Pierre Grosz écrit pour Michel Jonasz les paroles du morceau "Les vacances au bord de la mer", une merveilleuse évocation de vacances familiales au bord de la Méditerranée. En passant sur le blog, il nous a laissé un sympathique commentaire. Il y revient sur la genèse de cette chanson. Citons-le: "Ayant écrit avec Michel son album sur lequel figuraient onze chansons, je
suis allé me reposer chez mon père à Menton. Michel m'a téléphoné pour
me dire que pour lui un album, c'est 12 chansons ; j'ai donc écrit un après-midi ces mots en regardant les gens qui se baladaient devant la Méditerranée, Jonasz en a composé la musique le lendemain et notre
surprise a été totale - la sienne surtout - de reconnaître dans ces
paroles ses propres souvenirs d'enfance !" Lors des vacances d'été, le chanteur quittait, avec ses parents et sa sœur, le petit appartement de la porte de Vanves à Paris pour le bord de la mer. Issu d'une famille plutôt modeste, Michel garde un souvenir ému du sacrifice de ses parents pour emmener leurs enfants en vacances. (1) Partant de ces souvenirs, Pierre Grosz écrit le texte des Vacances au bord de la mer sur une ballade mélancolique composée par Jonasz.
Le titre, qui figure sur l'album Changez tout sort au début de l'année 1975. Au cours de l'été, le morceauremporte un beau succès populaire. Il faut dire que les paroles visent juste, droit au cœur. Il en émane une simplicité vraie. Les premiers mots, d'une grande sobriété, plantent d'emblée le décor: une famille modeste profite des joies du tourisme balnéaire.
"On allait au bord de la mer / Avec mon père, ma sœur, ma mère." En filigrane de cette description à hauteur d'enfant pointe un arrière plan de lutte des classes, délicatement chantée. Il n'y a rien de misérabiliste dans cette description de la fracture sociale au temps des Trente glorieuses naissantes. Ici, le rapport à l'argent est omniprésent. Tout ce qui se dit dans cette chanson renvoie au système de domination sociale. Les membres de la famille conservent leurs habitudes laborieuses. "Le matin, on se réveillait tôt". Tous les membres de la famille regardent d'abord les autres dépenser l'argent qu'eux n'ont pas ("on regardait les autres gens / comme ils dépensaient leur argent"). Puis ils passent devant les hôtels et les restaurants trop chers ("Les palaces, les restaurants / On ne faisait que passer devant"). Quand vient l'heure du goûter, les enfants optent pour des glaces à l'eau, car ce sont les moins chères. "Nous il fallait faire attention / Quand on avait payé le prix d'une location / il ne nous restait pas grand-chose." Au fond, ils ne peuvent s'adonner qu'aux rares activités gratuites, ces petits plaisirs simples qui rendent le séjour inoubliable. "Alors on regardait les bateaux." "Sur la plage pendant des heures / On prenait de belles couleurs." Dans ces moments là, la famille, comme plongée dans une torpeur ouatée, semble évoluer au ralenti.
La chanson convoque également l'imaginaire des congés payés. Il n'est plus question des tentes et des vélos des
ouvriers du Front populaire. Le contexte n'est plus le même. Si l'on se fie à la date de naissance du chanteur, on peut estimer que ces vacances se déroulent à la fin des années 1950 ou au tout début de la décennie suivante, à une époque où la croissance économique des Trente glorieuses permet aux familles modestes d'accéder à leur tour au tourisme de masse, à condition de ne pas faire d'écarts. (2)
Sainte-Marguerite. Guillom, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons
Représentant
de commerce, le père du chanteur empruntait souvent le Paris-Vintimille, ce qui
lui fit découvrir la baie de Cannes et l'incita à y revenir en
vacances avec sa famille. En plus des activités précédemment mentionnées, et lorsque le budget vacances n'était pas encore totalement épuisé, les Jonasz prenaient un bateau qui les menait sur les îles de Lérins (Sainte-Marguerite, Saint-Honorat). "Quand les vagues étaient tranquilles / On passait la journée aux îles / Sauf quand on pouvait déjà plus."
Michel Jonasz, devenu adulte, a conservé un souvenir ému de ces
merveilleuses "vacances au bord de la mer", car en dépit du manque d'argent "c'était quand même beau".
Notes:
1. Michel naît dans une famille d'origine juive hongroise. Fils d'un représentant de commerce et d'une mère au foyer, Jonasz a vécu une enfance paisible comme il le chante dans La famille.
2. En 1956, les salariés français obtiennent d'ailleurs une troisième semaine de temps libre.
Le boulevard périphérique parisien fête ses cinquante ans, l'occasion de revenir sur sa genèse, sa construction et sur les représentations qu'il charrie dans la chanson et le rap.
[ Ce billet existe aussi en version podcast: ]
***
* Les fortifs et la Zone.
La ceinture parisienne est ancienne. Le tracé de Paris tel qu'on le connaît aujourd'hui, de forme plus ou moins arrondie, remonte à la Monarchie de Juillet et correspond aux fortifications, le mur d'enceinte de Thiers qui enserre la capitale. Aux pieds de l'enceinte de Thiers, côté Paris, se trouve une double rocade, routière avec le boulevard militaire, dont les tronçons prennent le nom des maréchaux d'Empire et ferroviaire avec la petite ceinture.En amont des fortifs, se trouve une zone non aedificandi de 250 à 400 mètres de profondeur, sur laquelle il est interdit de construire. Dans cette sorte de vaste terrain vague, des milliers de petits propriétaires de parcelles s'installent. La pression immobilière est forte sur ces espaces.
En 1890, avec "Saint-Ouen", Aristide Bruant décrit le monde de misère formé par les bordures des fortifs. "C'est à côté des fortifs, / On n'y voit pas d'gens comifs / qui sent' l'musque, / Ni des môm's à qui qu'i faut / Des complets quand i' fait chaud, / C'est un lusque / Dont les goss's n'ont pas d'besoin."
Les progrès de l'artillerie ennemie rendent très vite obsolète l'enceinte fortifiée. L'abandon de la vocation militaire de cet espace à partir des années 1890, permet aux populations pauvres chassées du centre de Paris par les travaux haussmanniens et aux paysans contraints à l'exode rural, d'installer des cabanes de fortune (roulottes, bicoques, cahutes) dans ce qu'on prend l'habitude de nommer la Zone. Chiffonniers ou biffins, petits maraîchers, marchands ambulants, tous vivent dans la précarité. (1) En 1933, Fréhel fait de "la zone" un pays de cocagne. "Sur
la zone, / Mieux que sur un trône, / On est plus heureux que des rois !
/ On applique / La vraie République, / Vivant sans contraintes et sans
lois… / Y’a pas d’ riches / Et tout l’ monde a sa niche, / Et son petit
jardin tout pareil, / Ses trois pots d’ géranium et sa part de soleil… /
Sur la zone !"
En 1919, les fortifications sont détruites. La ville acquiert les terrains militaires et y construit 35 000 logements. Ces habitations à bon marché sont des immeubles en briques oranges (HBM), hauts généralement de six étages. Du côté de la capitale, on construit également le boulevard des maréchaux, d'une largeur d'une quarantaine de mètres. Comme l’État n'a pas les moyens de racheter les terrains situés sur la Zone, on envisage d'installer à son emplacement un espace de parcs, avec ici et là des cités-jardins et des équipements sportifs. A l'intérieur de cette ceinture verte, il ne peut y avoir plus de 20% de surfaces construites.
En 1938, avec "La chanson des fortifs", Fréhel toujours, revient, nostalgique, sur la destruction de l'enceinte et sa transformation. "Que sont devenues les fortifications / Et tous les héros des chansons / Des maisons de six étages / Ascenseur et chauffage / Ont recouvert les anciens talus / Le p'tit Louis réaliste est devenu garagiste / Et Bruant a maintenant sa rue."
Pour le maréchal Pétain, la Zone est une "ceinture lépreuse" garrotant la ville lumière. Aussi, le régime de Vichy décrète-t-il la Zone insalubre, ce qui permet de lancer les expropriations. Un projet de rocade routière, suffisamment large pour bien séparer Paris de sa banlieue, prend corps dans l'esprit des technocrates de l’État français. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, cet espace est débarrassé de ses
habitants par l'armée. Il faut désormais faire place à la voiture et construire la ville de demain. L'augmentation du trafic automobile se fait à un rythme supérieur à toutes les prévisions. (2)
* Inauguration du périph.
La décision de construire un boulevard périphérique est adoptée en décembre 1954 par le conseil municipal de Paris. Le chantier dure de 1956 à 1973, date à laquelle le premier ministre Pierre Messmer inaugure la boucle, un espace sans feu rouge entièrement dédié à l'automobile. Loin de la simple rocade routière, initialement prévue, il s'agit bel et bien d'une autoroute urbaine, généralement composée de deux fois quatre voies. Déconnectée du tissu urbain alentour, sans connexion possible avec les rues de Paris et les communes de banlieues, le périph' nécessite la construction de portes et d'échangeurs aux débouchés des autoroutes (Porte de la Chapelle au Nord, Porte de Bagnolet, d'Italie).
Quand
la circulation est bonne, le périphérique permet de traverser plutôt
rapidement sa boucle de 35,5 km, dont 6,5 km en viaducs ou ponts
(18%), 7,1 km en remblai (20%), 21,1km en tranchée (60%) ou à niveau
(2%). D'une largeur de 80 mètres en moyenne, le bp possède 55 portes,
dont 34 connectées. Il est le reflet d'un âge où tout devait être adapté aux
voitures. Son emprise au sol est énorme avec ses échangeurs, ses bretelles
d'accès, ses ponts. Depuis 2014, la vitesse y est limitée à 70 km/h.
Chabe01, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
Infrastructure
détestée, mais vue comme un mal nécessaire, le périphérique s'insère différemment dans le
territoire en fonction des zones traversées. Le périphérique est parfois à niveau, parfois en talus,
parfois en viaduc (coins pauvres), parfois en tranchée. Au niveau du Bois de Boulogne, au contact des arrondissements et des communes les plus riches, il est souterrain ou couvert afin de limiter les nuisances induites pour les riverains fortunés. Au contraire, le périph est construit en viaduc, donc très visible quand il
fait la connexion entre des quartiers ouvriers et les communes
populaires de l'est. Ce dont témoigne Koma dans "C'est ça qui nous rend plus fort"« notre champ de vision s’arrête là où commence le périphérique/ Les tours de ciment, l’horizon caché, la vie gâchéepar les flics»"
La promesse de
vitesse et de fluidité tombe très vite à l'eau. Dès l'inauguration, le périph' est embouteillé, la voirie saturée. Les nuisances sonores, paysagères sont maximales pour les très nombreux riverains. La
pollution empêche d'ouvrir les fenêtres, tandis que l'absence de
double vitrage pendant une longue période, rend les logements proches du périph' particulièrement bruyants. Les cas de dépressions nerveuses, insomnies sont légions. L'installation de murs anti-bruits, longtemps jugés inesthétiques, n'intervient que tardivement.
Le périph' est souvent perçu comme une frontière étanche séparant deux mondes.Cette
coupure morphologique est encore renforcée par la fracture politique
entre une une ville longtemps restée de droite entourée par des communes aux mains de la
gauche: la fameuse banlieue rouge.
*Représentations: une frontière.Au delà de la ceinture d'asphalte se trouve la banlieue, un espace largement fantasmé engendrant un discours médiatico-politique qui remonte à loin. Quand elle existait encore, la Zone était dépeinte comme un lieu de refuge
des bandes d'apaches et malandrins de tous poils, qui cherchaient à se
mettre à l’abri de poursuites policières et traverser la Zone pouvait être
dangereux. Cette idée, inconsciemment, reste parfois présente dans
l'esprit de certains Parisiens pour lesquels passer le périph reste une barrière psychologique, ridicule certes, mais réelle.
L'outre-périph est dépeint comme une zone dangereuse, mais à l'intérieur de laquelle les rapports de force s'inversent. Perdue dans un espace peu familier, la police opère désormais en terrain hostile. « De l’autre
côté de la rue » du 113. «J'habite de l'autre côté d'la rue, où ça ? / Un cauchemar pour l'commissaire Broussard / Du mauvais côté du périph' /
Loin des contes féeriques / Confronté au périple, le moral pollué /
Toxique comme l'air, comme l'herbe / Tard le soir, rencontre du 3ème
type / Face au contrôle de police, on met notre ruse en pratique »
Dans de nombreux titres, le périph et ses abords sont dépeints comme le terrain de prédilection des activités illicites. Exemple avec "Paris la nuit" de Rim'K. "Dans les business parallèles on fait du mal à l'économie / J'fais des tours de périph pour tuer l'insomnie". Dans le "Nouveau western", MC Solaar convoque la mythologie du western pour évoquer les lieux. "L'habit
ne fait pas l'moine dans la ruée vers l'or / Dès lors, les techniques
se perfectionnent / La carte à puce remplace le Remington / Mais Harry à
Paris n'a pas eu de chance / On le stoppe sur le périph' avec sa
diligence / Puis on le place à Fresnes pour que Fresnes le freine /
Victime des directives de ce que l'on appelle / Le nouveau western" Dans le même esprit, Booba, que nous avons écouté précédemment, Souchon que nous entendrons bientôt, mobilisent la figure du shérif.
Le
périph demeure un espace paradoxal. Si il fracture le territoire, comme
une grande balafre circulaire, il n'en est pas moins emprunté chaque
jour par des milliers d'automobilistes. La nuit, il devient un lieu propice au vague à l'âme des cœurs brisés. Ainsi avec le titre "Le périph" Mano Solo noie son chagrin en faisant des tours de périphs. Pour les chauffards invétérés, les têtes brûlées, il se transforme en circuit automobile. Ainsi, dans de nombreux raps, les compteurs s'affolent. Lefa:"TMCP #8 - Périph"
Décidément ambivalent, le périph on l'aime autant qu'on le déteste. Pour ceux qui le pratiquent, il charrie de nombreux souvenirs. Des expériences douloureuses, mais dont on se souvient parfois avec nostalgie. Le titre "Périphérique" de Souffrance décrit les épisodes de galère passées, mais aussi la beauté que revêt parfois le bitume. Il rappe: "Et
tu t’rappelles les jours de hess / Quand tu comptais tes pièces / Quand
tu partais d’la tess à sept dans une caisse à moitié HS / Pas
d’délicatesse, contrôle pour délit de faciès / Ils t'connaissent,
t’appellent par ton blase, sont d’jà venus à ton adresse / Roule sur le
périph’ le coffre chargé de beuh et ouane / Tu sors à Porte de Montreuil
et tu te fais soulever par la douane / Tous les soirs sur le périph’
quand la nuit baisse le voile / Les lumières de la ville répondent aux
étoiles
Roule
sur le périph’, roule pour l’oseille, roule des spliffs / Roule contre
le sommeil, roule roule sur le périph’ roule / Du coucher jusqu’au lever
du soleil"
Pour Paris, il s'agit d'une
artère vitale assurant la desserte et l'alimentation et en cas de blocage la capitale viendrait à manquer de tout. Dans de nombreuses chansons l'interprète se place dans la peau d'un automobiliste faisant des tours de périph' sans buts précis, perdu dans la contemplation des monuments construits
le long de la boucle par des architectes plus ou moins prestigieux. Citons le
parc des princes, le stade Charléty, l'institut du judo, la Maison de
l'Iran, la tour Bois le Prêtre, la résidence étudiante de la porte de
Bagnolet, les Mercuriales, la Philharmonie, le tribunal de grande
instance, la tour Triangle, les Tours duo, les grands moulins de Paris...
L'installation de part et d'autre du périph est vue comme une ascension sociale dans le cas d'un emménagement intra-muros ou au contraire comme un déclassement pour ceux qui déménagent en banlieue. (3) De fait, le
périph' est l'incarnation physique du rapport de domination que Paris
entretient avec sa banlieue, des territoires pourtant très divers que la
capitale continue parfois à considérer comme un
réservoir d'emplois et de services indispensables à son fonctionnement, y remisant espaces de stockages, parkings, fourrières, incinérateurs d'ordures et travailleurs. Cette coupure fonctionnelle et sociale inspire "J'aime plus Paris" à Thomas Dutronc.
« Ici
et là» d'Alain Souchon insiste sur la fracture socio-spatiale que constitue à ses yeux le périph. "Le regard que nous portons sur ce hasard / Ces quarante mètres de goudron qui nous séparent / Tu sautes le périph, hop allez / I shot the sheriff / Ici et là, ici et là / Ici et là"
Les
prix du logement sont inabordables dans Paris, mais le respect de la règle des 20% de
logements sociaux fait que certains bastions populaires de la capitale résistent à la
gentrification. C'est le cas des grands groupes HLM construits au cours des
années 1960 entre les maréchaux et le périphérique. Le quartier décrit par Hugo TSR dans "Périmètre", au nord du 18ème arrondissement, permet ainsi de relativiser la rupture paysagère et sociale qu'incarnerait le périph. "Je
suis la note de bas de page / J'crois que je suis né dans un tombeau /
Odeur de conso, quartier tracé par le périph' et les ponts glauques"
*Quel avenir?
Comment transformer le périph? Plusieurs options existent: reconvertir l'autoroute urbaine en un boulevard urbain classique, dédier une voie au covoiturage, développer davantage de nature dans l'esprit de la ceinture verte,implanter un corridor boisé sur le terre-plein central et les talus du périphérique et ses abords.Faut-il densifier et urbaniser davantage les portes et abords du périph ou au contraire végétaliser et constituer des réserves foncières, ce qui ne manquerait pas d'attiser les intérêts des
promoteurs et aménageurs?
Les
projets du Grand Paris se limitent souvent à la destruction de
quartiers populaires existants que l'on rase pour faire place nette en
les remplaçant par des espaces privés, sans se soucier des histoires et
du passé que l'on engloutit. Des aménagements conçus et pensés depuis
les bureaux de centre-ville.
Comment réduire les nuisances?
> Baisser la vitesse réduirait la pollution et fluidifierait le trafic.
>Limiter le nombre d'usagers en invitant les gens à moins ou ne plus utiliser le périph. Dans
cette logique, le projet du Grand Paris Express prévoit la création de lignes de métro situées
en rocade autour de la capitale afin d'étendre le réseau
existant et de connecter les villes de banlieues entre elles (en région
parisienne, 70% des déplacements se font de banlieue à banlieue).
>Faciliter le franchissement de la double frontière constituée par les maréchaux et le périph grâce à des passages au dessous - comme à la Porte Pouchet - ou au dessus de la boucle routière.
>Enfin repenser la logistique parait indispensable.
Terminons avec le groupe Java, dont le titre Mona (du nom d'une ligne du RER C) propose une critique en règle des politiques d'aménagement toujours conçues et pensées depuis Paris, sans tenir suffisamment compte du point de vue et des usages des banlieusards: "Elle
était belle mon enfance, c'était loin d'être la misère / À la petite
couronne j'ai accroché de beaux souvenirs / Mes parents avaient des
livres, bien assez de bif / Pour me payer quand je voulais la traversée
du périph’ / Tout l'monde était raciste, mais tout l'monde vivait
ensemble / Et beaucoup s'en sortirent au milieu des grands ensembles /
Alors j'en parle au passé car je suis parti / Moi, le fils d'intégrés,
l'enfant nanti / Mais même de l'autre côté, quand j'écoute les princes /
Parler de la banlieue, j'entends l’wagon qui grince / Je vois le haut
d’la pyramide qui gaspille des milliards / Et mes yeux pleurent des
flammes / Comme un banlieusaaaaard!"
Notes:
1. Les Roms occuperont 150 ans plus tard ces mêmes espaces aux marges de la ville.
2.
Dans les années 1960, la France gagne près de 100 000 voitures
supplémentaires par mois. Le niveau de vie augmente ce qui permet au
plus grand nombre de s'équiper.
3. Phénomène
de gentryfication qui repousse une partie des habitants de Paris de
l'autre côté du périph s'amorce à partir des années 1990 sous l'effet de
politiques publiques de requalification des espaces populaires, avec
l'implantation d'équipements culturels. Elle se prolonge dans les
communes de petite couronne (Montreuil, Aubervilliers, Pantin).
Sources:
A. "Le périph, après tout". Quatre émissions concoctées par Camille Juza pour la Série Documentaire de France culture sous le titre "le périph' après tout. On y entend les points de vue des urbanistes, architectes, artistes. C'est passionnant et instructif.
En 1946, La Guadeloupe, la Martinique deviennent départements français. Dans
un contexte de
forte pression démographique, le gouvernement français y opte, durant vingt ans, pour une
politique de transferts sociaux à grande échelle. En parallèle, il
incite au déplacement des individus vers l'hexagone. Des années 1960 aux années 1980, des dizaines de milliers de Français, originaires de Martinique et de Guadeloupe, quittent leur île natale pour l'hexagone. Cette migration intérieure, décidée au plus haut sommet de l’État, ne dure que vingt ans, mais représente néanmoins l'une des plus importantes qu'ait connu la France. Elle contribuera à accréditer l'idée que pour les DOM le salut se trouve toujours loin de la terre natale. Une attitude assez comparable au mépris dans lequel l'industrie musicale hexagonale a longtemps tenu les musiques guadeloupéenne et martiniquaise véritables. Cette condescendance coloniale a empêché tous ceux qui chantaient en créole de se faire connaître dans l'hexagone.
Entreprise
de "déportation" pour Aimé Césaire, le Bumidom sera synonyme de
déracinement pour de nombreux Domiens, sans véritable intégration à
l'arrivée dans l'hexagone.
***
Les guerres de libération menées dans les dernières colonies françaises portent un rude coup au prestige international de la France. Pour conjurer ce que d'aucuns considèrent comme une forme de déclin, de Gaulle s'emploie à recentrer les frontières de la France sur celles de l’État-nation, sans renoncer pour autant aux derniers confettis de l'Empire ultramarin. En 1964, le président de la République se rend en Martinique pour tenter d'apaiser le climat de révolte latent. "Mon Dieu, comme vous êtes Français!", s'exclame-t-il lors de sa visite à Fort-de-France. Devant un parterre d'écoliers agitant de petits drapeaux français, le chef de l'Etat lance: "La Martinique est un témoins, un lien, un point où la France doit rayonner, et ce sera une de vos tâches mes enfants." Pour contrer les mouvements indépendantistes, le gouvernement considère que l'urgence est démographique: il faut limiter les naissances, et pousser à la migration une partie de la jeunesse. La première idée est de favoriser la migration vers la Guyane, dont la population est très réduite. Compte tenu des perspectives économiques très limitées, les jeunes Antillais préfèrent la métropole, désormais accessible grâce aux billets préférentiels mis en place sur la liaison aérienne. A l'initiative de Michel Debré, l'ancien premier ministre devenu député de la Réunion, le gouvernement décide alors de créer le BUMIDOM, un organisme censé régler les problèmes de chômage, de surpopulation, tout en étouffant les velléités indépendantistes. Le Bureau pour le développement des Migrations Intéressant des Départements d'Outre-Mer ouvre ses portes en 1963. "Sa tâche principale est de sélectionner de jeunes hommes et femmes des DOM, de les faire venir en métropole et de les former, le tout dans une perspective politique mêlant interventionnisme étatique et paternalisme colonial." (source D p 57)
L'organisme d’État propose aux volontaires de partir en métropole en échange d'un emploi dans la fonction publique. La misère remplit les avions ou les bateaux, d'autant que l'hexagone est présenté comme un pays de cocagne par les campagnes de communication. La plupart des candidats au départ n'ont rien à perdre, le Bumidom représente pour eux une opportunité à saisir. Comme le rappelle Édouard Glissant dans Le Discours Antillais, "La terre de France vers laquelle ils voguaient leur avait été suggérée dès l'enfance comme le lieu suprême où tout s'accomplit." Avant le départ, les postulants passent une visite médicale et des tests d'évaluation scolaire. Il n'y a bien sûr pas de recalés. La plupart des volontaires ont entre 18 et 25 ans. Sans diplômes, ils sont souvent les aînés de familles nombreuses et pauvres. Tous les mercredis, un boeing 747 bondé de jeunes Martiniquais et Guadeloupéens décolle pour Paris. Sous l’œil ému des parents, les migrants partent pour l'inconnu, sans savoir quand et si ils reviendront. L'ancien
empire colonial qui avait déporté quatre cents ans auparavant des
millions d'Africains vers les "îles à sucre", déplaçait désormais leurs
descendants vers l'Europe.
A l'arrivée à Paris, pour tous, c'est un choc, un dépaysement total. La ville est grise, enveloppée dans le brouillard et la fumée. Le froid transit. Le paysage n'a rien de ceux des cartes postales. A peine ont-ils foulé les tarmacs ou les quais, qu'hommes et femmes sont séparés. Les premiers sont envoyés dans des centres de formation en province, les secondes à Crouilly sur Ourcq en Seine et Marne où se trouve un centre spécialement conçu pour elles. La formation des stagiaires se réduit à sa plus simple expression dans cette "Sorbonne du balais-brosse" où l'on "apprend" à éplucher les pommes de terre, à nettoyer, à repasser. La déception est d'autant plus grande qu'il y a eu mensonge. La formation professionnelle se réduit souvent à sa plus simple expression. Loin des métiers espérés, ce sont des
postes subalternes de femmes de ménage, de domestiques qui sont à
pourvoir, et non des postes à responsabilité comme le laissaient entendre les employés de l'organisme d’État. La situation est d'autant plus difficile qu'aucun retour n'est prévu, le Bumidom ne finançant qu'un billet simple pour la métropole. (1)
Les conditions de recrutement se révèlent parfois très humiliantes. A Crouilly, "pendant que les jeunes filles défilaient, il y avait le public employeur qui était là [et qui]
choisissait. Cela m’avait fortement marqué parce que je venais de lire,
quelques jours plus tôt, comment on présentait les esclaves. Et c’était
exactement la même façon. Cette image me reste encore toujours", témoigne Aimé Techer, un Réunionnais venu s'installer en métropole. Une fois sortis du centre d'apprentissage, les jeunes gens doivent se débrouiller seuls. Compte tenu de la faiblesse des salaires, et en dépit
des promesses d'aides au logement, la recherche d'un toit relève souvent de la gageure.
Les syndicats et l'extrême-gauche pointent du doigt le caractère néo-colonial du dispositif. Aux
yeux de ses détracteurs, il s'agit moins d'enrayer la pauvreté et le
chômage que d'étouffer les contestations sociales, d'empêcher les
révoltes populaires et d'entraver l'émergence de mouvements
nationalistes et indépendantistes. En 1968, les locaux parisiens du Bumidon subissent un saccage en règle, plusieurs graffitis dénonçant l'ambiguïté du dispositif. "A bas l'impérialisme français et ses valets. Vive les Antilles libres", "A bas, le colonialisme aux Antilles", "A bas la traite des négriers", "Non, au Bumidom", "Nous voulons retourner chez nous", peut-on lire sur les murs. La presse réagit, critique le Bumidom, dénonçant notamment les inégalités sociales dont sont victimes les Français d'outre-mer. Rien n'y fait, le Bumidom continue son œuvre.
Après l'installation d'une première génération de Domiens dans l'hexagone, le Bumidom intensifie son action et encourage les regroupements familiaux. L'implantation durable de familles participe à l'accumulation des foyers modestes dans les grands ensembles de banlieues, souvent construits d'ailleurs par les nouveaux venus eux-mêmes. Le sentiment d'abandon, d'isolement, de relégation, le mal du pays provoquent chez certains des dépressions. Or, aucun suivi psychologique n'a été prévu pour évoquer les difficultés rencontrées. Le racisme est très présent à l'encontre de ces Français venus d'ailleurs. On les confond avec les travailleurs immigrés
arrivés eux aussi dans les années 1960 et 1970. Aux problèmes
identitaires s'ajoutent donc les violences du déracinement.Les discriminations sont légions. "L'émigré antillais en France est ambigu, il mène
la vie de l'émigré mais il a le statut de citoyen. Il est à même d'être
fonctionnaire: infirmière ou fille de salle, employé des postes ou
poinçonneur du métro, douanier à Orly ou agent de police. Il se sent
français, mais il subit des formes latentes ou déclarées de racisme tout
comme un Arabe ou un Portugais", constate Glissant dans Le Discours Antillais.
Pour
adoucir le quotidien, surmonter la distance avec les proches restés au pays, les nouveaux venus fréquentent les fêtes organisées par les association d'Antillais de l'hexagone. Pour tous, la musique joue un rôle primordial, d'autant que le répertoire des groupes martiniquais et guadeloupéens d'alors porte un message identitaire et politique dans lequel se retrouvent de nombreux auditeurs. Nous nous intéressons ici plus particulièrement à trois groupes particulièrement représentatifs. Le Super
Combo et les Vikings sont deux formations musicales guadeloupéennes fondées respectivement à Pointe Noire et dans le quartier de
Carénage à Pointe-à-Pitre. La Perfecta est un groupe martiniquais créé en 1970 à La Trinité.
* Super Combo, Vikings de la Guadeloupe et la Perfecta.
Au cours des années 1960-1970, une nouvelle
alchimie musicale naît aux Antilles de la fusion des rythmiques caribéennes (salsa,
cha-cha-cha, calypso, cadence, compas, biguine), latinos (son, rumba) et
nord américaines (jazz, soul, pop). Les groupes cherchent alors à faire entendre la voix de populations marginalisées. Influencés par le mouvement des droits civiques, ils
n'hésitent pas à s'approprier l'imagerie du Black Power, comme le poing noir levé brandissant une note de musique sur la pochette d'un 33
tours des Vikings. Les paroles des chansons abordent l'identité créole, le passé
esclavagiste et colonial, le chômage, la pauvreté... Prenons quelques exemples.
Le titre Mwen domi dewo écrit par le trompettiste Elie
Bianay, est enregistré par le Super Combo dans les studios Debs en 1975. Sur un air de cadence rampa,
fortement inspirée du Kompa haïtien, le morceau dénonce avec humour et
ironie les difficiles conditions d'installation des participants au
phénomène Bumidom. En 1978, "A Youskous Pa Fè Fou" de la Perfecta dépeint sans détour la situation économique désastreuse de la Martinique. "Ti commerçants fèmé boutique, ti artisans à la faillite, situation
critique / la Martinique pays magique, pa ni travail pou téni fric, vive
la vie aux tropiques". Les Vikings, quant à eux, décrivent les difficultés liées à une vie sans travail dans le somptueux: "Ka Nou Pè Fé".
En
1970, les Vikings se produisent deux soirs au Pavillon des Halles de
Paris devant vingt mille personnes. Sans autre promotion que le bouche à oreilles, le chiffre est colossal. La
musique des Vikings, de la Perfecta, du Super Combo constituent un
formidable exutoire pour les populations d'outre-mer établies à Paris. Animé par la
nostalgie du pays natal, le besoin de se ressourcer, de se retrouver et
surtout d'écouter de la bonne musique, le public se compose presque
exclusivement des populations antillaises installées dans l'hexagone.
Malgré
la qualité indéniable de ces musiques, les groupes antillais ont
longtemps souffert d'un grand manque de considération et furent ignorés
du paysage culturel français. Les médias hexagonaux se font une toute
autre idée de la musique antillaise, une musique festive, exotique,
celle de David Martial, de la Compagnie Créole ou de Francky Vincent. En
plus de conforter une partie de la population dans ses stéréotypes
paternalistes résumant les Antilles aux soleil, aux filles dénudées et
aux colliers à fleur, ce doudouisme musical dissimule l'effervescence
créatrice des groupes ultramarins. Avec leur musique innovante,
militante, chantée en créole, la Perfecta, les Vikings ou Super Combo
n'avaient aucune chance. Dès lors, la musique des "îles à sucre" subit une
ghettoïsation.
* Quel bilan tirer de trente ans de Bumidom?
Le
choix de la départementalisation en 1946 impliquait des promesses
d'égalité (2), avec une extension progressive des droits économiques et
sociaux. Or, l'accroissement
du chômage à la fin des années 1970 remet sérieusement en cause
l'utilité même du Bumidom. L'Etat ralentit la migration et en 1982,
François Mitterrand supprime définitivement l'organisme. En moins de vingt ans,
160 000 Antillais et Réunionnais ont quitté leur île natale. Même si
un grand nombre d'entre eux a réussi son enracinement dans l'hexagone,
l'espoir de retour reste fort chez beaucoup. Le
fossé entre l'espoir suscité et la réalité vécue est ressentie comme
une violence. L'impression d'avoir été trompé persiste. Aussi, de nombreux migrants du bumidom refusent d'évoquer leur histoire , car ce serait
reconnaître que l'on était pauvre, sans diplôme, sans formation et que
l'on a été le jouet d'une politique coloniale qui ne disait pas son
nom.
La situation économique et sociale de la Martinique et de la Guadeloupe de 2022 rappelle par bien des points celle des années 1960. En
dépit des promesses, le Bumidom n'a rien changé. le taux de chômage chez
les jeunes oscille toujours autour de 40 et 50 % dans les îles.
Impossible dans ces conditions de travailler au pays, quand
une petite caste continue à posséder la plupart des ressources. Aujourd'hui,
les DROM connaissent toujours une situation inquiétante. L'économie
artificielle de "non-production" favorise le clientélisme.
Alors que le revenu moyen par habitant est sensiblement inférieur à
celui de la métropole, le taux de chômage reste en revanche nettement
supérieur à la moyenne française. En outre, l'ampleur de la migration vers
l'hexagone a provoqué une véritable hémorragie démographique au point
qu'aujourd'hui en Guadeloupe et en Martinique, la population diminue et vieillit.
Comme
dans les années 1960, le mécontentement grandit et la colère éclate à intervalle réguliers comme en janvier 2009 ou en novembre 2021. Les grèves à
répétition et les manifestations sont le révélateur des mauvaises
relations que la France continue d'entretenir avec ce qui reste de son
ancien empire. Alors
que les migrants Martiniquais et Guadeloupéens se rendent en Europe,
des fonctionnaires métropolitains traversent l'Atlantique en sens
inverse pour occuper des postes à responsabilités. Un chassé-croisé
migratoire qu'Aimé Césaire dénonçait déjà devant l'Assemblée nationale en 1977. « L’aspect le plus connu des Antilles-Guyane est sans doute celui de
terres d’émigration, mais elles deviennent en même temps et
parallèlement des terres d’immigration. Les nouveaux venus (…) autrement
organisés, autrement pourvus, autrement dominateurs aussi et sûrs
d’eux-mêmes, qui auront tôt fait d’imposer à nos populations la dure loi
du colon. Je redoute autant la recolonisation sournoise que le génocide
rampant. »
Notes:
1. Compte tenu du prix exorbitant des prix des billets d'avion (7500 francs pour se rendre à La Réunion),
le salaire moyen de 400 francs par mois touché par les nouveaux venus
empêche ceux qui le souhaiteraient de rentrer chez eux. Pour compenser
les sacrifices, l’État met en place les congés bonifiés. Un billet
d'avion offert tous les trois ans permet ainsi aux fonctionnaires de
passer deux mois de vacances avec leur famille restée au pays. Les
vacanciers "métro-caribéens" cherchent à se montrer à leur avantage, en
soignant leur tenue vestimentaire, ce qui entretient parfois une sorte
d'illusion sur la douceur de la vie dans l'hexagone. Un fossé se creuse.
D'aucuns reprochent aux exilés d'être partis.
2. Pour Césaire, il s'agit de "passer d'une citoyenneté mutilée à la citoyenneté tout court."
Sources:
A.Bumidom, des Français venus d'outre-mer, de Jackie Bastide, de Temps noir Productions / France 2 (Infrarouge), 2010, 53 min
M. "Martinik Muzik. Chassol dévoile les trésors des Caraïbes", un documentaire de David Commeillas sur Arte Radio.
N.Cédric Audebert, « Les Antilles françaises à la croisée des chemins: de nouveaux enjeux de développement pour des sociétés en crise », Les Cahiers d’Outre-Mer, 256 | 2011, 523-549.
Gentil lecteur, je compte sur ton indulgence. La traduction qui suit souffre de nombreuses maladresses ou erreurs, elle ne demande qu'à être améliorée. N'hésite pas à apporter des corrections en commentaire.
Mwen domi dewo J'ai dormi dehors
Mwen té konprann lavi-Pari Je croyais que la vie parisienne
Ce blog, tenu par des professeurs de Lycée et de Collège, a pour objectif de vous faire découvrir les programmes d'histoire et de géographie par la musique en proposant de courtes notices sur des chansons et morceaux dignes d'intérêt.