Affichage des articles dont le libellé est Congo. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Congo. Afficher tous les articles

mardi 21 avril 2020

"Sapé comme jamais": une histoire de la SAPE en musique.

D'après le petit Robert, le verbe pronominal se saper est attesté en France depuis 1919. D'origine inconnue, le terme dérive peut-être du provençal sapa ("parer, habiller"). Dans un registre familier, le mot signifie s'habiller. 
Dans les deux Congo, la SAPE est un acronyme permettant de désigner la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, sorte de société initiatique consacrée à l'art de se vêtir.
Le mouvement apparaît en tant que tel au cours des années 1960/1970, mais prend racine dans une histoire longue.  "Loin d’un mouvement sans mémoire, [la sape] est le produit de la situation coloniale puis de l’immigration." [source F] Il semble donc intéressant de remonter loin en arrière pour mieux comprendre le phénomène.

Eguanakla / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)
* Une réappropriation des codes vestimentaires occidentaux.
Dès les débuts de la colonisation de l'Afrique de l'ouest, dans les années 1880, les récits de voyage commentent la manière dont s'habillent les populations indigènes. Ces descriptions pittoresques raillent ceux qui s'habillent avec des vêtements européens de bric et de broc, insistant sur le fait que ces "sauvages" ne comprennent pas les codes vestimentaires européens. Ainsi Stanley comme Savorgnan de Brazza livrent des descriptions amusées de rois affublés d'oripeaux.
Avec le changement de siècle, l'importation de fripes européennes prend un caractère massif. Selon le témoignage du Baron de Witte qui se rend au Congo en 1913, les habitants adorent le week-end exhiber les vêtements européens qu'ils possèdent. « Aujourd’hui les indigènes de la région de Brazzaville ne s’habillent que trop et, le dimanche, ceux qui possèdent plusieurs pantalons, plusieurs paletots, mettent ces vêtements les uns par dessus les autres (…). Beaucoup se piquent de suivre la mode parisienne (...).» 
Dès lors, l'administration coloniale voit d'un mauvais œil l'adoption des vêtements européens par de simples commerçants ou domestiques, car ces derniers se mettent à s'habiller comme leurs maîtres. "Nombre de patrons européens cédaient leurs vêtements usagés à leurs domestiques. Ces derniers les exhibaient pour rehausser à la fois le prestige de leur patron et leur propre statut social chez les citadins africains", rappellent Sylvie Ayimpam et Léon Tsambu. (source B) La pratique inquiète car elle implique une remise en cause des hiérarchies du système colonial, une inversion des rôles. Cette réappropriation des codes occidentaux incite donc l'administration coloniale à scruter avec suspicion les pratiques vestimentaires des populations colonisées à partir des années 1920. Dès lors, la police surveille la manière de se vêtir des Congolais.
Dès lors, les textes européens fustigent cette manière de s'habiller ou s'en moquent. Dans plusieurs vignettes de Tintin au Congo, Hergé fustige les Noirs qui refusent de travailler de leurs mains. "Moi, pas salir moi", fait-il dire à un homme portant chapeau, col de chemise, manchettes et cravate, alors même qu'il est torse-nu. Cet accoutrement pittoresque permet donc de ridiculiser le personnage.

* Matsoua.
Savorgnan de Brazza débarque au Congo avec une valise Louis Vuitton (la malle-lit). D'emblée, il entre en contact avec des populations fascinées et friandes d'objets rapportés par les Européens. Confrontée à la colonisation, la société congolaise s'invente une série de mécanismes de résistance qui passe parfois par la manière de s'habiller. Pour Georges Balandier, le fait de se distinguer par le vêtement est une manière de se situer dans un monde hostile, une manière de s'inventer en permanence face aux difficultés de tous les jours.
Le tirailleur André Matsoua incarne mieux que quiconque cette résistance vestimentaire à la colonisation. Les sapeurs revendiquent d'ailleurs cette filiation. Originaire du quartier de Bacongo à Brazzaville en 1922, Matsoua intègre un régiment de tirailleurs sénégalais en 1925 et sert pendant la guerre du Rif. Installé à Paris en 1926, il fréquente les cercles intellectuels de gauche. Au sein d'une Amicale qu'il a fondée en 1926, il multiplie les prises de position anticolonialistes, dénonçant le travail forcé et la brutalité des compagnies concessionnaires.  Refusant d'être réduit à sa condition subalterne de colonisé, Matsoua rentre au pays dans un uniforme impeccable. Dès lors, il arbore des costumes trois pièces avec montre à gousset, conscient que de tels habits confèrent à leur détenteur un statut social et politique. En 1942, à la mort de Matsoua, un courant religieux (le matouanisme) fait du personnage une figure charismatique et messianique, un modèle dont se réclame de nombreux sapeurs.

* Le rejet des structures autoritaires de la société congolaise. En 1960, les deux Congo obtiennent l'indépendance. Les Congolais, qui aspirent à faire la fête, à danser, chanter, sortir, se retrouvent le week-end dans les bar-dancings de Brazzaville et Kinshasa. Entre les deux métropoles des deux Congo, les populations se croisent, échangent, s'amusent, se retrouvent pour ambiancer. Or, très vite, les indépendances déçoivent et sont  marquées par "des années de déliquescence et de dictature permanentes. Cela engendre une réaction populaire qui s'exprime à travers la tenue vestimentaire." (source E) 
La politique d'authenticité mise en place au Zaïre par Mobutu en 1971 fait la promotion de l'abacost ("à bas le costume occidental"). Le dictateur à toque de léopard et col Mao décrète l'interdiction du port du costume européen et de la cravate. Or, la SAPE, c'est aussi le refus de l'abacost. "En cela, la sape est une attitude totalement révolutionnaire, de résistance, qui affirme une identité africaine ouverte sur le monde, alors que le discours de Mobutu était totalement replié sur lui-même", note Romuald Fonkoua
Frank Hall / CC BY-SA
«Les jeunes qui détestaient le mobutisme conçurent une forme très particulière de commentaire social. Ils n'utilisaient ni les mots ni les images pour protester, mais les vêtements. Le costume de l'évolué (à l'occidental) avait été interdit et ils trouvaient l'abacost démodé. Ils s'habillaient par conséquent dans des tenues flambant neuves, extrêmement voyantes. Ils mettaient de l'argent de côté pour importer des vêtements de marque hors de prix des boutiques de l'avenue Louise à Bruxelles et de la place Vendôme à Paris (...). Ils baptisèrent leur mouvement la Sape (Société des Ambianceurs et Personnes Élégantes). (...) Ce mouvement était extrêmement curieux. A première vue, il paraissait absurde en temps de crise de s'afficher à Kinshasa avec des lunettes de soleil tape-à-l’œil, une chemise de Jean-Paul Gaultier et un manteau de vison, mais le matérialisme des sapeurs était une critique de la société (...). Il reflétait le profond dégoût de ces jeunes pour la misère et la répression auxquelles ils étaient confrontés et les autorisait à rêver d'un Zaïre sans soucis. Le matérialisme est un des symptômes les plus connus de la pauvreté.» (source A p 496-497)
La sape prend véritablement son essor au cours des années 1980, alors que le Zaïre commence à s'enfoncer dans la crise économique. C'est un peu comme si l'insolence des vêtements ou l'outrance des sapeurs offraient une réponse à la crise.  
Une réaction très proche est observable au Congo-Brazaville. En 1969, le pays devient marxiste-léniniste. L'heure n'est plus à la frivolité.  Aux yeux des autorités socialistes, les vêtements chics revêtent une dimension capitaliste. Les costumes bourgeois à l'occidental portent désormais à suspicion. Les Sapeurs sont traqués, arrêtés, conduits en prison, avant d'être libérés sous caution. 

* Refus du statut de l'immigré. 
Les conditions de vie difficiles et la dégradation économique incitent de nombreux  jeunes Congolais à s'exiler, principalement vers la France et la Belgique. Les récits parfois enjolivés des expatriés de retour au pays pour les vacances, accentuent encore le phénomène. Pour les candidats à l'exil motivés par ces paroles engageantes, la migration est d'abord onirique. La désillusion n'en est que plus grande tant "les migrants congolais en Europe connaissent les problèmes inhérents à la vie de tous les immigrés: faibles moyens de subsistance, difficultés de logement, organisation interne de la vie de la communauté, problèmes d'intégration culturelle, etc." (source B) Les termes "milikistes" ("ceux qui ont vu le monde") ou "aventuriers" permettent de désigner ces Congolais installés à Paris ou Bruxelles, mais aussi de parodier la vision coloniale du voyage au Congo. 
Dans les années 1980, les enquêtes sociologiques menées par Justin Gandoulou ("Entre Paris et Bakongo", "Dandies à Bacongo") permirent de mieux cerner les caractéristiques et aspirations des sapeurs installés à Paris. "Faire du boucan" avec des habits chics et ostentatoires devient pour l'exilé une façon de refuser le statut de l'immigré imposé par la société française. Pour les pouvoirs publics des années soixante, cette main d’œuvre étrangère, œuvrant principalement dans le bâtiment et l'automobile, n'a pas vocation à s'installer durablement en France. Dans ces conditions, on n'attend pas d'eux qu'ils "s'intègrent". Ils doivent cependant se faire discrets. Or, les sapeurs font l'inverse... En transformant son apparence, le sapeur refuse l'invisibilité et prétend s'arracher à la sous-humanité dans laquelle la société d'accueil le cantonne. Il arbore des vêtements hors de prix et entretient un ventre proéminent pour mieux subvertir l'image de l'immigré décharné et pauvre. 
Tout comme il refuse le statut de l'immigré proposé par le pays d'accueil, le sapeur récuse également le statut d'émigré qu'attendent les autorités congolaises. Plutôt que d'envoyer de l'argent à la famille restée aux pays, le sapeur le claque en sapes. Au bout du compte, ce refus de l'épargne choque les sociétés d'accueil comme les sociétés d'origine.

 * Dépenses somptuaires.
Le budget des sapeurs est un anti-budget ouvrier, une économie renversée dans laquelle tout l'argent est consacré aux vêtements. Pour assumer ces dépenses somptuaires, les sapeurs qui gagnent généralement un salaire modeste, doivent faire preuve d'ingéniosité.  Une économie de la débrouille se met en place. Dans les années 1960, la MEC, la Maison des Etudiants du Congo, installée 20 rue Béranger, sert de point de ralliement à la diaspora congolaise de la capitale. Elle devient un lieu pour trouver des bons plans et des contacts. Lorsque les autorités décident de sa fermeture en 1977, les sapeurs entretiennent les lieux et y logent, ce qui leur permet de faire de substantielles économies de loyer. Un système de troc de vêtements entre sapeurs permet également de renouveler sa garde robe à moindre frais. Les sapeurs parlent alors d'"aller à la mine", une manière de  jouer avec l'imaginaire du travail.
 
Enric Bach / CC BY

* Être vu pour exister. 
Comme le rappelle Manuel Charpy (source F), le phénomène de la sape "présente toutes les caractéristiques d'une subculture: groupe réduit (...), construit autour de consommations culturelles élaborées en marge de la culture dominante (...), territoires singuliers, codes vestimentaires et gestuelles propres, série de règles implicites et explicites, langue…"
Le sapeur doit être griffé, c'est-à-dire porter des habits de marques, luxueux, des bijoux, des chaussures. La sape, c'est le paraître, un mouvement de la rue qui existe par sa visibilité. Il faut donc attirer l'attention grâce:
- aux vêtements. Le sapeur doit posséder une connaissance pointue des grandes marques. Aux yeux, de ces "victimes de la mode", il convient de détenir des gammes complètes (veste, pantalon, gilet) avec des vêtements griffés des plus grands couturiers: Paco Rabanne, Yves Saint-Laurent, Versace, Balenciaga, Daniel Hechter, Yamamoto, Issey Miyake... Pour sublimer sa tenue, le sapeur fait l'acquisition de chaussures de luxe: Weston, bottes Capobianco... 

- En plus de ses beaux atours, le sapeur soigne son allure, car la Sape est une esthétique corporelle. La démarche (djatancejoue en effet un rôle primordial. Il faut faire parler les chaussures, marcher de biais, gonfler les joues («pomper l'air») se déplacer avec prestance, en toute excentricité, comme dans une chorégraphie.
- Les dandys investissent également la langue. Il convient d'être truculent, insolent, ciseler les mots comme on choisit ses fringues. Naturellement, la langue de la mode est investie et maîtrisée, mais au-delà de cet univers familier c'est tout un ensemble d'expressions réjouissantes qu'utilisent les sapeurs. De retour au pays après l'acquisition d'une "gamme" de vêtements de marque, l'émigré congolais est désigné comme un "aventurier" ou un "Parisien". Il fait sa "descente" et entame la "danse des griffes", l'exposition de sa garde-robe. Celui qui manque de vêtements ou ne parvient pas à associer ceux qu'il possède (le "réglage") doit "aller à la mine", c'est-à-dire emprunter un habit à un ami. 
En cas de difficultés financières, le sapeur se met en quête de petits boulots et devient "lutteur". Il doit "casser le caillou", pour se procurer de quoi gagner sa vie. En cas d'abandon de ses études universitaires, on dit qu'il vient de "casser le bic". Les chaussures deviennent le "rez-de-chaussée" ou les "fondations". Enfin, les sapeurs se choisissent des surnoms, des blases à la hauteur de leur vesture, s'autoproclament "ministres", "empereur", "archevêque", "grand commandeur"...

* Les Mecques de la Sape.
Il existe une géographie de la sape. Ainsi, Brazzaville, Kinshasa, Paris et Bruxelles dialoguent en miroir. A Paris, dans les années 1980, la sape s'expose à la MEC, place de la République, dans les cafés du côté de Sébastopol. Les boulevards se transforment en lieux de parade vestimentaire. Des concours se déroulent dans les boîtes de nuit comme au Rex, tandis que Château rouge devient le lieu d'ancrage de la communauté congolaise à Paris. Des défilés d'élégance ont donc lieu dans le quartier. Jocelyn Armel, dit le Bachelor , installe sa boutique "Sape & Co" au 10 rue de Panama. Styliste fondateur de la griffe Connivence, il y vend des costumes à plusieurs centaines d'euros et donne des conseils avisés pour "faire chanter les couleurs".
Les sapeurs parisiens ou bruxellois font fréquemment une "descente" à Brazzaville ou Kin. De retour au pays, il s'agit d'impressionner par le vêtement, source intarissable de fierté et ultime refuge pour lutter contre un quotidien sordide.
A Kinshasa, les sapeurs défilent à Matongé, le quartier historique de la fête. A Brazzaville, le quartier de Bacongo constitue le fief des sapeurs. L'interminable avenue Matsoua sert de podium aux parades du dimanche. Elle abrite également les meilleurs tailleurs de la ville.   

Dans le quartier de Poto-Poto à Brazzaville, Chez Faignond, le crâneur arbore un vêtement à l'occidental.

* Religion de l'habillement et rumba congolaise. 
Sape et musique ont partie liée tant, l'une comme l'autre, comptent aux yeux des Congolais. Inspirée des musiques cubaines, la rumba congolaise émerge dans les deux Congo au cours des années 1950. Elle se caractérise par une polyphonie de guitares, de cuivres omniprésents, d'harmonies chantées en lingala. Très vite, les musiciens congolais participent activement à la diffusion et à la popularisation de la Sape. Beaucoup d'artistes de Kinshasa ou Brazzaville s'installent en Europe. Papa Wemba débarque ainsi en France en 1982. Autoproclamé  "pape de la SAPE", il arbore sur scène des tenues chatoyantes. Dans la capitale française, il s'entoure de jeunes compatriotes dont Stervos Niarcos et Modogo Gian Franco Ferre. Ce groupe de dandys se rassemble autour de l'association La Firenze, en hommage à la ville italienne considérée comme le haut lieu de la mode italienne. "Ainsi les liens entre le monde de la musique, à travers Papa Wemba, et celui des sapeurs parisiens rendent possible le marketing presque gratuit de ce mouvement d'élégance vestimentaire." (source B) Le chanteur multiplie par exemple les chansons dans lesquelles il égrène les noms des grandes marques italiennes, françaises ou japonaises à l'instar de Champs Elysée, Proclamation ou Matebu. 


«L’étiquette sera Torrente, /
l’étiquette sera Armani, /
l’étiquette sera Daniel Hechter, /
l’étiquette des chaussures sera JM Weston» 
[Papa Wemba: "Matebu"]

A "la faveur de la chanson populaire congolaise, le mouvement d’élégance vestimentaire acquiert peu à peu le statut de culte, devenant symboliquement une “religion” avec son pape, ses grands prêtres, ses prêtres et prêtresses, ses fidèles, dont certains noms sont cités dans la chanson Proclamation." (source B) (2
Radio Okapi / CC BY
La rumba essaime rapidement dans toute l'Afrique de l'ouest. Le genre devient de plus en plus rapide, frénétique, orienté vers la danse, avec des textes de moins en moins élaborés. Sur le terreau de la crise économique, les chansons se transforment progressivement en une série de dédicaces payantes, en espaces publicitaires ou de louanges (mabanga). On paye des chanteurs pour décrire les vêtements lors des mariages et des enterrements, pour égrener la liste les magasins et entreprises détenus par des sapeurs. Les chansons peuvent ainsi durer des heures.

*Un remède à la crise?
L'ambianceur, c'est celui qui vit la nuit et nie la morosité de la vie quotidienne. Certains perçoivent le "chiffon" comme une manière de conjurer un afro-pessimisme supposément atavique. Il s'agit d'une façon créative et fantaisiste de s'extirper d'un quotidien difficile.
«Avec la Sape, il était question de réussir, de se faire remarquer, de se distinguer et de marquer des points. On entrait dans une discothèque en associant le chic, choc et chèque. Le vrai sapeur était super cool: il bougeait, parlait avec une maîtrise totale, il payait une bière à ses amis et il séduisait les filles en claquant des doigts. C'était un dandy, un play-boy, un snob. Le luxe lui valait considération. On ne méprisait pas le sapeur, on l'admirait. Pour beaucoup de jeune très pauvres, cette extravagance permettait de garder espoir. » (source A p 496-497)
Un état d'esprit qui transpire dans le titre «Rap Sap» de Zao. 
«Z'avez-vous vu les sapeur? /
 Connaissez-vous la sape? /
 Société des africains et personnes élégantes /
 Ne confondez pas les immigrés économiques et les sapeurs /
 Les gens disent:"l'Afrique est mal partie" / 
Les autres disent: "l'Afrique sans fric" / 
En conclusion: l'Afrique est chic!» 

Quand Brazzaville sombre dans la guerre civile dans les années 1990, Bacongo et les sapeurs restés au pays sont en première ligne de la souffrance, car les milices de l'opposition font du quartier leur fief. La sape renaît finalement quand les armes se taisent enfin en 2002. La Sape a joué un rôle fédérateur important car, pour se redonner le moral, beaucoup de Congolais s'attachent à l'habit, une manière d'oublier les tracas de la vie. 
Progressivement, les sapeurs réinvestirent les rues de Brazzaville.

Conclusion:
Ilja Smets, (CC BY-ND 2.)

Pour Simon Njami, cofondateur de Revue noire, "si la sape est si bien accueillie en France, c'est parce que cela participe du mythe du bon sauvage."
 En devenant tendance, la sape semble avoir perdu son caractère transgressif.  Désormais, des marques de luxe ( Louis Vuitton, Louboutin) ou de boisson (Pub Guinness) recourent au mouvement pour vendre leurs produits. L'esthétique de la sape semble partout: dans le clip Losing you de Solange Knowles ou le titre "Sapé comme jamais" de Maître Gim's. La sape se résume alors parfois à un étalage de fric du plus mauvais goût, une victoire du bling bling en somme.
Le titre «Sapé comme jamais», qui fait référence au mouvement des sapeurs, tombe dans cet écueil. En 2015, la chanson remporte un succès phénoménal. Maître Gims invite Niska à partager le micro le temps du morceau. Le premier est né à Kinshasa, tandis que le père du second est d'origine brazza-congolaise.  La référence à l'esthétique de la Sape tout au long de la chanson n'a donc rien de fortuite.
Le premier couplet plante d'emblée le décor. Il semble s'agir d'un début de règlement de compte violent. Le détective "Meugi Colombo" (Gims en verlan) en a assez qu'on lui casse du sucre sur le dos ("un café sans sucre, j'en ai plein sur le dos")? Aussi emploie-t-il les grands moyens pour mettre la main sur un fuyard non identifié. "On casse ta porte, c'est la Gestapo / ça veut vendre des tonnes à la Gustavo". Le Gustavo en question pourrait être Gustavo Gaviria, le cousin de Pablo Escobar et comptable du cartel de Medelin, à moins qu'il ne s'agisse de Gustavo Fring, personnage fictif et trafiquant de méthamphétamine de la série Breaking bad. Dans les deux cas, il s'agit d'un dealer.
Après l'univers de la baston, le rappeur se lance dans une glorification de l'argent et de la maille (pas le fric, le vêtement) (). Selon lui, la possession l'avoir rendraient beau. "Hé oui, ma puce, la thune rend beau", car dans l'univers des machos, les femmes sont toujours vénales...
Georges Biard / CC BY-SA

Gims se fend ensuite d'une petite autocélébration. Il chante: " Ça va faire 6 ans qu'on met des combos / Je manie les mélos, Warani, Warano / Tu te demandes si c'est pas un complot". C'est en effet 2010 (6 ans avant la sortie du morceau), que l'ancien chanteur de Sexion d'Assaut triomphe commercialement. "Warano" se réfère au nom d'un personnage du manga One Piece dont Gims est friand. Il intitule ainsi une de ses tournées (le Warano Tour). 
 Gims joue avec l'univers du braquage ("haut les mains"), "sauf les mecs en Balmain / Sarouel façon Aladin". (3) Autrement dit, seuls ceux qui ont les bonnes marques, les plus chères, s'en sortiront. Ils ne sont pas visés, ils peuvent passer, entrer. Ils ont le code, le dress code. Gims et Niska citent Balmain, Louboutin, Coco Chanel, Ferragamo, Zanotti, Hermès, Louis Vuitton.



Le name-dropping des marques de luxe rappelle l'importance de l'apparence aux yeux des rappeurs / sapeurs qui aiment voir leurs "gos" arborer de grandes griffes. Magnanime, Gims fait profiter de sa science du vêtement.  " Passe avant minuit / J'vais te faire vivre un dream. Avance sur la piste / Les yeux sont rivés sur toi / Les habits qui brillent tels Les Mille et une nuits" Si tu suis ses conseils vestimentaires avisés de Gims, tous les yeux seront braqués sur toi ce soir. Tu éblouiras l'assistance par ta beauté, telle une princesse des soirées nuits parisiennes ("Paris est vraiment ma-ma-ma-magique"). 
Lorsque Niska s'empare du micro, il joue les caïds. A l'écouter, il est irrésistible, les filles tombent dans ses bras, même lorsqu'elles sont en couple. "Handeck [attention] à ta go [gonzesse], sale petit coquin, t'es cocu / Quand elle m'a vu elle t'a plaqué". C'est qu'il a du style en "Ferregamo, peau de croco sur la chaussure". On ne la lui fait pas, il maîtrise la Sape. " J'suis Congolais, tu vois j'veux dire ? " Circulez y'a rien à voir.
Bref, le rappeur "contrôle la ne-zo", en particulier le Champtier du Coq ("Charlie Delta localisé"), le quartier d'Evry dont il est originaire. Il met "la concurrence à [sa] vessie". Face à tant de talents et de modestie, "Maître Gims [l]'a convoitisé". Bon, d'accord, sur ce coup là, les profs de français vont peut-être tiquer. Convoitiser n'est peut-être pas dans le dico, mais ça fait plus riche que convoiter... 
 Enfin, Gims reprend la parole et  termine son morceau en chantant en lingala des dédicaces à ses proches et à quelques grandes métropoles africaines (Kinshasa, Brazzaville, Abidjan, Dakar, Bamako...). Ceci nous permet de rappeler qu'il existe un panafricanisme de l'élégance. Le goût de la Sape concerne une grande partie du continent africain et non les seuls Congo.


Ci-dessous, 12 vidéos en lien avec la sape dont les titres mentionnés dans ce post. (4)

Notes
1. D'autres groupes sociaux marginalisés sur le plan économique et social surinvestissent dans le vêtement. Les sapeurs se revendiquent de l'histoire du dandysme, cependant ces derniers sont issus de bonnes familles dont ils dilapident  la fortune. Un parrallèle peut être fait avec les teddy boys, jeunes gens des classes populaires qui, dans les années 1950, s'habillaient à la façon du roi Edward, refusaient de se vêtir comme des ouvriers et de travailler à l'usine. 
Dans les années 1940, dans la région de Los Angeles apparaissent les Zoot. Ces jeunes afro-américains ou immigrés latinos et philippins arborent des vêtements très amples, des portefeuilles accrochés aux pantalons par de longues chaînes, autant d'éléments vestimentaires permettant de jouer avec les codes de la réussite à l'américaine. Les militaires en garnisons se lancent alors dans des chasses aux zooters dont on coupait les cheveux. 
2. De fait, certains sapeurs attribuent une valeur spirituelle aux vêtements de haute couture. Cette "religion" de l'étoffe (religion ya kitendi) transforme les étiquettes des vêtements griffés en de nouvelles Écritures. D'aucuns entendent se conformer à un code de conduite strict. Les dix commandements de la sapologie exigent de l'ouverture d'esprit et un comportement irréprochable. "Tu ne seras ni tribaliste, ni nationaliste, ni raciste", est-il expressément enjoint.
3. La référence à Aladin est sans doute liée au fait que Gims vient alors de composer la bande originale des "Nouvelles aventures d'Aladin. Un petit coup de pub ne peut pas faire de mal... 
4. Maître Gims «Sapé comme jamais», Papa Wemba «Sapologie», «Matebu», «Kaokoko korobo», Zao «Rap sap»,  Werrason «ligne II», Solange Knowles «Losing you», Pub Guiness, The Shin Sekaï/ Abou Debeing/Dry/ Dr Beriz «Billet facile», Papa Wemba et Stervos Niarcos «Proclamation», Gloria Tukhadio «Tenue correcte», Le roi de la Sape (Djo Balard) dans «Black Mic Mac» [avec Djo Balard, un célèbre sapeur dont les cravates traînent jusqu'au sol]
5. Norbat de Paris est un sapeur rendu célèbre par l'émission Les rois du shopping sur M6.
 
[Niska]
Sapés comme jamais, (X6)

[Maître Gims]
On casse ta porte, c'est la Gestapo / Je vais t'retouver me dit Columbo
Ça veut vendre des tonnes à la Gustavo / Un café sans sucre, j'en ai plein sur l'dos
Hé ouais ma puce, la thune rend beau / Ça va faire 6 ans qu'on met des combos
Je manie les mélos, Warani, Warano / Tu te demandes si c'est pas un complot

[Maître Gims]
Haut les mains, haut les mains / Sauf les mecs sapés en Balmain / Balmain, Balmain / Sarouel façon Aladdin / Saufs les mecs sapés en Balmain / Balmain, Balmain / Sarouel façon Aladin

 [Maître Gims]
Passe avant minuit (Passe avant minuit) /Je vais t'faire vivre un dream (Je vais t'faire vivre un dream) / Avance sur la piste / Les yeux sont rivés sur toi / Les habits qui brillent tels Les Mille Et Une Nuits / Paris est vraiment ma-ma-ma-magique

[Maitre Gims]
Sapés comme jamais (jamais) (X4) / Loulou' et 'Boutin (bando) / Loulou' et 'Boutin ('Boutin na 'Boutin) / Coco na Chanel (Coco) / Coco na Chanel (Coco Chanel)

[Niska]
Niama na ngwaku des ngwaku [le plus bête des bêtes] / J'contrôle la ne-zo, apprécie mon parcours / Handeck [attention en arabe] à ta go [diminutif pour gonzesse], sale petit coquin, t'es cocu / Quand elle m'a vu elle t'a plaqué / Ferregamo, peau de croco sur la chaussure / J'suis Congolais, tu vois j'veux dire ? / Hein hein, Norbatisé (5) / Maître Gims m'a convoitisé / Charlie Delta localisé
Les mbilas sont focalisés / Sapés comme jaja, jamais / Dorénavant, j'fais des jaloux / J'avoue, je vis que pour la victoire, imbécile / La concurrence à ma vessie / Loubou', Zano' et Hermès / Louis Vuitton sac, j'veux la recette / (Bando na bando)

 [Maître Gims]
Passe avant minuit (Passe avant minuit) /Je vais t'faire vivre un dream (Je vais t'faire vivre un dream) / Avance sur la piste / Les yeux sont rivés sur toi / Les habits qui brillent tels Les Mille Et Une Nuits / Paris est vraiment mal, mal, mal, mal
[Maitre Gims]
Sapés comme jamais (jamais) (X4) / Loulou' et 'Boutin (bando) / Loulou' et 'Boutin ('Boutin na 'Boutin) / Coco na Chanel (Coco) / Coco na Chanel (Coco Chanel) 
 
[Maitre Gims]
Kinshasa na Brazza (God bless) / Libreville, Abidjan (God bless) / Yaoundé na Douala (God bless) / Bamako na Dakar (God bless) / Dany Synthé** oh (God bless) / Bedjik*** na Darcy hé (God bless) / Bilou**** na Dem-dem (God bless) / Djuna Djanana***** hé (God bless)

*Farragamo est une entreprise italienne qui fabrique chaussures et ceinture. 
** Le producteur a l'origine du morceau.
*** Le frère de Gims.
**** Bilou est le surnom donné à Gims par sa compagne et Dem-dem est le surnom de cette dernière. 
***** Le père de Gims dont le véritable nom est 

  Sources:
A. David Van Reybrouck: "Congo. Une histoire", Actes Sud, 2012.
B. Sylvie Ayimpam et Léon Tsambu, « De la fripe à la Sape », Hommes & migrations, 1310 | 2015, 117-125.
C. "The Congo dandies: living in poverty and spending a fortune to look like a million dollars".
D. Une histoire de la sapologie africaine, conférence de l'historien Manuel Charpy.
E. "Sapeurs sachant saper" in Le Monde du samedi 14 mai 2016.
F. Manuel Charpy, « Les aventuriers de la mode », Hommes & migrations [En ligne], 1310 | 2015, mis en ligne le 01 avril 2018, consulté le 01 mai 2019.
G. Pan African music: "Une musique, une histoire: «Sapologie», Papa Wemba [Comme un roman]."

Liens: 
- Bonne Gueule: "L'art de la sape"
- Les Pieds sur terre (France culture): "Retour sur... La SAPE"
- Lexique de la SAPE.
- Alain Mabanckou: "Papa Wemba: de cette musique qui incite à l'immigration."(Africultures)

mercredi 28 septembre 2011

247. African Jazz: "Table ronde" (1960)


"TKM Lumumba Indépendance " Peinture de Tshibumba Kanda Matulu. Ca 1972. Cet artiste peintre congolais a consacré de très nombreuses œuvres à l'histoire du Congo. Il a disparu mystérieusement au cours des années 1980.


* Grand Kalle et l'African Jazz.
Joseph Kabasele, connu sous le pseudo de Grand Kalle, fonde en 1953 l'orchestre African Jazz, avec lequel il révolutionne la musique congolaise. Électrifiant la rumba, il y introduit les musiques cuivrées importées de Cuba et des Antilles. Tumbas et trompettes s'associent alors aux chants et tambours traditionnels.
Or, depuis les années 1950, les musiciens congolais font danser toute l'Afrique grâce à :
- la diffusion du lingala,
- la puissance des émetteurs des radios congolaises qui couvrent une grande partie de continent,
- la qualité indéniable de cette musique festive.
Sur le plan politique, le Congo belge est alors le centre de nombreuses émeutes. Les nationalistes sont aux prises avec les forces coloniales belges. En janvier 1959, la situation à Léopoldville devient intenable. Batailles et arrestations s'y multiplient. Pour calmer le jeu, une conférence dénommée "Table Ronde" est convoquée à Bruxelles pour statuer sur le devenir de la colonie.
Grand Kalle, qui fait partie de la délégation congolaise, célèbre l'événement en composant plusieurs morceaux dont indépendance cha cha  et Table ronde. Comme son titre le suggère, ce morceau a pour sujet la conférence qui réunit sur un pied d'égalité les leaders nationalistes congolais et l'autorité coloniale. A l'issue des négociations, la date de l'indépendance est fixée au 30 juin 1960.

* "Parce que nous étions des nègres."
Très proche de Lumumba, Kabasele devient le secrétaire à l'information de la République du Congo. (1) A Léopoldville, Lors des cérémonies d'indépendance, il joue avec son orchestre devant le roi Baudoin et un parterre de dignitaires internationaux. Soucieux de louer "l’œuvre civilisatrice"  menée par son pays, le souverain belge y rend un hommage appuyé à son grand oncle Léopold II, chef de "l'Etat indépendant du Congo" (EIC) à partir de 1885. Il lance, solennel:
"L'indépendance du Congo constitue l'aboutissement de l’œuvre conçue par le génie du Roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique. […] Lorsque Léopold II a entrepris la grande œuvre qui trouve aujourd'hui son couronnement, il ne s'est pas présenté à vous en conquérant, mais en civilisateur. "
Puis, c'est au tour du premier ministre de la République du Congo, Patrice Lumumba, de monter à la tribune. Ce dernier y dresse un tableau horrifique du régime défunt, aux antipodes des propos lénifiants tenus quelques instants plus tôt:
" Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d'élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. […] 
Nous avons connu nos terres spoliées au nom de textes prétendument légaux, qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort, nous avons connu que la loi n'était jamais la même, selon qu'il s'agissait d'un blanc ou d'un noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou, croyances religieuses : exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même ..." (2)
Comment expliquer ces appréciations opposées sur l'EID? Pour E. M'Bokolo (cf sources), "il faut partir de l'indépendance du Congo belge en 1960 pour mesurer à quel point les colonisateurs ont voulu légitimer l'entreprise coloniale, au mépris de l'Histoire." Un petit retour en arrière s'impose...

* "Percer les ténèbres."

Tracé de la frontière entre le Congo et le Cameroun par les Français et les Allemands, Le Petit Journal, novembre 1913.

Dès 1865, date de son accession au trône, Léopold II,  impressionné par les bénéfices que les Néerlandais tirent des Indes orientales, songe à se doter d'un territoire outre-mer. Le roi ne tarde pas à s'intéresser aux immenses territoires inexplorés au centre de l'Afrique.
Soucieux de médiatiser son entreprise, Léopold clame que son projet est désintéressé.
Aussi, il organise à ses frais en 1876 une conférence de géographie à Bruxelles pour faire le point sur l'exploration de l'immense bassin du Congo. L'hôte s'évertue à donner l'image d'un philanthrope seulement guidé par le bien-être des populations locales. Il lance lors du discours d'ouverture:
"Ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n'ait point encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières , c'est , j'ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès."
Dans ces conditions, la nouvelle de l'exploit de Henry Morton Stanley, parvenu à traverser le continent africain d'est en ouest en 1877, représente une aubaine pour le roi, qui voit en l'explorateur britannique, l'individu capable de lui procurer les terres convoitées.

 Carte de "l'Etat indépendant du Congo" en 1888. Lors de son expédition de 1879, Stanley doit fonder des postes commerciaux le long du fleuve. Or, jusqu'à la construction d'une voie de chemin de fer, les rapides (entre la ville portuaire de Matadi et le Stanley Pool) obstruent le système fluvial et rendent extrêmement difficiles les déplacements. Cliquez sur la carte pour l'agrandir.

* Stanley au service de Léopold II.
 L'expédition de Stanley permet, entre autres, de délimiter de manière précise le tracé du fleuve Congo qui "est, d'après l'explorateur, et sera la grande route de commerce vers l'Afrique centrale occidentale."
Le souverain belge embauche Stanley pour une durée de 5 ans dès son retour en Europe (1878). Le Britannique doit conquérir les territoires explorés pour le compte de Léopold II. Afin de donner un cadre formel à l'entreprise, le roi en profite pour créer le Comité d'Etudes du Haut Congo qui devient, en 1881, l'Association internationale du Congo. Pour ne pas alerter les grandes puissances, l'expédition n'a officiellement qu'un but scientifique. L'avidité qui anime LII est pourtant bien perceptible dans les courriers adressés à Stanley: "Il est indispensable que vous achetiez [...] autant de terres que possible et que vous placiez sous [...] suzeraineté de ce comité (le CEHC) [...] dès que possible et sans perdre une minute tous les chefs de tribus installés entre l'embouchure du Congo et les Stanley Falls." L'explorateur s'emploie dès lors à faire signer une série de traités léonins à près de 500 chefs africains, tous censés faire allégeance au monarque belge.


Tshibumba Kanda Matulu: "TKM Stanley" (1973). Légende: "Stanley arrive au Congo. Les villageois s'enfuient." 
Pour le compte du roi des Belges, l'explorateur britannique Stanley remonte le cours du fleuve et se trouve en concurrence directe avec le Français Savorgnan de Brazza.

En dépit des précautions prises par Stanley, le bassin du Congo suscite désormais de nombreuses convoitises. Léopold II doit composer avec les Français qui, par l'intermédiaire de Brazza, s'intéressent également au vaste territoire. Les Portugais, quant à eux, revendiquent le contrôle du Bas Congo où ils sont installés depuis le XVème siècle.
Les tensions croissantes entre puissances européennes, avides de nouvelles terres africaines, entraînent l'organisation d'une conférence internationale à Berlin. Entre le 15 novembre 1884 et le 26 février 1885, les représentants de 14 nations se retrouvent à l'invitation du chancelier allemand Bismark. Les participants doivent y définir les modalités de la conquête et de l'installation de colonies en Afrique, tout en prenant bien soin d'éviter les conflits entre puissances européennes. La domination sur le bassin du Congo constitue alors la principale pierre d'achoppement. (3)

Caricature de Bismarck coupant des parts d'Afrique aux puissances européennes lors de la conférence de Berlin. (©AKG)
L'acte général de la conférence adopté le 26 février 1885 proclame la liberté du commerce dans tout le bassin, la liberté religieuse et la garantie de protection des indigènes, explorateurs, missionnaires et voyageurs, enfin l'interdiction de la traite des esclaves. La conférence révèle avant tout la volonté d'expansion coloniale qui s'empare des puissances européennes à la fin du XIXème siècle. La nécessité de réunir les protagonistes de cette "course à l'Afrique"met aussi en lumières les rivalités grandissantes qui les opposent. 

Le principal bénéficiaire de l'événement reste Léopold II dont l'Association internationale du Congo (AIC), reconnue comme Etat souverain, se transforme en « État indépendant du Congo » (EIC). En échange de modestes engagements - qu'il s'empressera de ne jamais mettre en pratique - le roi se voit reconnaître à titre personnel la propriété des territoires conquis en son nom par Stanley. Le jour même de la proclamation de l'EIC,  un décret royal stipule que toutes les "terres vacantes" sont la propriété de l'Etat. L'absence de définition précise de cette expression permet aussitôt d'engager la gigantesque entreprise de confiscation des terres indigènes.
Or, le roi ne dispose pas des ressources nécessaires pour exploiter le territoire entier. Il décide donc de louer à bail les "terres vacantes" à des sociétés privées pour de longues périodes. Ce stratagème permet d'attirer à bon compte les investisseurs extérieurs, tandis que les impôts et droits payés par les compagnies à l'Etat assurent de substantiels revenus au monarque.



A l'issue de la conférence, le bassin du Congo est attribué au roi des Belges, à titre personnel, car le parlement belge ne veut pas entendre parler de cette expédition coloniale. Seule contrainte pour Léopold II, maintenir la liberté de navigation et de commerce dans le bassin du Congo pour les autres puissances européennes. Engagement qu'il se gardera bien de respecter.
Le Congo de Léopold II, dont la superficie représente 76 fois celle du petit royaume belge (!), constitue un état tampon entre les possessions des grandes puissances européennes. A titre de compensation, la France obtient des territoires près de l'embouchure du fleuve Congo. (carte tirée de l'émission le dessous des cartes du 19/7/2003 consacrée à la R.D.C.).



* Retour sur investissement. 
L'intense propagande développée par Léopold II laisse accroire que l'EIC demeure une œuvre à vocation humanitaire et civilisatrice. Les plumes complaisantes vantent l'immense travail accompli en particulier dans la lutte contre les marchands d'esclaves swahilis qui perpétuent les razzias à l'est de l'Afrique. Derrière cette écran de fumée se dessine pourtant une entreprise de prédation d'une ampleur inouïe. Le territoire est mis en coupe réglée, pressuré, ses richesses extraites au prix de méthodes particulièrement cruelles.

Étant donné que l'exploration du bassin du Congo a lourdement grevé les finances royales, le monarque souhaite, au plus vite, tirer un maximum de ressources de sa nouvelle propriété. Or, l'exploitation de ce gigantesque territoire constitue une véritable gageure, puisque, en dépit de l'intense propagande léopoldienne, les Européens ne se ruent guère vers l'EIC.
Le faible contingent de "blancs" implique le recours à un recrutement local afin de se procurer la main d’œuvre indispensable, mais aussi pour maintenir l'ordre et réprimer les révoltes. La "force publique", dont les membres sont des esclaves affranchis, des marginaux et surtout des individus enrôlés de force, devient une milice redoutable, destinée à terroriser les populations locales.
Ces dernières sont soumises à d'innombrables contraintes: travail forcé, corvées, livraisons de vivres, taxes.  Loin du croisé anti-esclavagiste qu'il prétend être, Léopold II recrute massivement parmi les populations serviles afin de se procurer de la main d’œuvre et des troupes. Ainsi, la très difficile circulation au niveau des rapides implique le recours au portage. La description d'une caravane croisée par le sénateur belge Edmond Picard en 1896, en dit long sur les conditions d'existence de ces malheureux:
"Incessamment, nous rencontrons ces porteurs, isolés ou en file indienne, noirs, noirs, noirs misérables, (...) cédant sous le faix multiplié par la lassitude et l'insuffisance de la nourriture, (...) pitoyables cariatides ambulantes, (...) les traits contractés, les yeux fixes et ronds dans la préoccupation de l'équilibre et de l'hébétude de l'épuisement. Ils vont et reviennent par milliers... réquisitionnés par l'Etat armé de sa Force publique irrésistible, livrés par des chefs dont ils sont esclaves et qui raflent leurs salaires, trottinant les genoux ployés, (...) poudreux et sudorant, insectes échelonnant par les monts et les vaux leur processionnaire multitude et leur besogne de Sisyphe, crevant au long de la route, ou, la route finie, allant crever de surmenage dans leur village."

Caricature dénonçant le recours au travail forcé dans l'EIC: " La production du travail libre." L'usage de la chicotte se généralise. Ce fouet en peau d'hippopotame, entraîne de graves blessures, parfois fatales lorsque les coups sont assénés en trop grand nombre.


* Du sang sur les lianes.
 Le système léopoldien repose sur le monopole de l'Etat sur les produits les plus rentables, en particulier le caoutchouc et l'ivoire. (4) La récolte forcée de ces deux richesses conduit à des excès inimaginables.
Le caoutchouc sauvage, dont regorge la forêt congolaise, devient une denrée très prisée avec la mise au point  par John Dunlop d'un pneu en caoutchouc gonflé (1888). Les prix s'envolent  et les bénéfices engrangés par le "bois qui pleure" s'avèrent très vite substantiels, supplantant l'ivoire comme source principale de revenus du Congo. Cette récolte nécessite en effet un minimum d'investissements. Hormis le transport, elle ne repose que sur une main d’œuvre exploitée. (5)
Pour obtenir du caoutchouc naturel, il faut inciser des lianes pour en récolter la sève coagulée que l'on transporte ensuite dans des paniers. Les agents territoriaux et des compagnies concessionnaires profitent d'un système de primes, conditionnées par les quantités collectées. Sous leur pression, les populations indigènes sont donc contraintes de fournir par tous les moyens ce caoutchouc. Ce travail, particulièrement astreignant, oblige les hommes à s'enfoncer toujours plus loin dans la forêt inondée pour rapporter les quantités exigées. 
 Le système repose sur la terreur et la contrainte. La Force publique ou les milices des compagnies privées se chargent des récalcitrants. Toute résistance est impitoyablement réprimée, entraînant pillage et dévastation des villages rebelles. Edgar Canisius, agent commercial de la Société anversoise du commerce au Congo évoque une de ces expéditions punitives: "Notre groupe allait de village en village. [...] Un détachement muni de torches mettait le feu à toutes les cases. [...] Au fur et à mesure que nous avancions, une ligne de fumée suspendue au dessus de la jungle sur des kilomètres annonçait aux indigènes que la civilisation arrivait."

Des missionnaires britanniques en compagnie d'hommes tenant les mains coupées de Bolenge et Lingomo, victimes des miliciens de l'ABIR en 1904. (Anti-Slavery International

Ceux qui ne rapportent pas assez de latex subissent également les pires violences.
Une pratique courante consiste à kidnapper les femmes pour contraindre leurs maris à rapporter du caoutchouc. La société commerciale ABIR (Anglo-Belgian India Rubber) quant à elle, use de  méthodes terrifiantes pour obtenir toujours plus de caoutchouc. Les cueilleurs qui ne remplissent pas les quotas exigés, sont exécutés d'une balle par les milices. Ces dernières, qui doivent justifier de l'usage de leurs munitions, prélèvent alors les mains des suppliciés. Le Congo devient ainsi le "pays des mains coupées."

 Caricature tirée de l'Assiette au beurre de juin 1908 dont la légende est la suivante: "L'impôt: 25 000 cartouches, tu as compris, c'est 25 000 kilos de caoutchouc."


 *
Le scandale du caoutchouc rouge.
En dépit des efforts de Léopold II pour écarter de l'EIC les visiteurs gênants, des témoignages horrifiés parviennent en Europe.
Des missionnaires noirs américains portent les premières accusations contre le système colonial pervers.  
Ainsi, George G. Williams assène dans une lettre ouverte:
"La main-d’œuvre dans les stations du gouvernement de Votre Majesté sur le fleuve supérieur est composée d'esclaves de tous âges et de tous sexes.
A sa suite, William Henry Sheppard dénonce les sévices subis par les populations indigènes dans l'EIC.
Mais le principal détracteur du système léopoldien reste sans conteste Edmund Dean Morel dont le zèle déclenche une des plus importantes campagnes de presse du  début du XXème siècle. Ancien admirateur de "l’œuvre grandiose" du monarque, ce jeune journaliste prend conscience, de retour du Congo, de l'hécatombe provoquée par l'exploitation éhontée des populations indigènes par les agents de l'EIC. De retour au Royaume uni, il enchaîne les conférences et publie une série de pamphlets fustigeant le double discours du monarque belge. 
Sous sa plume, Léopold II n'a plus rien du philanthrope loué par la propagande royale. Morel brocarde l'attitude d'un roi avant tout soucieux de pressurer sa propriété et dénonce tour à tour: un Etat fondé sur l'utilisation systématique d'une main d'oeuvre réduite en esclavage, les raids sanglants de la Force publique, le supplice généralisé de la chicotte... 
Épaulé par Roger Casement, consul britannique au Congo, il fonde en 1904 la Congo Reform Association réunit des personnalités aussi diverses que Conan Doyle, Mark Twain, Félicien Challaye, Anatole France et dénonce les « atrocités du caoutchouc rouge », visage moderne de l’esclavage. (6)
Les nombreux témoignages qu'il recueille et l'importante documentation rassemblée lui permettent de trouver un relais politique. (7) Le président américain Theodore Roosevelt et le Foreign office britannique réclament la cession de la colonie léopoldienne à l'Etat Belge, ainsi qu'une remise à plat des méthodes d'exploitation du territoire.
Devant le tollé provoqué par la révélation des violences perpétrées en son nom au Congo (il n'y a jamais mis les pieds), Léopold II n'a d'autre issue que de lâcher sa juteuse propriété, dont il parvient encore à tirer profit puisqu'il la vend à la Belgique en 1908!



"Je vous donnerai assez de caoutchouc pour vous faire une conscience élastique." Caricature de l'Assiette au beurre (janvier 1908). Léopold II administre d'une main de fer sa propriété personnelle, l'Etat libre du Congo dont il entend tenir à l'écart les curieux (ici  l'oncle Sam semble-t-il). 
Les caricaturistes  s'en donnent à cœur joie avec le souverain dont l'immense barbe et la silhouette dégingandée se prêtent particulièrement à la satire.


* Bilan.
En l'absence de données fiables, il s'avère extrêmement difficile de dénombrer le nombre de victimes de ce système. Mais, pour Elikia M'Bokolo: "il y a eu un effondrement démographique, du aux brutalités, au travail forcé, mais aussi au fait que les gens fuyaient le villages pour ne pas être réquisitionnés, qu'ils se réfugiaient dans les forêts et mouraient là, de faim et de maladie."
Les cultures sont donc abandonnées faute de main d’œuvre, les villages se dépeuplent, entraînant une hémorragie démographie de très grande ampleur. La colonisation aurait ainsi fait perdre le tiers de la population au pays entre 1884 et 1914. 
Si les abus criants disparaissent avec l'EIC, le portage et le recours au travail forcé n'en subsistent pas moins sous l'administration belge. Au sein de la Force publique, la chicotte ne sera définitivement abolie qu'en 1955!

Dessin de Linley Sambourne paru dans l'hebdomadaire satirique Punch du 28 novembre 1906. "Pris dans un serpent de caoutchouc."

1. auquel on adjoint l'adjectif " démocratique" en 1966, alors qu'elle s'est transformée en dictature.
2. Le gouvernement belge ne lui pardonnera pas  d'avoir publiquement évoqué "l'esclavage" imposé à son peuple.
3. Bismark soulève d'emblée plusieurs problèmes dont la liberté de commerce dans le bassin du Congo, la libre circulation sur les grands fleuves africains tels que le Niger ou le Congo, enfin les modalités de l'occupation d'un territoire afin qu'il soit reconnu comme la possession d'une puissance européenne.
Le sixième texte de l'acte général est à l'origine de la légende du partage de l'Afrique lors de cette conférence dont les modalités d'occupation d'un territoire par une puissance sont précisées. Chaque puissance européenne qui se lance dans une installation en Afrique doit le notifier aux autres signataires, afin que ces derniers puissent émettre des réclamations en cas de besoin. Toute puissance installée sur une côte africaine possède l'arrière-pays jusqu'aux possessions d'une autre puissance. Enfin, pour qu'une possession soit officiellement reconnue, elle doit être effectivement occupée.
4.  Les fonctionnaires de l'EIC opèrent de véritables razzias sur l'ivoire achetée à des prix dérisoires aux intermédiaires africains. Les commissions des agents européens en charge de la collecte dépendent du prix d'achat des défenses. Plus celui-ci est bas, plus la prime est forte. 
5. un couteau, un morceau d'étoffe, un peu de sel, des perles...
6. Arthur Conan Doyle, l'auteur de Sherlok Holmes, rédige en 1908 un rapport dans lequel il consigne toutes les observations faites par les voyageurs qui traversent le pays. Ce rapport s'intitule en français "le crime du Congo belge". L'auteur d 'Au coeur des ténèbres semble d'ailleurs s'être très fortement inspiré de ce qu'il a vu au Congo lors d'un voyage effectué en ...
7. En mai 1903, la CHambre des communes adopte à l'unanimité une résolution  exigeant que "les indigènes [du Congo] soient gouvernés avec humanité.



Sources:

*Daniel Vangroenweghe: "Du sang sur les lianes : Leopold II et son Congo", éditions revue et corrigée.
* Elikia M'Bokolo: "Afrique centrale: le temps des massacres", in Marc Ferro (dir.): "Le livre noir du colonialisme", Robert Laffont, 2003.
* La conférence de Berlin livre le Congo au roi des Belges. (Hérodote)
* Deux posts sur l'excellentissime carnet de Colette Braeckman:
- "Comment Léopold II céda le Congo à la Belgique."
- Ainsi qu'un entretien avec "Elikia M'Bokolo sur le Congo de Léopold II."
* LDH Toulon: "La Belgique et son passé colonial au Congo."
* Documents d'accompagnement de la série documentaire "Afrique(s). Une autre histoire du XXème siècle" (PDF) d'Elikia M'Bokolo, Philippe Sainteny et Alain Ferrari diffusée sur France 5 en 2010.


* dans la littérature:
- Joseph Conrad: "Au cœur des ténèbres". Conrad passe six mois au Congo en 1890. Il ressasse cette expérience pendant 8 ans avant d'écrire son plus célèbre roman.  Charles Marlow (le narrateur) raconte à des amis anglais son voyage dans une partie de l'Afrique centrale, qui ressemble en tout point à l'EIC. Engagé dans une société de négoce de l'ivoire, il remonte le fleuve sauvage et rallie tant bien que mal le poste d'un négociant idéaliste, monsieur Kurtz. Médusé, Marlow découvre un personnage ayant sombré dans la folie. Cruel et brutal, Kurtz raconte ses exploits alors qu'il agonise lors du voyage retour.
- Le recours au portage et au travail forcé ne sont malheureusement pas une spécificté de l'EIC, puis du Congo belge. L'impressionnante série d'articles d'Albert Londres regroupés sous le titre de "Terre d'ébène" dresse un tableau saisissant de l'exploitation des populations indigènes par les compagnies concessionnaires pour le compte l'administration coloniale française.
-  Mario Vargas Llosa: "Le rêve du celte".

Liens:
* D'autres articles consacrés à l'histoire du Congo belge sur Samarra:
- "Tintin ou la mission civilisatrice de la colonisation."
-  "Africa Dreams: le Congo de Léopold II." (Vservat)
* Ailleurs sur la toile:
- Le site CoBelco consacré à l'histoire de la colonisation belge au Congo.
- Sélection de liens sur le site des Clionautes, avec en particulier  un article sur la société l'Anversoise, spécialisée dans la collecte du caoutchouc.
- La brochure de l'exposition "Mémoire du Congo, le temps colonial", organisée en 2005 par le Musée royal de l'Afrique centrale de Tervuren, près de Bruxelles.
- Extraits de l'Acte général de la conférence de Berlin sur Strabon.
- Le Soir: "Congo: Louis Michel prend la défense de Léopold II."
- Une intéressante sélection de textes sur la politique coloniale de Léopold II. (Cliotexte)