Affichage des articles dont le libellé est 1940's. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est 1940's. Afficher tous les articles

mardi 5 novembre 2024

Traces musicales de la Seconde Guerre mondiale

La seconde guerre mondiale est une guerre totale, au cours de laquelle la musique et ses acteurs sont mis à contributions. Dans cette guerre d'anéantissement, la violence atteint des sommets, en particulier lors du génocide des Juifs d'Europe, perpétré par les nazis. Or, là encore, la musique est présente.  

[Ce billet en version podcast avec les extraits de chansons est disponible en cliquant sur le lecteur ci-dessous]

Les visées expansionnistes des nazis et du Japon impérial, la violation systématique des traités de paix, les provocations à répétition de Hitler précipitent le monde dans un second conflit mondial, une guerre idéologique. Les puissances de l'Axe, l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et le Japon, sont des dictatures fondées sur le racisme. Côté alliés, le Royaume-Uni, puis les États-Unis à partir de 1941, combattent au nom de la démocratie, quant à l’URSS, elle lutte au nom du communisme. De septembre 1939 à novembre 1942, les victoires de l'Axe s'enchaînent. Le IIIème Reich contrôle alors presque toute l'Europe continentale, tandis que le Japon triomphe dans le Pacifique après son attaque surprise sur Pearl Harbor. Pour F.D. Roosevelt, le président américain, il s'agit d'un "jour d'infamie". Le traumatisme ressentit au sein de la population américaine alimente un fort sentiment de rejet des populations d'origine nippones présentes sur le territoire national. Le "Pearl Harbor blues" du Doctor Clayton témoigne de la xénophobie ambiante, qui conduira à l'enfermement des nippo-américains dans des camps de concentration. "Certains disent que les Japonais savent se battre / Mais n'importe quel imbécile devrait savoir / que même un serpent à sonnette ne mordra pas par derrière, / Il avertira avant de frapper".

U.S. National Archives and Records Administration, public domain.

A partir de 1942, l'expansion de l'Axe est arrêtée. Dans le Pacifique, les États-Unis tiennent bon lors de la bataille de Midway. Sur le front russe, l'armée allemande subit sa première grande défaite à Stalingrad en février 1943. Cette même année, le Golden Gate Quartet enregistre "Stalin was not Stalin". Les paroles rendent hommage au dirigeant soviétique, un allié de circonstance pour les Anglo-américains. Surtout, elles font de Hitler, une créature façonnée par le Diable. A propos de l'origine du führer, les paroles disent : "aussi fit-il deux valises / pleines de douleur et de misère / et il prit le train de minuit / qui descendait vers l'Allemagne, / puis il mélangea ses mensonges et mit le feu aux poudres / Ensuite le diable s'assit dessus / et c'est ainsi qu'Adolf est né."

Une guerre totale et mondiale.

L’ensemble des populations des pays en guerre est mobilisée, y compris les habitants des colonies. 87 millions de soldats s'affrontent sur les champs de bataille d’Europe, d’Afrique, d’Asie. Comme la grande guerre, il s'agit d'une guerre totale, impliquant l'ensemble des populations, ainsi que les activités économiques, technologiques, culturelles des pays en guerre. A l’arrière, dans les usines reconverties dans la fabrication d'armes, les femmes s'activent à la tâche. La figure de Rosie la Riveteuse symbolise l'implication des Américaines dans l'effort de guerre national, le fameux Victory Program censé produire toujours plus de matériel de guerre. En 1942, The Four vagabonds enregistrent "Rosie the riveter". Pendant que les soldats combattent au front, "toute la journée, qu'il pleuve ou fasse beau temps, / elle est présente sur la chaîne de montage."

J. Howard Miller's "We Can Do It!", also called "Rosie the Riveter" after the iconic figure of a strong female war production worker. Public domain.

Les scientifiques s'emploient à concevoir les armes toujours plus sophistiquées et létales destinées à anéantir l'adversaire, comme l'arme nucléaire.  

Pour financer la guerre et fabriquer des armes, il faut trouver des ressources. Les Alliés font des appels à l’emprunt. Les forces de l’Axe pillent les richesses des pays conquis et obligent les populations vaincues à participer à l’effort de guerre nazi ou japonais par la contrainte et le travail forcé.

Le conflit se caractérise par l'utilisation massive de la propagande via le cinéma, la radio, les journaux ou la musique. Celle-ci est mobilisée dans l'effort de guerre des belligérants. L'armée américaine crée ainsi son propre label : V Discs (V pour Victory). Le chef d'orchestre Sammy Kaye compose Remember Pearl Harbor.

Le swing débarque en 78 tours avec l'armée américaine. Les sonorités gaies et chaudes des cuivres du big band dirigé par Glen Miller résonnent alors que l'Europe est enfin libérée du joug nazi. A l'occasion de l'entrée en guerre de son pays, The Glen Miller Army Air Force Band enregistre l'instrumental American PatrolLe tromboniste ne profitera guère de son immense popularité. Le 15 décembre 1944, son avion s'abîme en mer.

La chanson est également mobilisée pour maintenir le moral des troupes et valoriser le modèle idéologique défendu. Au cours de la guerre, les harmonies des Andrew Sisters deviennent le symbole musical de l'Amérique libératrice. Les frangines entreprennent de grandes tournées et se produisent fréquemment en uniformes de l'armée. A l'été 1944, leur "Boogie Woogie Bugle Boy" s'impose comme la bande sonore de l'espoir retrouvé. "C'était un trompettiste célèbre des rues de Chicago / Il avait un style boogie que personne d'autre ne pouvait imiter / Ce gars était au sommet de son art /  Mais son numéro est sorti et il est parti sans attendre / Il est maintenant dans l'armée / il sonne le réveil".

Les Andrew Sisters et Bing Cosby en 1943. Public domain, via Wikimedia Commons

La propagande vise à valoriser son camp, mais aussi à dénigrer l'adversaire. Durant la guerre, les soldats britanniques changent les paroles de la célèbre Colonel Bogey March pour se moquer du führer. "Hitler n'a toujours eu qu'une couille / Göring en a des toutes petites / Pareil pour Himmler / Et ce cher Goebbels n'en a pas du tout". ("Hitler has only got one ball")

Le titre "Der Führer's face" composé en 1936 par Oliver Wallace est un gros succès. Sa notoriété convainc les studios Disney de l'insérer dans un court métrage d'animation sorti en pleine guerre.  Dans cette charge frontale contre le régime hitlérien, des officiers allemands défilent et chantent une ode au Führer. En réalité l'idéologie nazie  est tournée en dérision. La race "supérieure" devient la "race des super menteurs", tandis que les percussions de la fanfare résonnent comme des pets. 

"Lily Marleen" est une des chansons les plus populaires du conflit. A l'origine du morceau, un poème triste rédigé par un soldat allemand sur le point de se rendre sur le front russe, en 1915. Plutôt que de rentrer auprès de sa bien aimée, il est de corvée de sentinelle. Redécouvert à la veille de la seconde guerre mondiale, les vers sont adaptés en chanson. Le succès du morceau, initialement passé totalement inaperçu, est lancé en 1941 lorsque le directeur de la radio militaire allemande de Belgrade programme le disque. Les soldats de la Wehmacht s'identifient aux paroles, au point que la nostalgie qui s'en dégage fait redouter à Goebbels ses capacités à amollir les combattants. La puissance évocatrice de la chanson la fait adopter bientôt par les troupes de la Grande Alliance. C'est ainsi que Lily Marleen devient l'hymne de la SGM adapté et chanté dans de nombreuses langues par les belligérants et civils des deux camps.

Une guerre d'anéantissement.

Partout les combats sont acharnés, mais avec l'invasion de l'URSS par l'Allemagne nazie en 1941, l'affrontement atteint une violence inouïe comme en atteste la dureté des combats lors de la bataille de Stalingrad (1942-1943). Les prisonniers sont exécutés ou réduits en esclavage. Il ne s’agit plus de vaincre l’adversaire mais de l’anéantir.

En 1938, les paroles de "Katiouchka" évoquent l'amour entre une jeune fille et un soldat parti au front  etqui lui écrit. Elle fut interprétée par Lidia Rouslanova. Katiouchka est d'abord le diminutif du prénom Ekaterina avant de désigner le redoutable lance-roquette des Soviétiques, que les Allemands surnomment "orgue de Staline". 

Les civils sont également très durement touchés, victimes de massacres et de déplacements forcés. En URSS, la ville de Leningrad est assiégée par les nazis, ce qui provoque une famine dévastatrice. A la fin du mois de juillet 1941, Dimitri Chostakovtich entame sa 7è symphonie ("Leningrad") qu'il dédie “à notre combat contre le fascisme [...] et à ma ville Leningrad“. Le compositeur ne se risque bien sûr pas au front, mais obtient néanmoins l'autorisation d'intégrer le corps des pompiers de la ville. La 7ème symphonie est exécutée dans la ville assiégée le 9 août 1942. Jouer l'œuvre dans les conditions apocalyptiques du siège constitue une véritable gageure.

Habitants de Leningrad sur la perspective Nevsky pendant le siège, en 1942. RIA Novosti archive, image #324 / Boris Kudoyarov / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

Des villes sont bombardées comme les villes anglaises lors du Blitz en 1940, puis les villes allemandes en 1943-44. En août 1945, l’utilisation de la bombe atomique par les Américains détruit les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki. Les bombardements sur les villes nipponnes inspirent les musiciens américains. Karl et Harty, un duo country, qui enregistrent "When the atom bomb fell". "Oh, c'est monté si fort que ça a divisé les nuages / Les maisons ont disparu / Et une grande boule de lumière remplit les Japonais d'effroi / Ils ont dû penser que le jour de leur jugement avait sonné."

Le poème "Barbara" de Jacques Prévert, publié en 1946, a pour cadre la ville de Brest, ravagée par les bombardements massifs. La guerre sème la mort, fauche des innocents, annihile les amours naissantes. Mis en musique par Joseph Kosma, les vers seront interprétés par Yves Montand, Mouloudji ou les Frères Jacques. "Oh Barbara / Quelle connerie la guerre. / Qu'es-tu devenue maintenant? / Sous cette pluie de fer. / De feu d'acier de sang. / Et celui qui te serrait dans ses bras amoureusement / Est-il mort disparu ou bien encore vivant"?

Univers concentrationnaire nazi et génocide des Juifs d'Europe.

L'Europe sous le joug nazi se couvre d'un chapelet de camp de concentration dans lesquels sont enfermés les opposants.

La musique est présente, quotidienne, dans les camps de concentration. Dès 1933, les autorités des camps constituent des orchestres de détenus. Les airs joués ont alors avant tout un rôle disciplinaire, militaire. Sous la contrainte, les orchestres rythment les temps forts du camp : le départ et le retour du travail, l'appel des détenus ou encore les visites officielles. Même les exécutions ont parfois lieu en musique. A Mauthausen, lors de celle de Hans Bonarewitz, en juillet 1942,  l'orchestre joue "Komm zurück". "Reviens, tu es tout pour moi / j'attendrai ton retour avec impatience." Des paroles, d'un abject cynisme, quand on sait que le détenu, qui s'était échappé du camp, avait été pendu une fois rattrapé.

Bundesarchiv, Bild 192-249 / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 DE, via Wikimedia Commons

De la porte du camp jusqu'au lieu de travail, les détenus doivent chanter pour imprimer une synchronisation des pas et empêcher toute autre communication. Lorsqu'elle est diffusée par les haut-parleurs, la musique devient intrusive. Les détenus se voient contraints de l'écouter. A Auschwitz, l'orchestre des camps doit parfois jouer dans le cadre de soirées privées ou lors de la venue d'invités de marque du commandant du camp. Dans tous ces cas de figure, elle s'inscrit alors dans le processus d'annihilation à l'œuvre. 

Un second usage de la musique participe des stratégies de résistance artistique et spirituelle au système concentrationnaire. En ce cas, elle est plutôt jouée dans les espaces intérieurs du camp. Les activités musicales sont souvent autorisées. Encadrées, elles permettent, aux yeux des chefs de bloc ou de l'administration des camps, de limiter les risques de soulèvements, tout en assurant la distraction des SS. Dès l’été 1933, des détenus politiques du camp de Börgermoor, en Basse-Saxe, composent et interprètent lMoorsoldatenlied. Ce Chant des marais, sur une mélodie très fédératrice, rend compte de la triste réalité de la vie des camps, en particulier le travail forcé consistant à assécher les marais environnants. Les paroles de Johann Esser, mineur, et de l’acteur et metteur en scène Wolfgang Langhoff, sont mises en musique par Rudi Goguel. Le chant est interprété en public lors d'une représentation autorisée. Les SS, qui assistent au spectacle, s'identifient à leur tour aux paroles. Si bien que, à la faveur des transferts de prisonniers, le chant se répand au sein des autres camps nazisEn 1937, il fit l’objet d’une adaptation de Hanns Eisler et Bertolt Brecht pour le chanteur Ernst Busch. Il devient le modèle de tous les hymnes de camp avec un premier couplet mélancolique qui rappelle la dureté des conditions de vie, avant que ne se développe l'espoir d'une libération à venir.

La musique peut parfois être clandestine. Elle est alors chantée à voix basse ou simplement griffonnée sur un papier. Elle n'a pas nécessairement pour vocation d'être jouée sur le moment, mais plutôt d'être diffusée de la main à la main. Déportée à Ravensbrück, Germaine Tillon écrit, sur des airs connus, une opérette clandestine, intitulée "Verfügbar aux enfers". Elle rédige un texte extrêmement cynique, comme pour rire de l'horreur pour mieux s'en éloigner.  

Les nazis cherchent à éliminer les populations qu’ils considèrent comme inférieures : malades mentaux, tziganes et juifs. Après l’invasion de la Pologne en 1939, les nazis enferment ces derniers dans des ghettos. Privés de tout, les habitants meurent de faim ou de maladies en très grand nombre. A partir de 1941, dans le cadre de l’invasion de l’URSS, dans le sillage de la Wehrmacht, des commandos spéciaux sont chargés d’assassiner par fusillade les Juifs. Les Einsatzgruppen font plus d’un million de morts. Lors de la conférence de Wannsee, en janvier 1942, les nazis planifient l’extermination des populations juives, ce qu’ils appellent la « Solution finale » du problème juif. Ils construisent des centres de mise à mort (Treblinka, Chelmno, Auschwitz...), dans lesquels sont déportées et gazées des populations raflées de toute l’Europe.

Déporté à Sachsenhausen pour des écrits antifascistes, Aleksander Kulisiewicz, étudiant en droit polonais, compose des chansons de résistance. Doté d'une mémoire prodigieuse, il enregistre les morceaux que lui transmettent ses codétenus. C'est ainsi qu'il nous a transmis une "Berceuse du crématoire", composée par Aron Liebeskind, évadé de Treblinka, où périrent sa femme et son fils, avant d'être lui même assassiné à Auschwitz. "Crématoire porte noire / Qui à l'enfer mènera / On y traînera des corps noirs / Que la flamme brûlera / On y traîne mon garçon / Aux cheveux d'or fin / Avec en bouche tes mains / Comment ferai-je, mon fils?" 

La ville garnison de Terezin, à une heure de Prague, est transformée en 1941 en un camp-ghetto pour les Juifs. Le camp de transit prend le nom de Theresienstadt. Artistes et intellectuels y sont dirigés en priorité. Une intense vie culturelle s'y développe, d'abord clandestine, puis organisée sous l'égide de l'administration nazie, qui s'en sert comme outil de propagande, comme d'un leurre pour mieux dissimuler l'extermination à l'œuvre. A partir de 1942, les concerts sont quotidiens et publics. Des chœurs, des orchestres, des groupes se constituent à l'instar des Ghetto Swingers. Le 20 août 1944, une délégation du Comité international de la Croix rouge inspecte le camp et assiste à à l'opéra pour enfant Brundibar de Hans Krasa, compositeur incarcéré au camp. Un film de propagande immortalise l'événement. Dans les jours qui suivent le tournage, les membres du casting sont déportés à Auschwitz. 

Gideon Klein arrive à Theresienstdat en décembre 1941. Il a alors 21 ans. Pianiste virtuose formé au Conservatoire de Prague, il s'impose comme un des piliers de l'activité musicale du camp où il compose Fantaisie et fugue pour quatuor à cordesA partir de septembre 1944, la fin imminente du Reich suspend les activités culturelles de Theresienstdat, dont les derniers détenus sont déportés. Les compositeurs Viktor Ullman, Pavel Haas, Hans Krasa, Gideon Klein périssent à Auschwitz. 

Les artistes regroupés dans le camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas échappent un temps aux convois de la mort. Johnny and Jones, de célèbres musiciens de jazz néerlandais, participent aux activités musicales du camp. En août 1944, ils sont autorisés à enregistrer dans un studio d'Amsterdam 6 chansons composées dans le camps. Reconduits à Westerbork à l'issue de l'enregistrement, ils seront ensuite déportés dans plusieurs camps et mourront d'épuisement à Bergen-Belsen au printemps 1945. L'un de leurs morceaux se nommait "Westerbork Serenade". 

Anonymous Unknown author, Public domain, via Wikimedia Commons


Conclusion : Sur le front de l'est, l'Armée rouge (URSS) libère l'Europe orientale et centrale. Prise en tenaille, l'Allemagne nazie capitule le 8 mai 1945. Dans le Pacifique, les Japonais résistent avec acharnement et la reconquête américaine est lente. Finalement, les bombardements atomiques des villes japonaises d'Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, précipitent la capitulation du Japon le 2 septembre 1945. C'est la fin d'une guerre qui a aura fait entre 50 et 60 millions de morts, majoritairement civils.  
La musique est donc omniprésente tout au long du second conflit mondial. Au delà des chansons d'actualités dépeignant les épisodes les plus marquants de la guerre, la musique est mobilisée par la propagande des Etats dans le cadre de la guerre totale. Dans le monde concentrationnaire nazie, elle est même parfois utilisée pour terroriser ou humilier. 

Sources :

A. Suzana Kubik : "Terezín, la musique face à la mort"

B. "Terezin 1942-1944", 5 épisodes de l'émission Musicopolis sur France Musique

C. «Conférence inaugurale de l'exposition "la musique dans les camps nazis"...», avec Elise Petit, commissaire de l'exposition, maîtresse de conférence en musicologie et Michaela Dostálová , responsable des collections au Musée Mémorial de Terezin.  

D. Le site consacré à l'exposition du Mémorial de la Shoah : "La Musique dans les camps nazis" (avec un pdf très bien fait). 

vendredi 16 juillet 2021

"Fleur de Paris". Maurice Chevalier dans la tourmente.

A la fin de l'été 1944, après la libération de Paris le 25 août, Henri Bourtayre compose la musique de Fleur de Paris, quand Maurice Vandair en écrit les paroles. En mars 1945, Maurice Chevalier enregistre le morceau, accompagné par l'orchestre de Jacques Hélian. De sa voix médium de baryton, le chanteur interprète dans son style inimitable les deux couplets et deux refrains de cette marche à deux temps. Avec sa mélodie joyeuse et son tempo assez rapide, le titre a un caractère festif, léger, dansant. La chanson rencontre dès sa sortie un grand succès. 

Le texte parle d’une "fleur de France aux trois couleurs", "fleur de Paris", "fleur de chez nous", "fleur d'espérance", "fleur du bonheur", précieusement conservée par les Français au cours de la sinistre période de l’Occupation. Animé par un patriotisme sans équivoque et largement partagé, chacun en prit grand soin jusqu'à la Libération. A cette date, l'épicier, le percepteur, le pharmacien la ressortirent triomphalement. Le paysan, le vieux curé, les anciens officiers, qui ne l'avaient pas oubliée, "au petit jour devant leurs yeux l'ont vu briller". Chacun savait bien en son for intérieur que la Libération adviendrait, que l'on ressortirait un beau jour les couleurs tricolores de la République, dont les valeurs avaient été défendues par « tous ceux qui se sont battus pour nos libertés ». Célébration de la victoire de la France sur le nazisme, Fleur de Paris tient  du chant de liesse patriotique, entretenant la vision héroïque d'une France largement hostile aux Allemands. Pendant "quatre ans", la fleur resta en sommeil, ce qui correspond à la période de l'Occupation que le parolier s'abstient de mentionner. La floraison n'intervint qu'au retour des "beaux jours", ceux de la Libération. Rien n'est dit des souffrances endurées, de la suppression des libertés, des restrictions, du rationnement, des rafles, de la collaboration, du soutien au régime de Vichy ou de l'épuration. La Libération est dépeinte comme un moment d'euphorie, de joie sans mélange et de restauration des valeurs républicaines. «Pendant quatre ans dans nos cœurs / [la fleur] a gardé ses couleurs bleu blanc, rouge.» Pas de place au doute ici, le triomphalisme est de mise. Pour Maurice Chevalier, définitivement associé au succès de "Fleur de Paris", le temps de l'Occupation fut particulièrement éprouvant et mérite assurément qu'on le considère comme celui des "années noires". 

Maurice Chevalier en 1929. Agence de presse Meurisse, Public domain.
 Depuis 1935, Chevalier file le parfait amour avec Nita Raya, une jeune actrice, chanteuse et meneuse de revue, originaire de Roumanie. Quand la guerre éclate le 1er septembre 1939, il est déjà une immense vedette du music-hall.  Accompagné de Joséphine  Baker, Maurice se rend sur le front afin de soutenir le moral des troupes. De retour à Paris, il se produit au cours de l'hiver 1939 au Casino de Paris. La "drôle de guerre" plonge alors le pays dans une dangereuse torpeur. Avec le déclenchement de l'offensive allemande le 10 mai 1940, tout change. La maison du chanteur à La Bocca ayant été réquisitionnée par l'aviation française, Nita et lui s'installent quelques temps chez des amis danseurs (Myrio et Desha Delteil), à Mauzac, en Dordogne. Le 17 juin, Pétain annonce qu'il faut cesser les combats. Comme une très grande majorité de Français, le chanteur accorde alors sa confiance au maréchal. Jusqu'en 1941, il demeure en zone libre ce qui fait dire à la presse collaborationniste qu'il  boude la capitale pour rester dans le Midi « avec ses juifs ». En septembre, Chevalier est de retour à Paris pour le lancement de sa nouvelle revue, dont certains morceaux comme "Ça sent si bon la France" semblent tout droit sortir des services de propagande vichyste. 

"Momo", qui se targue de ne pas faire de politique, se fait piéger par un journaliste du Petit parisien qui déforme ses propos. Alors que le chanteur affirmait souhaiter chanter dans une France en paix, le quotidien sous contrôle allemand titre: «  Le populaire Maurice Chevalier qui va chanter en France occupée nous dit qu’il souhaite la collaboration entre les peuples français et allemand. » Outré par le mensonge, l'artiste publie aussitôt un démenti dans « Comœdia ». Le tirage confidentiel du titre ne lui permet pas de tordre le cou à la calomnie. Le mal est fait. Les services de propagande cherchent à enrôler sous leur drapeau le chanteur le plus populaire du moment. Chevalier décline l’offre d’une tournée en Allemagne, et consent tout au plus à se produire en novembre 1941 dans le camp d'Altengrabow où il avait été incarcéré de 1914 à 1916. En outre, le chanteur conditionne sa participation à la libération de dix prisonniers. Il obtient satisfaction, mais la presse collaborationniste n'en touche pas un mot. Les plumitifs transforment la vedette en inconditionnel de l'axe Berlin-Vichy et la réputation de "Momo" en pâtit.

En août 1942, l'hebdomadaire américain Life place Chevalier sur une liste de collabos à éliminer. Le mois suivant, il se produit dans un « Casino de Paris » menacé de fermeture par les forces d'occupation. Si la salle n'accueille plus de spectacles, les Allemands menacent de transformer les lieux en cinéma pour les soldats de la Wehmacht. Henri Varna, le directeur de l'établissement, implore donc Chevalier de venir chanter pour empêcher la saisie de la salle. A cette occasion, il interprète Pour toi, Paris, dont les paroles envisagent la fin de l'Occupation. (1)

Après une courte tournée en zone libre début 1943, le chanteur, échaudé, décide de ne plus se produire en public jusqu’à la Libération de la France. Il est pourtant sans cesse sollicité par les autorités. Dans le même temps, il procure des faux papiers aux parents de Nita qui tentent d'échapper aux rafles et aux persécutions antisémites. Fin 1943, Chevalier sympathise avec René Laporte, un écrivain et journaliste résistant. Il incite le chanteur à plus de prudence, lui expliquant que ses passages, même très épisodiques, au micro de la collaborationniste Radio Paris, pourraient lui coûter très cher. Ainsi, le 12 février 1944, sur les ondes de la BBC, Pierre Dac divulgue une liste de "mauvais Français", sur laquelle figure Maurice Chevalier. L'animateur prévient:"Vous êtes repérés, catalogués, étiquetés. Quoi que vous fassiez, on finira par vous retrouver. Vous serez verdâtres, la sueur coulera sur votre front et dans votre dos ; on vous emmènera et, quelques jours plus tard, vous ne serez plus qu'un tout petit tas d'immondices." René Laporte, le résistant Francis Leenhardt, l’acteur René Lefèvre, s'empressent d'entrer en contact avec l'humoriste afin de prendre la défense du chanteur. Dac cesse immédiatement ses attaques. Bouleversé, Chevalier quitte la Côte d'Azur pour se réfugier de nouveau à Mauzac, en Périgord. Le 27 mai, un tribunal spécial réuni à Alger le condamne à mort par contumace. Avec le débarquement allié en Normandie le 6 juin 1944, la situation du chanteur se complique un peu plus encore. En août, des journaux annoncent sa mort. Sur le qui vive, il se réfugie avec Nita à Cadouin chez des amis. Des maquisards pénètrent dans ce refuge et le conduisent à Périgueux où il subit un interrogatoire. Libéré, il trouve refuge à Toulouse chez une parente de Laporte. Par l'intermédiaire de son manager, il peut raconter à un reporter de guerre du Daily Express ses faits et gestes sous l'occupation. Cette prise de parole contribuera beaucoup à le réhabiliter aux yeux de l'opinion publique. De retour de son exil anglais, Pierre Dac rencontre le chanteur dans son refuge toulousain. «Ils s’expliquent, tombent dans les bras l’un de l’autre, et Dac promet de témoigner en sa faveur devant le comité d’épuration. Ce qu’il a fait», note Jacques Pessis. (source C)

En octobre 1944, de retour à Paris, Maurice Chevalier obtient un soutien inattendu. En effet, dans un article publié dans le quotidien communiste Ce soir, Louis Aragon prend la défense du chanteur de la classe ouvrière. Afin de redorer définitivement son image, il l'incite à monter au Mur des fédérés avec les représentants du « parti des fusillés ». "Momo" s'exécute et reçoit un accueil chaleureux des manifestants. (2) Chevalier continue cependant à faire l'objet de vives critiques dans la presse. Dans ses mémoires, l'artiste écrira un plaidoyer pro domo: « De quoi m’accuse-t-on, en résumé ? De choses que les vrais Français ne retiennent pas. Que je croyais à Pétain au début de son règne. Qui n’y croyait pas ? Je vous le demande, chez nous, et même ailleurs, puisque des ambassadeurs d’Amérique, de Russie, et de partout, le voyaient intimement, chaque jour, à Vichy. Que j’ai chanté onze fois à Radio-Paris, en quatre ans. Alors qu’on insistait pour que je chante hebdomadairement. Que serait-il arrivé si j’avais refusé catégoriquement ? Vous le savez aussi bien que moi : une visite un matin, de très bonne heure. Moi et ma petite famille envoyés Dieu sait où !»

Chevalier est finalement convoqué le 1er décembre 1944 devant un comité d’épuration. Il en sort innocenté, ce qui lui permet de reprendre pleinement sa carrière. En 1945, il se produit tour à tour au Palais de Chaillot, au Luna Park, au Casino de Paris, à l'Opéra-comique, à l'ABC ou pour des œuvres de bienfaisance. Partout il triomphe. C'est dans ce contexte qu'il enregistre Fleur de Paris, en 1945. Après cinq années d'occupation et de quasi guerre civile, cet hymne au rassemblement contribue à redorer son image de Chevalier, lui permettant de tourner définitivement la page de cette période très difficile de son existence.  (3)

Il se sépare en 1946 de Nita Raya après dix ans de vie commune.

Le parcours du chanteur au cours de la guerre tend donc à démontrer qu'avant de retrouver ses trois couleurs, la fleur de Paris a dû s'extraire du vert-de-gris. 


Notes:

1. "Il arrivera que notre beau Paname / Retrouvera son éclat, sa beauté / C'est pour cet idéal, cette oriflamme / Que tous les Parisiens se joignent pour penser / Pour toi, Paris ! / Pour la route qu'avec toi on a suivie ! / Pour toi, Paris ! / Pour la peine que pour toi on a subie ! / Pour toi, Paris ! / Pour attendre le soleil après la pluie ! " 

2. Reconnaissant du soutien apporté par des membres éminents du parti communiste à la fin de la guerre, il signera en 1950 l’Appel de Stockholm contre l'armement nucléaire.  

3. En février 1949, le même comité publie la liste noire des artistes suspectés. À la ligne, Maurice Chevalier, il est écrit : « pas de sanction ». 

Sources: 

A. «Momo, "Juste" pas un collabo» [Avec accusé de réception]

B. La page Wikipédia (très complète) consacrée à Maurice Chevalier.

C. «Maurice Chevalier collabo: "une rumeur montée par les nazis"» [entretien de Jacques Pessis pour L'Express]

FLEUR DE PARIS
Paroles: M. Vandair, musique: H. Bourtayre, 1944

Mon épicier l’avait gardée dans son comptoir
Le percepteur la conservait dans son tiroir
La fleur si belle de notre espoir
Le pharmacien la dorlotait dans un bocal
L’ex-caporal en parlait à l’ex-général
Car c’était elle, notre idéal.

C’est une fleur de Paris
Du vieux Paris qui sourit
Car c’est la fleur du retour
Du retour des beaux jours
Pendant quatre ans dans nos cœurs
Elle a gardé ses couleurs
Bleu, blanc, rouge, avec l’espoir elle a fleuri,
Fleur de Paris

(Ce couplet n’est pas chanté ici)
Le paysan la voyait fleurir dans ses champs
Le vieux curé l’adorait dans un ciel tout blanc
Fleur d’espérance, fleur de bonheur
Tout ceux qui se sont battus pour nos libertés
Au petit jour devant leurs yeux l’ont vu briller
La fleur de France aux trois couleurs.

C’est une fleur de chez nous
Elle a fleuri de partout
Car c’est la fleur du retour
Du retour des beaux jours
Pendant quatre ans dans nos cœurs
Elle a gardé ses couleurs
Bleu, blanc, rouge, elle était vraiment avant tout
Fleur de chez nous.

samedi 19 juin 2021

Quand la bataille des ondes se menait en musique: la chanson des V.

Le 17 juin 1940, dans un discours radiodiffusé, le maréchal Pétain annonce sa demande d'armistice aux Allemands. Le lendemain, le général de Gaulle lance son appel à la résistance depuis les studios de la BBC, à Londres. Dans une France divisée en deux zones, l'une occupée par les Allemands, l'autre sous l'autorité du gouvernement de Vichy, les nouvelles autorités placent toutes les sources d'information sous contrôle. De chaque côté de la Manche, la maîtrise des ondes devient un enjeu crucial pour la France libre comme pour Vichy et les Allemands. Une guerre des ondes franco-française s'engage alors. 

****

Franchot / Public domain (1)
 Dès l'accession au pouvoir de Hitler en 1933, les nazis considèrent la radio comme un puissant outil de propagande. Joseph Goebbels devient le grand ordonnateur de la radiodiffusion allemande, un pays où l'on compte alors 13,7 millions de postes. Le parc français est certes plus modeste, mais avec plus de 5 millions de postes, la radio peut être considérée comme un média de masse. En France, la plupart des émetteurs tombent aux mains des Allemands, en particulier celui d'Allouis, en grandes ondes. Sous la coupe de l'occupant, Radio Paris diffuse la propagande des nazis et met l'accent sur la nécessité d'une active collaboration avec l'Allemagne pour occuper une place de choix au sein de l'Europe nouvelle. Pour attirer les auditeurs et distiller sa propagande, elle mise sur le divertissement et la musique.  En zone dite libre, Radio Vichy célèbre le maréchal Pétain et son régime à longueur d'émissions. Les ondes autorisées proposent des programmes divers (informations, causeries, émissions musicales...) teintés d'une propagande antisémite et anti-alliée omniprésente... Face à ces sources d'informations officielles et contrôlées, de nombreux auditeurs cherchent à capter les ondes interdites (la BBC, radio Sottens, radio Brazzaville, radio Moscou, la voix de l'Amérique).
Pour contrer la censure qui règne sur l'Europe occupée, les Anglais ont très tôt l'idée de diffuser des émissions à destination des populations européennes occupées, dont les Français. En plus des six bulletins d'informations quotidiens à destination de l'hexagone, la BBC propose à partir du 19 juin 1940 une émission intitulée "Ici la France". Deux programmes voient le jour dans les semaines suivantes: "les Français parlent aux Français" placée sous l'autorité du gouvernement britannique et "Honneur et patrie" sous la responsabilité de la France libre du général de Gaulle, et dont le porte-parole est Maurice Schumann. (2)
Avec la rupture des relations diplomatiques entre les Britanniques et les Français au lendemain de Mers-El-Kébir (3 juillet 1940), la radio reste le seul fil disponible avec le continent. Les autorités britanniques sont parfaitement conscientes de l'enjeu. “L’audience européenne peut facilement être perdue en quelques semaines, laissant le champ libre à la propagande allemande dont l’efficacité n’est plus à démontrer. Si on ne s’y emploie pas, Goebbels gagnera la guerre de propagande en Europe, le poids de la propagande anti-anglaise va être énorme, il faudra maîtrise et résolution dans l’usage de toutes les ressources britanniques de propagande pour créer une cinquième colonne efficace en France”, peut-on lire dans un rapport de la BBC. 

* "Les Français parlent aux Français"
L'équipe des "Français parlent aux Français" se compose de Jacques Duchesne, Pierre Bourdan, Jean Marin, Pierre Lefèvre, Jean Oberlé, Maurice van Moppès, puis de Franck Bauer, Jacques Brunius, Pierre Dac... (3) Jeunes, animés par la foi d'une mission à accomplir, tous les intervenants  s'inspirent des radios privées (4) pour faire une sorte de théâtre, de revue, faisant alterner dialogues, sketchs, slogans, chansons, commentaires des événements, messages personnels (5)...
Diffusé de 20h30 à 21 heures, le programme a pour objectifs de combler le manque d’informations disponibles en France, de contrer la propagande de Vichy tout en soutenant le moral des Français. Il s'agit d'offrir une source d'informations "libres", d'entretenir l'espoir, au nom de la liberté. Comme le rappelle l'ancien résistant et historien Jean-Louis Crémieux-Brilhac, "les voix de la BBC ont apporté aux Français l’espoir dans les heures les plus sombres. Elles leur ont révélé ce qu’une propagande de mensonge leur cachait.» Au fil des mois, elles ont contribué à entretenir l'idée de résistance. 
L'équipe trouve le ton juste. Tout en diffusant des informations capitales, le programme séduit par son inventivité, par le sens de la formule des membres de l'équipe. Les slogans, généralement imaginés par Jean Oberlé, font mouche. En août 1940, il lance: "J'aime mieux voir les Anglais chez eux que les Allemands chez nous." Le mois suivant, il déclame la célèbre ritournelle "Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand" sur l'air de la Quintonine. Soucieux d'informer, mais aussi de divertir sans jamais ennuyer, "Les Français parlent aux Français" accordent une place centrale à la musique.

Caricature de Maurice van Moppès par Jean Oberlé.
* Les chansons de la BBC.
Maurice Van Moppès est l'auteur des premières "chansons de la BBC". Diplômé de l'école du Louvre, "Momo" est tout à la fois peintre, illustrateur, décorateur de théâtre et chansonnier. Caporal infirmier au cours de la "drôle de guerre", il rejoint bientôt de Gaulle à Londres et devient un des intervenants réguliers de l'émission "Les français parlent aux français". Dans ce cadre, il compose entre 1940 et 1943 une vingtaine de chansons parodiques, dans lesquelles il raille l'occupant allemand et ses suppôts vichystes. Écrites sur des airs populaires et traditionnels, les paroles originales des chansons détournent de grands succès. C'est le cas de "Boum!", inspiré du tube de Charles Trenet en 1938.  Ainsi, au lendemain d'un terrible bombardement sur Londres,  van Moppès écrit: “Boum ! Tout sur Londres fait Boum ! Boum ! Boum !
Avec humour et un sens de la formule aiguisé, au fil des événements, les chansons donnent les éléments nécessaires au décryptage de l'information dont les Français sont privés ou des arguments pour s'engager dans les combats aux côtés de la Résistance. De nombreux thèmes sont abordés: les privations et le rationnement (Il n'y a plus d'tabac), la collaboration (Il court, il court le Laval), les défaites militaires espérées (Hitler Yop la boum), les appels à la désobéissance (Ne va pas en Allemagne). En 1944, van Moppès rassemble 25 de ses chansons dans un recueil illustré par ses soins et intitulé Chansons de la BBC. Il porte en quatrième de couverture l'inscription suivante : « Les Chansons que vous avez entendues à la radio (de Londres) vous sont apportées par vos amis de la R.A.F. »


* Campagne des V. 
A partir de 1941, radio Londres incite les Français à suivre des mots d'ordre et à manifester leur refus de la situation. On espère ainsi mobiliser la population, la tenir prête à agir le moment venu aux côtés des alliés. Ainsi, le 1er janvier 1941, les Français sont invités à faire le vide dans les rues des villes et villages de France de 15 à 16 heures. La radio lance également des appels réguliers à manifester les 1er mai, 14 juillet et 11 novembre. 
 En janvier 1941, sur les ondes de la BBC où il est speaker, l'ancien ministre belge Victor Laveleye suggère à ses compatriotes d'utiliser la lettre V en signe de lutte contre l'occupant allemand. «Je vous propose comme signe de ralliement, la lettre V, parce que V c'est la première lettre de "Victoire" en français, et de Vrijheid (liberté) en flamand: deux choses qui vont ensemble comme Wallons et Flamands marchent en ce moment la main dans la main, deux choses qui sont la conséquence l'une de l'autre, la victoire qui nous rendra la Liberté. La victoire de nos grands amis anglais. Et "Victoire" en anglais se dit Victory. Le mot commence aussi par V. Vous voyez que cela "clope" de tous les côtés. La lettre V est donc le signe parfait de l'entente anglo-belge.» (source K p 128) Très vite, les V fleurissent sur les murs de Belgique, des Pays-Bas et du Nord de la France. La simplicité graphique du V contribue sans doute aussi au succès de l'opération. 
Séduite, l'équipe française de la BBC reprend à son compte l'idée pour le territoire français. Le mot d'ordre est lancé le 22 mars 1941, en l'honneur du roi Pierre de Yougoslavie qui a refusé de capituler devant les Allemands. Jacques Duchesne lance au micro: "Songez donc, un V, ça se trace tout seul. On marche sur le trottoir le long des murs en rentrant chez soi avec un bout de craie ou un bout de fusain dans la main et on laisse derrière soi une traînée de V et personne ne vous a vu les tracer. (...) Il n'y a pas de doute, l'idée est bonne, nous vous la signalons, nous ne l'avons pas inventée, c'est vous qui l'avez inventée." (source K p 129)
De nouveau, les «V», souvent accompagnés de la croix de Lorraine, surgissent sur les murs des villes et villages de France. 
Dans le cadre de cette campagne, la musique permet de mobiliser comme le prouve "la chanson des V" imaginée par Maurice van Moppès.
Le titre incite à ne pas baisser les bras, à résister à l'oppression nazie. Les paroles assimilent l'occupant au doryphore. Comme l'insecte parasite de la pomme de terre, les Allemands vivent sur le pays qu'ils pillent sans vergogne. Pourtant, "il ne faut pas / Désespérer / on les aura". Les Français doivent garder à l'esprit que la victoire ne peut échapper aux Alliés et à ceux qui résistent comme le souligne l'omniprésence de la lettre «V» et son anaphore (v / pavés / pouvez / endêver). Pour manifester son refus de la situation, "n'oubliez pas la lettre V / Écrivez la / Chantonnez la / V,V,V,V". Pour faire enrager ("endêver") l'ennemi, "sans remords /et sans danger / Vous sifflerez / Vous chanterez / V,V,V,V". 
En morse, il faut trois brèves et une longue pour obtenir un V: po-po-po-pom. Ces 4 notes correspondent parfaitement aux premières mesures de la Cinquième Symphonie de Beethoven. En toute logique, elles s'imposent comme le thème principal de la chanson des V. En plus d'être un symbole visuel, le V devient ainsi un référent sonore. Le 28 juin 1940, les quatre notes empruntées à la Cinquième Symphonie deviennent l'indicatif radiophonique  des « Français parlent aux Français». 

* L'occupant s'empare du symbole. 
Pour contrer l'opération, la presse et la radio nationale sont mises à contribution. Radio Paris menace de sanctions les responsables. Les Nouveaux Temps stigmatise "les lâches qui causent tant d'ennuis à leurs compatriotes." Le 18 avril, Darlan envoie une circulaire aux préfets leur demandant de ne pas négliger la répression de ce mouvement. Les sanctions vont de l'obligation de nettoyer les inscriptions à des peines d'emprisonnement, en passant par des amendes à verser par les municipalités. Cette répression ne parvient pas à arrêter l'épidémie de V. Les Allemands ripostent en récupérant l'opération. Le 7 juillet, Goebbels donne l'ordre de reprendre pour le compte de l'Allemagne la lettre V comme symbole du mot Victoria. Le 21 juillet, il note: "Il faut faire passer les Anglais pour les plagiaires." A l'automne 1941, les nouvelles inscriptions diminuent

Dessin de Maurice van Moppès publié dans "France" le 28 octobre 1940.
Quelle audience? 
Encore rare au moment de la débâcle, l'écoute de la radio anglaise croît au fil des mois. Plusieurs facteurs expliquent ce succès grandissant. Les Allemands imposent le couvre feu dans la zone occupée. Pour empêcher le guidage des avions anglais, les émissions de Radio Paris cessent à 20 heures. Ce vide radiophonique profite à radio Londres. En outre, la radio de Vichy est difficilement audible d'une grande partie de la France du Nord. A l'inverse, Londres dispose d'un poste émetteur très puissant. Certes, les tentatives de brouillages allemandes en gênent l'écoute, mais sans l'empêcher totalement. 

Le soutien d'une partie de l'opinion aux opérations de propagande lancées par Londres trouble l'occupant comme Vichy. La riposte s'organise en particulier avec l'arrivée de Paul Marion à la tête du secteur de la propagande du gouvernement français, en février 1941. Dès lors, la campagne anti-BBC s'intensifie. Le Matin met ses lecteurs en garde contre une redoutable épidémie. "Le dingaullisme s'attrape, surtout, par les organes auditifs. (...) Certains malades ne peuvent plus se passer de leur drogue habituelle, et se relèvent, la nuit, pour boire à Radio Londres, une coupe de messages «stupéfiants».
 Pour contrer l'influence grandissante de la BBC au sein de l'opinion, l'occupant et Vichy décident de prendre des mesures fermes contre les auditeurs de la radio anglaise: saisie des postes radio, condamnations à des amendes ou de la prison. Le 31 octobre 1941, un décret publié par les Allemands stipule l'interdiction de capter et d'écouter "les émissions de postes britanniques, étrangers ou non, se livrant à une propagande antinationale, dans tous les lieux publics et privés", sous peine d'emprisonnement.
Pour mieux contrer l'influence de Radio Londres, la radiodiffusion nationale diffuse à partir de février 1942 l'éditorial hebdomadaire de Philippe Henriot. Avec éloquence, le polémiste multiplie les invectives contre "radio bobard", affrontant par micro interposé Maurice Schumann, puis Pierre Dac.

Il est délicat de connaître la véritable audience de la BBC dans la France occupée. Les réactions fébriles de l'occupant et de Vichy témoignent néanmoins de l'influence croissante de la radio anglaise dans l'opinion. Dans un rapport du 22 juillet 1942, le préfet de Marseille constate amer: "Les appels de la radio anglaise se multiplient; ils diffusent de plus en plus de mots d'ordre précis exécutables en quelques heures et qui, dans ces conditions, touchent l'opinion à coup sûr." [source K p 207] C'est le cas de la campagne des V en 1941. Les rapports des Renseignements généraux, de la police, des préfets ou des services de l'occupant attestent en effet de la floraison de V sur les murs. De même, les slogans ou les chansons de la BBC semblent avoir eu une certaine influence au sein d'une partie de l'opinion.
"Les chansons de la BBC, parachutées par la RAF". Recueil de chansons
 
Il ne faut pas
Désespérer,
On les aura!
Il ne faut pas
Vous arrêter
De résister!
N'oubliez pas la lettre V
Écrivez là,
Chantonnez là
V,V,V,V...


Sur le muret
Sur les pavés
Faites des V!
Mais vous pouvez
Faire endêver
Les doryphores
Et sans remords,
Et sans danger,
Vous sifflerez,
Vous chanterez
V, V, V, V!

Notes:
1. Affiche antisémite réalisée par Franchot et éditée par l'Institut d'études des questions juives en 1941.
2. Au lendemain de Mers-el-Kébir, Churchill décide d'appuyer de Gaulle. Il décide “de lui donner chaque semaine des périodes d’émission vers la France qu’il puisse considérer et utiliser comme les siennes propres”. A partir du 13 juillet, le général dispose de 5 minutes par jour sur les antennes de la BBC. De Gaulle n'intervient au micro que dans les grandes occasions (à 67 reprises).
Maurice Schumann, journaliste politique de l'agence Havas, devient le porte-parole de la France libre pendant quatre ans. Grand orateur, il est imprégné d'une sorte de foi mystique en le général de Gaulle.  
3. Au moment où il rallie Londres, Michel St-Denis, dit Jacques Duchesne dans la résistance, est un comédien et metteur en scène de théâtre. Pierre Bourdan et Jean Marin sont journalistes, Jean Oberlé et Maurice van Moppès dessinateurs. Pierre Lefèvre est comédien, tout comme Jacques Brunius. Titulaire de l’École des Beaux-Arts et grand amateur de musique, Franck Bauer anime une émission de jazz le samedi soir. Humoriste et comédien, Pierre Dac, le "roi des loufoques", rejoint radio Londres en octobre 1943.
4. La Radiodiffusion nationale propose une programmation culturelle et élitiste, souvent austère et ennuyeuse. "Les postes privés ont adopté un ton plus vif, plus spontané et plus imaginatif." (source K p 22)
5. Sous la forme d'une phrase a priori incongrue, les messages personnels diffusent de façon codée des informations essentielles à destination de la Résistance intérieure.

Sources:
A. Le livret les Chansons de la BBC, publié en 1944.
B. Dossier pédagogique sur les chansons de la BBC.
C. "La liberté au bout des ondes" (dans l'émission de France culture "Sur les Docks")
D. «Le quatrième pouvoir: "Radio Londres, des Français parlent aux Français» (Les nuits de France culture) 
E. Guy Krivopissko: "Les chansons de la BBC"
G. Cécile Dormoy: "la chanson française sous l'occupation." (rapport de recherche bibliographique)
H. Jean Oberlé dresse le portrait de son ami Momo.
I. "Archives de l'équipe française de la BBC" (INA) 
J. "Pierre Dac chante la défense élastique"
K. Aurélie Luneau: "Radio Londres, collection Tempus, Perrin, 2010.
L. Aurélie Luneau: "V et croix de Lorraine dessinés sous une affiche du secours national.