lundi 2 décembre 2024

Les chansons de la Grande famine irlandaise.

Les Britanniques occupent l'Irlande depuis le XII ème siècle. En 1800, en vertu de l'Acte d'union, l'île est intégrée au Royaume-Uni, mais un conflit à la fois foncier, religieux et politique, y sévit avec virulence. Dans les années 1820, un mouvement nationaliste irlandais animé par Daniel O'Connell dénonce l'occupation coloniale. En 1845, l'immense majorité des terres se trouve entre les mains de grands propriétaires protestants, souvent d'origine anglaise. Fidèles à la couronne britannique, ils s'imposent comme les notables locaux. Sur leurs domaines triment durement des paysans misérables, généralement catholiques. Bien que majoritaires, ces derniers subissent vexations et mépris. La Grande Bretagne se sert de sa colonie comme d'une grange, dans laquelle puiser les ressources agricoles (céréales, laine, bétail).  

Le titre "Famine" de Sinead O'Connor dénonce le pillage en règle de l'île, lors de la Grande famine. "Il n'y eut pas de famine / Sachez que les Irlandais ne pouvaient manger que des pommes de terre / Toutes les autres nourritures, / Viande, poisson et légumes / étaient envoyés hors du pays, / sous bonne garde, / vers l'Angleterre, pendant que les Irlandais crevaient de faim." (1)

Les inégalités sociales ne cessent de s'accuser, d'autant que la population irlandaise croît considérablement au cours de la première moitié du XIXème siècle. Sur les 7 millions d'habitants que compte l'île, près de la moitié vivent dans des taudis constitués de boue. Cette population de petits fermiers, de métayers ou d'ouvriers agricoles (spailpín) ne survit que grâce à la pomme de terre, un tubercule nourrissant et rustique. Pour faire face à la détresse des campagnes surpeuplées, des maisons de travail apparaissent dans les villes d'Irlande, mais elles ne constituent qu'un pis-aller temporaire. Les conditions d'existence y sont sinistres, ce qui pousse à l'exil tous ceux qui peinent à se procurer leur pitance. Au début du XIX° siècle, les États-Unis, dont les autorités réclament la main d'œuvre nécessaire à la mise en valeur du territoire, représentent une destination de choix. "The Green Fields of Canada", une ballade sur l'émigration irlandaise, présentent le nouveau monde comme un pays de cocagne. "Alors, faites vos bagages, ne réfléchissez plus, car dix dollars par semaine, ce n'est pas un très mauvais salaire, sans impôts ni dîmes pour engloutir votre salaire"

C'est dans ce contexte déjà difficile qu'un cataclysme s'abat sur les campagnes irlandaises, en 1845. Le mildiou (phytophthora infestans), une sorte de champignon parasite importé dans les soutes des navires de commerce venus d'Amérique, dévaste les récoltes de pommes de terre. Ces dernières sont anéanties en quelques heures. Les ravages provoqués par le petit champignon s'avèrent particulièrement dramatiques en Irlande, où le climat humide favorise la prolifération du fléau et où la patate tient lieu de monoculture. C'est ainsi que s'abat sur l'île une famine qui durera sept ans (de 1845 à 1852). En 1846 et 1847, les récoltes, totalement détruites, dévastent les vertes vallées irlandaises, ce dont témoigne "My green valleys", interprétée par le groupe Tom Wolfe. "Je traverse les sombres eaux vers l'Amérique pour ne plus jamais revoir mes vertes vallées. / Il me peine de penser à ce que je laisse derrière moi bien que la famine ait noirci le pays."

Quelques chansons folkloriques datant de la période de la Grande famine sont parvenues jusqu'à nous. Le sujet, particulièrement douloureux, a longtemps été évité, mais au cours des années 1930, les cercles universitaires s'intéressèrent à ce répertoire avec l'envoi de collecteurs dans les campagnes. On distingue deux types de chants: le sean-nós chanté a-cappella en gaélique et les ballades, racontant une histoire et transmises oralement, et généralement chantées en anglais. Ex: "The Praties they grow small" (du gaélique irlandais prataí qui signifie pomme de terre).

La quête désespérée de nourriture devient l'unique préoccupation de tous. Les animaux de compagnie sont dévorés. Les paysans sans terres, ouvriers agricoles, petits fermiers, meurent les premiers. L'hécatombe est encore aggravée par le traitement colonial infligé à l'Irlande par les Britanniques. En vertu de la doctrine du laisser-faire, la Grande-Bretagne rechigne ainsi à financer un plan de sauvetage, qui se limite à la distribution de soupes populaires et à la mise sur pied de chantiers de travaux publics, mal payés. D'aucuns voient dans ce drame, une opportunité pour se débarrasser d'une population rurale misérable, considérée comme un frein au développement de l'agriculture productiviste. Élite capitaliste sans scrupules, propriétaires terriens cyniques, bourgeois avides, entendent protéger leurs intérêts, quitte à laisser mourir une population invisible. Pour ces nantis, la Famine tient du châtiment divin. Elle est envisagée comme une "chance" pour l'Irlande; une sorte de chemin de rédemption. Une chanson en gaelique, soigneusement transmise depuis le milieu du XIXe siècle, s'élève contre cette assertion. Elle s'appelle « Amhrán na bPrátaí Dubha » (« La chanson des pommes de terre noires ») et a probablement été composée pendant la Grande Famine par Máire Ní Dhroma. Au milieu d'un appel à la miséricorde de Dieu, une phrase dénonce : « Ní hé Dia a cheap riamh an obair seo, Daoine bochta a chur le fuacht is le fán » Ce n'était pas l'œuvre de Dieu, d'envoyer les pauvres dans le froid et l'errance »). 

A la faveur de la crise de subsistance, les expulsions de tenanciers incapables de payer leurs loyers, se multiplient. On estime que 250 000 personnes furent chassées de leurs terres entre 1846 et 1853.  Nombre de landlords, désireux de développer la culture intensive, profitent de la crise pour reprendre leurs terres. Plusieurs ballades évoquent cette gigantesque vague d'expulsions. La chanson traditionnelle Dear Old Skibbereen évoque les conséquences sociales et politiques de la Grande famine sur cette petite ville du comté de Cork. Un père explique à son fils que la situation est aggravée par  la mainmise des landlords anglais sur les terres. Non-résidents la plupart du temps, les propriétaires terriens pressurent leurs tenanciers. Pour acquitter leur fermage, ces derniers doivent vendre leurs récoltes de céréales. Le pourrissement de la pomme de terre, qui représentait alors leur seule source de subsistance, plonge la plupart d'entre eux dans la misère et entraîne leur expulsion. "Je me souviens de ce jour de décembre glacial / quand le propriétaire et l'huissier vinrent nous chasser / ils ont mis le feu à la maison avec leur maudit mauvais flegme anglais / et c'est une autre des raisons pour laquelle j'ai quitté ce bon vieux Skibbereen"
Les paroles de "Shamrock shore", une chanson d'émigration, témoigne de la cruauté des propriétaires terriens. "Tous ces tyrans maudits nous obligent à obéir / A de fiers propriétaires pour leur faire plaisir / Ils saisiront nos maisons et nos terres / Pour mettre 50 fermes en une seule et nous emmener tous / Sans tenir compte des cris de la veuve, des larmes de la mère et des soupirs de l'orphelin."
Dans la même veine, "Lough Sheelin" raconte l'expulsion massive de petits exploitants et de leurs familles. "Le propriétaire est venu exploser notre maison / Et il n'a montré aucune pitié envers nous / Alors qu'il nous chassait dans la neige aveuglante".
De nombreux expulsés, privés d'aides, incapables de quitter l'île faute de moyens, périssent affamés ou des suites du scorbut ou du typhus. Ceux qui se procurent la nourriture par des moyens détournés subissent les foudres des autorités britanniques. "The fields of Athenry", écrite en 1979 par le chanteur de ballade Danny Doyle, relate l’histoire d’un couple irlandais dont l’époux est déporté à Botany Bay, en Australie. En effet, ce dernier, pour nourrir sa famille, a dû voler des vivres." En 1848, le mouvement des Jeunes Irlandais mène une grève des rentes et des taxes. C'est un échec, qui conduit au bannissement du leader du mouvement, John Mitchell, dont l'histoire fait l'objet d'une chanson éponyme. ("Je suis un Irlandais de pure souche. Mon nom est John Mitchell . / J'ai travaillé durement, nuit et jour, pour libérer mon propre pays. / Et pour cela, j'ai été déporté à Van Diemen's land.")
Henry Edward Doyle, Public domain, via Wikimedia Commons

L'exil est souvent le seul moyen d'échapper à la mort. Mais, pour pouvoir quitter l'Irlande, encore faut-il réunir la somme nécessaire au voyage en bateau vers l'Angleterre ou le Nouveau Monde. Ainsi, les plus pauvres périssent, abandonnés de tous. Des cimetières de la famine font leur apparition en de nombreux lieux. Le titre de la chanson "Lone Shanakyle" (écrite par Thomas Madigan vers 1860) correspond au nom d'une fosse commune. Les paroles, accusatrices, qualifient les morts d'assassinés. "Triste, triste est mon sort dans cet exil lassant / Sombre, sombre est le nuage nocturne sur la solitaire Shanakyle / Où les assassinés dorment silencieusement, empilés / Dans les tombes sans cercueil de la pauvre Eireann". 

"The dunes" est une chanson composée par Shane McGowan pour Ronnie Drew des Dubliners. Il y évoque les dunes, sous lesquelles furent ensevelis les ossements des morts de la Grande famine. "J'ai marché aujourd'hui sur le rivage gris et froid / où je regardais quand j'étais beaucoup plus jeune / pendant qu'ils construisaient les dunes pour les morts de la Grande faim".

Au cours des années où sévit la grande Famine, l'émigration atteint une ampleur sans précédent. Des régions entières se vident littéralement de leurs habitants. Certains bénéficient de l'aide des membres de la famille ayant émigré au cours des décennies précédentes. La diaspora irlandaise envoie des aides financières qui rendent possible l'achat d'un billet et permettent à des familles de fuir. Leurs membres, parfois affamés, se ruent vers les ports de la côte est, points de départ pour l'Amérique, l'Angleterre ou l'Australie. En 1976, "Fools gold" de Thin Lizzy relate les espoirs et déboires des Irlandais partis pour l'Amérique pour fuir la famine et la peste noire. "L'année de la grande famine / Quand la faim et la peste noire ravageaient le pays / Beaucoup, poussés par la faim / mettaient le cap sur les Amériques / A la recherche d'une nouvelle vie et d'un nouvel espoir / Oh, mais beaucoup ne s'en sortaient pas et ont passé leur vie à la recherche de l'or des fous"

La traversée s'avère périlleuse, car l'exode de milliers d'Irlandais vers l'Amérique s'effectue sur des navires surchargés et en piteux état. Beaucoup sombrent. En outre, beaucoup de passagers, atteints de maladie et d'infections dues à la sous-alimentation, meurent au cours de la traversée. Le taux de mortalité s'élève parfois à 20% des passagers! Le manque d'eau, la promiscuité, l'entassement, la saleté contribuent à la propagation du typhus et du scorbut sur les voiliers bondés. Les dépouilles des victimes sont jetées par dessus bord. Les sinistres rafiots sont bientôt désignés comme des coffin ships, des "bateaux cercueils". Le groupe de metal Primordial leur consacre un morceau. "The coffin ships" Pour les armateurs et les spéculateurs, la grande famine est une aubaine. L'urgence de la situation entraîne le relâchement des contrôles et permet aux sociétés de courtage maritime de surcharger les navires, au détriment de la sécurité des passagers. Le titre "Thousands are sailing" est une chanson des Pogues. Les paroles mentionnent ces sinistres navires-cercueils sur lesquels les malheureux candidats à l'exil prirent place. "Des milliers sont en mer sur l'océan atlantique / vers un pays prometteur que certains ne verront jamais / Si la chance triomphe, à travers l'océan atlantique, leurs ventres pleins, leurs esprits libres / ils briseront les chaînes de la pauvreté et ils danseront".  

Ceux qui survivent à la traversée doivent trouver une tâche à accomplir pour ne pas sombrer dans la misère. Aux Etats-Unis, les Irlandais occupent les emplois les plus ingrats. Les conditions d'existence s'avèrent la plupart du temps très difficiles pour les migrants, bien loin du pays de cocagne vanté par les compagnies maritimesLa version de la chanson traditionnelle "Poor Paddy on the railway" interprétée par les Pogues, évoque l'existence difficile d'un Irlandais obligé de travailler sur les lignes de chemins de fer en construction en Angleterre (Liverpool, Leeds...). Année après année, les paroles énumèrent les tâches ingrates auxquelles il est cantonné. 

L'hostilité à l'encontre des nouveaux venus atteint son paroxysme. Les Irlandais sont désignés par des sobriquets dégradants tels que "Paddys" pour les hommes, "Bridgets" pour les femmes. Les natifs se gaussent de leur accent. Confinés dans des quartiers surpeuplés, ils souffrent de nombreux préjugés et sont tour à tour présentés comme paresseux, querelleurs, ivrognes, comme des délinquants en puissance, une plèbe inassimilable, des papistes, une véritable cinquième colonne. Rien ne symbolise mieux la discrimination dont sont victimes les Irlandais à partir des années 1840 que les affiches où les petites annonces portant la mention No Irish need Apply ("inutile aux Irlandais de postuler"). Le mouvement nativiste, xénophobe, considère les immigrés catholiques irlandais comme une menace pour la société américaine. Ses adhérents multiplient les exactions et violences à leur encontre. Une vieille chanson du XIX° siècle, elle aussi intitulée "No Irish need apply" (1862), revient sur cette irlandophobie décomplexée. « Je suis un jeune homme convenable qui arrive juste de la ville de Ballyfad; / Je veux un travail, oui, et je le veux vraiment. / J'ai vu un poste offert, "c'est ce qu'il me faut," dis-je, / Mais le sale papillon se terminait par "Irlandais s'abstenir".

"Paddy's lament", une ballade remontant à la fin du XIX° siècle, narre l'histoire d'un immigré irlandais aux Etats-Unis. A peine débarqué, il est enrôlé de force pour "combattre pour Lincoln". Il y perd une jambe et ses illusions, incitant même l'auditoire à ne pas le suivre.

A Dublin, mémorial de la Grande Famine sculpté par Rowan Gillespie. (photo perso)

Conclusion :  En dix ans, près d'un million et demi d'Irlandais meurent de faim. Deux autres millions sont contraints de quitter leur île. Au delà du bilan humain, la famine a nourri les volontés séparatistes des Irlandais et joué un rôle essentiel dans la gestation du nationalisme. 

La Grande famine a aussi laissé des traces profondes dans les mémoires et la culture irlandaise. Musiciens et chanteurs ont été profondément marqués par un cataclysme qui leur a inspiré bien des chansons. La plupart des morceaux précédemment cités transmettent la mémoire des lieux dans leurs titres ou leurs paroles. Pour un peuple contraint à l'exil, privé de ses terres, ce choix n'a bien sûr rien d'anodin car permet de s'identifier à l'espace auquel beaucoup ont été arrachés. Il représente enfin un moyen de se le réapproprier virtuellement.

Notes:

1. Nombre de migrants restèrent persuader que la famine aurait pu être évitée. Le nationaliste irlandais John Mitchell résumait ainsi cette conviction: « Le Tout-Puissant, c'est vrai, a envoyé le mildiou de la pomme de terre, mais ce sont les Anglais qui ont créé la famine ».

Sources :

A. Erick Falc’her-Poyroux, « The Great Irish Famine in Songs », Revue française de Civilisation , XIX-2, XIX-2, 2014, 157-172.

B. Etienne Bours : "La musique irlandaise", Fayard, 2015.

C. Géraldine Vaughan : "La famine en Irlande", L'histoire n° 419, janvier 2016.

D. Colantonio Laurent : "La Grande Famine en Irlande (1846-1851) : objet d'histoire, enjeu de mémoire.", Revue historique, 2007/4 n° 644, p 899-925.

dimanche 24 novembre 2024

"Chez moi" de Casey. Visite guidée musicale d'une Martinique toujours coloniale.

Née en 1975 à Rouen, Cathy Palenne s'installe à l'adolescence au Blanc-Mesnil, Seine-Saint-Denis. Elle se lance bientôt dans le rap sous le nom de Casey. Ses morceaux abordent les  thématiques du racisme, des violences policières, des séquelles héritées de l'histoire coloniale. En 2006 sort l'album "Tragédie d'une trajectoire", sur lequel figure "Chez moi", un titre très personnel consacré à la Martinique, dont sont originaires ses aïeux. Casey reconnaît ne s'y rendre qu'occasionnellement, mais s'y considère néanmoins comme chez elle. "Chez moi, j'y vais par périodes".

Les paroles s'emploient à démolir les clichés pour coller à la réalité de la vie en Martinique. La rappeuse interpelle l'auditeur : "Connais-tu?", "Sais-tu?", lui rappelant le passé esclavagiste et colonial d'une île où, plus qu'ailleurs peut-être, pèse le poids de l'histoire. 

" C'est une toute petite partie du globe". L'île des Caraïbes, située au cœur de l'Arc antillais, se distingue par la sa faible superficie (1128km²) et une densité importante (323 hab/km²). En 2024, la Martinique compte environ 350 000 habitants, dont la diversité des origines est tout à fait remarquable. 

"Connais-tu le charbon, la chabine / Le kouli, la peau chapée, la grosse babine" Le début du premier couplet insiste sur le métissage et la diversité de la société martiniquaise, dont témoignent les multiples manières de désigner les individus, selon la pigmentation de leur peau(charbon, chabin, peau chapée, "créole et son mélange de mélanine"), les caractéristiques physiques (grosse babine, "tête grainée qu'on adoucit avec de la vaseline"), ou l'origine géographique (kouli ou coolie venu d'Inde, "l'Afrique de l'Ouest")Casey souligne notamment l'importance de l'apport culturel indien ("d'Inde sont nos origines"). En effet, une fois la traite négrière abolie, les planteurs recrutèrent des travailleurs indiens sous contrat, principalement originaires du Bihar ou de l'Uttar Pradesh. Connus sous le nom d'engagés volontaires, ces hommes, tenus par des contrats léonins, subirent de rudes conditions d'existence. Ils n'en contribuèrent pas moins à la richesse culturelle de l'île, introduisant leurs traditions, leurs mots, leur alimentation ("on mange riz et curry comme tu l'imagines"), leurs vêtements ("Madras sur les draps, les robes"). Après l'abolition vinrent des Indiens, des Congolais, Chinois, Japonais, Syriens, Libanais, Italiens. Ainsi, la Martinique connut de nombreuses vagues migratoires qui contribuèrent à la formation d'un véritable melting pot, propice aux interactions et fusions culturelles luxuriantes et donc à la créolisation. 

Morne Larcher. Esam335, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons 

Puis, la rappeuse énumère quelques uns des lieux emblématiques de l'île : "le morne", une petite montagne isolée et arrondie typique des Antilles, la "ravine" (torrent en créole), "le Mont-Pelé", un des principaux volcans de l'archipel, la place de " la savane" à Fort de France, l'Anse de Tartane, la plage du Carbet... 

Située dans la zone tropicale, la Martinique connaît "une fois par an, cyclones et grands vents" qui" "emportent cases en tôles, poules et vêtements?

Casey aborde également les spécialités culinaires de l'île (les "piments redoutables", "le crabe, le shrub") [1], ainsi que les coutumes et pratiques culturelles de l'île : "le carnaval comme toute la Caraïbe", les enterrements " en blanc et au son des tambours"...

Toutefois, la rappeuse n'entend pas proposer un guide du routard musical de l'île, mais plutôt raconter ce qu'elle en connaît. Ainsi, elle joue des contrastes, opposant les pêcheurs de "poisson de Tartane" et du Carbet,  aux "touristes aux seins nus à la plage des Salines". L'insouciance des "métros" venus prendre du bon temps dans un paysage de carte postale, exotique et dépaysant, jure avec les coutumes des locaux, qui "se foutent des bains d'mer". De fait, "les cocotiers ne cachent rien de la misère?" Casey n'entend pas dissimuler les rudes réalités sociales insulaires : "la crise de banane [qui] s'enracine", plongeant dans une grande détresse financière ses producteurs [2], mais aussi la mainmise des descendants de colons européens sur les principaux leviers de commandes économiques. La Martinique reste largement dépendante des services, en particulier le tourisme, une activité saisonnière et aléatoire. Dans ces conditions, le chômage atteint des niveaux très supérieurs à ceux du reste du pays. La pauvreté endémique incite certains à se réfugier dans des paradis artificiels. Loin de détourner le regard, la rappeuse évoque "le crack et ses déchets de cocaïne", puis vante les vertus curatives de l'alcool. "On soigne tout avec le rhum : la tristesse, les coupures et les angines"

Une des spécificités de la société antillaise réside dans l'importance des familles matrifocales, au sein desquelles les femmes assument seules le rôle de cheffe de famille, en l'absence d'hommes. "Sais-tu que chez moi aux Antilles / C'est la grand-mère et la mère de famille / Que les pères s'éparpillent et que les jeunes filles élèvent seules leurs gosses, les nourrissent et les habillent?", constate Casey. Cette situation semble être un produit du système esclavagiste, qui a contribué à détruire le rôle du père biologique. Ainsi, l'article 13 du Code noir prévoyait que l'enfant d'une mère esclave héritait de son statut et devenait propriété du maître. Pour l'enfant, il existait ainsi deux repères paternels : celui qui engendre et celui qui possède et a autorité. Or, les maîtres, en vertu de la domination coloniale, disposaient de leurs épouses, mais aussi des femmes de leur "cheptel" d'esclaves. Difficile dans ces conditions pour les géniteurs, si longtemps effacés, d'apprendre à être pères. Or, les séquelles de cette situation persistent.  

Au-delà des clichés, Casey mentionne quelques unes des plus éminentes figures intellectuelles et artistiques d'une île, dont les spécificités culturelles restent largement méconnues dans l'hexagone. "Connais-tu Frantz Fanon, Aimé Césaire, Eugène Mona et Ti Emile?", interroge la rappeuse. Frantz Fanon et Aimé Césaire sont deux figures emblématiques de la lutte contre le colonialisme. Le premier, psychiatre, s'intéresse aux effets psychologiques dévastateurs de la colonisation, tant sur le colonisé que le colonisateur. Il s'engage aux côtés des nationalistes algériens au cours de la guerre d'Algérie. Aimé Césaire est un immense poète, un écrivain engagé et chantre de la négritude (aux côtés de Damas et de Senghor). Au sortir de la seconde guerre mondiale, il s'engage en politique. [3Eugène Mona et Ti Emile sont deux grands musiciens. Le premier, surnommé "le nègre debout", est un flûtiste et chanteur à la voix puissante. Il est aussi l'auteur de textes saturés de double-sens et de métaphores scandées de manière incantatoire, sur des rythmes bèlè. Ti Emile est la grande référence du genre, dont les spectacles et les enregistrements permettent la transmission auprès des jeunes générations. Ces quatre figures témoignent, aux yeux de la rappeuse, de la richesse culturelle de l'île. 

Pour Casey, en revanche, la musique martiniquaise ne se réduit pas aux succès rencontrés dans l'hexagone par des artistes d'origine antillaise. Ainsi, "Ba moin en ti bo" de la Compagnie Créole, "la musique dans la peau" de Zouk Machine, "Vas-y Franky" (Vincent) ou "Célimène" de David Martial ne sont guère représentatifs de ce qu'écoutent et de ce que produisent les musiciens martiniquais ou guadeloupéens. "Sais-tu qu'on n'écoute pas David Martial, la Compagnie Créole et «C'est bon pour le moral / Les belles doudous ne sont pas à la cuisine à se trémousser sur un tube de Zouk Machine?" L'artiste dénonce ici le doudouisme, cette collection de clichés qui réduit la vie aux Antilles à des pratiques exotiques et ridicules. 

Rocher du Daimant, Apmarles, CC BY 3.0, via Wikimedia Commons

Tout au long du morceau, Casey se réfère à l'ombre portée par la période de l'esclavage. "Sais-tu qu'hommes, enfants et femmes labouraient les champs et puis coupaient la canne? Sais-tu que tous étaient victimes / Esclaves ou Neg' Marrons privés de liberté et vie intime?

En 1635, les Français débarquent en Martinique et y établissent aussitôt des plantations de tabac et de sucre. Les besoins considérables de main d'œuvre entraînent la déportation massive d'esclaves. Dès lors, dans les plantations aux mains des colons européens triment des esclaves initialement déportés d'Afrique, puis de plus en plus nés sur place. Captifs ou en fuite (les neg'marrons), les esclaves subissent la loi du Blanc. La peur, la violence et la mort accompagnent les esclaves tout au long de leur existence, laissant des traces profondes dans les têtes, les usages et les traditions culturelles. "Sais-tu que mon folklore ne parle que de cris, de douleurs, de chaînes et de zombies?

Le système esclavagiste brise, réifie les captifs, auxquels on impose un nom chrétien. L'onomastique en témoigne. " Et sais-tu aussi que mon prénom et mon nom sont des restes du colon britannique et breton?", rappe Casey, Cathy Palenne à l'état civil.  

Tout au long de son œuvre, la rappeuse insiste sur les séquelles profondes laissées par la période de l'esclavage. La répartition des terres et de la richesse en Martinique est en grande partie un héritage de l'esclavage. Les descendants des anciens colons demeurent les principaux propriétaires fonciers et, aujourd'hui, c'est encore "le béké qui très souvent tient les usines". Ainsi, les structures économiques mises en place pendant la période coloniale et esclavagiste n'ont pas fondamentalement été remises en cause, comme en attestent les écarts de revenus et de patrimoine abyssaux entre les différentes couches de la société. Casey ne peut qu'en conclure qu'aujourd'hui Madinina, l'île aux fleurs est une colonie?" [4]  

Änderungen von geoethno;Originalkarte von Eric Gaba (Sting - fr:Sting) Originaldaten: Topography : NASA Shuttle Radar Topography Mission (SRTM3 v.2) (public domain);Bathymetry: NGDC ETOPO1 (public domain), via Wikimedia Commons

Les traces de l'esclavage en Martinique sont partout visibles, encore faut-il chercher à les voir. Pilotée depuis Paris, la politique commémorative a longtemps insisté sur le rôle des abolitionnistes (surtout Schoelcher), sans s'intéresser vraiment au sort  des victimes de la traite, contribuant, sans doute involontairement, à entretenir une politique de l'oubli ou du déni. Ce choix est aussi vu aux Antilles comme une insulte ou une volonté de ne pas se confronter sérieusement à un passé qui ne passe pas. 

Plus généralement, les Français de l'hexagone méconnaissent souvent les territoires ultramarins, sur lesquels certains portent un regard condescendant, non dénué de racisme. Aux Antilles, les dérogations locales au droit, conséquences du statut colonial, nourrissent les tensions. Ainsi l'indemnité dite de "vie chère", n'est adoptée en 1954 qu'au profit des seuls fonctionnaires. De même, l'utilisation du chlordécone est restée possible dans le bananeraies antillaises jusqu'en 1993, alors même que son emploi était interdit ailleurs. Ces situations ont pu accroître la défiance à l'égard d'un pouvoir jugé lointain et méprisant, comme en atteste la remise en cause de l'obligation vaccinale, pendant la pandémie de covid-19. Des mouvements sociaux d'ampleur secouent l'île à intervalle régulier. Le dernier en date dénonce la vie chère, mais aussi la persistance d'inégalités sociales fortes, pour partie héritées de la période coloniale. (5) L'immense mérite du rap de Casey est de porter la plume dans la plaie et d'attirer l'attention de l'auditeur sur cette "toute petite partie du globe". 

Notes:

1. une boisson concoctée en laissant macérer des peaux d'orange, une gousse de vanille, un bâton de cannelle et du sucre dans un rhum. 

2. En 2020, la présence de résidus de Chlordécone, un pesticide utilisé par les producteurs de banane, est découvert dans l'eau potable. Cela conduit à une mobilisation citoyenne d'ampleur et à des actions en justice pour demander la fin de son utilisation et la décontamination des sols. 

3Maire de Fort de France pendant un demi-siècle, député de la Martinique pendant presque 40 ans, initialement proche des communistes, il fonde à partir de 1958 le Parti Progressiste Martiniquais.  

4. D'origine assez obscure, le terme Madinina désigne la Martinique comme "l'île aux fleurs". 

5A plus long terme se posera également la question du statut politique de l'île : autonomie, "souveraineté partagée" ou indépendance?

Sources :

A. "Un passé qui ne passe pas", La Série Documentaire diffusée sur France Culture le 8 mai 2019.

BLaurent Béru : "Mémoire et musique rap. L'indissociabilité de l'esclavage et de la colonisation"

CLaurent Béru : « Le rap français, un produit musical postcolonial ? »Volume ! [En ligne], 6 : 1-2 | 2008, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 17 mai 2024.

D. "La Martinique en bref" [Direction des affaires culturelles]

mardi 5 novembre 2024

Traces musicales de la Seconde Guerre mondiale

La seconde guerre mondiale est une guerre totale, au cours de laquelle la musique et ses acteurs sont mis à contributions. Dans cette guerre d'anéantissement, la violence atteint des sommets, en particulier lors du génocide des Juifs d'Europe, perpétré par les nazis. Or, là encore, la musique est présente.  

[Ce billet en version podcast avec les extraits de chansons est disponible en cliquant sur le lecteur ci-dessous]

Les visées expansionnistes des nazis et du Japon impérial, la violation systématique des traités de paix, les provocations à répétition de Hitler précipitent le monde dans un second conflit mondial, une guerre idéologique. Les puissances de l'Axe, l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et le Japon, sont des dictatures fondées sur le racisme. Côté alliés, le Royaume-Uni, puis les États-Unis à partir de 1941, combattent au nom de la démocratie, quant à l’URSS, elle lutte au nom du communisme. De septembre 1939 à novembre 1942, les victoires de l'Axe s'enchaînent. Le IIIème Reich contrôle alors presque toute l'Europe continentale, tandis que le Japon triomphe dans le Pacifique après son attaque surprise sur Pearl Harbor. Pour F.D. Roosevelt, le président américain, il s'agit d'un "jour d'infamie". Le traumatisme ressentit au sein de la population américaine alimente un fort sentiment de rejet des populations d'origine nippones présentes sur le territoire national. Le "Pearl Harbor blues" du Doctor Clayton témoigne de la xénophobie ambiante, qui conduira à l'enfermement des nippo-américains dans des camps de concentration. "Certains disent que les Japonais savent se battre / Mais n'importe quel imbécile devrait savoir / que même un serpent à sonnette ne mordra pas par derrière, / Il avertira avant de frapper".

U.S. National Archives and Records Administration, public domain.

A partir de 1942, l'expansion de l'Axe est arrêtée. Dans le Pacifique, les États-Unis tiennent bon lors de la bataille de Midway. Sur le front russe, l'armée allemande subit sa première grande défaite à Stalingrad en février 1943. Cette même année, le Golden Gate Quartet enregistre "Stalin was not Stalin". Les paroles rendent hommage au dirigeant soviétique, un allié de circonstance pour les Anglo-américains. Surtout, elles font de Hitler, une créature façonnée par le Diable. A propos de l'origine du führer, les paroles disent : "aussi fit-il deux valises / pleines de douleur et de misère / et il prit le train de minuit / qui descendait vers l'Allemagne, / puis il mélangea ses mensonges et mit le feu aux poudres / Ensuite le diable s'assit dessus / et c'est ainsi qu'Adolf est né."

Une guerre totale et mondiale.

L’ensemble des populations des pays en guerre est mobilisée, y compris les habitants des colonies. 87 millions de soldats s'affrontent sur les champs de bataille d’Europe, d’Afrique, d’Asie. Comme la grande guerre, il s'agit d'une guerre totale, impliquant l'ensemble des populations, ainsi que les activités économiques, technologiques, culturelles des pays en guerre. A l’arrière, dans les usines reconverties dans la fabrication d'armes, les femmes s'activent à la tâche. La figure de Rosie la Riveteuse symbolise l'implication des Américaines dans l'effort de guerre national, le fameux Victory Program censé produire toujours plus de matériel de guerre. En 1942, The Four vagabonds enregistrent "Rosie the riveter". Pendant que les soldats combattent au front, "toute la journée, qu'il pleuve ou fasse beau temps, / elle est présente sur la chaîne de montage."

J. Howard Miller's "We Can Do It!", also called "Rosie the Riveter" after the iconic figure of a strong female war production worker. Public domain.

Les scientifiques s'emploient à concevoir les armes toujours plus sophistiquées et létales destinées à anéantir l'adversaire, comme l'arme nucléaire.  

Pour financer la guerre et fabriquer des armes, il faut trouver des ressources. Les Alliés font des appels à l’emprunt. Les forces de l’Axe pillent les richesses des pays conquis et obligent les populations vaincues à participer à l’effort de guerre nazi ou japonais par la contrainte et le travail forcé.

Le conflit se caractérise par l'utilisation massive de la propagande via le cinéma, la radio, les journaux ou la musique. Celle-ci est mobilisée dans l'effort de guerre des belligérants. L'armée américaine crée ainsi son propre label : V Discs (V pour Victory). Le chef d'orchestre Sammy Kaye compose Remember Pearl Harbor.

Le swing débarque en 78 tours avec l'armée américaine. Les sonorités gaies et chaudes des cuivres du big band dirigé par Glen Miller résonnent alors que l'Europe est enfin libérée du joug nazi. A l'occasion de l'entrée en guerre de son pays, The Glen Miller Army Air Force Band enregistre l'instrumental American PatrolLe tromboniste ne profitera guère de son immense popularité. Le 15 décembre 1944, son avion s'abîme en mer.

La chanson est également mobilisée pour maintenir le moral des troupes et valoriser le modèle idéologique défendu. Au cours de la guerre, les harmonies des Andrew Sisters deviennent le symbole musical de l'Amérique libératrice. Les frangines entreprennent de grandes tournées et se produisent fréquemment en uniformes de l'armée. A l'été 1944, leur "Boogie Woogie Bugle Boy" s'impose comme la bande sonore de l'espoir retrouvé. "C'était un trompettiste célèbre des rues de Chicago / Il avait un style boogie que personne d'autre ne pouvait imiter / Ce gars était au sommet de son art /  Mais son numéro est sorti et il est parti sans attendre / Il est maintenant dans l'armée / il sonne le réveil".

Les Andrew Sisters et Bing Cosby en 1943. Public domain, via Wikimedia Commons

La propagande vise à valoriser son camp, mais aussi à dénigrer l'adversaire. Durant la guerre, les soldats britanniques changent les paroles de la célèbre Colonel Bogey March pour se moquer du führer. "Hitler n'a toujours eu qu'une couille / Göring en a des toutes petites / Pareil pour Himmler / Et ce cher Goebbels n'en a pas du tout". ("Hitler has only got one ball")

Le titre "Der Führer's face" composé en 1936 par Oliver Wallace est un gros succès. Sa notoriété convainc les studios Disney de l'insérer dans un court métrage d'animation sorti en pleine guerre.  Dans cette charge frontale contre le régime hitlérien, des officiers allemands défilent et chantent une ode au Führer. En réalité l'idéologie nazie  est tournée en dérision. La race "supérieure" devient la "race des super menteurs", tandis que les percussions de la fanfare résonnent comme des pets. 

"Lily Marleen" est une des chansons les plus populaires du conflit. A l'origine du morceau, un poème triste rédigé par un soldat allemand sur le point de se rendre sur le front russe, en 1915. Plutôt que de rentrer auprès de sa bien aimée, il est de corvée de sentinelle. Redécouvert à la veille de la seconde guerre mondiale, les vers sont adaptés en chanson. Le succès du morceau, initialement passé totalement inaperçu, est lancé en 1941 lorsque le directeur de la radio militaire allemande de Belgrade programme le disque. Les soldats de la Wehmacht s'identifient aux paroles, au point que la nostalgie qui s'en dégage fait redouter à Goebbels ses capacités à amollir les combattants. La puissance évocatrice de la chanson la fait adopter bientôt par les troupes de la Grande Alliance. C'est ainsi que Lily Marleen devient l'hymne de la SGM adapté et chanté dans de nombreuses langues par les belligérants et civils des deux camps.

Une guerre d'anéantissement.

Partout les combats sont acharnés, mais avec l'invasion de l'URSS par l'Allemagne nazie en 1941, l'affrontement atteint une violence inouïe comme en atteste la dureté des combats lors de la bataille de Stalingrad (1942-1943). Les prisonniers sont exécutés ou réduits en esclavage. Il ne s’agit plus de vaincre l’adversaire mais de l’anéantir.

En 1938, les paroles de "Katiouchka" évoquent l'amour entre une jeune fille et un soldat parti au front  etqui lui écrit. Elle fut interprétée par Lidia Rouslanova. Katiouchka est d'abord le diminutif du prénom Ekaterina avant de désigner le redoutable lance-roquette des Soviétiques, que les Allemands surnomment "orgue de Staline". 

Les civils sont également très durement touchés, victimes de massacres et de déplacements forcés. En URSS, la ville de Leningrad est assiégée par les nazis, ce qui provoque une famine dévastatrice. A la fin du mois de juillet 1941, Dimitri Chostakovtich entame sa 7è symphonie ("Leningrad") qu'il dédie “à notre combat contre le fascisme [...] et à ma ville Leningrad“. Le compositeur ne se risque bien sûr pas au front, mais obtient néanmoins l'autorisation d'intégrer le corps des pompiers de la ville. La 7ème symphonie est exécutée dans la ville assiégée le 9 août 1942. Jouer l'œuvre dans les conditions apocalyptiques du siège constitue une véritable gageure.

Habitants de Leningrad sur la perspective Nevsky pendant le siège, en 1942. RIA Novosti archive, image #324 / Boris Kudoyarov / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

Des villes sont bombardées comme les villes anglaises lors du Blitz en 1940, puis les villes allemandes en 1943-44. En août 1945, l’utilisation de la bombe atomique par les Américains détruit les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki. Les bombardements sur les villes nipponnes inspirent les musiciens américains. Karl et Harty, un duo country, qui enregistrent "When the atom bomb fell". "Oh, c'est monté si fort que ça a divisé les nuages / Les maisons ont disparu / Et une grande boule de lumière remplit les Japonais d'effroi / Ils ont dû penser que le jour de leur jugement avait sonné."

Le poème "Barbara" de Jacques Prévert, publié en 1946, a pour cadre la ville de Brest, ravagée par les bombardements massifs. La guerre sème la mort, fauche des innocents, annihile les amours naissantes. Mis en musique par Joseph Kosma, les vers seront interprétés par Yves Montand, Mouloudji ou les Frères Jacques. "Oh Barbara / Quelle connerie la guerre. / Qu'es-tu devenue maintenant? / Sous cette pluie de fer. / De feu d'acier de sang. / Et celui qui te serrait dans ses bras amoureusement / Est-il mort disparu ou bien encore vivant"?

Univers concentrationnaire nazi et génocide des Juifs d'Europe.

L'Europe sous le joug nazi se couvre d'un chapelet de camp de concentration dans lesquels sont enfermés les opposants.

La musique est présente, quotidienne, dans les camps de concentration. Dès 1933, les autorités des camps constituent des orchestres de détenus. Les airs joués ont alors avant tout un rôle disciplinaire, militaire. Sous la contrainte, les orchestres rythment les temps forts du camp : le départ et le retour du travail, l'appel des détenus ou encore les visites officielles. Même les exécutions ont parfois lieu en musique. A Mauthausen, lors de celle de Hans Bonarewitz, en juillet 1942,  l'orchestre joue "Komm zurück". "Reviens, tu es tout pour moi / j'attendrai ton retour avec impatience." Des paroles, d'un abject cynisme, quand on sait que le détenu, qui s'était échappé du camp, avait été pendu une fois rattrapé.

Bundesarchiv, Bild 192-249 / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 DE, via Wikimedia Commons

De la porte du camp jusqu'au lieu de travail, les détenus doivent chanter pour imprimer une synchronisation des pas et empêcher toute autre communication. Lorsqu'elle est diffusée par les haut-parleurs, la musique devient intrusive. Les détenus se voient contraints de l'écouter. A Auschwitz, l'orchestre des camps doit parfois jouer dans le cadre de soirées privées ou lors de la venue d'invités de marque du commandant du camp. Dans tous ces cas de figure, elle s'inscrit alors dans le processus d'annihilation à l'œuvre. 

Un second usage de la musique participe des stratégies de résistance artistique et spirituelle au système concentrationnaire. En ce cas, elle est plutôt jouée dans les espaces intérieurs du camp. Les activités musicales sont souvent autorisées. Encadrées, elles permettent, aux yeux des chefs de bloc ou de l'administration des camps, de limiter les risques de soulèvements, tout en assurant la distraction des SS. Dès l’été 1933, des détenus politiques du camp de Börgermoor, en Basse-Saxe, composent et interprètent lMoorsoldatenlied. Ce Chant des marais, sur une mélodie très fédératrice, rend compte de la triste réalité de la vie des camps, en particulier le travail forcé consistant à assécher les marais environnants. Les paroles de Johann Esser, mineur, et de l’acteur et metteur en scène Wolfgang Langhoff, sont mises en musique par Rudi Goguel. Le chant est interprété en public lors d'une représentation autorisée. Les SS, qui assistent au spectacle, s'identifient à leur tour aux paroles. Si bien que, à la faveur des transferts de prisonniers, le chant se répand au sein des autres camps nazisEn 1937, il fit l’objet d’une adaptation de Hanns Eisler et Bertolt Brecht pour le chanteur Ernst Busch. Il devient le modèle de tous les hymnes de camp avec un premier couplet mélancolique qui rappelle la dureté des conditions de vie, avant que ne se développe l'espoir d'une libération à venir.

La musique peut parfois être clandestine. Elle est alors chantée à voix basse ou simplement griffonnée sur un papier. Elle n'a pas nécessairement pour vocation d'être jouée sur le moment, mais plutôt d'être diffusée de la main à la main. Déportée à Ravensbrück, Germaine Tillon écrit, sur des airs connus, une opérette clandestine, intitulée "Verfügbar aux enfers". Elle rédige un texte extrêmement cynique, comme pour rire de l'horreur pour mieux s'en éloigner.  

Les nazis cherchent à éliminer les populations qu’ils considèrent comme inférieures : malades mentaux, tziganes et juifs. Après l’invasion de la Pologne en 1939, les nazis enferment ces derniers dans des ghettos. Privés de tout, les habitants meurent de faim ou de maladies en très grand nombre. A partir de 1941, dans le cadre de l’invasion de l’URSS, dans le sillage de la Wehrmacht, des commandos spéciaux sont chargés d’assassiner par fusillade les Juifs. Les Einsatzgruppen font plus d’un million de morts. Lors de la conférence de Wannsee, en janvier 1942, les nazis planifient l’extermination des populations juives, ce qu’ils appellent la « Solution finale » du problème juif. Ils construisent des centres de mise à mort (Treblinka, Chelmno, Auschwitz...), dans lesquels sont déportées et gazées des populations raflées de toute l’Europe.

Déporté à Sachsenhausen pour des écrits antifascistes, Aleksander Kulisiewicz, étudiant en droit polonais, compose des chansons de résistance. Doté d'une mémoire prodigieuse, il enregistre les morceaux que lui transmettent ses codétenus. C'est ainsi qu'il nous a transmis une "Berceuse du crématoire", composée par Aron Liebeskind, évadé de Treblinka, où périrent sa femme et son fils, avant d'être lui même assassiné à Auschwitz. "Crématoire porte noire / Qui à l'enfer mènera / On y traînera des corps noirs / Que la flamme brûlera / On y traîne mon garçon / Aux cheveux d'or fin / Avec en bouche tes mains / Comment ferai-je, mon fils?" 

La ville garnison de Terezin, à une heure de Prague, est transformée en 1941 en un camp-ghetto pour les Juifs. Le camp de transit prend le nom de Theresienstadt. Artistes et intellectuels y sont dirigés en priorité. Une intense vie culturelle s'y développe, d'abord clandestine, puis organisée sous l'égide de l'administration nazie, qui s'en sert comme outil de propagande, comme d'un leurre pour mieux dissimuler l'extermination à l'œuvre. A partir de 1942, les concerts sont quotidiens et publics. Des chœurs, des orchestres, des groupes se constituent à l'instar des Ghetto Swingers. Le 20 août 1944, une délégation du Comité international de la Croix rouge inspecte le camp et assiste à à l'opéra pour enfant Brundibar de Hans Krasa, compositeur incarcéré au camp. Un film de propagande immortalise l'événement. Dans les jours qui suivent le tournage, les membres du casting sont déportés à Auschwitz. 

Gideon Klein arrive à Theresienstdat en décembre 1941. Il a alors 21 ans. Pianiste virtuose formé au Conservatoire de Prague, il s'impose comme un des piliers de l'activité musicale du camp où il compose Fantaisie et fugue pour quatuor à cordesA partir de septembre 1944, la fin imminente du Reich suspend les activités culturelles de Theresienstdat, dont les derniers détenus sont déportés. Les compositeurs Viktor Ullman, Pavel Haas, Hans Krasa, Gideon Klein périssent à Auschwitz. 

Les artistes regroupés dans le camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas échappent un temps aux convois de la mort. Johnny and Jones, de célèbres musiciens de jazz néerlandais, participent aux activités musicales du camp. En août 1944, ils sont autorisés à enregistrer dans un studio d'Amsterdam 6 chansons composées dans le camps. Reconduits à Westerbork à l'issue de l'enregistrement, ils seront ensuite déportés dans plusieurs camps et mourront d'épuisement à Bergen-Belsen au printemps 1945. L'un de leurs morceaux se nommait "Westerbork Serenade". 

Anonymous Unknown author, Public domain, via Wikimedia Commons


Conclusion : Sur le front de l'est, l'Armée rouge (URSS) libère l'Europe orientale et centrale. Prise en tenaille, l'Allemagne nazie capitule le 8 mai 1945. Dans le Pacifique, les Japonais résistent avec acharnement et la reconquête américaine est lente. Finalement, les bombardements atomiques des villes japonaises d'Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, précipitent la capitulation du Japon le 2 septembre 1945. C'est la fin d'une guerre qui a aura fait entre 50 et 60 millions de morts, majoritairement civils.  
La musique est donc omniprésente tout au long du second conflit mondial. Au delà des chansons d'actualités dépeignant les épisodes les plus marquants de la guerre, la musique est mobilisée par la propagande des Etats dans le cadre de la guerre totale. Dans le monde concentrationnaire nazie, elle est même parfois utilisée pour terroriser ou humilier. 

Sources :

A. Suzana Kubik : "Terezín, la musique face à la mort"

B. "Terezin 1942-1944", 5 épisodes de l'émission Musicopolis sur France Musique

C. «Conférence inaugurale de l'exposition "la musique dans les camps nazis"...», avec Elise Petit, commissaire de l'exposition, maîtresse de conférence en musicologie et Michaela Dostálová , responsable des collections au Musée Mémorial de Terezin.  

D. Le site consacré à l'exposition du Mémorial de la Shoah : "La Musique dans les camps nazis" (avec un pdf très bien fait).