourtant largement méconnu, car il est difficile à approcher. 


Dans la seconde moitié du XXème, la littoralisation des hommes et des activités, ainsi que l'exploration grandissante des fonds marins, font qu'un public de plus en plus large "découvre" les requins, par l'entremise notamment de reportages ou de films tels que Le monde du silence. L'animal requin  fascine et répugne à la fois.

Comme d'autres animaux - le rat, le corbeau -, le requin souffre de nombreux préjugés. La squalophobie, longtemps triomphante, tient largement à la méconnaissance et repose sur des peurs, des préjugés, de fausses représentations ancrées dans notre imaginaire collectif et alimentée par une offre culturelle qui aime à faire du requin un mangeur d'homme. (1) Le cinéma populaire contribue à entretenir la psychose d'un requin qui hante nos imaginaires. En 1975, Steven Spielberg réalise son deuxième long métrage intitulé les "Dents de la mer". Depuis lors on ne peut s'empêcher de s'y référer lorsqu'on évoque les requins ou d'entendre dans notre tête la musique de John Williams. Pendant toute la première partie du film, deux notes jouées et répétées à l'envi parviennent à susciter l'angoisse. Un véritable coup de génie. Le spectateur se raidit sur son siège dès que retentit le Mi-Fa insidieux, incarnation sonore terrifiante du requin qui n'apparait pas à l'image. Réveillant une peur primale, la fiction devient pour certains une réalité et le requin un monstre.

 

Le prodigieux succès remporté par le film de Spielberg accrédite l'idée que le grand requin blanc est une machine à tuer, une contre-vérité qui devient axiome. Les paroles de "Monsieur requin" enregistré en 1976 par Marcel Zanini témoignent de l'angoisse sucitée par le film. "Depuis ce film je l'avoue, je vois des squales partout." Incontestablement, le titre à sa place dans Bide et musique.

La fructueuse relation entre les requins et le cinéma débute à partir des années 1970 avec le classique de Spielberg. (2) Le film engendre des suites, des copies, des parodies. Les requins sont partout, jusqu'à ce que la lassitude fasse disparaître un temps les squales des grands écrans. Pourtant, à l'aube des années 2000, l'intérêt pour les films de requins reprend de plus bel ("Peur bleue", "Open water", "Bait", "The reef", "Instinct de survie", "USS Indianapolis" (3), "En eaux troubles"), au point que la série télévisée Shark attack initie même une véritable sharksploitation. Ces films se caractérisent généralement par l'indigence des scenarii, des effets spéciaux approximatifs, des requins improbables, croisés avec des pieuvres, des dinosaures, des fantômes, voire des requins volants dans Sharknado. (4) La musique des Dents de la mer fait également des émules. Ainsi, le thème horrifique composé par John Williams sera samplé des dizaines de fois, pour des résultats parfois très étonnants. Avec "Mr Jaws", le producteur Dickie Goodman  parodie les Dents de la mer, proposant une interview exclusive du grand requin blanc, ponctuée d'échantillons d'anciens succès musicaux. Autre exemple avec "El tiburon" des artistes reggaeton portoricains Alexis y Fido. Les paroles évoquent un groupe d'hommes vantant leur capacité à attirer les femmes dans leurs lits. "Laisse le requin m'emmener" scandent les conquêtes féminines que ces charos consomment comme le squale ses proies. 


Selon une étude américaine publiée en 2016, une des causes les plus insidieuses de la peur du squale "pourrait résider dans… la musique qui accompagne les images de requins, notamment dans les documentaires, qui constituent pour le grand public une des premières sources d’informations sur la vie de ces animaux." (source E) Un exemple avec "le massacre des requins", un titre composé par Yves Baudrier pour la bande originale du Monde du silence de Louis Malle. 

Répétons-le, encore et encore, la chair humaine répugne aux requins, qui ne considèrent pas les plongeurs comme des proies. (5) Loin du tueur d'homme insatiable, et sans vouloir minimiser ici le traumatisme que constitue une attaque de squale, le requin fait figure de "petit joueur" si on compare les décès liés à ses attaques aux morts provoquées par les chutes de noix de coco ou par les piqûres de moustiques. Bien sûr, l'assaut d'un squale entraîne un décès quasi-immédiat et brutal, bien plus spectaculaire que la mort, indirecte et retardée, provoquée par une piqûre. La dimension spectaculaire des blessures infligées par une attaque de requin (membres arrachés, hémorragies importantes, etc.) contribue encore au choc émotionnel, laissant à chaque fois aux témoins des images bouleversantes. 

Amaury Chabauty : "Première attaque de requin"

Le requin est considéré depuis des siècles comme le vilain de l'histoire. Aussi, son nom est-t-il très négativement connoté dans la langue française. Au figuré, le mot requin définit une personne cupide et impitoyable en affaires. Ainsi, Stupeflip intitule une de ses chansons "sharkattack, soit "attaque de requin", une référence aux hommes d'affaires qui dirigent de manière impitoyable les maisons de disques, soucieux de rentabilité, non de musique, et prêts à attaquer leurs artistes quand il ne sont plus suffisamment rentables. Sur le même registre, "Sharks" d'Imagine Dragons témoigne du fait qu'il faut toujours rester sur le qui vive, ne pas baisser la garde, car il y a des requins partout. "Tu es incontournable, puis plus / Tu es une lueur dans le noir / Attends juste et tu verras que tu nages avec des requins."


Dans le domaine musical, le musicien de studio interprète et enregistre dans l'ombre des artistes du moment. Certains couraient le cachet, ce qui les fit considérer comme de véritables mercenaires, insatiables et leur valut l'appelation péjorative de "requins de studio". C’est un «tueur», nulle part plus à l’aise que derrière la vitre de l’aquarium qu’est le studio, d’où il tire son surnom de «requin». Comme le squale, le requin de studio est capable de s'adapter, de tout jouer, mais, comme le grand prédateur marin victime de la surpêche et de techniques toujours plus sophistiquées, le musicien est rudement concurrencé par l'avènement du home studio. L'importance musicale de ces requins ne doit pas être dévaluée, comme le prouve le mythique break de batterie sur Billie Jean, imaginé par le discret Ndugu Chancler.


Depuis des années, les biologistes s’alarment du déclin rapide des populations de requins – dont plusieurs espèces sont menacées d’extinction –, mais il faut bien reconnaître qu’on ne se bouscule pas au portillon pour protéger des animaux considérés depuis des siècles, en Occident, comme des créatures cruelles et sournoises. Sans surprise, l'évocation du requin dans la chanson le présente presque toujours sous un mauvais jour. L'Opéra de quatre sous, le drame anticapitaliste composé par Bertold Brecht et Kurt Weill en 1928, s'ouvre sur une complainte comparant Mackie-le-Surineur à un requin. Le morceau devient un classique jazz ou pop sous le titre de "Mack the Knife". Dans sa version française, il s'agit de "la complainte de Mackie", interprétée, entre autres, par Catherine Sauvage. "Le requin, lui, il a des dents, / Mais Mackie a un couteau : /Le requin montre ses dents, / Mackie cache son couteau." "Le sang coule des mâchoires / Au repas du grand requin / Mains gantées et nappe blanche / M’sieur Mackie croque son prochain… / Les dents longues, redoutables / Le requin tue sans merci… "

En 1980, Splitz End enregistre "Shark attack". Ici, le squale prend les traits de la petite amie qui vient de vous larguer. "Eh bien, elle m'a mâché et elle m'a recraché / Je ne voulais pas rencontrer un mangeur d'hommes / Attaque de requin!"

France Gall interprète "Bébé requin", une chanson de Joe Dassin, une mise à mort déguisée en chanson d'amour. La fille a ici le pouvoir. Elle entraîne le garçon dans ses filets, va le chercher, avant de le dévorer. "Je suis un bébé requin / Au ventre blanc, aux dents  nacrées / Dans les eaux chaudes / Je t'entraînerai / Et sans que tu le saches / Avec amour, avec douceur / Moi, joli bébé requin / Je vais te dévorer le cœur"

En 1994, Morphine enregistre "Sharks patrol these waters". Là encore, l'animal est à l'attaque. "Les requins patrouillent dans ces eaux / Ne laissez pas vos doigts pendre dans l'eau / Et ne t'inquiète pas du gilet de sauvetage / Il ne te sauvera pas / Nagez vers les rives aussi vite que vous le pouvez, nagez !"


Le requin, "Tiburon" en espagnol, chanté par Ruben Blades et Willie Colon personnifie l’impérialisme états-unien à l'assaut du continent américain. “Si lo ves que viene, palo al tiburón, En la unión está la fuerza, y nuestra salvación” Les salseros chantent :"si vous le voyez approcher, abattez ce requin; c’est dans l’unité que nous trouverons notre force et notre salut."

Dans "Shark in the water", VV Brown doute de la fidélité de son petit copain. Il y a un loup quelque part... ou plutôt un requin. "Chéri, il y a un requin dans l'eau / Il y a quelque chose sous mon lit / Oh, crois-moi s'il te plaît / Je te dis qu'il y a un requin dans l'eau".

Extinction

Les populations de requins océaniques ont diminué de 70% dans les cinquante dernières années. Parmi les 536 espèces de requins répertoriées, deux tiers sont menacées. Les humains éliminent leur nourriture, détruisent leur environnement et se montrent, au bout du compte, plus dangereux pour les requins que l'inverse. L'exploitation industrielle des mers du globe fait que le squale est devenu la proie. Ses ailerons, qui n'ont aucun goût, sont très appréciés sur le marché chinois car ils donnent de la "texture" aux soupes. Une grande partie de ces ailerons est obtenue par le finning, une pratique de pêche qui consiste à couper à vif l'organe recherché avant de rejeter le reste du corps par-dessus bord, car la chair du requin, saturée en urée, n'a guère d'intérêt commercial. 38 millions de requins meurent chaque année à cause de cette pêche. Les requins sont également victimes de la forte demande en squalane, un dérivé d'huile de foie de requin favorisant la pénétration de la crème dans la peau. On estime ainsi à 3 millions le nombre de requins de grands fonds  tués chaque année pour l'élaboration de produits cosmétiques. 

La routine amène la dépression, du moins si l'on en croit "Le requin tigre" de Fauve. Considéré comme un danger pour l'homme, le requin tigre est menacé. "Je me suis senti comme un requin-tigre / Vous savez que les requins quand ils avancent plus, ils crèvent / Et le requin-tigre c'est, c'est, c'est le plus agressif / Quand il est immobilisé il défonce tout ce qui passe / Et c'est la même chose avec les loups quand tu les coinces / Moi je me servais de, de la musique / Des, des mots, de, de l'écriture pour avancer / Pour progresser à travers l'existence / Alors quand j'ai perdu ça ben / Ben j'ai perdu ma capacité à progresser / C'est comme ça que je me suis mis à gueuler". 


Le principal problème demeure la surpêche, avec la hausse vertigineuse des captures au fil du temps. Cent millions de requins seraient pris chaque année. Le recours à des techniques comme la pêche aux filets dérivants ou à la palangre augmente les captures accidentelles de requins (20 000 hameçons sur une ligne pouvant atteindre 130 km de long). Pour écouler les produits en Europe, les requins sont parfois vendus sous des noms trompeurs. Derrière le terme "saumonette" ne se cache pas un "petit saumon" mais la roussette, l'aiguillat ou le requin hâ. La surpêche affecte d'autant plus le requin qu'il s'agit d'un animal à faible capacité de renouvellement, car il arrive à maturité sexuelle plus tardivement que les poissons osseux et a, généralement, peu de petits. Deux caractéristiques qui le rendent particulièrement vulnérable. Enfin, les requins disparaissent, car nous détruisons leur habitat, phénomène encore aggravé par la crise climatique; le réchauffement des océans entraînant la disparition des récits coralliens où vivent plusieurs espèces de requins. Parmi les nombreuses espèces considérées comme en danger, citon le"requin baleine", auquel Pain noir consacre une belle chanson qui, pour une fois, porte un regard bienveillant sur l'animal.  


Le requin est mal protégé. La haute mer représente aujourd'hui une zone de non droit, où une flotille de navires pille les océans. Très peu de moyens existent pour contrer ces pratiques, même si des avancées significatives ont eu lieu. En 2022, la COP 15 de Montréal parvient à faire adopter une mesure phare : protéger 30% de la planète d'ici 2030, avec la création de sactuaires marins. Depuis 2012, la pêche au requin est ainsi interdite dans toute la Polynésie française (sur une superficie de 5,5 millions de km²), alors que les Fidjis s'apprêtent à faire de même. (6) Les requins vivants deviennent alors un atout touristique non négligeable, drainant des visiteurs désireux de plonger au milieu des squales. Problème, de nombreuses espèces de requins ne restent pas statiques et migrent, en quête de pitance ou pour des raisons de températures de l'eau. Si bien que les aires protégées ne suffisent pas à garantir la survie des requins, qui peuvent très bien être capturés ailleurs, lors de leurs prérégrinations. Il conviendrait donc plutôt de créer des corridors de protection. 

Le requin terrorise, mais fascine également, y compris les plus petits. En 2016, la société coréenne Pinkfong met en ligne en 11 langues Baby shark dance, une comptine au rythme répétitif et à la mélodie entêtante. A ce jour, elle est la vidéo la plus visionnée sur Youtube avec plus de 14 milliards de vues, imposant la chanson comme un objet de pop culture. Véritable "ver d'oreille" comme disent les Québécois, le morceau est même devenu un instrument de supplice lorsque des gardiens d'une prison de l'Oklahoma en imposèrent l'écoute intensive aux détenus. 


Conclusion : En dépit de toutes leurs capacités d'adaptation, les requins peinent à faire face à l'hyper prédation humaine. Nous sommes à l'orée d'une nouvelle extinction de masse, d'origine humaine cette fois. Or l'inertie est à l'oeuvre. La protection des requins reste très insuffisante. Pour autant, notre rapport au requin a changé. Ces derniers ne sont plus systématiquement considérés comme les tueurs fous présentés par les dents de la mer. En 2022, interrogé par la BBC, Steven Spielberg se confiait ainsi sur l'impact de son film sur les requins : "je crains toujours que les requins soient toujours fâchés contre moi à cause de la frénésie des chasseurs de requins qui s'est produite après 1975. (...) Je regrette vraiment la décimation de la population de requins à cause du film (...)."

Notes :

1. La hantise et la haine du requin remontent à loin, et concernent même les marins et plongeurs chevronnés. En 1954, dans Le monde du silence, réalisé par Louis Malle et Jacques-Yves Cousteau, couronné de la Palme d'or à Cannes en 1956, les images donnent à voir le massacre de squales sur le pont de la Calypso, pendant que la voix du commandant déclare : "pour nous, plongeurs, le requin, c'est l'ennemi mortel. (...) Tous les marins du monde détestent le requin. Les plongeurs, eux, sont déchaînés. Rien ne peut retenir une haine ancestrale. Chacun cherche une arme, n'importe quoi, pour cogner, crocher, hisser."

2. Avant cette période, citons toutefois Le harpon rouge de Howard Hawks, Shark de Samuel Fuller, Le monde du silence de Louis Malle.

3. Le 30 juillet 1945, le croiseur USS Indianapolis, le fleuron de la marine de guerre américaine, est torpillé par un sous-marin nippon. Des survivants  dérivent en pleine mer pendant 4 jours. Les cadavres d'une cinquantaine d'entre eux, morts d'hypothermie et de déshydratation, seront dévorés par des requins. L'écho médiatique du drame fait rapidement de ces derniers les responsables du drame.

4. Citons également les requins de dessins animés : Le monde de Nemo en 2003, Gang de requins en 2004.

5. Au pire, ils peuvent les considérer comme des concurrents, surtout lorsque les requins sont attirés sur un site par du broyat de poisson. 

6. Rien d'étonnant à cela, car, dans les territoires polynésiens et mélanésiens, les requins sont vénérés par les peuples de la mer.  

Sources :

A. "Plongée dans le monde des requins avec François Sarano", dans Le Temps d'un bivouac sur France Inter.  

B. "La complainte de Mackie-le-Surineur", sur un site en français présentant l'Opéra de quatre sous.

C. "Et si les requins disparaissaient ?" dans La réponse à presque tout sur Arte.

D. "Le requin" dans la Mécanique du vivant sur France Culture.

E. Pierre Barthélémy : "Quelle musique pour sauver les requins?", in Le Monde du 22 août 2016.

Pour aller plus loin :

Dino Buzzati : "Le K", Robert Laffont, 1967.