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mardi 17 septembre 2019

En 1934, à Belle-Ile-en-Mer, la meute des honnêtes gens fait la chasse à l’enfant.

Sous l'ancien régime, les châtiments corporels constituent la règle. Les textes du XVIII° siècle consacrés à la délinquance des mineurs (en 1791, sous la Convention, (1) puis le code Napoléon de 1810) sont également d'une extrême sévérité. Faute d’établissements spécifiques, les mineurs sont détenus dans les maisons d’arrêt ou dans les maisons centrales. Loin de permettre l’amendement et la correction du détenu, la prison pénale est vue sous la Restauration comme une « école du crime », un lieu
de perdition pour l’enfance et l’adolescence. Pour remédier à cette situation, on tente de réformer la prison ordinaire avec "la création de quelques quartiers réservés aux mineurs dans les grandes maisons d’arrêt et, à Paris, à l’édification de la maison d’éducation correctionnelle de la Petite Roquette." (source K) En parallèle, on imagine également un nouveau type d'établissement de détention pour mineurs: les colonies agricoles et pénitentiaires.

Eugène Nyon, éd. R. Pornin, Tours [Public domain]



Avec l'essor de l'industrialisation, émerge l'idée d'une délinquance juvénile spécifique, distincte de celle de la population adulte. Dans leurs rapports, les enquêteurs sociaux développent une vision extrêmement déterministe de ces mineurs déviants. Sous leurs plumes, l'enfant d'ouvrier est considéré comme une mauvaise graine, un être vicieux, méchant, abruti, dont il convient de se protéger. Le bras de la justice (de classe) doit s'abattre sans faiblesse  sur les jeunes délinquants. De fait, les magistrats sont alors tous des hommes (aucune femme dans les jurys d'assises jusqu'en 1945), des bourgeois, des propriétaires, les garants de la société patriarcale. Pour préserver l'ordre établi, il convient à leurs yeux de redresser l'adolescent retors, en l'envoyant dans les champs, au grand air, loin des miasmes des villes corruptrices, dans un cadre que l'on considère comme propice à la régénération. C'est ainsi que des congrégations religieuses ou des philanthropes ouvrent à partir de la toute fin des années 1830, des "colonies agricoles" et "pénitentiaires" pour mineurs délinquants. Comme l’État manque considérablement de moyens en ce domaine, il laisse d'abord aux personnes privées le soin de fonder et gérer les premières colonies pénitentiaires. L’Église s'engage tout particulièrement dans cette voie. Par l'intermédiaire des congrégations religieuses, elles'emploie à remettre la jeunesse délinquante dans le "droit chemin" par le travail, le respect du silence, l'assistance à la messe, le port de l'uniforme...  

Assiette au Beurre n°411, 13 février 1909


Pour se retrouver dans une de ces colonies, il ne faut pas nécessairement avoir commis une infraction. Une majorité des mineurs passant devant les tribunaux sont considérés comme ayant agi sans discernement. Acquittés, ils ne sont pas pour autant remis à leurs parents, mais maintenus dans des institutions spécialisées. Une disposition de 1832 précise ainsi qu'un enfant traduit en justice, même si il est acquitté, peut être orienté vers une colonie agricole ou une structure de patronage. Par ailleurs, le droit de "correction paternelle" continue d'exister, permettant à des parents de faire interner leurs rejetons rebelles. Après quelques d'années d'expérimentation, la loi du 5 août 1850 sur "l'éducation et le patronage des jeunes détenus" officialise et généralise les colonies. L'article 1 prévoit que les jeunes recevront, au cours de leur détention, "une éducation morale, religieuse et professionnelle". Ceci détermine le mode de fonctionnement des établissements; certains "relèvent de grands propriétaires terriens exploitant une main d’œuvre gratuite, d'autres de religieux où le pire côtoie le charitable." La plupart du temps, les colonies constituent un vivier de main d’œuvre gratuite, très éloigné des ambitions de moralisation initiales. Les enfants y travaillent dans des conditions très rudes. Soumis au silence, ils doivent porter uniforme et respecter une stricte discipline. Sous le Second Empire, puis au début de la IIIe République, les colonies se multiplient, abritant toujours plus d'enfants (10 000 au début de la IIIème République). L'exemple le plus abouti de ces institutions est la colonie de Mettray.

* "Améliorer la terre par l'homme et l'homme par la terre."
La colonie agricole de Mettray en Touraine fait tôt figure d'établissement de référence. Créée en 1839, la colonie accueille de jeunes garçons condamnés à un enfermement de six mois à un an. Conçue comme un phalanstère d'enfants réprouvés, elle accueille jusqu'à sa fermeture en 1937, une moyenne de 500 détenus répartis en "familles", dans une organisation inspirée de la vie de caserne et de l'idéal monacal du travail aux champs. En 1926, Jacques Mathieu Lardet, directeur de Mettray, résume ainsi la philosophie de l'établissement dont il a la charge: "Dès leur arrivée à la colonie, un grand nombre de ces malheureux enfants qui ont le travail en horreur, qui n'ont jamais été habitués à obéir, cherchent à se soustraire à la discipline pourtant bienveillante de la colonie. Alors, ils s'évadent, ils se gardent bien de dire le motif de leur fuite et donnent presque toujours comme prétexte qu'ils sont maltraités ou mal nourris; le mensonge est inné chez eux; après quelques mois de présence à la colonie, nous arrivons à leur faire comprendre qu'ils doivent obéir, travailler convenablement, apprendre un métier pour qu'une fois sortis de Mettray, ils puissent vivre comme tout le monde et se créer une place honorable dans la société." (source J p 605) Une "place honorable" signifie tout en bas de l'échelle sociale. Le pauvre doit en effet rester dans sa condition et apprendre à l'aimer. La société industrielle considère que l'enfant enfermé délinquant ne doit pas être préparé à un statut social supérieur à celui auquel il peut prétendre. Une réflexion de la cour d'appel de Lyon en 1872 notait: "L'expérience a démontré qu'il ne faut pas donner à l'enfant un état autre que celui auquel l'appelle son origine, les habitudes de sa famille", autrement dit la misère pour des enfants issus de familles très pauvres, voire sans familles. Pour Charles Lucas, le grand inspecteur général des prisons du XIX° siècle, "il ne faut jamais admettre à l'intérieur des prisons une somme de bien-être matériel qui dépasserait celle à laquelle les classes inférieures peuvent aspirer, parce que alors on créerait une prime d'encouragement au crime." Pas de promotion sociale ici. 
A propos de Mettray, Michel Foucault ajoute: «"C'est ici que ce sont concentrées toutes les technologies coercitives du comportement." Il y a là "du cloître, de la prison, du collège, du régiment."» ("Surveiller et Punir", Gallimard, 1975, p 300)



En 1909, un adolescent nouvellement arrivé, placé au titre de la correction paternelle dans un quartier spécifique de la colonie, est retrouvé pendu dans sa cellule. La nouvelle, relayée par la presse, suscite un énorme
scandale (la revue satirique L'Assiette au beurre consacre un numéro entier à Mettray), entraîne le basculement de l'opinion publique et contraint le législateur à l'action. La loi de 1912 institue les tribunaux pour enfants et exclut les moins de treize ans du ressort de l'administration pénitentiaire, laquelle relève désormais du ministère de la justice et plus de celui de l'intérieur.

Au lendemain de la grande guerre, l'implication des pouvoirs publics se renforce et se substitue aux initiatives privées dans la gestion des établissements. Le manque de moyens, de volonté politique, la persistance d'un courant de pensée essentiellement répressif, ne modifient toutefois pas fondamentalement ces lieux. En 1927, les colonies pénitentiaires deviennent officiellement des "
maisons d'éducation surveillée" pour les garçons, des "écoles de préservation" pour les filles, les surveillants des "moniteurs" et les colons, des "pupilles". Rien n'y fait, journalistes et grand public continuent de parler de "bagnes d'enfants".
Il faut dire que la surveillance des colons est confiée à des individus rarement, mal ou pas du tout formés. La dimension répressive ou militaire prend le pas sur toute autre considération dans la prise en charge des enfants. En 1938 encore, "le caractère militaire  des surveillants des établissements pour mineurs est réaffirmé avec le port d'un uniforme ressemblant à celui des officiers et sous-officiers." (source J p 606) A Belle-Ile-en-mer par exemple, le premier directeur est un ancien capitaine de marine et le gardien-chef un ancien sous-officier de l'armée. La brutalité des gardiens à l'égard des mineurs provoque parfois des révoltes de grande ampleur, comme dans la colonie de Belle-Ile, en août 1934.

* Belle-Ile.
Caractéristique des îles prisons, Belle Ile est au départ une forteresse. Convertie en prison pour les révoltés de juin 1848, elle devient ensuite un lieu de transit pour les communards en partance pour la Nouvelle Calédonie. Le 29 mai 1880, une décision ministérielle institue une colonie pénitentiaire dans les bâtiments qui abritaient jusque là la prison politique. En 1890, on compte déjà une centaine de colons. En 1897, ce sont quatre cent quarante enfants de huit à vingt ans qui sont détenus à Belle-Île.
Du fait de son insularité, la colonie est tout d’abord maritime, même si une section agricole est présente dès sa fondation. «Les enfants y reçoivent une formation pour devenir mousse ou marin, au sein de quatre ateliers : matelotage et timonerie, voilerie et filets, garniture, corderie.» A partir de 1900, les mineurs apprennent également à mettre des poissons en conserve dans une sardinerie située dans le voisinage de la colonie. (source I) Le fonctionnement de l'établissement consterne Louis Roubaud, lors de sa visite en 1924. Dans un reportage intitulé les enfants de Caïn, le journaliste du Quotidien de Paris, conclut son enquête en ces termes : «Tous ces fonctionnaires - et les mieux intentionnés - sont impuissants devant un système entièrement faux. Les enfants sont directement confiés à des surveillants à peu près illettrés. Toute la connaissance professionnelle de ces gardiens est de savoir fermer une porte ou “passer à tabac” les mauvaises têtes. Ils ont l’esprit et appliquent la discipline militaire. Les pupilles sont pour eux des bêtes fauves qu’il faut dompter en se gardant des morsures. […] Je sais bien que les mots “maisons correctionnelles” ont été effacés sur les portes. Il faut maintenant raser les murs.» « Ces écoles professionnelles sont tout simplement l’école du bagne ». (source M)

Carte postale de la colonie pénitentiaire Haute-Boulogne de Belle-Ile. [Public domain]


Le 27 août 1934, lors du repas du soir, un des jeunes pupilles commence son dîner par un morceau de fromage, plutôt que d'attendre la soupe. Les gardiens lui tombent dessus. L'absurdité de la sanction, combinée à la chaleur estivale, provoquent une émeute. 55 enfants et adolescents parviennent à s'évader du site. Comme il est d'usage, le directeur fait alors appel à la population et aux touristes afin d'aider la police et l'administration à récupérer les fuyards, "avec promesse d'une récompense de 20 francs pour chacun d'entre eux capturé puis remis aux autorités." (source A p 366) Un gendarme interrogé par Alexis Danan, journaliste à Paris Soir, raconte: "En un instant, toute l’île fut alertée. Des autos sillonnèrent les routes, des touristes tirèrent des coups de revolver en l’air ; en un seul endroit nous en prîmes trente qui étaient serrés les uns contre les autres, tremblants de peur et qui se rendirent sans résistance." Dans L'épée du scandale (1961), son autobiographie, Danan se souvient:"les chasseurs de crabes aux mollets velus se muèrent en chasseur d'enfants. Les femmes elle-mêmes retroussèrent leur cotillon et montrèrent ce qu'elles valent au service de l'ordre. Ce fut une joyeuse compétition. On comparait, à la table d'hôte, les bilans. Certains avaient gagné jusqu'à deux cents francs."

La nouvelle de la mutinerie se répand rapidement dans les autres établissements de France, suscitant de nombreux incidents. Au bout du compte, la brutalité de la répression, totalement disproportionnée, scandalise l'opinion publique. "L'enthousiasme mis par «les honnêtes gens» à cette «chasse à l'enfant» provoque une violente campagne de presse avec dénonciation des colonies pénitentiaires pour mineurs." (source J p 604) Elle inspire à Jacques Prévert (dont l'oncle est passé par là) un célèbre poème. (2)

* "Bandit! Voyou!, Voleur! Chenapan!"
 La Chasse à l'enfant se trouve dans un recueil poétique intitulé Paroles. Publié en mai 1946, il comprend des poèmes écrits entre 1930 et 1944. Prévert entend y détruire le langage poétique traditionnel pour créer une poésie nouvelle. Cette subversion esthétique a un prolongement politique tant il apparaît nécessaire au poète de contester et renverser l'ordre établi. Dans son recueil, Prévert cherche à retrouver la "démarche sensible rayonnante de l'enfance", à regarder de nouveau le monde avec le regard  à la fois naïf, iconoclaste et émerveillé de l'enfant. De nombreux passages du poème ici présenté renvoient ainsi à la structure et la syntaxe des récits enfantins.

"
Au-dessus de l'île on voit des oiseaux / Tout autour de l'île il y a de l'eau." (v.2-3) Les deux vers encadrent le poème comme l'eau entoure l'île dont les enfants ne peuvent s'échapper, bien qu'"île" et "oiseaux", relèvent habituellement du topos de la liberté. 
Le poète s'interroge à voix haute. Ce recours à la polyphonie lui permet d'insister sur la violence d'une scène à laquelle il semble assister. "Qu'est-ce que ces hurlements?" (v.5), "Quels sont ces éclairs, ces bruits?" (v.24) L'angoisse est palpable. "Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent!"(v.34)

Dans son poème, Prévert oppose les représentants de "l'ordre établi" aux jeunes évadés.

Les "honnêtes gens" ne s'expriment qu'en poussant des cris inarticulés. Dans leurs bouches, "Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan!" (v1, 4, 6, 12, 18, 27, 30) revient à 7 reprises ce qui témoigne d'un véritable acharnement. La "meute des honnêtes gens" considère les enfants comme des proies. Le zèle et l'acharnement transforment les tenants de l'ordre établi en" meute", incapable de s'exprimer autrement que par des "hurlements" (v.5). Du point de vue du chasseur, l'enfant  est identifié à une "bête traquée" (v. 14), "il galope" (v.15). Il cherche à recouvrer la liberté: "Maintenant il s'est sauvé" (v. 13)
Ainsi, l'animalisation n'est pas où on la croit. (3) "La meute des honnêtes gens" (v. 7) dont parle le poète relève de l'oxymore: l'adjectif "honnête" marque la civilisation quand "la meute" donne l'impression d'une animalisation. De fait, les chasseurs agissent avec une cruauté et un acharnement dignes des bêtes sauvages qu'elles finissent par devenir. "Il galope toute la nuit / Et tous galopent après lui" (v. 15-16).
Le champ lexical de la violence est omniprésent: "brisé les dents", "rage", fusils", "tire". Le poète souligne la disproportion entre le ras le bol enfantin et la sauvagerie de la réaction des surveillants: "Il avait dit J’en ai assez de la maison de redressement / Et les gardiens à coups de clefs lui avaient brisé les dents" (v.10).
Prévert use du champ lexical de la chasse. L'enfant est une proie, une "bête traquée". "C'est un enfant qui s'enfuit / On tire sur lui" (v.26). Le pronom indéfini montre qu'il s'agit d'un chasseur anonyme, garant de la loi et de l'ordre. Paradoxalement, "pour chasser l’enfant pas besoin de permis" (v.21). D'ailleurs, pour assouvir leur violence, "tous les braves gens s’y sont mis" (v.22). Et lorsque la poursuite ne donne rien, "tous ces messieurs sur le rivage / Sont bredouilles et verts de rage" (v.29).
 Indigné, Prévert énumère les groupes sociaux qui se livrent à la chasse. L'ironie affleure. Les "braves gens", les "messieurs", "les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes" (v.17), tous ces "honnêtes gens" s'adonnent à la "chasse à l'enfant".

Le poème de Prévert est dédicacé à Marianne Oswald. (4) Née en 1901 à Sarreguemines, pendant la première annexion allemande, cette dernière entame dans les années 1920 une carrière de chanteuse à Berlin. Poussée à l'exil par la montée du nazisme et de l'antisémitisme, elle quitte l'Allemagne dès 1931. Avec cette dédicace, Prévert place son poème dans la lutte contre la persécution. La forme libre et musicale du poème pousse Oswald à l'interpréter en chanson en octobre 1936, sur une musique de Joseph Kosma. (5)

* La fin des "bagnes pour enfants".
Au lendemain du scandale de Belle-Ile, les initiatives du Comité de lutte contre les bagnes d'enfants prônent une profonde réforme de la justice des mineurs. Le ministère de la Justice ne suit pas ces recommandations, se contentant de supprimer la "correction paternelle" instituée au XIX°siècle et de  dépénaliser le vagabondage des mineurs par un décret-loi d'octobre 1935.
Les reportages d'Alexis Danan pour Paris Soir, dont le tirage atteint le million d'exemplaires, ont en revanche un retentissement considérable. Le grand journaliste s'indigne du sort horrible infligé aux mineurs délinquants et prend l'opinion à témoin.  (6) Il met en particulier en cause la colonie de Mettray dont il parvient à obtenir la fermeture en 1937. La colonie de Belle-Ile poursuit son existence. Évacuée au cours de la Seconde guerre mondiale, elle reçoit en 1945 les mineurs engagés dans la milice au cours du conflit.

Il faut véritablement attendre la fin de la guerre avec les ordonnances de 1945 pour que soient apportées des modifications substantielles à l'organisation de l'administration centrale en matière de protection de la jeunesse. L'ordonnance du 2 février 1945 proclame la prééminence de l'éducatif sur le répressif. Un corps de magistrats spécialisés, les juges des enfants, est établi à raison d'un par tribunal. Par l'ordonnance du 1er septembre 1945, le service de l’Éducation surveillée devient une direction autonome au sein du ministère de la Justice et ne dépend donc plus de l'Administration pénitentiaire. Dans le même temps, 6 Institutions Publiques d’Éducation Surveillée voient le jour, parmi lesquelles Belle-Ile-en-Mer. Le régime de l'établissement est assoupli, l'éducatif supplantant le répressif. En 1975, l'IPES devient une "maison d'éducation surveillée", qui ferme  ses portes deux ans plus tard.




La chasse à l'enfant
A Marianne Oswald

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu’est-ce que c’est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Il avait dit J’en ai assez de la maison de
redressement
Et les gardiens à coups de clefs lui avaient
brisé les dents
Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s’est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope toute la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes les touristes les rentiers les
artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant pas besoin de permis
Tous les braves gens s’y sont mis
Qu’est-ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C’est un enfant qui s’enfuit
On tire sur lui à coups de fusil
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le
continent !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau

Notes:
1. La loi des 25 septembre-6 octobre 1791 fixe l'âge de la minorité pénale à 16 ans et instaure le principe de "discernement". 
2.  Écrivains, poètes et cinéastes relaient la charge contre la violence de ces institutions dites de justice. Les colonies constituent d'ailleurs une source d'inspiration évidente pour ceux qui les ont fréquentés, contraints et forcés. Dans L'Enfant criminel (1949), Jean Genet écrit:" Si écrire veut dire éprouver des émotions ou des sentiments si forts que toute une vie sera dessinée par eux, s'ils sont si forts que seule leur description, leur évocation ou leur analyse pourra réellement vous en rendre compte, alors oui, c'est à Mettray et à quinze ans que j'ai commencé à écrire.
En 1954, Gilbert Cesbron publie Chiens perdus sans collier où, pour la première fois, un juge des enfants devient le héros de roman. Le film tiré du roman sort l'année suivante avec Jean Gabin dans le rôle principal.  Dans Les Quatre Cents coups (1959), François Truffaut évoque ses souvenirs du centre d'observation des délinquants mineurs de Villejuif qu'il connut quelques semaines.
En 2003, dans Une enfance en enfer, Jean Fayard revient sur son séjour à l'institut pédagogique d'éducation surveillée de Belle-Ile. On y voit que la violence y perdure bien après la révolte de 1934. 
3. Cette animalisation des enfants n'a rien de nouveau. Platon déjà affirmait que "l'enfant est une bête rusée, astucieuse, la plus insolente de toutes. Aussi doit-on la lier de multiples brides..." Saint Augustin conseille quant à lui de tenir les enfants "fermement en laisse." Il faut brider la bête rusée. 
4. A Paris, "elle introduit dans la chanson française des techniques propres à l'expressionnisme allemand. Elle séduit par sa diction très particulière, son « parlé-chanté » brechtien, un accent dialectal de l'est mosellan, sa voix tour à tour brute et tendre." (source G)
5. En 1937, Jacques Prévert tire également de son poème un scénario pour Marcel Carné en vue de réaliser un film dont la première mouture devait s’appeler L’île des enfants perdus. La censure empêche le projet de voir le jour. Une seconde version, rebaptisée La fleur de l'âge, n'aboutit pas plus en raison d'une succession d'incidents techniques. 
6. Né à Constantine en 1890, Alexis Danan se consacre au journalisme lorsqu'il s'installe à Paris. "La perte d'un enfant âgé de 5 ans lui donne une sensibilité exacerbée au sort des plus jeunes qui le mène à s'intéresser non seulement à la médecine infantile (...) mais, plus globalement, à tout ce qui touche à l'enfance." Adepte du grand reportage, "il ne veut pas seulement dénoncer, il veut combattre pour des améliorations en profondeur. 
Fin 1926, il publie une série de reportage sur "les enfants des taudis", puis sur l'enfance anormale sous le titre Mauvaise graine. A l'occasion d'un reportage en Guyane, il constate l'importance du nombre de forçats passés par les colonies agricoles pénitentiaires. Dès lors, il part en guerre contre "les pénitenciers d'enfants".


Sources:
A. Michel Pierre: "Le Temps des bagnes, Perrin, 2017.
B. Le temps d'un bivouac: "A la découverte des redoutables îles prisons" avec l'historien Michel Pierre. 
C. La marche de l'histoire: "L'incarcération des jeunes: les colonies pénitentiaires au XIX° siècle" avec Frédéric Chauvaud.
D. La marche du monde: "Au bagne les enfants"
E. Une explication de texte du poème. 
F. une lecture analytique du poème de Prévert.
G. La page wikipédia consacrée à Marianne Oswald et à la Chasse à l'enfant.  
H. Ciné qui chante: "Prévert and Co
I. Camille Burette et Jean-Claude Vimont: "Les colonies pénitentiaires pour mineurs: des «bagnes» pour enfants. L'exemple de Belle-Ile-en-Mer (1880-1977)".
J. Michelle Zancarini-Fournel: "Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1865 à nos jours", La Découverte, 2016. 
K. Jean-Jacques Yvorel, « L’enfermement des mineurs de justice au XIXème siècle, d’après le compte général de la justice criminelle », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », Numéro 7 | 2005.
L. Savoirs d'Histoire:"La chasse à l'enfant de Belle-Île-en-Mer".
M. "Mathias Gardet, « Ker Goat/Belle-Île : deux centres mythiques », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » [En ligne], Numéro 4 | 2002.

Liens:

- Histoire de la protection judiciaire de la jeunesse.
- Le scandale de Mettray par Frédéric Chauvaud.
-La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray par Stéphanie Desroche. 
- Alexis Danan.

vendredi 25 août 2017

330. Renaud: "Laisse béton" (1977)

La fin des années 1950 voit l'émergence d'une figure menaçante au sein de la société, celle de jeunes considérés comme "inadaptés": les blousons noirs. Un terme évocateur pour désigner une jeunesse turbulente au cœur des Trente glorieuses. Entre 1959 et 1963, l'irruption des violences urbaines à la une des médias place sur le devant de la scène des groupes de jeunes garçons présentés comme dévoyés et violents. L'épisode est surtout le révélateur d'une réalité nouvelle, celle d'une jeunesse qui s'affirme. Les jeunes générations deviennent plus que jamais un enjeu de société.


* Le phénomène des blousons noirs est avant tout un phénomène médiatique, complaisamment entretenu par la presse. Au cours de l'été 1959, pour la première fois, France Soir parlent de "blousons noirs".  ["Nous somme des blousons noirs. Pourquoi?" Jean Maquet] Dès lors, des dizaines d'articles alarmistes aux titres anxiogènes dépeignent une France assiégée par les bandes de jeunes dont on décrit les exploits par le menu, quitte à falsifier certains faits ou à en exagérer la portée. Les articles s'ornent de photographies le plus souvent mises en scène.
Cette couverture médiatique fixe l'image, l'iconographie du blouson noir, une figure aussitôt associée à une ribambelle d'attributs et de clichés tenaces. L'image d’Épinal décrit à l'envi de jeunes violents et asociaux, se déplaçant toujours en bande, le plus souvent à motos, vêtus d'un perfecto, de bottes, de jeans serrés, casquette, mégot à la bouche... Le blouson noir en vient à incarner une figure mythique des légendes urbaines, celle d'une jeunesse désœuvrée prompte à la bagarre et rétive à toute autorité. 

* Fait divers banal.
Deux banals fait-divers au cœur d'un été trop tranquille sont à l'origine de l'emballement de la presse. Le 23 juillet 1959, dans le XVème arrondissement de Paris, une trentaine de garçons âgés de 14 à 20 ans, membres de la bande de saint-Lambert, attendent leurs homologues de la porte de Vanves pour en découdre. Ils viennent se battre à coup de chaînes de vélos, de poings américains et d'os de moutons. La rixe doit avoir lieu dans un petit jardin public, le square st-Lambert, où les jeunes aiment à se décontracter loin des "croulants", après l'école ou l'atelier. Les gars de Vanves ne viennent pas. Frustrés et passablement échauffés, ceux de saint-Lambert se dispersent dans le vacarme, bousculent des passants, s'attaquent à un café.  Sous le choc, effrayés, les riverains considèrent les échauffourées comme une véritable émeute. La police s'interpose, interpellant 27 jeunes.
Le lendemain, 24 juillet 1959, à Bandols, dans le Var, des incidents viennent faire écho à ceux du square st-Lambert. Deux jeunes Toulonnais se voient interdire l'entrée d'un bal au prétexte qu'il serait réservé aux estivants. Les deux éconduits reviennent avec une quarantaine de camarades. L'affrontement entre Toulonnais et Bandolais se solde par la blessure d'un pêcheur et une vingtaine d'arrestations. La plupart seront condamnés à plusieurs mois de prison avec sursis. 
Aussitôt, la presse fait ses choux-gras de ces deux faits-divers simultanés. Les journalistes insistent sur ce qui unit les deux événements: deux bandes de garçons arborant des blousons noirs, armés de chaînes de vélos et de poings américains.
En s'éloignant de la loupe médiatique, les choses sont pourtant moins simples. D'abord, les affrontements entre bandes ne sont pas un phénomène nouveau comme en atteste les exploits des apaches ou des J3 (en référence à la mention figurant sur les cartes de rationnement des 13-21 ans). Ensuite, l'affirmation d'une jeunesse récalcitrante en tout point comparable aux blousons noirs est une réalité sociale latente perceptible depuis plusieurs années. Déjà en 1955, lors de la fête du 14 juillet, plus de 300 jeunes armés de chaîne de vélos s'affrontèrent en plein cœur de la capitale. Ils ne furent alors pourtant pas catalogués comme des "blousons noirs".



* Qui sont les blousons noirs? 
Si l'on excepte quelques groupes de filles, les bandes de jeunes qualifiés de "blousons noirs" sont composés de garçons âgés de 14 à 20 ans. Si chaque bande a son style de vie et ses propres règles, on retrouve dans la plupart des groupes des traits communs. 
Le nom de la bande se réfère souvent au territoire, au quartier (les croix blanches à Issoire, la bande des Batignolles, la bande du carrefour des laitières à Montreuil).
La bande s'apparente à un groupe tribal composé de voisins qui se dote de principes communs: toujours faire preuve de témérité, ne jamais balancer à la police, s'engager à respecter un code d'honneur... Les candidats à l'entrée dans la bande subissent un rite d'initiation qui consiste à commettre un délit ou à affronter un rival dans une bagarre. 
Chaque groupe dispose de sa propre hiérarchie. Au sommet, le chef en impose à ses lieutenants par son charisme, sa force physique ou ses faits d'armes, cependant la composition de la bande ne cesse de changer au gré des arrivées et des départs, souvent motivés par la rencontre d'une femme, le service militaire, les aléas de la vie en général... 
Les bandes fréquentent les lieux de la culture jeune naissante: patinoires, bals, fêtes foraines.

* Pour mieux appréhender, le phénomène "blouson noir", il convient de le replacer dans son contexte historique. En cette fin des années 1950, les premiers signes tangibles du baby boom  commencent à se voir. Toute une génération arrive à l'âge de l'adolescence dans une France portée par les effets de ce que l'on nommera bientôt les Trente Glorieuses, caractérisées par une croissance économique soutenue, l'émergence de la société de consommation et des classes moyennes. L'essor de la scolarisation, des mobilités (mobylette et scooter) contribuent à faire de l'âge de l'adolescence, un âge pour soi. Les jeunes sont désormais considérés comme une catégorie sociale autonome, avec des goûts et une manière d'être en opposition avec ceux des aînés.  
Cette situation accroît les incompréhensions et alimente le sentiment qu'il existe un conflit de génération. Or "le conflit de générations, s'il est un thème médiatique fort prisé, n'a rien d'évident dans les faits: on constate tout au long de la période, grâce aux enquêtes sociologiques menées à intervalles réguliers, un attachement des jeunes aux mêmes valeurs que celles de leurs parents, tels le travail et la famille." [Bantigny, Raflik, Vigreux p 5] 
Les profondes mutations sociétales suscitent de vives inquiétudes auprès d'une population âgée dont les repères s'estompent. Assez vite grandit l'idée que tout fout le camp, que la jeunesse ne respecte plus rien, que les valeurs sont jetées par-dessus bord.

Les transformations économiques et sociales s'accompagnent  d'une certaine violence sociale. L'exode rural bat son plein, alimentant l'urbanisation galopante du pays. Les conditions d'installation et de vie en ville s'avèrent souvent précaires. La France souffre alors d'une pénurie de logement. Les vieux immeubles offrent des conditions de confort précaires, sans eau courante. Les nouveaux venus s'installent prioritairement dans les banlieues des grandes agglomérations où apparaissent de hautes tours et des barres de logements sociaux au milieu des terrains vagues. Ces nouveaux espaces coincés entre ville et campagne souffrent d'un relatif sous-équipement. Pour des adolescents désœuvrés, on s'ennuie ferme Dans ces cités-dortoirs parsemées de terrains vagues et striées de nationales, maints adolescents désœuvrés s'ennuient ferme. Les jeunes qui composent les bandes de blousons noirs grandissent dans ces quartiers populaires à la périphérie des grandes villes. A l'époque, 60% des jeunes quittent l'école à 14 ans pour entrer en apprentissage ou à l'usine et environ 40% des jeunes de seize ans sont salariés à la fin des années 1950. Or, ces jeunes "forment sur le marché de l'emploi une sorte de variable d'ajustement. Qu'il s'agisse des abattements d'âge amputant leur rémunération (...), du chômage qui les frappe toujours les premiers ou la précarité, les jeunes subissent bien en la matière un préjudice de l'âge." [Bantigny, Raflik, Vigreux, p5] Du fait de leur minorité, les patrons ont le droit de ne leur verser qu'un demi-salaire pour des semaines de 48 heures. Abrutis de travail et fauchés, le week-end venu, beaucoup se réunissent pour prendre du bon temps avec les copains et échapper à l'ennui d'un quotidien morne. 

Vince Taylor [By Koch, Eric / Anefo (Nationaal Archief) [CC BY-SA 3.0 nl (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/nl/deed.en)], via Wikimedia Commons]

* Quelles seraient les violences des blousons noirs?
Les délits contre les autres relèvent avant tout de la catégorie des vols (de motos, de voitures). On dérobe pour un usage immédiat et pour profiter dans l'instant des biens dérobés, autant de promesses d'indépendance. Les bandes s'en prennent parfois aussi aux objets de la voie publique (magasins, vitrines) et/ou agressent les passants, les représentants de l'ordre. Les délits commis conduisent de nombreux blousons noirs en garde-à-vue, parfois en prison. D'aucuns revendiquent fièrement ce passage derrière les barreaux, tout en passant sous silences la violence de l'univers carcéral.
Pour autant les violences restent très circonscrites, n'impliquant la plupart du temps que les membres des bandes rivales. On s'affronte pour le contrôle d'un territoire, d'une rue, pour le prestige ou pour l'honneur. Les lieux des bagarres sont les portes de Paris, les sorties de salles de spectacle, les bals, les fêtes foraines, les terrains vagues, partout où il y a l'opportunité de se mettre bien comme il faut sur la gueule. Marcel Carné met en scène ces bastons dans son film terrain vague en 1960, une des seules œuvres consacrée à cette jeunesse turbulente. 
Au bout du compte, sans les nier, les déprédations attribuées aux blousons noirs doivent être relativisées. Certes, les chiffres de la délinquance juvénile sont en hausse, mais ce qui donne l'effet de trompe-l’œil, c'est que les jeunes sont plus nombreux que jamais, tandis que la justice des mineurs et les forces de police qui leur sont dédiés occupent une place inédite. Pour mieux appréhender ces actes délinquants, les autorités publiques confient aux  experts de l'enfance des missions d'enquête et de recherche sur cette jeunesse turbulente. Les rapports démontrent que les bandes de jeunes structurées, organisées sont peu nombreuses, que le gros de cette jeunesse déviante et délinquante est composée d'enfants des quartiers populaires. Là, dans ces territoires, l'insalubrité des logements, la surpopulation, le manque d'infrastructures publiques, favoriseraient les délits. Le délitement des structures familiales expliquerait aussi que la bande devienne un refuge, alternative à la solitude et aux affres de l'adolescence. Fort de ces constats, le Haut commissaire à la jeunesse et aux sports, Maurice Herzog, lance des initiatives sociales en direction des jeunes afin de les accueillir dans des structures adaptées et surtout pour les occuper. C'est le lancement des premières équipes d'amitié, de protection de l'enfance, des foyers Léo Lagrange, des foyers des jeunes et de la culture, des clubs de prévention. De manière informelle et souvent bénévole, des éducateurs de rue s'occupent de ces jeunes, organisent leurs loisirs, cherchent à les sortir du cadre étouffant du quartier (camping à la campagne). (1) 

Pourtant, en dépit des analyses nuancées des experts et des mesures de préventions adoptées, une forme de psychose, de "panique morale" s'installe. Pour la société adulte, ces bandes incarnent une forme de décadence morale. La presse à sensation se complaît dans la description d'une jeunesse nihiliste, en quête de repères moraux, pourrie par des influences venues d'outre-atlantique



De fait, les blousons noirs se démarquent de leurs parents par des références culturelles nouvelles, principalement américaines à l'instar du rock'n'roll ou du cinéma hollywoodien. 
Née aux Etats-Unis, la vague rock'n'roll gagne rapidement les rivages français. (2) Musique violente, agressive, inspirée du rythm'n'blues noir américain, le rock'n'roll devient l'expression d'une certaine forme de révolte de la jeunesse, ainsi qu'un formidable vivier pour des adolescents en quête d'icônes. Elvis Presley, Eddie Cochran, Gene Vincent et surtout Vince Taylor deviennent les nouveaux héros. Tout de noir vêtu, Taylor incarne la rebellitude absolue. Ses concerts donnent parfois lieu à des débordements comme ce soir de novembre 1961 au Palais des Sports. Le public ravage la salle. Le show vire à l'émeute. La police intervient sans ménagement et interrompt le spectacle, avant même que Taylor ait pu monter sur scène. Outrés et dépassés, certains journalistes chevronnés ironisent:"Le Palais des Sports à l'heure du rock'n'roll, ça c'est du sport. Mais la jeune vague n'a rien inventé, ce qu'elle appelle rock, du temps de grand papa, cela portait déjà un nom: on appelait ça la danse de saint-Guy. Bilan de ce petit festival, deux millions de dégâts, quelques bosses, des yeux au beurre noir et un cimetière de chaises cassées. Bref du grand art. Pourquoi donc vous en plaindre monsieur Vince [prononcez à la française Viiiiiinnnnnnce] Taylor, vous y êtes peut-être pour quelque chose?
Les blousons noirs sont furieux, d'autant que la préfecture de police, échaudée, interdit les concert de rock'n'roll pour plusieurs mois. 
Le cinéma américain procure d'autres figures tutélaires. Ainsi, le déferlement de 4000 bikers dans  la ville californienne d'Hollister en juillet 1947, inspire au réalisateur László Benedek The Wild Ones, "l'Equipée sauvage", avec Marlon Brando et Lee Marvin. Le rôle propulse aussitôt le premier sur le devant de la scène et l'impose comme l'incarnation du rebelle. Après avoir vu le film, des milliers d'adolescents imitent la dégaine de l'acteur, adoptant un code vestimentaire bien précis: jean retroussé sur des bottes, ceintures à grosse boucle, perfecto.
Le cinéma procure aux blousons noirs une autre figure tutélaire en la personne de James Dean. Fauché en pleine gloire à 24 ans au volant de sa Porsche, l'acteur semble avoir mis en pratique la devise de son personnage de "La fureur de vivre": "Vivre vite, mourir jeune". Les blousons noirs s'identifient à cet adolescent urbain en crise, délinquant par ennui et rebelle sans cause.
 
Marlon Brando
Marlon Brando dans The Wild Ones

* L'absence de revendication apparente de la part des bandes désarçonne les observateurs, d'autant plus choqués que les violences commises paraissent gratuites. Le parti communiste par exemple cherche d'abord à défendre cette jeunesse prolétarienne victime du capitalisme. Il s'en éloigne pourtant très vite en raison de l'absence de revendications idéologiques des blousons et sans doute aussi car ces derniers vénèrent des vedettes ... américaines (plutôt que Jean Ferrat ... rhôooo).
A y regarder de plus près, l'absence de revendications politiques clairement exprimées ne doit pas occulter la haine de classe parfois perceptible dans les discours des blousons noirs lorsqu'ils s'en prennent par exemple aux "blousons dorés", ces fils à papa résidant dans les beaux quartiers. 


 
Partagé entre prévention et répression, le personnel politique gaulliste souffle le chaud et le froid. Dans son souci de "surveiller et punir", le préfet de police de Paris, un certain Maurice Papon, envisage les blousons noirs comme un formidable épouvantail politique. D'emblée, il alimente un discours sur l'insécurité rampante, exagérant les risques et l'importance du phénomène des blousons noirs. Défenseur de l'ordre et des honnêtes gens, il fustige à longueur de discours les bandes de jeunes "criminels", pervertis par l'industrie américaine. Pour lui, aucun doute: "Les origines de ce malaise doivent être cherchées dans les troubles d'après-guerre, troubles sociaux, troubles familiaux, décadence de l'autorité paternelle, puisque ce n'est pas un phénomène français, mais un phénomène universel. (3) Toutes les précautions seront prises pour une répression efficace."




Conclusion:
A de rares exceptions près, ceux que la sphère médiatique identifiaient aux blousons noirs "rentrent dans le rang", rattrapés par le travail, le service militaire, la guerre d'Algérie. Mariés avec enfants, certains deviennent même exactement ce qu'ils décriaient.
 Les modes passent et le phénomène blouson noir cesse de faire la une ou se banalise.  En 1963, pour un journaliste de Paris Match, "on est tous des blousons noirs", une phrase qui s'apparente à un faire-part de décès. Le phénomène médiatique a vécu. 
Pour la presse, l'heure est aux yéyés comme en atteste cette "folle nuit de la Nation" au cours de laquelle 150 000 copains se rassemblent sur la place pour écouter les nouvelles idoles des jeûûûnes (à que): Johnny, Sylvie et consorts. Dès lors, les médias en sont certains, il existe bien deux jeunesses irréconciliables: celle marginale, violente et fantasmée des blousons noirs et l'autre, rattrapée par l'industrie, acceptable et dont on perçoit aussitôt le potentiel commercial: les yéyés. Bien sûr, la vérité est ailleurs ou en tout cas bien plus complexe que ce tableau en noir et blanc.  
De nouvelles figures érigées en symboles sociaux ("loubards" des années 1970, "jeunes des cités" au cours de la décennie suivante) remplacent bientôt les blousons noirs sur la scène médiatique. Les blousons noirs disparus, la survivance du mythe s'explique par l'inscription du phénomène  dans la culture populaire. Citons deux exemples, parmi d'autres:
- Au cours des années 1980, Franck Margerin imagine le personnage de Lucien, un blouson noir de banlieue. Contre vents et marées, et alors que ses contemporains en pincent pour les couleurs flashys et les permanentes choucroutées,  ce dernier arbore fièrement, perfecto, santiag et banane. Décontracté et flegmatique, Lucien gère grave.
- En 1977, Renaud sort un second éponyme. Sur la pochette du disque, vêtu d'un blouson noir, le chanteur chevauche fièrement une mobylette. Renaud "forge une image composite de loubard alliant culture blouson noir d'autrefois et révolte sociale". Dès le premier morceau de l'album, Renaud invite l'auditeur dans un bar enfumé, peuplé de loubards/blouson noirs, prêts à en découdre au moindre prétexte. Au fur et à mesure des couplets, le chanteur se fait dépouiller de ses attributs vestimentaires (bottes, blouson, jean) par des types armés de chaînes de vélo, d'un opinel, d'un ceinturon. Après un généreux échange de bourre-pif, piteux, notre héros "se retrouve à poil sans ses bottes".

Renaud: "Laisse béton" (1977)
J'étais tranquille j'étais peinard / Accoudé au flipper / Le type est entré dans le bar /
A commandé un jambon beurre / Et y s'est approché de moi / Et y m'a regardé comme ça

T'as des bottes, mon pote / Elles me bottent / Je parie que c'est des santiags / Viens faire un tour dans le terrain vague / Je vais t'apprendre un jeu rigolo / A grands coups de chaînes de vélo / Je te fais tes bottes à la baston / Moi je lui dis, laisse béton / Y m'a filé une beigne / Je lui ai filé une torgnole / Y m'a filé une châtaigne / Je lui ai filé mes grolles

J'étais tranquille j'étais pénard / Accoudé au comptoir / Le type est entré dans le bar / A commandé un café noir / Pis y m'a tapé sur l'épaule / Et m'a regardé d'un air drôle / T'as un blouson, mecton / L'est pas bidon / Moi je me les gèle sur mon scooter / Avec ça je serai un vrai rocker / Viens faire un tour dans la ruelle / Je te montrerai mon Opinel / Je te chouraverai ton blouson / Moi je lui dis, laisse béton / Y m'a filé une beigne / Je lui ai filé un marron / Y m'a filé une châtaigne / Je lui ai filé mon blouson

J'étais tranquille j'étais pénard / Je réparais ma mobylette / Le type a surgi sur le boulevard / Sur sa grosse moto super chouette / S'est arrêté le long du trottoir / Et m'a regardé d'un air bête / T'as le même blue jean que James Dean / T'arrêtes ta frime / Je parie que c'est un vrai Lévis Strauss / Il est carrément pas craignos / Viens faire un tour derrière l'église / Histoire que je te dévalise / A grands coups de ceinturon / Moi je lui dis, laisse béton / Y m'a filé une beigne / Je lui ai filé une mandale / Y m'a filé une châtaigne / Je lui ai filé mon futal

La morale de c'te pauvre histoire / C'est que quand t'es tranquille et peinard / Faut pas trop traîner dans les bars / A moins d'être fringuer en costard / Quand à la fin d'une chanson / Tu te retrouve à poil sans tes bottes / Faut avoir de l'imagination / Pour trouver une chute rigolote.

Notes:
1. Cette jeunesse remuante remet en cause la législation en place (en particulier l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante), ainsi que l'organisation de la justice des mineurs. Un vif débat se pose alors: la rééducation est-elle efficace ou faut-il revenir à des mesures beaucoup plus sévères vis-à-vis de ces jeunes? 
2. Le phénomène rock dépasse le phénomène BN, car c'est toute une jeunesse qui se retrouve autour de cette musique qui brise les frontières sociales. Des jeunes de tous les milieux l'écoutent et dansent sur ces rythmes fous.
3. Les blousons noirs ne constituent que l'avatar français d'un phénomène planétaire. De nombreux  pays sont également confrontés à des accès de violences juvéniles spectaculaires au cours des années d'après-guerre: pachucos et hells angels californiens dès les années 1940, puis  Halbstarken en Allemagne de l'Ouest , Teddy Boys britanniques (1956), skunafolk suédois, vitelloni italiens, nozem néerlandais dans les fifties. Partout, les médias parlent de décadence, de barbarie, de violence aveugle. Partout, la surenchère médiatique nourrit le sentiment d'un "péril jeune" qui menace les fondements de l'ordre social.

Sources:
- "Les Blousons noirs. Les rebelles sans cause." (2015) Documentaire diffusé sur France 3, en juin 2017
- Ludivine Bantigny, Ivan Jablonka: "Jeunesse oblige", PUF. 
- Ludivine Bantigny, Jenny Raflik, Jean Vigreux:"La société française de 1945 à nos jours", la Documentation photographique, septembre-octobre 2015.
- Affaires sensibles (France Inter): "Les blousons noirs. Une jeunesse phénomène".
- Laurent Mucchielli: "Regard sur la délinquance juvénile au temps des blousons noirs. (années 1960)". (pdf)
- It's a perfecto day: les blousons noirs sont de retour.

Liens: 
- Le mythe blousons noirs.
 - spectacle (dossier en pdf).
- Si les bad boys m'étaient contés
 - Délinquance en bandes