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dimanche 4 février 2024

"Cancion sin miedo" Vivir Quintana (2020)



Certains chiffres donnent le vertige. Ceux qui concernent les violences faites aux femmes au Mexique ont ce pouvoir. Dans ce pays de 127 millions d’habitants, deuxième puissance économique d’Amérique du Sud et dixième du monde, la situation des femmes victimes de violences est un des sujets qui ne décroche jamais des toutes premières priorités de l’agenda politique et tient une place centrale dans le débat public. À raison. 

Au Mexique, chaque année, en moyenne, plus de dix femmes trouvent la mort chaque jour. 70% des Mexicaines attestent avoir subi des violences au cours de leur vie. 40% d’entre elles ont été commises par leur conjoint. 38,5% des femmes mexicaines de plus de 15 ans ont été victimes de violences sexuelles. 

Entre 2015 et 2023, 1,7 million d’enquêtes criminelles ont été ouvertes pour coups, brûlures, strangulation, ou blessures à l’arme blanche ou à l’arme à feu contre des femmes. Moins de 800 ont été reliées au phénomène de violences liées au genre des victimes selon la journaliste mexicaine Gloria Pina. Nombre de femmes victimes ne portent pas plainte ; nombre de femmes victimes de violences en subissent d’autres lors de leur passage au commissariat ou devant la justice où elles vont rarement plaider leur cause (« mes amies me protègent, pas les policiers » est un des slogans que l’on entend ou lit lors des manifestations) ; nombre de femmes victimes de violences machistes, masculines, se retrouvent sans protection une fois leur agresseur blanchi de toute accusation ce qui arrive dans l’écrasante majorité des cas. Dans ce pays le plus meurtrier du continent pour les femmes, si les chiffres donnent le vertige, ils sont pourtant vraisemblablement sous-estimés. 



Manifestation après le féminicide d'Ingrid Escamilla,
à Mexico, le 14 février 2020. - © Pablo Monsalve/VIEWpress via Getty Images


Encore faut-il ajouter à ces violences quotidiennes, les assassinats de jeunes filles et femmes disparues, entre le début des années 1990 et les années 2010, dans la ville frontière de Ciudad Juarez. Celles et ceux qui ont lu le « 2666 » de Roberto Bolaño se souviennent sans doute des pages sordides et étouffantes consacrées aux enquêtes sur ces meurtres dans la quatrième partie de son œuvre-fleuve : on y suivait pas à pas la collecte d’indices menant à de nouvelles découvertes macabres dans cette ville où le destin de centaines de jeunes femmes s’est scellé entre un travail dans les maquilladoras sous-traitantes des grandes firmes états-uniennes ou nippones, les activités criminelles des narco trafiquants et leur espoir vite éteint de se construire un avenir. 

Entre 1993 et 2011, on estime qu’environ 1300 femmes ont été tuées à Ciudad Juarez, souvent après avoir subi des tortures et des agressions sexuelles. Leurs corps dépecés, rendus inidentifiables ont fini dans le sol d’un terrain vague ou dans une décharge d’ordures. Le phénomène des crimes et disparitions a pris une telle ampleur que l’impuissance de la police et des politiques est apparue dans toute sa crudité. C’est à partir de l’observation de ce qui se déroulait à Ciudad Juarez que l’universitaire et député Marcela Lagarde a forgé une nouvelle catégorie : le féminicide entendu comme crime contre une personne de genre féminin, dans lequel l’inaction étatique contribue à organiser l’impunité des assassins. 

 

Un visiteur devant une œuvre d'art de Teresa Margolles, 
un collage de photos de femmes qui ont disparu à Ciudad 
Juarez au Mexique, à l'ARCO International Art Fair à Madrid, 
en Espagne, le mercredi 22 février 2017.
(AP Photo/Daniel Ochoa de Olza)


Où trouver la force de ne pas sombrer face à ce constat accablant quand, en tant que femme mexicaine, on ne peut compter ni sur la justice, ni sur la police, guère plus sur la représentation politique ? « La question est vite répondue » : auprès d’autres femmes ! Des argentines, des chiliennes, des boliviennes et des mexicaines bien sûr. Toutes, mobilisées pour leurs droits, ont initié la « quatrième vague [1]» du féminisme qui a ensuite déferlé sur une bonne partie du continent sud-américain.

 

Pour comprendre ses origines, il faut descendre plus au sud, en Argentine, au début de l’année 2015. Dans ce pays habitué aux mobilisations féminines (pensons aux mères de la place de Mai), les violences faites aux femmes sont légion. Les assassinats rapprochés de deux jeunes filles –Chiara Paez âgée de 14 ans et Katherine Gabriela Moscoso, 18 ans – mettent, à ce moment précis, le feu aux poudres. Début avril, artistes, intellectuelles, journalistes initient une lecture publique de textes engagés. Pour rendre leur initiative bien identifiable, elles se rallient sous un hashtag #NiUnaMenos (#PasUneDeMoins). Le lien avec le Mexique est établi : « Ni una menos, ni una victima mas » est un extrait d’un poème de Susana Chavez, militante de la cause des femmes qui s’intéressait tout particulièrement aux féminicides de Ciudad Juarez, ce qui lui couta la vie en 2011. Le hashtag se diffuse, la mobilisation prend : début juin 2015, 400 000 personnes manifestent rien qu’en Argentine, mais d’autres leur emboitent le pas en Uruguay, au Chili, et au Mexique. L’année suivante, le rendez-vous est pris à la même date et les manifestations ne désenflent pas. Malheureusement, les violences non plus, une Argentine meurt alors toutes les 18 heures des violences perpétrées par des hommes. Pourtant, la vague a déjà déferlé sur une partie du continent. Preuve en est en 2019, c’est au tour des chiliennes de se lancer dans le combat. Derrière le collectif « Las Tesis » s’organise un mouvement de dénonciation des violences faites aux femmes. Parti de Valparaiso, il se fédère autour d’une chanson chorégraphiée « El violator en tu camino » qui entend pointer les responsabilités en la matière. Les femmes, par leurs apparences, ne sont pas responsables des violences qu’elles subissent comme les représentations patriarcales tentent d’en convaincre l’opinion. Non, « El violator eres tù ! ». Après le hashtag fédérateur voici donc un hymne chorégraphié qui fait le tour du monde. 


Panoramique de la mobilisation
Ni una Menossur la Place du Congrès de
 Buenos Aires, le 4 juin 2018
 (@Prensa Obrera)
 



Il n’est jamais de hasard dans les combats des femmes. Si le féminisme en action est aujourd’hui si fort en Amérique du Sud c’est aussi parce que ce continent connaît des réveils menaçants de la droite radicale prompte à promouvoir et défendre le patriarcat, tandis que les mouvements politiques plus progressistes se montrent, en dépit de leurs engagements, parfois bien tièdes à faire avancer et défendre les droits des femmes. Le mouvement argentin a débouché sur des avancées concrètes en la matière, arrachées de haute lutte. La légalisation de l’avortement en Argentine votée en 2020, a mis la question à l’agenda politique des dirigeants de différents pays du continent (dont le Chili) sur lesquels la religion chrétienne garde une emprise importante. Luttes pour les droits et contre les violences se mènent alors de front.


Retour au Mexique, où la vague continentale a permis aux mobilisations féministes de monter en puissance. Nous voici en février 2020, deux autres féminicides sordides font l’actualité. Le premier concerne Ingrid Camilla, 25 ans, tuée et dépecée par son compagnon qui a jeté une partie de ses organes dans les toilettes. Les jours suivants, des photographies de la victime, prises par la police ou la médecine légale, sont publiées en une de plusieurs tabloïds tandis qu’une vidéo du meurtrier couvert de sang est rendue publique. Les manifestations massives du 14 février montrent que la vigilance et la colère des Mexicaines ne faiblissent pas. Le lendemain le corps de la petite Fatima Cecilia à peine âgée de 7 ans est découvert. Les féministes demandent justice (#justiciaparatodas) et dénoncent les féminicides encore et toujours (#niunamenos). La proximité du 8 mars, journée internationale des droits des femmes peut permettre au mouvement de monter encore en puissance. C’est ce qu’a pressenti, la très populaire chanteuse chilienne établie au Mexique Mon Laferte qui doit se produire la veille du 8 mars sur la place centrale de Mexico (el Zocalo) pour un concert baptisé « Tiempo de Mujeres ». 





Ayant commandé à Vivir Quintana un texte à chanter pour l’occasion, accompagnées de la chorale féminine El Palomar dont les membres sont nombreuses à porter ce soir-là le foulard vert des féministes argentines, les deux femmes armées de leurs guitares, entonnent « Cancion sin miedo ». Adresse au président mexicain, appel à la sororité, revendication de justice et affirmation de la force des femmes, le texte de ce chant de lutte enflamme le public et insuffle une force tellurique à celles et ceux qui l’entendent : 

Que tiemble el Estado, los cielos, las calles

Que tiemblen los jueces y los judiciales

Hoy a las mujeres nos quitan la calma

Nos sembraron miedo, nos crecieron alas

 

A cada minuto, de cada semana

Nos roban amigas, nos matan hermanas

Destrozan sus cuerpos, los desaparecen

No olvide sus nombres, por favor, señor presidente

 

Por todas las compas marchando en Reforma

Por todas las morras peleando en Sonora

Por las comandantas luchando por Chiapas

Por todas las madres buscando en Tijuana

 

Cantamos sin miedo, pedimos justicia

Gritamos por cada desaparecida

Que resuene fuerte "¡nos queremos vivas!"

Que caiga con fuerza el feminicida

 

Yo todo lo incendio, yo todo lo rompo

Si un día algún fulano te apaga los ojos

Ya nada me calla, ya todo me sobra

Si tocan a una, respondemos todas

 

Soy Claudia, soy Esther y soy Teresa

Soy Ingrid, soy Fabiola y soy Valeria

Soy la niña que subiste por la fuerza

Soy la madre que ahora llora por sus muertas

Y soy esta que te hará pagar las cuentas

 

¡Justicia, justicia, justicia!

 

Por todas las compas marchando en Reforma

Por todas las morras peleando en Sonora

Por las comandantas luchando por Chiapas

Por todas las madres buscando en Tijuana

 

Cantamos sin miedo, pedimos justicia

Gritamos por cada desaparecida

Que resuene fuerte "¡nos queremos vivas!"

Que caiga con fuerza el feminicida

 

Que caiga con fuerza el feminicida

 

Y retiemblen sus centros la tierra

Al sororo rugir del amor

Y retiemblen sus centros la tierra

Al sororo rugir del amor

 

 

En français, une traduction à créditer à Amnesty International 

 

Que l'État tremble, le ciel, les rues

que tremblent les juges et le pouvoir judiciaire

aujourd'hui, les femmes on arrête d'être calmes

ils ont semé la peur en nous, ils nous ont fait pousser des ailes.

 

Chaque minute de chaque semaine

ils nous volent des amies, nous tuent des sœurs

ils détruisent leurs corps, les font disparaître

N'oublie pas leurs noms, s'il te plaît, Monsieur le Président.

 

Pour toutes les camarades qui manifestent à Reforma (c’est une des principales avenues de Mexico capitale)

pour toutes les mères combattantes de Sonora

Pour les commandantes qui luttent au Chiapas

Pour toutes les mères qui qui cherchent à Tijuana

nous chantons sans peur, nous demandons justice

nous crions pour chaque personne disparue

que cela résonne fort "Nous nous voulons vivantes".

que le féminicide s'effondre enfin.

 

Je fous le feu à tout, je casse tout

si un jour un type te ferme les yeux

Rien ne m'arrête, j'ai tout ce qu'il faut

s'ils touchent une femme, nous répondrons toutes.

 

Je m'appelle Claudia, je m'appelle Esther et je m'appelle Teresa

Je m'appelle Ingrid, je m'appelle Fabiola et je m'appelle Valeria

Je suis la fille que vous avez forcée

Je suis la mère qui pleure maintenant ses mortes

et je suis celle qui va te faire payer pour ça.

 


Au lendemain de cette prestation, les rues de Mexico, sont noires des 80 000 personnes qui défilent pour la journée internationale des droits des femmes. La « Cancion sin miedo » est sur toutes les lèvres. Le 9 mars est #undiasinnosotras, une journée de grève des femmes, inspirée d’une initiative semblable qui eut lieu en Islande en 1975. Femmes de tous les pays et de toutes les générations, unissez-vous pour défendre vos droits et surtout chantez, marchez, luttez sans peur « Si tocan a una, respondemos todas » (« S’ils touchent l’une d’entre nous, nous répondrons toutes »).

 

Quinze jours plus tard, les premiers décès liés au Covid-19 sont enregistrés au Mexique. La crise sanitaire gérée de façon assez hasardeuse par le gouvernement (confinement non obligatoire par exemple) constitue un frein à la poursuite de la mobilisation. La situation est éminemment propice à la multiplication des violences domestiques contre les femmes.

En 2024, le Mexique doit élire un successeur au président Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO) dont l’action en faveur de la lutte contre les violences faites aux femmes a été plus que timorée. Le fait que deux candidates soient en lice pour la magistrature suprême est sans doute significatif de l’investissement croissant du champ politique par les Mexicaines. Cela ne garantit rien. Tout est fragile. Plus au sud l’élection du nouveau président argentin, Javier Milei, qui a souhaité immédiatement revenir sur le droit à l’avortement en est une illustration tangible. Le combat continue, sin miedo.  


 

Vivir Quintina et sa guitare (Crédits inconnus)

 

 

 



[1] Le concept de « vague » pour décrire les cycles des mobilisations des femmes pour leurs droits permet de bien scander le temps des combats de générations de femmes en lutte pour leurs droits : aux pionnières de la première vague, comme les suffragettes, en quête de droits civiques et civils, succèdent les luttes de la deuxième vague pour les libertés de disposer de son corps notamment, puis une troisième vague portée par la volonté de désinvisibiliser les discriminations qui touchent les femmes et les considérer dans un cadre intersectionnel. La 4ème vague se consacre à la lutte contre les violences faites aux femmes et se distingue par des répertoires d’action dans lesquels les réseaux sociaux jouent un rôle central.

 


jeudi 14 septembre 2023

Burn the witch: si la chasse aux sorcières métait chantée.

Entre 1420 et 1440 dans les marches alpines du duché de Savoie, en particulier dans le Valais, des procès en sorcellerie d'un nouveau genre sont organisés. La sorcellerie traditionnelle, qui consiste à commettre des maléfices et à jeter des sorts cède le pas devant la sorcellerie démoniaque et collective pratiquée dans le cadre du sabbat. Le sorcier ou la sorcière est érigé par ceux qui les inventent comme de nouveaux boucs émissaires de la Chrétienté, après les Juifs, les hérétiques, les lépreux. La chasse s'inscrit dans le prolongement des mouvements de répression des courants religieux dissidents. 

La version podcast du billet >

Eugène Samuel Grasset (1845-1917), Public domain, via Wikimedia Commons

Dans un contexte de vive tension religieuse et de remise en question du clergé, ce dernier s’invente de toute pièce un nouvel ennemi. Les théologiens chrétiens attribuent de plus en plus les malheurs du temps (peste, crise économique, Grand Schisme) au diable. Pour s'imposer Satan se cherche des alliés sur Terre: les Sorciers. Des traités (1), rédigés à la fin de la période médiévale, propagent l'idée de l'existence d'une société secrète, une secte qui se réunirait la nuit, en secret, pour adorer le diable, forniquer, ripailler lors du sabbat, rassemblement nocturne au cours duquel se commettraient les sacrifices les plus infâmes. Le sorcier rend hommage au diable sous la forme d'un baiser obscène sur le postérieur, scellant ainsi son alliance avec le diable. Les participants y cuisinent et mangent de la chair humaine, dansent et s'unissent charnellement au démon. Lors de ces ébats contre nature, la violence est de mise et le coït avec le diable douloureux. Les sorciers confectionnent des maléfices à base de graisse d'enfant ou de substances toxiques destinés à répandre le mal autour d'eux. Dès lors pour les autorités judiciaires, il convient donc de débusquer les agents de subversion de la chrétienté: les sorciers et sorcières. La mythologie du complot est à l’œuvre.

"la Salsa du démon", interprétée par le Grand Orchestre du Splendid, donne la parole à une sorcière plus volubile que dangereuse. Dépeinte sous les très d'une mégère, vieille et moche, elle ne se sépare pas de son balais. D'après les traités de démonologie, les sorcières se rendaient au sabbat en se déplaçant sur des sièges, puis juchés sur des balais ou des bâtons. "Horreur malheur / Oui, je suis la sorcière (horreur) / J'suis vieille, j'suis moche, j'suis une mégère (horreur, malheur) / Oui, oui, oui, sur mon balais maudit (horreur) / J'aime faire du mal au tout petit."

Un cadre juridique et théologique se met en place à la fin de la période médiévale. Désormais, magiciens et jeteurs de sorts sont soupçonnés d'invoquer les démons et de pactiser avec le diable. Qualifiés d'hérétiques, idolâtres et apostats, ils deviennent passibles d'une condamnation à mort. Lors des visites pastorales, prêtres et prédicateurs incitent les fidèles à la délation des sorciers. Les populations livrent les noms des personnes qu'elles soupçonnent d'être à l'origine de la mort d'un enfant ou du bétail, d'avoir déclenché une calamité naturelle entraînant de mauvaises récoltes ou encore de rendre les hommes impuissants. En un mot, d'avoir attaqué le capital de la communauté et stérilisé la vie. La rumeur publique, appuyée sur les dénonciations, permet d'ouvrir une procédure inquisitoire. Cette procédure d'exception élaborée au XIII° siècle par les Dominicains devient le modèle de la justice séculière et permet le recours à la torture. Tenue au secret, sans défenseur, la personne incriminée ne connaît souvent ni son accusateur, ni les motifs de son emprisonnement. Ainsi, une fois lancée, la machine judiciaire, implacable, broie les prévenus, transformés en sorciers et sorcières à brûler. 


Avec "la sorcière et l'inquisiteur", les Rita Mitsouko imaginent l'arrivée de l'inquisiteur dans une région, puis sa confrontation avec une sorcière. Lors de la séance de torture, rien ne se passe comme prévu, et en dépit de ses efforts, c'est bien le cœur du tortionnaire qui finit par céder.

En cas de présomption très forte de culpabilité, le juge sollicite un chirurgien ou un médecin afin d'identifier la « marque du diable », cette fameuse empreinte que le démon aurait laissé sur le corps des personnes s’adonnant au sabbat. (2) A l'aide d'aiguilles, il s'agit de déceler sur le corps dénudés des accusés une zone dite « d’insensibilité », témoins du passage du malin. La preuve corporelle établie, il s’agit d'obtenir des aveux. 

"La chanson du bon chasseur de sorcière" de la Compagnie l'indécente retrace toutes les étapes de la procédure contre une inculpée. En vertu d'une chaîne immuable, cette dernière est dénoncée, accusée, incriminée, soumise à la marque du diable, puis à la torture. Les aveux arrachés et répétés, elle est exécutée.

L'accusée est soumise à un interrogatoire standardisé, formé de questions fermées. Le recours à la torture est systématique. Elle subit l’estrapade, une torture qui consiste à suspendre la victime au bout d’une corde puis à la jeter dans le vide afin de lui disloquer les os. Les mêmes questions reviennent sans cesse selon un système d’interrogatoire circulaire.Épuisée, brisée, soumise au feu roulant des questions d'un magistrat expérimentée, la suppliciée finit souvent par passer à table, dénonçant à son tour de prétendus complices du complot satanique. Ainsi, en vertu d’un cercle vicieux, de nouveaux suspects sont arrêtés, torturés. Une fois sorti de la salle de torture, l'accusé doit réitérer ses aveux.

Les tribunaux condamnent alors généralement au bûcher, plus rarement à la décapitation ou encore la noyade. Le bras séculier se charge d'accomplir la sentence. Le corps est réduit en cendres, privant donc de sépulture chrétienne et empêchant la résurrection du corps. Le châtiment par le feu permet également de purifier la société chrétienne du mal qu'elle a abrité, mais aussi de dissuader par l'exemple. Il se déroule donc en public.

Ripaille, un groupe de prog rock aujourd'hui oublié, publie en 1977 un album-concept intitulé "la vieille que l'on brûla". Il y est question d'une vieille femme seule, accusée de sorcellerie par la communauté villageoise, après le meurtre non élucidé d'une voisine. "Sur la place du marché, pour des histoires de sorcières / Hier / le crucifix levé approche le curé / Embrase les fagots / Que le feu purifie"

La traque systématique des sorcières, sous la forme de véritables chasses, s'épanouit à l'époque moderne dans une Église en crise, bientôt fracturée par la Réforme. Entre 1560 et 1660, la répression sévit dans les Alpes et gagne de nouvelles régions telles que l'axe rhénan ou le saint-Empire romain germanique, un espace en crise spirituelle et politique, fracturé en des centaines d’États. Protestants et catholiques s'y déchirent en de sanglantes guerres de religions. C'est dans ce contexte anxiogène que s'épanouit la détestation des femmes, une haine déjà bien ancrée dans la vie culturelle et religieuse. Les démonologues défendent l'idée que les femmes sont à l'origine de toutes les perversions, l'incarnation du péché originel. Essentialisées, elles auraient un corps nauséabond composé d'humeurs froides et humides. Un traité de 1486 contribue à faire d'elles les principales victimes de la chasse (7 à 8 sur 10 pour l'époque moderne, avec toutefois d'importantes disparités selon les lieux). L'ouvrage du dominicain Institoris sert de référence aux chasseurs. A la faveur de l'imprimerie, il se répand dans toute l'Europe. Intitulé Le "marteau des sorcières", ce best seller identifie le maléfique au féminin, témoignant d'une peur et d'une haine obsessionnelle contre les femmes, dépeintes en séductrices, voleuses de pénis et lascives. Il insiste également sur le pouvoir nocif des règles.

Dans un de ses premiers enregistrements, le tout jeune Laurent Voulzy fait de "la sorcière" la victime expiatoire d'un ordre social chancelant. "Ils m'ont battu, cloué un hibou / Un hibou à ma porte / On juge les sorcières traînées au bûcher / Le Diable les emporte / Ils ont fait cercle et se sont mis à danser / Autour de flammes qui commençaient à monter

Jusqu'à la fin, elle n'a pas compris / N'a pas compris / Pas une fois elle n'a poussé de cri / Poussé de cri / Elle m'a regardé dans la fumée brune
"

 Chaque région a son histoire de la chasse et ses spécificités (sexe des victimes, âge, milieu social, monde rural ou citadin).  Dans certaines régions helvétiques, on ne frappe que des hommes, dans d'autres que des femmes, dans le royaume de France, ces dernières sont aussi nombreuses que leurs homologues masculins. Toutes les femmes sont susceptibles de faire l'objet de poursuites, mais certains profils sont particulièrement visés. C'est le cas des femmes seules échappant à la tutelle masculine. Les veuves concentrent les craintes, car en survivant à leur mari, elles prêtent le flanc aux accusations les plus graves. De même, les guérisseuses des campagnes ou les sage-femmes entrent progressivement dans le collimateur des chasseurs de sorcières. (3) Envisagées comme des concurrentes directes des prêtres, leur recours à des rites prétendument magiques, leur usage des plantes médicinales deviennent suspects au yeux du clergé. L’anathème contribue à marginaliser tout un pan du savoir féminin. Et, pour les médecins - des hommes - la chasse aux sorcières est aussi un moyen de s'octroyer le monopole des corps malades.  

Chez Claire Gimatt, la sorcière adopte les traits d'une guérisseuse, adepte des plantes médicinales. "Sorcières" "Au fond des forêts / j’ai trouvé la sorcière / bannie, condamnée / femme aux plantes amères / Elle guérissait les maux des hommes, des femmes, des animaux / juste avec des herbes broyées dans de l’eau / interdite d’onguent, elle n’est qu’une ombre / qui hante les bois, qui rôde avec les chats noirs"

La misogynie ambiante accuse les femmes célibataires d'avoir une sexualité débridée et d'être ainsi à l'origine des naissances adultérines. Le fait de cantonner les femmes aux tâches ménagères les rend également plus suspectes. Quoi de plus simple pour une cuisinière que de concocter un philtre maléfique, de jeter du poison dans la marmite ou dans l'eau. Ainsi, cette place stratégique, derrière les fourneaux, en fait une coupable idéale. Au fil des décennies, la chasse cible de plus en plus les femmes, surtout les plus pauvres. Rappelons que ceux qui traquent sont des hommes. Eux seuls ont la mainmise sur tout le processus de poursuite des sorcières: juges, chirurgiens, bourreaux.

Derrière la persécution se cache un imaginaire du complot, un fantasme, un schème. Cet imaginaire du complot est ancien. Il apparaît dès le début du XIV°, avec la dénonciation de différents groupes accusés de mille maux: les Templiers, les lépreux, les Juifs, les hérétiques vaudois, puis les sorcières. La croyance est très répandue comme le prouve le cas de Jean Bodin (1530-1596). Le brillant juriste, auteur de La démonomanie des sorciers (1581), considère que les sorciers sont infiltrés partout, dans la magistrature, à la Cour, dans l’Église, jusque dans l'entourage du roi de France... Cette croyance en un complot généralisé perdura longtemps. Les conspirationnistes se choisiront de nouvelles cibles, les jésuites, les francs-maçons, encore les juifs...


Dans la "Chasse aux sorcières" d'Hippocampe fou, l'accusée retourne le stigmate, insistant sur l'utilité sociale de la sorcière. Faiseuse d'ange, elle est aussi celle qui accueille les enfants mal-formés dans son antre. Au bout du compte, le mal n'est pas là où on le cherche. "Nous vous accusons de pratiquer de sombres ablutions, / De laisser cours à vos pulsions les plus démoniaques, / De danser nue sous l'orage / Mais voici venu le temps des punitions comme l'a prédit l'oracle. / Vous n'êtes qu'une sorcière, une tortionnaire hors-pair ; / Noir est le sang qui coule dans vos artères. / Nous allons vous étriper, crever vos yeux, / Purifier votre âme par le feu. Amen. " 

Au fil du XVII° siècle, les bûchers se raréfient. En 1682, un arrêt du Parlement de Paris décriminalise la sorcellerie. Les inculpations trop vagues ne conduisent plus à un procès, le recours à la torture se raréfie. Les autorités utilisent des dispositifs de freinage afin de calmer les ardeurs de petits seigneurs trop zélés. L'historien Robert Mandrou explique ce recul par la poussée du rationalisme chez les intellectuels. De plus en plus présents lors des procédures judiciaires, les médecins portent un nouveau regard. La marque n'est plus vue comme d'origine diabolique, mais comme le stigmate d'une pathologie. (4) Les coups contre la traque des sorcières sont parfois même portés depuis l'intérieur même du système. Ainsi, le jésuite Frédéric Spee, confesseur de sorcières, finit par témoigner contre le dispositif. Dans un traité publié de manière anonyme, il démonte de manière très précise les procédés utilisés par les bourreaux pour extorquer des aveux. Dans la plupart des pays d'Europe, la sorcellerie est ravalée au rang de superstition, indigne donc d'être poursuivie en justice. 

Dans certaines régions cependant, les exécutions se poursuivent longtemps. C'est le cas dans les colonies anglaises d'Amérique du Nord avec le procès des sorcières de Salem dans le Massachusetts, en 1692. Certes, en France, quelques procès retentissants défrayent la chronique dans la première moitié du siècle, comme l'affaire des possessions d'Aix-en-Provence (1609-1611), celles de Loudun (1632-1634), de Louviers (1643-1647), d'Auxonne (1658-1663). Ces affaires se distinguent cependant des précédentes car elles se déroulent au cœur des villes, dans des couvents féminins où se nouent normes religieuses plus strictes, intrigues politiques locales et troubles psychologiques. Et, chaque fois, ce sont des hommes qui finiront sur le bûcher.

"Mords toi la langue / Jure de la fermer / Invente quelque chose / Invente quelque chose de bon ... (...) Brûle la sorcière / Réduis-la en cendres et en os.", chante Queen of the Stone Age dans leur morceau "Burn the witch". Derrière la sorcellerie se cache aussi des histoires de jalousies et de paranoïa. Les perturbations météorologiques, entraînent des vagues de dénonciation et l'ouverture de procès. Les autorités cherchent ainsi à purger les mauvais éléments des sociétés villageoises. 

La représentation des sorcières ne cesse de se transformer au gré des époques et des attentes. Figure du mal absolu ou de la liberté féminine, elle offre des visages extrêmement divers. Le personnage de fiction se présente bien souvent sous deux formes contraires : la jeune sorcière séduisante incarnant l'eros, et la vieille femme monstrueuse, personnification de la mort. Elle s'impose comme une source d'inspiration dans le domaine de la peinture (pour Goya, Dürer ou Bosch) et la littérature, que l'on songe à la Célestine de Fernando de Rojas, au Macbeth de Shakespeare, aux créatures inquiétantes des contes de Perrault ou des frères Grimm ou encore à la sorcière romantique et rebelle chez Michelet. (5)

Le sabbat fournit un prétexte rêvé aux artistes peintres. Ainsi, vers 1550, la Sorcière d'Albrecht Dürer(vers 1500) prend les traits d'une vieille femme nue, juchée sur un capricorne. Chez Francisco de Goya (1746-1828), la représentation de la sorcière permet de mettre en scène la bêtise, l'esprit superstitieux et l'obscurantisme de ses contemporains.

Dans Macbeth, écrit par Shakespeare au début du XVII° siècle, les prophéties délivrées par les trois sorcières rythment l'intrigue. Elles symbolisent le chaos et la discorde, concoctant des philtres à l'attention du général régicide. 

Les musiciens se plaisent également à décrire l'intrigant ballet des sorcières dont les incantations et autres philtres magiques suscitent la fascination. L'opéra mobilise particulièrement les sorcières de la mythologie gréco-romaine: Alcina (6) chez Haendel, Didon chez Purcell, Médée pour Cherubini et Charpentier. Verdi, quant à lui,  puise l'inspiration chez Shakespeare. Terrées dans leur caverne, elles y concoctent des philtres maléfiques.

Au XX° siècle, le cinéma, la bande dessinée, la fiction achèvent la mue de la sorcière, de plus en plus souvent valorisée, voire réhabilitée. En 1926, la chorégraphe Mary Wigman propose Hexentanz, la « Danse de la sorcière ». Dans un état d'extase, l'inquiétante créature trouble et fascine. Dans La Belle au bois dormant (1959), la sorcière Maléfique possède le don d’ubiquité. Les séries comme la « Sorcière bien aimée » ou « Charmed » la valorisent, tout en la rendant assez inoffensive.

De nos jours, la figure de la sorcière s'est imposée comme une égérie pour les féministes. Dans l'Europe en ébullition de la fin des années 1960 et de la décennie suivante, la sorcière est enrôlée sous la bannière des mouvements contestataires de gauche comme l'incarnation d'un désir de transformation de la société et d'insurrection contre le patriarcat. (7) Dans les milieux lesbiens et queer, parfois organisés en Witch Bloc, la sorcière incarne un autre type de sexualité, en lutte contre l'hétéronormativité et le patriarcat. (8) Dans le Shining de Kubrick, la sorcière est une superbe jeune femme nue qui se transforme lorsque Nicholson l'étreint en un un cadavre en putréfaction. Dans La Belladone de la tristesse (1973), un film d'animation librement adapté de La Sorcière de Michelet, une très belle jeune femme, victime d'un viol collectif, se transforme en un ange de vengeance et d'extermination.

Une « sorcière comme les autres » d'Anne Sylvestre (1975) est une chanson adressée par une femme aux hommes. Après avoir rappelé à quel point elle s'est mise aux services de ces derniers, l'énonciatrice affirme sa capacité à s'émanciper. Le titre prône l'égalité.  

Dans l'imaginaire, la sorcière est désormais envisagée comme une femme forte qui décide de vivre de manière indépendante, en marge certes, mais échappant à la pesante tutelle masculine. Pour les adeptes de la Wicca, un mouvement spirituel néopaïen apparu en Grande-Bretagne dans les années 1950, la sorcière devient la détentrice de croyances ancestrales et le sabbat une réunion entre femmes et le lieu d'épanouissement de la sororité.

Alors qu'une accusation de sorcellerie pouvait vous envoyer au bûcher, de nos jours, certaines se revendiquent "sorcières". Ainsi pour Pomme et Klô Pelgag, "si tu sais être seule dans la vie / Si tu suis ton instinct dans la nuit / Si tu n'as besoin de personne pour te sauver / Si tu trouves que rien ne remplace ta liberté", "tu es sûrement une sorcière".

La figure de la sorcière est réhabilitée. Elle est désormais envisagée comme une femme savante, indépendante, artiste...

C°: Les chasses aux sorcières de l'époque moderne ont conduit aux bûchers des femmes, des hommes et même des enfants. Il est difficile d’établir un bilan des victimes. Sur les 110 000 procès identifiés entre 1580 et 1640, on dénombre de 60 à 70 000 condamnations à mort. Les suppliciés appartiennent à des groupes sociaux très divers, du notable au marginal. 

 Derrière la traque des déviants, il convient d'insister sur les motivations politiques de la chasse. Ainsi, la répression du crime a permis l'affirmation du droit de haute justice ou l'exercice d'une justice d'exception, notamment dans les zones frontières fragiles, où l'obéissance restait problématique (marges de Savoie, Pays Basque, Lorraine). D'autre part, l'incitation à la délation a constitué un exutoire, un moyen de régulation des conflits sociaux ainsi qu'une opportunité pour les autorités judiciaires d'éliminer les vengeances privées. Enfin, si la traque des sorcières émane des cercles du pouvoir politique, judiciaire et religieux, elle n'en a pas moins trouvé un écho très fort au sein de la société toute entière et ce sont bien des accusations populaires qui déclenchent la machine répressive.


En utilisant la figure de la sorcière, l'impressionnant morceau "Burn the witch" de Radiohead peut être interprété comme une dénonciation de la paranoïa et de l'intolérance de nos sociétés occidentales face à la crise migratoire. "Restez dans la pénombre / Acclamez la potence / C'est un rassemblement / C'est une lente attaque de panique qui plane (...) Brûle la sorcière / Brûle la sorcière / Nous savons où tu vis."

La chasse aux sorcières est un dispositif de terreur, un dispositif qui produit l'ennemi. Ainsi, une fois que la traque cesse, les sorcières se volatilisent. Dans ses "Lettres philosophiques", Voltaire note que "les sorcières ont cessé d'exister quand nous avons cessé d'en brûler." Rappelons pour finir que le crime de sorcellerie est imaginaire et qu'il s'agit d'un crime forgé par les élites intellectuelles, laïques et religieuses.

Notes:

1. Le plus célèbres de ces traités de lutte contre la sorcellerie se nomme le Malleus Maleficarum (« Marteau des sorcières »). Ce traité, rédigé en latin par un dominicain est imprimé vers 1486. Conçu pour les inquisiteurs et les agents de la justice ecclésiastique ou laïque, le texte fournit des cas pratiques et s'organise sous forme de questions-réponses dans lesquelles pouvaient puiser les enquêteurs. L’ouvrage, qui connaît une très grande diffusion en Europe, alimente et témoigne de la misogynie ambiante.

2. L’examen s’accompagne souvent d’une pesée car les juges sont convaincus que le corps diabolique est, par nature, plus léger que l’air. La « preuve par l’eau » constitue une autre preuve de sorcellerie. Quand on suspecte une femme d’être sorcière, on la dénude, puis on la jette à l’eau. Si elle coule, elle était normale, mais elle coule... Face, tu perds, pile, tu perds aussi. 

La marque est censée apporter une marque scientifique, irréfutable de la présence du diable. 

3. Dans le Malleus Maleficarum, la sage-femme représente le mal absolu. Les inquisiteurs les accusent de tuer les nouveau-nés afin d’utiliser leurs corps pour des rituels sacrilèges lors des sabbats. Dès lors qu’un accouchement se passe mal (ce qui était extrêmement fréquent à l’époque), les sage-femmes se retrouvent confrontées aux soupçons des parents. Beaucoup d’entre elles font l’objet de procès en sorcellerie.  

4. Les médecins ne considèrent plus les inculpées comme des ensorcelées diaboliques, mais comme des "mélancoliques". Au XVIII° et XIX° s., la sorcière  cède la place à l'hystérique, à enfermer et traite dans un asile.

5. En 1862, la Sorcière de l'historien Jules Michelet rompt avec l'image maléfique traditionnelle. Sa sorcière, jeune et belle, vit dans une humble chaumière avec son époux. Son destin bascule le jour où le seigneur la viole. Humiliée, elle devient « la sombre fiancée du diable », marginale et crainte. Pour l'historien, le savoir-faire médical des sorcières, combattu et disputé par l’Église et les médecins, devient pour Michelet une force positive. 

6. La sorcière apparaît dans la littérature gréco-latine sous le traits de Circé et Médée. La première transforme en pourceaux les compagnons d'Ulysse à l'aide d'un philtre. La seconde maîtrise l'art des onguents. Elle aide Jason dans sa quête de la Toison d'or avant de se venger de manière terrifiante de son infidélité. Le sabbat est absent des sources gréco-latines.

7. Citons le collectif féministe new-yorkais W.I.T.C.H. (Women's International Terrorist Conspiracy from Hell) pour « Conspiration terroriste internationale des femmes venues de l'enfer », les féministes italiennes et leur slogan "Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour" ou la revue française Sorcières créée par la philosophe Xavière Gauthier.  

8. Par empathie, mais au risque de l'anachronisme, certains auteurs contemporains assimilent la chasse aux sorcières à un "féminicide", plaquant sur le passé les grilles de lecture d'aujourd'hui.

Sources:

A. "Les sorcières, haïes, fascinantes" [émission Concordance des Temps du 8 février 2020 diffusée sur France culture]

B. "Présence des sorcières. Du bûcher à l'écoféminisme" [émission Signes des Temps du 3 novembre 2019 diffusée sur France culture]

C. "Les bandes originales des sorcières au cinéma." [l'émission Certains l'aiment FIP du 19 juin 2022 diffusée sur France musique]

D. Jean-Michel Sallmann: "Les sorcières, fiancées de Satan", découverte Gallimard. 

E. "La chasse aux sorcières", La série documentaire. (France Culture) La série au complet se trouve ici.

F. "Sorcières: la marque du diable", Jukebox (France Culture)

G. "Au terrible temps des sorcières", un podcast de Cyril Dépraz pour RTS, réalisé par Didier Rossat et produit par Magali Philip et Grégoire Molle. 

H. Un riche dossier de la RTS consacré à l'"histoire de la chasse aux sorcières". 

I. "La grande chasse aux sorcières - histoire d'une répression (XV°-XVIII° siècle) avec l'historien Ludovic Viallet. [Les Oreilles loin du Front]

J. "Bosch, Goya, Michel-Ange: 15 sorcières qui enchantent l'histoire de l'art" [Connaissance des Arts]

mardi 3 janvier 2023

Pussy Riots: "Putin lights up the fires" (2012) Une prière punk contre Vladimir Poutine.

Depuis leur formation en 2011, les activistes féministes Pussy Riot ("émeute de chattes") s'emploient à dénoncer le danger que constitue, pour elles, la présence de Vladimir Poutine à la tête de la Russie, ainsi que la collusion de l'Eglise orthodoxe avec le maître du Kremlin. L'absence de liberté d'expression, le strict contrôle des médias conduit les membres du collectif à multiplier les actions coups de poing pour se faire entendre. C'est d'ailleurs par une protestation iconoclaste visant à dénoncer le retour probable au pouvoir de l'ancien kgbiste (1) qu'elles se font connaître au delà des frontières russes.             

***


"Marie mère de Dieu, chasse Poutine!" [Богородица, Дево, Путина прогони
Путина прогони, Путина прогони]. Telle est la "prière punk" prononcée par cinq membres des Pussy Riot,
le 21 février 2012, devant l'autel de la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, haut lieu de l'
orthodoxie russe. Alors que le patriarche  vient d'apporter son soutien au candidat Poutine en vue des présidentielles, les paroles du Te Deum punk dénoncent, au cœur même de l'édifice religieux, la collusion entre les pouvoirs spirituel et politique. "Le patriarche Goundiaïev [Kirill] croit en Poutine / Salaud, ce serait mieux qu'il croie en Dieu". Aussitôt diffusées sur internet, les images de la performance deviennent virales, ce qui permet à l'action "d'exister". Dans un mélange surprenant de prières et de chants, armées de guitares et de microphones, d’un ton férocement moqueur, les militantes conjurent la vierge de retirer la candidature de Poutine, à quelques jours seulement (le 4 mars) des élections présidentielles. Par l'ironie, en détournant la liturgie, les PR cherchent à désacraliser le sacré, pour mieux mettre en cause l'instrumentalisation de la religion à des fins politiques.

L'arrestation de trois jeunes femmes au cours du mois de mars, suivie de leur inculpation, placent les Pussy Riot sur le devant de la scène, alors que jusque là les membres du collectif artistique et politique étaient restés dans l'anonymat. Ekaterina Samoutsevitch, Nadejda Tolokonnikova et Maria Alekhina (2) deviennent les visages des PR, quand les autres membres du collectif se cachent afin d'échapper à la traque des services de sécurité. 

Игорь Мухин at Russian Wikipedia, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Le 20 juillet 2012, à l'ouverture de leur procès, les trois accusées présentent leurs excuses à ceux que l'action a choqué, tout en indiquant que leur geste est politique et vise Vladimir Poutine. Poursuivies  pour "hooliganisme" et "incitation à la haine religieuse", les militantes encourent sept ans de camp. Pour le pouvoir, la tenue du procès doit permettre de museler l'opposition au régime. Depuis les élections législatives truquées de décembre 2011, d'importantes manifestations ont vu le jour. Le nouveau tsar ne saurait tolérer un tel affront, il faut marquer les esprits. A l'issue d'un procès hautement politique, les trois inculpées écopent finalement de deux ans de colonie pénitentiaire pour "vandalisme en bande organisée animé par la haine religieuse". Les juges insistent sur la dimension blasphématoire de l'action, pour mieux en dissimuler sa dimension politique. En voulant faire un exemple, le pouvoir braque surtout les caméras du monde entier sur trois personnalités brillantes, très loin des sorcières décervelées et hystériques dépeintes par le Kremlin.

A peine la condamnation connue, The Guardian, avec la complicité d'autres membres du collectif, met en ligne un morceau du groupe: Putin lights up the fire L'attaque est directe, frontale: " Plus il y a d'arrestation, plus il est heureux / Chaque arrestation est menée avec enthousiasme par ce sexiste  (...) Poutine allume le feu de la révolution / En silence, il s'ennuyait et avait peur des gens / Chaque exécution a pour lui le goût des framboises pourries /Chaque longue peine fait l'objet d'un rêve humide." Puis les Pussy Riot appellent leurs compatriotes à se soulever: «Vous ne pouvez pas nous enfermer dans un cercueil / Débarrassons-nous du joug de l’ancien KGBiste (…) Le pays est en marche, le pays descend dans la rue, courageux / Le pays est en marche, le pays est en train de dire adieu au régime/ Le pays est en marche, le pays va, porté par les féministes / et Poutine partira, Poutine partira comme un rat.» Les activistes ironisent ensuite sur la sentence à venir: "Sept ans d'emprisonnement, ce n'est pas assez / Donnez-nous-en dix-huit! / Interdire de crier, de calomnier, mais va te faire voir / et prends pour épouse ce vieux schnock de Loukachenko." (3)

 

La condamnation suscite aussitôt des manifestations de soutien rassemblant jusqu'à 40 000 personnes, un chiffre considérable compte tenu des risques encourus. Loin de se cantonner à la Russie, la vague de protestation gagne le monde entier. Des mouvements de soutien, relayés par des artistes (Madonna, Cat Power, Radiohead), réclament la libération des trois Pussy Riot. Les membres du collectif récusent pour autant toute forme de récupération, déclinant par exemple les invitations des superstars de la pop à se produire sur scène avec elles. "Nous sommes flattées, bien sûr, que Madonna et Björk nous l'aient proposé. Mais les seules performances auxquelles nous participons sont illégales. Nous refusons de nous produire à l'intérieur du système capitaliste, dans des concerts où l'on vend des tickets."

Revenons sur la genèse du groupe, ses combats et modes d'action. Les Pussy Riot sont formées en septembre 2011 par une dizaine de féministes russes, afin de protester contre la volonté de Poutine de se représenter aux élections présidentielles de 2012. Les jeunes femmes s’inscrivent dans la mouvance de « Voïna » (4),  un groupe d’artistes radicaux, partisans d’actions de rue pour secouer le conformisme de la société russe. Les membres du collectif s'inspirent des actionnistes viennois (5) des années 1960, des punks anglais ou du mouvement Riot Grrrl. Bien plus qu'une simple formation musicale, les PR tiennent de la nébuleuse d'artistes dont le nombre permet, en cas d'arrestations, de poursuivre le combat. Le message prime sur les personnalités, ce qui incite les membres à dissimuler leurs visages derrière une cagoule balaclava tricotée de couleur vive. Guitares électriques et poings levés, masquées, arborant robes colorées et collants bariolés, elles déferlent par surprise dans l'espace public. Les "concerts" ne durent que quelques minutes et s'apparentent à un long hurlement de protestation. "Il n'y a pas besoin de chanter très bien. C'est punk, il suffit de beaucoup crier", rappelle une des membres du collectif.  

Denis Bochkarev, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

 Les PR inscrivent leurs performances dans une démarche longuement réfléchie et engagée. Trois à huit femmes investissent par surprise les lieux publics fréquentés et/ou symboliques tels que le métro de Moscou, les toits de trolleybus, du tramway ou d’une prison. Prenons quelques exemples. Le 20 janvier 2012, huit d'entre elles investissent la place Rouge pour y interpréter « Poutine a fait dans son froc », en référence aux manifestations de l'opposition. En 2014, elles profitent de la réception des JO d'hiver à Sotchi en Russie pour chanter des slogans anti-Poutine. En 2017, des membres s'introduisent dans la Trump Tower, à New York, pour y déployer une banderole demandant la libération d'un cinéaste ukrainien dissident. Lors de la finale de la coupe du monde de football 2018 en Russie, quatre PR vêtus d'uniformes de policiers envahissent le terrain pour protester contre la violation des droits humains. Par leurs actions de guérilla culturelle, Pussy Riot parvient à populariser une opposition civile à Poutine, jusque là très confidentielle. Pour le philosophe Mikhaïl Iampolski, « ce genre d’action ne prend un sens qu’à travers la réaction qu’elle suscite ». En emprisonnant les trois jeunes femmes, « l’Etat montre qu’il n’est pas en mesure de répondre à la plus élémentaire des opinions. Il ne peut que produire de l’absurde. En démontrant cela, les Pussy Riot ont fait preuve d’efficacité. » Comme le rappelle Maria Alekhina, "nos performances sont un genre d’activité civique qui prend forme en réaction à la répression menée par un système politique corporatiste qui dirige son pouvoir contre les droits fondamentaux de la personne et les libertés civiles et politiques."

Poutine, torse nu à la première occasion, est devenu l'incarnation du virilisme ambiant. En réaction au machisme de la société russe, les membres du collectif portent haut une voix féministe jusque là invisibilisée (Kill the sexist), soutenant le droit inconditionnel à l'avortement, revendiquant une liberté sexuelle totale et militant contre l'homophobie.

C°: Telles les vigies soucieuses de signaler les écueils, Pussy Riot a su mettre en lumière la dangerosité de Poutine. Dix ans après la prière punk, l'invasion de l'Ukraine, cautionnée par le patriarche Kirill, montre que rien n'a changé et que le combat des Pussy Riot est plus que jamais d'actualité.

Notes:

1. Poutine occupe la présidence pendant deux mandats, de décembre 1999 à mai
2008. La constitution l'empêchant de briguer trois mandats successifs, il désigne son premier ministre, Dmitri Medvedev, comme successeur et s’approprie la fonction de ce dernier. En 2012, l'homme de paille s'efface au profit de Poutine. Après son retour au pouvoir, et pour éviter d'avoir à se retirer de nouveau, le chef d’État fait voter une révision constitutionnelle qui l'autorise à briguer deux nouveaux mandats présidentiels. Il pourrait ainsi se maintenir au Kremlin jusqu'en 2036. 

2. Les trois jeunes femmes sont des figures connues de l'activisme politique en Russie : Nadjeda Tolokonnikova est une militante de la cause homosexuelle et membre, comme Ekaterina Saloutsevitch, du collectif d'artistes Voïna tandis que Maria Alekhina est l'une des principales militantes écologistes en Russie. 

3. Le dictateur biélorusse, et fidèle allié de Poutine, accapare le pouvoir depuis 1994.

4. A Saint-Pétersbourg, le 15 juin 2010, les membres du collectif dessinent un énorme phallus sur le pont mobile Litieïny, au dessus de la Neva. Dans les heures qui suivent, à chaque passage des bateaux, l’érection de près de 65 mètres se dresse face
au quartier général de la FSB, la police secrète russe (ex-KGB).

5. Comme les actionnistes, les Pussy Riot se servent de leur corps comme d'un moyen d'indignation.

Sources:

- Stan Cuesta: "Sous les pavés les chansons", Glénat, 2018.

- "Les Pussy Riot ne demanderont pas la grâce présidentielle à Poutine" (RTS)

- Dossier Pussy Riot sur France Info.

- Marie Jégo: "Pussy Riot, icônes anti Poutine", Le Monde, 30août 2012.

- "Patriarcat de Moscou: la voix du Kremlin" [Cultures monde sur France culture] 

- "Les temps changent: les Pussy Riot, les militantes dévouées" [RTBF]