jeudi 15 mai 2025

« Heureux qui comme Ulysse » : l'Odyssée en chansons.

A l'issue de la guerre de Troie, une fois la ville ravagée, ses habitants massacrés, le Grec Ulysse prend la mer pour rejoindre l'île d'Ithaque dont il est le roi. Sa femme, Pénélope, patiente et fidèle, l'y attend depuis déjà dix ans. 

John William Waterhouse, Public domain, via Wikimedia Commons


Accompagné de ses compagnons, Ulysse prend la mer. Grisé par la victoire, mais écœuré par les flots de sang déversé, le héros semble avoir perdu la foi. Ce soupçon d'athéisme provoque la fureur de Zeus qui entend le châtier, et la haine de Poséidon qui cherche à le tuer. Dès lors, captif de la vaste mer, Ulysse est confronté à toute une série d'embûches sur la route du retour vers Ithaque. Il échoue chez les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, les Cimériens, les Phéaciens, rencontre Circé, Calypso, échappe aux sirènes, à Charybde et Scylla, avant de toucher au pays natal.

La culture populaire n'a eu de cesse de se référer à l'œuvre d'Homère. La chanson ne déroge pas à la règle. (1) Certains épisodes de l'Odyssée suscitent particulièrement l'intérêt. C'est le cas des sirènes, ces créatures mi femmes mi rapaces, dont le chant envoûtant provoque les naufrages. Ulysse parvient à leur échapper en prenant ses précautions. Attaché au mât de son embarcation, il a demandé à ses marins de boucher leurs oreilles grâce à de la cire. Tout aussi fasciné que le héros grec, les membres de l'Affaire Louis Trio cherchent à rencontrer les sirènes dans Mobilis in mobile. « J’irai voir tôt ou tard/ Si les sirènes existent/ Sur le dos des baleines / Je suivrai leur piste / Car nul ne résiste / Au charme doux / De leur chant d’amour »

Orelsan invite à son tour à se méfier des sirènes, ici identifiées aux mirages d'une vaine célébrité ; strass et paillettes ne constituant qu'un leurre. « J'entends les chants des sirènes / Regarde autour de moi tous ces gens qui m'aiment / J'veux toucher l'soleil avant qu'la pluie ne vienne / T'inquiète pas, seuls les faibles se font bouffer par le système. » [Le Chant des sirènes]

Ulysse aux mille tours connaît les vertus du vin. Il en use et abuse pour commettre ses ruses comme en témoigne la Petite messe solennelle de Juliette. « Né d'une âpre Syrah, d'un peu de Carignan / D'une terre solaire, des mains d'un paysan / C'est avec ce vin-là qu'on dit qu'Ulysse a mis / Le cyclope à genoux et Circé dans son lit .» Ainsi, prisonnier de Polyphème, Ulysse enivre le cyclope, pour mieux le tromper. Une fois endormi, les Grecs crèvent l'œil unique du géant. Caché sous des moutons, ils sortent de la grotte, échappent à la mort, mais pas à la haine de Poséidon, le père du cyclope.

Auparavant, Ulysse était parvenu à échapper à Circé la magicienne. Dans Le sort de Circé, la chanteuse Juliette prête sa voix à l'ensorceleuse et décrit la transformation des compagnons du héros achéen en pourceaux. Elle chante : "Mutatis mutandis / Ici je veux un groin / un jambon pour la cuisse / Et qu'il te pousse aux reins / un curieux appendice / Mutatis mutandis / Maintenant je t'impose / La couleur d'une rose / De la tête au coccyx / Mutatis mutandis".

Après moults péripéties, désormais seul, Ulysse échoue sur l'île d'Ogygie. Il est recueilli par la nymphe Calypso, qui tombe éperdument amoureuse du héros grec qu'elle couvre d'attention. Pendant sept années, ce dernier se la coule douce, mais il pense à son foyer, Ithaque, à son épouse, Pénélope, à son fils, Télémaque. Convaincu par Hermès, la nymphe laisse partir le héros. Arthur H conte ces amours torrides dans « Ulysse et Calypso ».

Intelligent, fort, éloquent, fidèle à sa patrie, Ulysse est un séducteur, mais il est orgueilleux. Sa femme, Pénélope est admirable : fidèle, intelligente, rusée. Georges Brassens, dans l'œuvre duquel abondent les références mythologiques, dépeint l'épouse fidèle sous un nouveau jour. Il avertit aussi des dangers à laisser trop longtemps seule une épouse au foyer. Sa Pénélope travaille à domicile, mais ne fait pas tapisserie. Face à l'ennui et la solitude qui l'accablent, des pensées charnelles s'immiscent dans son imagination fertile. Le poète sétois, et Barbara, sa merveilleuse interprète, s'en délectent. « Toi l'épouse modèle / Le grillon du foyer / Toi qui n'as point d'accrocs / Dans ta robe de mariée / Toi l'intraitable Pénélope. / En suivant ton petit bonhomme de bonheur (2X) / Ne berces-tu jamais en tout bien tout honneur / des jolies pensées interlopes.»

Au cours de son voyage, Ulysse se languit d'Ithaque. Cette nostalgie du pays natal inspire Heureux qui comme Ulysse à Joachim du Bellay en 1558. Le poète, qui se morfond à Rome, auprès du pape, compose un sonnet fameux en souvenir de Liré, son village angevin, dont la simplicité pittoresque lui est plus chère au cœur que les trésors de la ville éternelle. Des siècles plus tard, Georges Brassens reprend le premier vers du sonnet pour la chanson thème du film heureux qui comme Ulysse, dont le reste des paroles est du réalisateur Henri Colpi sur une musique de Georges Delerue. Le chanteur y évoque le bonheur d'être chez soi, entouré des siens, tout comme Ulysse revenu au bercail. « Heureux qui, comme Ulysse / a fait un beau voyage / Heureux qui comme Ulysse a vu cent paysages / Et puis a retrouvé / Après maintes traversées / Le pays des vertes allées »

Ridan met en musique le poème dans son morceau Ulysse« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, où comme celui-là qui conquit la toison, / Et puis est retourné, plein d'usage et raison, / Vivre entre ses parents le reste de son âge ! /

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village / Fumer la cheminée, et en quelle saison / Reverrai-je le clos de ma pauvre maison ; / Qui m'est une province, et beaucoup davantage ? /

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux / Que des palais romains le front audacieux ; / Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine, /

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin ; / Plus mon petit Liré que le mont Palatin, / Et plus que l'air marin la douceur angevine. » Il y ajoute deux couplets de sa plume, dans lesquels il incite à se méfier des chemins soi-disant pavés d’or, à ne pas céder aux mirages d'eldorados trompeurs.  « J'ai traversé les mers à la force de mes bras / Seul contre les dieux perdu dans les marais / Retranché dans une cale  et mes vieux tympans percés / Pour ne plus jamais entendre les sirènes et leurs voix

Nos vies sont une guerre où il ne tient qu'à nous / De nous soucier de nos sorts, de trouver le bon choix, / De nous méfier de nos pas et de toute cette eau qui dort / Qui pollue nos chemins soi-disant pavés d'or »

Au début des années 1980, l'Odyssée inspire le dessin animé franco-japonais Ulysse 31. Le poème d'Homère y est transposé dans un futur de science fiction très lointain (le XXXIème siècle). Depuis la base spatiale de Troyes, Ulysse voyage à bord de l'Odysseus. Arrivé sur une planète, le héros provoque la colère des dieux en détruisant un robot satellite géant, qui n'est autre que le cyclope. La malédiction s'abat sur tout l'équipage, à l'exception d'Ulysse, de Thémis, une jeune extra-terrestre, de Télémaque et de son petit robot de compagnie : Nono. Le générique interprété par Lionel Leroy fait désormais parti de l'univers mental de tous ceux qui étaient enfants dans la décennie 1980, pour les autres il fait sans doute figure d'ovni.

Notes : 

1. Dans la langue de Shakespeare également, les titres inspirés de l'Odyssée ne manquent pas. Citons, parmi beaucoup d'autres Tales of brave Ulysses de Cream, Calypso de Suzanne Vega, Ulysses par Franz Ferdinand dont Véronique Servat nous parlait iciEn 1968, sous forme d'un hommage à l'Odyssée, Tim Buckley décrivait les dégâts causés par l'amour dans une ballade intitulée Song to the siren. "Longtemps en mer, sur des océans sans navire / Pour sourire, je faisais de mon mieux / Avant que tes yeux et tes doigts ne m'attirent / Par leur chant sur ton île, amoureux / Et tu chantais / Fais voile vers moi (2X) / Laisse-moi t'envelopper / Je suis là (2X) / J'attends de t'enlacer".  Le morceau sera repris de manière marquante par This Mortal Coil. Ici, la chanteuse Elizabeth Fraser personnifie la sirène, dont le chant attire marins et amoureux vers une sépulture aquatique. L'atmosphère éthérée, cotonneuse du titre correspond bien à l'univers marin du mythe homérique.

Sources : 

- Homère : "Odyssée", traduction de Victor Bérard, édition de Philippe Brunet, Folio classique, Gallimard

- Louisette Garcin : "L'Odyssée : épopée du retour d'Ulysse à Ithaque"

- "Le voyage d'Ulysse et ses interprétations" [BnF - les Essentiels]

samedi 3 mai 2025

A la découverte de la musique dub et du King Tubby.

Le dub est un courant de la musique jamaïcaine, né sous les doigts habiles d'ingénieurs du son surdoués et dont la diffusion hors de l'île caribéenne aura une incidence considérable sur toutes  les musiques électroniques à venir.       

Le dub apparaît dans le contexte éminemment jamaïcain du sound systemAu cours des années 1950, la Jamaïque se dote de ces sortes de disco-mobiles permettant à la population d’écouter et danser sur la musique, à une époque où les disques et la radio coûtent encore chers. Le selecter sélectionne les disques les plus chauds du moment, tandis qu'une sorte de chauffeur de piste, le toaster prend l’habitude de parler sur les disques. En Jamaïque, on l’appelle également deejay. Au cours des années 1960, la production de disques en Jamaïque est impressionnante. On presse les vinyles à la pelle pour alimenter les sound system de Kingston et satisfaire les attentes des danseurs, toujours en quête de nouveaux sons. 

Le dub est un terme anglais qui signifie « copier » / « doubler », comme lorsque l'on copie un son d'un support à un autre. Chez les producteurs jamaïcains, on nomme dubplate, le disque qui sert de master à tous les autres. Ce disque laque ou acetate permet de contrôler que le futur pressage ne contient pas d'erreur. C'est ce dubplate qui donne son nom au dub. L'apparition du genre est, en partie, le fruit d'une heureuse erreur technique. Toutes les semaines, Rudy Redwood, selecter d'un des sound system les plus populaires (le Supreme Ruler Sound basé à Spanish Town)se rend aux studios Treasure Isle de Duke Reid, afin de se procurer les nouveaux sons qui cartonnent. Reid met à disposition du selecter des acétates, afin de tester leur popularité sur la piste de danse, avant de les commercialiser ou pas. Fin 1967 ou début 1968, Byron Smith, l'opérateur du studio de Reid, presse un 45 tours du titre On the beach des Paragons. Lors de l'enregistrement, il omet de lancer la piste vocale. Finalement, deux versions sont gravées, une avec voix, l'autre sans. Or, lorsque Redwood diffuse la version instrumentale dans son sound-system, il ne peut que constater l’engouement du public. L'absence de voix permet aux danseurs de chanter le refrain et au deejay de développer ses interventions. C'est ainsi que les instrumentaux deviennent à la mode. Désormais, les 45 tours sortent systématiquement avec une version instrumentale en face B du titre original.  Ex : le "Jamaican bolero" de Tommy McCook. 

Mais, il ne s'agit pas encore véritablement de dub. Celui-ci n'apparaît que lorsque Osbourne Ruddock, alias King Tubby (le roi des tubes électroniques), opère d'importantes transformations de la matière sonore des versionscomme on se met alors à appeler les instrumentaux. Dès son plus jeune âge, Ruddock monte et remonte des appareils électroménagers pour en comprendre le fonctionnement. Passionné, il répare les appareils électroniques, en particulier les amplificateurs et le matériel de sonorisation. Son expertise lui permet d'être recruté par Duke Reid. A partir de 1968, Tubby possède un petit sound-system installé dans le quartier de Waterhouse (le Tubby's Home Town Hi Fi). Il y diffuse les dub plates qu'il grave à partir de versions des hits Treasure Isle. Le chauffeur de salle se nomme U Roy, un des grands pionniers du style deejay

Tubby ouvre son propre studio d'enregistrement au 18 Dromilly avenue. Studio est un bien grand mot, car il s'agit de la chambre de sa mère, une pièce exiguë qui ne permet pas d'accueillir de musiciens. Fer à souder en main, le maître des lieux, perfectionniste, ne cesse de modifier son installation afin d'obtenir le son adéquat. Son expertise et sa connaissance quasi scientifique du son incitent les producteurs à lui confier leurs enregistrements pour le mixage et la prise de voix, qui se déroulent avec les moyens du bord, dans la salle de bain.

L'ingénieur du son engage un véritable travail de remodelage et de sculpture des versions. Jusqu'en 1972, faute de console de mixage multipiste, il imagine un système qui fait passer le signal sonore à travers une série de filtres, bloquant les fréquences des différents instruments ou du chant, en fonction de ses désirs. (1) D'un côté, il retranche et enlève de la matière, pour mettre en relief et amplifier le couple rythmique basse/batterie, d'un autre il incorpore toute une série d'effets. Ainsi, les fragments de rythmes sont étirés, remodelés et le principe du remixage posé. 

Le dub témoigne d'une réelle capacité à recycler. "Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme." Il permet d'insuffler une nouvelle vie à de vieux morceaux, sublimés et métamorphosés à cette occasion. De la sorte, certains titres, qui n'avaient parfois pas bien marchés, peuvent être déclinés des dizaines de fois. Le remixage créatif de ces versions par Tubby et ses disciples – dont le statut change alors - inaugure une nouvelle conception de la production musicale. Sans être musicien, le King transforme cependant la console de mixage en instrument. Toute une série d'effets participe à la déstructuration de la base instrumentale (le riddim original), jusqu'à créer un nouveau morceau.

Ainsi, le dub est un morceau instrumental dont on modifie les différentes couches sonores. Certains instruments sont mis en avant, quand d'autres sont supprimés ou mis en sourdine, tandis que divers effets sonores donnent du relief à l'ensemble. 

> Le delay consiste à répéter plusieurs fois un son. "Don't rush the dub" de Scientist, élève de Tubby, offre un très bel exemple de ces échos répétitifs qui ajoutent de la profondeur et de la texture au morceau.

> La réverbe entretient la persistance du son malgré l'interruption de la source sonore. Cet effet permet de créer une atmosphère immersive et enveloppante. Un exemple avec "Dub you can feel" de King Tubby.

> L'effet phaser module et déphase le signal audio pour créer des crêtes et des creux, produisant un son tourbillonnant et fluctuant. 

> A tous ces effets viennent s'ajouter tout un ensemble de bruitages insolites, destinés à surprendre l'auditeur et à briser la monotonie : cris d'effroi, bruits de sirène, d'animaux ou de rembobinage comme sur "Assack Lawn N°1 dub" de Glen Brown et King Tubby.  

* un véritable paysage sonore. 

Au cours de sessions interminables, Tubby triture et malaxe le son de morceaux nimbés dans un écho spectaculaire, mais aussi désossés pour en faire ressortir le relief et n'en conserver que la substantifique moelle. Il retranche les voix, surexpose la batterie et la basse. Sous les doigts de l'ingénieur du son, cette dernière résonne avec une rondeur incroyable, comme sur ce "Father for the living dubwise", un enregistrement réalisé en collaboration avec le producteur Glen Brown

Travailleur acharné, producteur prolifique, ingénieur du son surdoué, Tubby magnifie le travail de chanteur comme Linval Thompson, Johnny Clarke ou Cornell Campbell. Travaillant avec les meilleurs producteurs de l'île (Augustus Pablo, Glen Brown, Winston "Niney" Holness, Vivian "Yabby U" Jackson, Bunny Lee et ses Aggrovators), il laisse une œuvre colossale, jalonnée de classiques. Ainsi, en 1973, il remixe les enregistrements de Lee Perry pour l'album Blackboard Jungle Dub ("Fever grass dub"). 

La mode du dub emporte tout à partir de 1973 et pour le restant de la décennie. Il faut dire que Tubby a formé ses poulains (Prince Jammy, The Scientist, Philip Smart) et fait des émules (Errol Thompson). Le succès est tel que toute une série d'albums intégralement dub sortent au cours de cette période. Un de plus fameux d'entre eux se nomme "King Tubby meets rockers uptown" (1976), fruit de la rencontre au sommet entre le King et Augustus Pablo, prodige du mélodica. 

A partir de 1974, Lee Perry devient à son tour ingénieur du son. L'homme se distingue par la conservation de motifs mélodiques, une inventivité débridée avec l'ajout des bruitages les plus insolites à ses enregistrements. Dans son Black Ark studio, entièrement conçu par King Tubby, Perry, pieds nus, un spliff en bouche, polit ses propres productions, jusqu'à obtenir satisfaction. Le résultat est bluffant avec une musique dense, luxuriante, comme sur "Bird in hand", enregistrée avec l'aide des Upsetters, ses musiciens attitrés. 

Les variations instrumentales mettent en évidence la partie rythmique qui se révèle une puissante incitation à danser. L'apparition du dub a des conséquences en cascades. Ainsi, les deejays, qui en Jamaïque ne sélectionnent pas les morceaux, mais assurent l'animation des soirées en commentant les sons diffusés par le selecter, trouvent une nouvelle matière pour mettre plus en avant leurs voix avec des interventions plus longues et plus travaillées. Le dub contribue ainsi à l'invention du toast, une forme de proto-rap. Bientôt, les DJ enregistrent leurs interventions sur les versions. Exemple avec "in the ghetto" de Big Joe.

En 1989, un cambrioleur assassine King Tubby, alors âgé de 48 ans. Sa mort correspond aussi à la fin de l'engouement pour le dub en Jamaïque. Plusieurs facteurs explique ce déclin. La production pléthorique de disques à la fin des années 1970 semble avoir provoqué une sorte d'overdose. D'autre part, le dub est enfant du studio et, en Jamaïque, il n'existe pas de groupes de dub susceptibles d'officier sur scène et donc d'entretenir l'intérêt du public. Enfin, en 1985, la réalisation du premier riddim de manière totalement numérique par Prince Jammy, disciple du King, ouvre l'ère du reggae digital et du dancehall, mais clôture celle du dub analogique. Mais, si le genre décline et s'éteint à Kingston, c'est pour mieux essaimer ailleurs Aux Etats-Unis, le dub et ses techniques de remixage pollinisent d'autres genres musicaux : le disco, le hip hop et ses sampling, la house, le punk (Bad Brain : "Leaving Babylon")

Au Royaume-Uni, lassés par les structures simplistes du punk, certains se tournent vers les rythmiques dub à l'image de Bauhaus ("Bela Lugosi's dead") ou des Clash (« The magnificent dance »). Le Guyanais Mad Professor devient le ponte du dub londonien, bientôt épaulé par le groupe Dub Syndicate du producteur Adrian Sherwood. A Bristol, la scène trip hop, menée par Massive Attack incorpore également le genre dans ses créations. Une scène dub spécifiquement française s'est également développée, avec des groupes qui officient en live comme les High Tone, Zenzile ou Improvisators Dub ou Kanka ("Croon it"). 

C° : Ne nous y trompons pas, le dub ne saurait être réduit à un style de reggae ou résumé à une approche technique de la matière sonore.

Notes :

1. L'acquisition de sa table de mixage Dynamic 4 pistes lui permettra, à partir de 1972, d'isoler beaucoup plus facilement les différents éléments constitutifs d'un enregistrement. 

Lexique:
- sound-clash: joute musicale opposant deux sound-system rivaux. La victoire revient au sound ayant suscité le plus d'enthousiasme parmi l'auditoire présent.
- Comme son nom l'indique le selecter sélectionne les disques diffusés, toujours à l'écoute des attentes des danseurs. 
- Le terme sound-man désigne le propriétaire du sound-system, ainsi que les techniciens y travaillant.
- Dancehall désigne dans un premier temps la piste de danse du sound-system. Désormais le mot désigne une forme de reggae digital, très en vogue à partir des années 1980.
- L'operator est le propriétaire d'un sound-system.
- Le toaster improvise des paroles mi-chantées mi-parlées sur des rythmiques reggae.
- Le dubplate ou special est un disque gravé en un seul exemplaire pour un sound system.

- le riddim est la base instrumentale d'un morceau.

Discographie sélective : 

Glen Brown and King Tubby : "Termination dub (1973-1979)", Blood and Fire, 1996.

King Tubby & Prince Jammy : "Dub of rights", Dub gone 2 crazy : in fine style 1975-1979, Blood and Fire, 1996

Prince Jammy : The crowning of Prince Jammy, Pressure Sounds, 1999

King Tubby & the Soul Syndicate : Freedom sounds in dub, Blood and Fire, 1996

Barrington Levy : Barrington Levy in dub, Auralux recordings, 2005

Lee Perry : Blackboard Jungle Dub, 1973

Augustus Pablo : King Tubby meets rockers uptown, 1976

Lee Perry : Return of the Super Ape, 1978

Big Joe : If Deejay was your trade (The Dreads at King Tubby's 1974-1977), Blood and Fire, 1994

Source :

A. "Lloyd Bradley : "Bass Culture. Quand le reggae était roi", Editions Allia, 2005.

B. Bruno Blum : "King Tubby" in "Le Nouveau Dictionnaire du Rock" (dir.) M. Assayas, Robert Laffont, 2014. 

C. Pony Music - King Tubby, The Dub master - interview de Thilbault Ehrengardt. (émission Pony Express sur la RTS)

D. T. Ehrengardt : "Real or fake Tubby

E. "Travail du bricolage et bricolage du travail. Lee Perry au Black Ark studio"

F. Thomas Vendryes« Des Versions au riddim. Comment la reprise est devenue le principe de création musicale en Jamaïque (1967-1985) »Volume ! [En ligne], 7 : 1 | 2010, mis en ligne le 15 mai 2012, consulté le 05 novembre 2024.

dimanche 13 avril 2025

"Alright" de Kendrick Lamar : un manifeste contre les violences policières.

George W. Bush, sous couvert de lutte contre le terrorisme, neutralise avec son Patriot act les libertés publiques et anéantit les espaces de contestation politique. La police dispose alors d'un pouvoir de répression presque sans limites. Dans ces conditions, l'élection de Barack Obama en 2008 suscite un grand espoir. Les attentes sont vite déçues, le nouveau président ne faisant à peu près rien pour mettre un terme à l'impunité policière. Ainsi, les violences d'Etat frappant les Africains américains se poursuivent. Rien qu'en 2014, la police tue 928 personnes (4 au Royaume-Uni sur la même période!), majoritairement noires. Toutefois, pour empêcher l'invisibilisation de ces crimes, un vaste mouvement se lève alors. 

Image tirée du clip du morceau Alright de Kendrick Lamar. 

Black Lives Matter (BLM) apparaît en juillet 2013, au lendemain de l'acquittement de George Zimmermam, agent de sécurité blanc responsable de la mort de Trayvon Martin, adolescent africain-américain de 17 ans, originaire de Sandford en Floride. Dès le scandale judiciaire connu, l'activiste Alicia Garza poste le hashtag #BLM sur Facebook, avant de créer le collectif Black Lives Matter pour dénoncer les meurtres quotidiens d'Africains-américains. (1"La vie des Noirs compte"; le slogan met en exergue les violences policières racistes. Les femmes noires, victimes d'un empilement de  discriminations, se trouvent à la pointe du combat. 

En juillet 2015, sur le campus de l'université de Cleveland, plusieurs centaines d'activistes africains-américains assistent à un colloque intitulé the movement for black lives. Lors d'une pause, les participants se mettent à chanter le refrain de la chanson Alright de Kendrick Lamar, un morceau produit et co-écrit par Pharrell Williams. Le 26 juillet, alors que le colloque touche à sa fin, dans un bus, un policier interpelle un adolescent de 14 ans, suspecté d'être en état d'ébriété. Il l'arrête, le fait descendre et le menotte. Les militants présents sur les lieux se rassemblent autour d'eux. La tension monte, d'autant que les policiers arrivés en renfort aspergent de gaz poivre la foule alentour. Finalement, le garçon, remis à sa mère, quitte les lieux dans une ambulance. Pour les participants, il s'agit d'une victoire. Spontanément, ils entonnent, de nouveau, le refrain d'Alright. Chanté sur un mode responsorial, le refrain "we gon'be alright. Say what", déclenche une joie immense et suscite une intense communion entre les manifestants galvanisés. Nous étions émus. Il était impossible de s'asseoir et de ne pas ressentir l'effet de cette chanson. Tout le monde chantait à l'unisson. C'était comme être à l’église", se souvient l'un d'entre eux. Ainsi, Alright s'impose comme le cri de ralliement des manifestations du mouvement BLM.  

Après NWA, KRS-One, de nombreux rappeurs et rappeuses actuels (YG, Killer Mike, Janelle Monae) s'emparent des questions des violences policières racistes. Dans leurs morceaux, ils évoquent les relations tendues et difficiles entre les Noirs et la police, les contrôles au faciès, les tabassages. Les courants musicaux (soul, folk notamment) utilisés dans le cadre de la lutte pour les droits civiques dans les décennies antérieures possédaient un fort arrière-plan religieux, une visée universaliste et portaient un discours de co-fraternité entre Blancs et Noirs, tandis que le rap privilégie davantage l'affirmation identitaire, le combat par et pour les Noirs, en utilisant sa propre grammaire et son schéma narratif.  

Le titre Alright tient de la protest song traditionnelle. Ses fonctions mobilisatrice et rhétorique permettent de réveiller les consciences, d'alerter la société sur les maux qui rongent l'Amérique (ici le racisme et les brutalités policières), en persuadant l'auditeur de passer à l'action. Pendant les sit in ou les marches, le chant renforce la cohésion et la détermination des militants. Une fois la manifestation passée, il continue de porter des valeurs susceptibles de déclencher un processus d'identification, donc de favoriser l'émergence d'une communauté, prête à poursuivre le combat.  Ainsi, en dénonçant les violences passées ou actuelles, en motivant, en donnant une identité sonore au mouvement, la chanson fédère. 

Le titre figure sur le troisième album de Kendrick LamarTo pimp a butterfly, sorti en 2015. Quelques mois avant l'enregistrement, la visite de la cellule de Nelson Mandela, en Afrique du Sud, convainc le rappeur de consacrer ses textes à la dénonciation du racisme, ainsi qu'aux différentes formes (aliénation des travailleurs, oppression des femmes...) que peut revêtir l'exploitation dans un système capitaliste et paternaliste. Sur ce concept album, le rappeur, né à Compton en banlieue de Los Angeles, narre le sordide quotidien des habitants d'une ville meurtrie par les violences de gangs rivaux (Bloods contre Crisps) et les inégalités sociales provoquées par des politiques économiques ultra-libérales. L'artiste associe le G-funk sauce Parliament à l'âpreté des mots des rappeurs West Coast, tels Tupac Shakur ou Ice Cube. Pour mettre en valeur les raps engagés et politiques de Lamar, ses producteurs (Terrace Martin, Pharrel Williams, Sounwave, Thundercat) élaborent un écrin musical associant les cuivres jazz, les rythmiques funk à l'exubérance de la soul et des spirituals, des genres traditionnellement associés à la communauté africaine-américaine (2) et aux protests songs caractéristiques du mouvement pour les droits civiques. 

Le morceau s'impose rapidement comme  l'hymne des révoltes et de la cause noire américainedénonçant le racisme systémique, notamment les violences policières subies par les Africains-Américains aux Etats-UnisEn ce début de la décennie 2010, la liste des meurtres ne cesse de s'allonger. Prenons deux exemples parmi d'autres, mais dont le point commun est qu'ils ont lieu alors que Lamar enregistre son disqueLe 17 juillet 2014, cinq policiers de New York utilisent la technique de l'étranglement arrière, pourtant interdite, sur Eric Garner, 44 ans. Plaqué au sol, maintenu à terre, il crie à plusieurs reprises : "Je ne peux pas respirer". L'homme meurt par asphyxie. Pour le légiste chargé de déterminer la cause du décès, il s'agit d'un homicide. Le 9 août 2014, à Ferguson, Missouri, le policier Darren Wilson abat Michael Brown, âgé de 18 ans. (3) Ce meurtre donne un écho planétaire au mouvement BLM. 

                       "Toute ma vie, j'ai dû me battre, négro"

La chanson s'ouvre par une citation de La couleur pourpre, le roman d'Alice Walker. Car, oui, la vie tient du combat quand tu as la peau noire aux Etats-Unis. 

L'utilisation du terme nigga témoigne de la volonté du rappeur de s'adresser ici en priorité aux Africains-Américains. L'objectif est de lancer un appel à l'union afin de mieux surmonter les difficultés et renverser les citadelles racistes. 

"Des moments difficiles genre "Yah!" 

Des bad trips genre "Yah!" 

Nazareth 

Je suis foutu,

Mon pote, t'es foutu

Mais si Dieu nous protège / 

Alors tout ira bien! "

Face aux coups durs et à l'adversité, la foi permet au rappeur de tenir le coup. Très croyant, il place ses espoirs en Dieu. 

Negro, tout ira bien (2X), / 

Tout ira bien

Tu m'entends? Tu le sens? / 

Tout ira bien

En écho à ce qui précède, et en première analyse, le refrain, chanté par Pharrell Williams, paraît délivrer un message d'espoir. Une deuxième écoute entretient néanmoins la possibilité de l'ambivalence phonologique. En effet, l'intonation montante adoptée dans la phrase clef du refrain - "we are gon'be alright" - interroge, dans la mesure où on l'utilise souvent pour signifier une interrogation ou un doute. Si tel est le cas, alors, le refrain ne traduit pas une marque de confiance et d'espoir, mais plutôt un questionnement, une ironie. Ainsi, la répétition de la phrase semble davantage tenir de la méthode Coué, fonctionnant comme un mantra destiné à convaincre l'auditeur que la situation va aller en s'améliorant, un peu comme une formule performative ou une prophétie autoréalisatrice. 

"Uh, et quand je me réveille / 

Je vois bien que tu me regardes comme si j'étais un chèque

Le premier couplet s'ouvre sur une dénonciation de l'exploitation des musiciens africains-américains par un capitalisme américain vautour. Les majors du disque  s'engraissent sur le dos d'artistes envisagés comme des poules aux œufs d'or, dont on coupe la tête lorsqu'elles/ils ne sont plus bankables.

 Mais les homicides te regardent de haut. /

 Est-ce qu'un Mac-11 pourrait encore résonner si on enlevait la basse?

Ici, Lamar se réfère aux innombrables meurtres de jeunes noirs, tués par une police raciste, qui a longtemps pu agir en toute impunité. Cette situation explique que les Africains-Américains craignent pour leurs vies, ou celles de leurs proches, lorsqu'ils se trouvent dans l'espace public. Seule la présence de témoins ou d'enregistrements via une caméra ou un portable permet d'empêcher la bavure ou d'engager des poursuites judiciaires. 

Le Mac-11 est une arme militaire équipé d'un silencieux. En utilisant cette image, le rappeur dénonce le fait que les violences policières soient dissimulées, comme est étouffé le son de l'arme. Ainsi, elles continuent à être largement ignorées, ou relativisées, par le grand public, quand elles ne sont pas simplement niées ou justifiées par les franges les plus conservatrices du pays. 

"Etrange ! Et laisse moi te parler de ma vie, /

 seuls les antalgiques me font rentrer dans la quatrième dimension /

 Où il y a des belles chattes, / 

Et où Benjamin [Franklin, sur les billets de 100$]

 les met en lumière (...)

Les gars, les meufs,

J'crois que j'deviens fous

Je me noie dans mes vices tous les jours (...)

Pour Lamar, "the Personnal is political". En effet, Alright  va au delà d'une protest song classique. L'originalité du morceau réside dans le fait que son auteur mêle sa critique générale du modèle américain à sa propre histoire, ses fêlures intimes. Ainsi, le titre possède une forte dimension introspective, le rappeur se confrontant à ses démons, sa dépendance aux substances psychotropes, aux femmes, à l'argent, envisagés comme autant d'échappatoires temporaires. Il lie ces difficultés personnelles, habituellement inavouables, au racisme systémique et aux pratiques discriminatoires à l'œuvre aux Etats-Unis. 

Dans le pré-refrain, Lamar rappe : 

On nous a déjà fait du mal, Négro / 

Quand notre fierté était au plus bas, /

 On regardait le monde en se demandant : / 

« Où allons-nous? »

Il passe d'un coup du "je" au "nous", afin d'impliquer l'auditoire afro-descendant. L'auteur se réfère ici au passé, notamment la déportation des esclaves dans le cadre de la traite transatlantique. Pour lui, la conscientisation repose largement sur la connaissance de l'histoire et des racines 

" Et les po-po, on les déteste / 

Ils veulent nous abattre dans la rue, négro

Je suis devant la porte du prêtre /

Mes jambes en coton, 

Mon arme pourrait tirer,

Mais tout ira bien pour nous.

Ce couplet introduit une ambivalence textuelle. On retrouve ici la dualité centrale de la lutte pour les droits civiques. Comment le narrateur compte-t-il utiliser son arme? Veut-il viser les policiers, le pasteur ? Va-t-il utiliser la violence, tirer, comme le suggère Malcom X ? Va-t-il, au contraire, privilégier la non-violence d'un Martin Luther King, en posant l'arme? A moins que, miné par les violences policières, les meurtres, tourmenté par des pensées suicidaires, il ne mette fin à ses jours. (4) Agenouillé, il peut aussi simplement s'en remettre à Dieu. 

"Qu'est-ce que tu veux? / 

Une maison ou une voiture? / 

40 acres et une mule ? / 

Un piano ou une guitare? /

 Tout, car mon nom est Lucy,

 Je suis ta pote ! /

 Mon salaud, / 

tu pourrais vivre dans un centre commercial!

L'introduction du deuxième couplet propose une critique du consumérisme effréné et du matérialisme, deux éléments constitutifs de l'american way of life. Le rappeur dénonce ces chimères, comme autant de vaines promesses, à l'instar des "40 acres et une mule" promis aux esclaves affranchis au lendemain de l'abolition, en 1865. L'abondance de biens matériels contribue à se détourner des réalités sociales, des justes causes, au risque de perdre son âme. Le narrateur évoque Lucy, une tentatrice, sorte d'incarnation terrestre de Lucifer, qui se lie au narrateur pour mieux le berner.

"Je me souviens quand tu étais en lutte avec toi-même /

et que tu abusais de ton influence, / 

parfois je faisais pareil. /

J'abusais de mon pouvoir, plein d'animosité /

animosité qui s'est transformée en grosse dépression. /

Je me suis retrouvé à crier dans une chambre d'hôtel, /

je ne voulais pas m'autodétruire. /

Les maux de Lucifer étaient tout autour de moi, /

donc je suis parti en courant afin de trouver des réponses"

Lamar revient aussi sur la dépression qu'il a connu, une dépression aux origines politiques. Il fait état de sa lutte contre l'autodestruction et la volonté d'en finir. 

Réalisé à Oakland, Californie, le clip du morceau est tourné en noir et blanc, afin d'accentuer le contraste entre les Noirs et les Blancs. L'atmosphère générale apparaît très sombre. De nouveau, l'ambivalence, visuelle cette fois-ci, prévaut. Ainsi, dans le prologue de la vidéo, quatre policiers blancs portent sur leurs épaules une voiture, dans laquelle sont installés Lamar et ses amis. S'agit-il d'un retournement de la situation de domination coloniale, qui voyait les colons juchés sur des sièges soulevés par les colonisés? Ou s'agit-il plutôt d'une procession funéraire, non avec des policiers, mais des porteurs de cercueils, Blancs, s'apprêtant à mettre en terre des individus, Noirs, après une exécution?

Pour s'extirper de la ville ségréguée, l'artiste lévite, puis s'envole, ce qui peut aussi être vu comme une élévation sociale et spirituelle. Depuis le ciel, Kendrick Lamar, semble observer les siens, traqués et abattus par la police.    

A la toute fin du clip, un vieux policier blanc mime avec ses doigts un tir au pistolet en direction de Kendrick Lamar, juché sur un lampadaire. Or, contre toute attente, une détonation sèche interrompt la musique, une balle imaginaire atteint le rappeur, qui tombe. L'absence de revolver permet de démontrer que les armes ne constituent qu'un moyen pour les meurtriers. Certes, les balles permettent de tuer, mais ce sont avant tout la haine et le racisme qui incitent les individus à appuyer sur la gâchette. Atteint par la douille imaginaire, Lamar chute du lampadaire. En écho à la crucifixion, il tombe, les bras écartés, comme Jésus de Nazareth avant lui. De la sorte, le rappeur se présente en figure sacrificielle, portant sur ses épaules la souffrance des siens. Cette mort virtuelle tient du retour sur terre, à la dure réalité. La vie des Noirs compte, mais reste encore trop souvent menacée par la brutalité d'une société raciste, dont la violence finit par rattraper tout le monde.

Conclusion

En 2015, lors de la cérémonie des Bet awards, Kendrick Lamar interprète son titre depuis le toit d'une voiture de police, devant un drapeau américain en lambeau. Lors des grammy awards de 2016, il se produit menotté, enchaîné, entouré d'un groupe de choristes, devant une carte de l'Afrique sur laquelle s'affiche le mot Compton. Il clôt sa prestation en faisant une dédicace à Trayvon Martin : "On February 26th I lost my life too. Set us back another 400 years. This modern day slavery."

Le 25 mai 2020, l'assassinat de George Floyd, assassiné par un policier de Minneapolis, suscite un gigantesque élan populaire. Le pays s'embrase. Dans les manifestations, on scande toujours Black lives matter, mais aussi I can't breathe ("je narrive pas à respirer"), la phrase répétée par Floyd lors de son interminable agonie. On y chante encore et toujours Alright.

Le nombre de victimes africaines-américaines de la police n'a pas vraiment baissé depuis l'apparition de BLM. L'impunité reste très importante. Seuls 2% des cas de violences policières conduisent à des poursuites judiciaires. "(...) J'étais une Noire  dans un pays où l'on pouvait se faire tuer pour cette seule raison", écrivait Nina Simone dans son autobiographie à propos des années 1960. On ne peut que remarquer que ce constat reste malheureusement toujours d'actualité.

Notes:

1. Le collectif est fondé par Alicia Garza, l'autrice Opal Tometi et la militante Patrisse Cullors.

2. Le prénom Kendrick lui est donné en l'honneur du chanteur Eddie Kendricks, voix emblématique des Temptations, dont sa mère était une grande admiratrice. 

3. En 2015, 104 Africain(e)s-Américain(e)s non armé(e)s ont été tué(e)s par la police, donnant lieu à 13 poursuites judicaires seulement. 

4. De fait, les jeunes africains-américains se suicident dans des proportions sensiblement plus importantes que les jeunes blancs.

Sources : 

A. Axel Nodinot : "Il était une fois. Icône rap d'une génération opprimée", pp 76-81, L'Humanité, jeudi 27 mars 2025.

B. Claude Chastagner. EMMA. (2022, 4 février). Claude Chastagner, "Black Lives Matter, un nouveau terrain pour la protest song ?" , in Black Lives Matter : formes politiques et artistiques de l’antiracisme aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. [Vidéo]. Canal-U.

C. "Black lives matter. Un symbole, une cause", Arte

D. Emmanuel Parent : "Black sounds matter. Le hip-hop dans l'oeuvre de Ta-Neshi Coates", La Vie des idées, 9 juin 2020.

E. Mapping Police Violence. Un décompte des décès causés par la police en s'appuyant sur des données en accès libre, en particulier les informations diffusées dans les médias. 

F. Christophe Ylla-Somers : "Le son de la révolte. Une histoire politique de la musique noire américaine"; Le mot et le reste, 2024.