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samedi 15 juin 2024

"Dos courbé" de Chiens de paille : un titre de rap sur l'immigration italienne en France et l'italophobie.

Originaire de Cannes, le groupe de hip-hop Chiens de paille, composé par du rappeur Sako (Rodolphe Gagetta) et du producteur Al (Sébastien Alfonsi), officia de 1992 à 2010. Publié en 2001, le deuxième album du groupe, intitulé Mille et un fantômes, comprend le morceau "Dos courbé", dont les paroles narrent l'émigration d'une famille italienne qui trouve refuge en France dans les années 1920. Les rappeurs se sont sans doute inspirés de l'histoire des aïeux de Sako, qui quittèrent Schigano, près du lac de Côme, pour la Provence. (1) Ces "quelques lignes pour se souvenir" nous donnent l'occasion de nous intéresser à l'histoire de l'immigration italienne en France. 

Le courant migratoire des Italiens à destination de la France débute à partir des années 1860, pour se maintenir pendant pratiquement un siècle. À partir de 1901, ils forment la colonie d'étrangers la plus importante en France, devant les Belges. Plusieurs vagues migratoires transalpines se succèdent ensuite, alimentées par chaque nouvelle crise.

"Ça commence dans les années trente
L'Italie fasciste affiche ses litanies racistes
Qui n'est pas pour est contre. Soit on s'aligne, soit ils alignent
"

De nombreux Italiens fuient avec l'arrivée au pouvoir de Mussolini, qu'il s'agisse d'adversaires déclarés (les "fuorusciti") ou de populations persécutées, durement frappées par la réaction fasciste et patronale après le "bienno rosso", les deux années (1919-1920) d'agitation sociale profonde. Militants des organisations de gauche (anarchistes, socialistes, communistes), syndicalistes, opposants politiques fuient la répression qui s'abat alors. A côté de ces réfugiés politiques, une majorité d'émigrants fuient la misère et la pauvreté. Dans un premier temps, ce sont surtout des paysans et ouvriers des régions du nord (Piémontais, Lombards, Vénétiens) et du centre de l’Italie (Toscans, Emiliens) qui partent.

Le choix de la France s'explique par la proximité géographique et culturelle, mais aussi par les opportunités d'emplois à pourvoir. Enfin, la présence d'une importante colonie italienne laisse espérer un accueil plus facile. Pour beaucoup de réfugiés politiques, la France représente la patrie de la Révolution, de la Commune et des droits de l'homme. De nombreux militants bannis par les fascistes, privés de leur travail, trouvent asile en France, tout autant pour trouver un emploi que pour échapper aux persécutions. Les motivations politique et économique des départs se superposent donc très souvent.

"Des familles assistent à l'exil massif puis, prises de panique, s'avisent
Chacun quitte sa ville, jette les reliques de sa vie dans une trop petite valise
À pied, on se risque sur les pistes de montagne via Modane depuis Varese
Puis, la peur aux tripes, on passe à l'Ouest, entre pics et falaises
"

La saignée démographique que représente la Grande guerre en France pose d'importants problèmes de main-d’œuvre alors qu'il faut reconstruire le pays. Dans ces conditions, un traité de Travail entre l'Italie et la France, conclu par le gouvernement Nitti en 1919, facilite l'émigration italienne. L'article 1 autorise les travailleurs et leurs familles à "entrer librement dans le pays de destination qui n'exigera à cet effet aucune autorisation spéciale". Par ailleurs, le patronat tente de pallier à la pénurie de travailleurs en s'appuyant sur la Société Générale d'Immigration, chargée du recrutement grâce à des antennes installées en Italie. La majorité des émigrés entrent cependant en France, de manière autonome; une tendance qui s'accroît après l'accession au pouvoir de Mussolini. L'émigration coûte chère. Pour les plus pauvres, il faut se débrouiller et tenter de franchir les Alpes, à pieds, dans des conditions difficiles et dangereuses.

Émigration italienne par régions 1876-1915.jpg: PramzanItalie par régions sans noms.svg

Il s'agit bien d'un "exil massif", déjà ancien, puisqu'on estime qu'un million huit-cent mille individus franchissent les Alpes entre 1873 et 1914. Lors du recensement de 1911, ils sont 420 000. La baisse du nombre d'actifs au lendemain de la guerre, l'arrivée des fascistes au pouvoir, les besoins de main d’œuvre en France au lendemain de la guerre, tout concourt à donner des dimensions gigantesques au phénomène. (2) Avec l'instauration de quotas d'entrées sur le sol américain, la France devient le principal pays d'accueil de l'émigration italienne. En 1931, les immigrés transalpins sont 808 000 en France, voire un million en incluant les saisonniers et clandestins, soit 7% de la population hexagonale. (3)

"Pour que les petits s'apaisent, on s'applique au rêve de revenir au bled, mais ni les mômes, ni leurs mères ne s'y prennent"

Si au début, des immigrés envisagent une installation provisoire, un exil temporaire, caressant l'espoir d'un retour au pays, quand la situation politique et économique le permettrait, beaucoup ne se font guère d'illusion comme le suggère la fin du premier couplet. Pour les immigrés "économiques", le retour reste envisageable, mais il est impossible pour les Fuorusciti, car synonyme de prison ou de relégation. Ces derniers se raccrochent à l'effondrement rapide du fascisme. Or, non seulement le régime dure, mais il se renforce au fil des années, à coup de propagande et de violences.

Certes, le régime fasciste incite au retour à partir de 1938, tandis que les tensions grandissantes placent les Italiens de France dans une situation délicate, avec l'entrée en guerre probable de leur pays natal contre leur pays d'accueil. Le second conflit mondial interrompt même l'émigration transalpine. Pour autant, la tendance générale n'est pas remise en cause et les départs l'emportent généralement sur les retours. 

"Ils savent l'avenir en d'autres terres dans la nuit qu'ils observent, les hommes s'en obsèdent
N'aspirent en eux-mêmes qu'à retrouver un bout de sol fertile et ouvert - quête de vie nouvelle
De quoi tirer un peu de force pour que les petits poussent. Un peu de confort pour leurs épouses
"

La misère ne laisse guère de choix et pousse les candidats au départ sur les routes. Les besoins de main d’œuvre en France sont importants tout au long des années 1920. Les Italiens occupent d'abord les métiers pénibles et mal payés que refusent les nationaux. Ils travaillent en tant que saisonniers agricoles, égoutiers, paludiers, mineurs, maçons, manœuvres sur les chantiers d'aménagement (routes, barrages, chemins de fer...). Les femmes travaillent dans la couture, l'entretien, le ménage. Pour des raisons de proximité géographique et d'offres d'emplois, deux tiers d'entre eux s'installent d'abord dans le Sud-Est de la France, en Provence (Alpes-Maritime, Var, Bouches-du-Rhône), dans les régions lyonnaise et stéphanoise, dans les Alpes. En 1911, ils représentent par exemple le quart de la population marseillaise. Au fil du temps, les industries de l'agglomération parisienne, les mines du Nord et de la Lorraine attirent de plus en plus, tandis que dans le Sud-Ouest, beaucoup s'emploient dans des tâches agricoles.

"Les nôtres sont de braves gens" se disent-ils, "les nôtres ont bon cœur"
Prions le Seigneur pour un monde meilleur, que les braves gens ne soient pas tous pauvres – prions le Seigneur
"Prions le Seigneur pour que nos mômes connaissent l'ailleurs, qu'ils mangent comme les autres, prions le Seigneur"
Et les gens d'ici se doutaient que les vents tourneraient
Qu'un jour se trouverait où les prières stopperaient
Qu'un jour tout près sonnerait la fin de ces gens au dos courbé
"

Tous aspirent à une vie décente, "un monde meilleur", pour leur famille, leurs enfants. Pour "que les braves gens ne soient pas tous pauvres", il ne semble pas y avoir d'autre issue que de quitter l'Italie. La foi permet de ne pas désespérer, d'endurer la douleur de l'exil et du saut dans l'inconnu, jusqu'à ce qu'un jour les prières soient exaucées et qu'il ne soit plus nécessaire de quitter sa patrie. Il faudra  tout de même attendre les années 1950 et le "miracle italien" pour que l'émigration régresse, avant de se tarir au cours des décennies suivantes.

"Entre ironie réac’ et a priori, leur présence terrorise
Ça passe, en théorie, tant qu'on ignore que leur nom rime avec Cannelloni
Terre de "on dit". Là où ils n'espèrent qu'un toit, leurs mœurs n'inspirent que froideur
Leur Christ fait peur, esprits railleurs, on les nomme Christos parce que trop prient
Ils n'ont rien d'autre sauf la rage des affamés
Cette flamme qu'il faut soigner de peur de voir l'espoir venir à faner
"

Le problème de l'accueil et de l'intégration des Italiens à la société française se pose très vite. Réfugiés politiques ou immigrés "économiques" ne jouissent d'aucune protection particulière de la part des autorités françaises. Ils dépendent donc du bon vouloir des gouvernements, qui peuvent les expulser à tout moment.

L'arrivée des immigrés italiens nourrit des représentations condescendantes de ces populations, désormais souvent désignées sous les termes méprisants de "macaroni" ("Cannelloni" dans le morceau) ou "ritals". Des stéréotypes tenaces se forgent alors. L'image de l'Italien manieur de couteau se répand, alimentant la chronique des faits-divers, contribuant à ce que "leur présence terrorise". L'Italien est envisagé comme fondamentalement différent. Buveur, bavard, parlant avec les mains, exubérant, l'Italien est accusé de tous les maux. Trop frugal, il se contente de pattes, une habitude alimentaire bien saugrenue pour les palais français. La religiosité de nombreux immigrés italiens déroute. Leur piété, démonstrative et caractérisée par les processions publiques, irrite et passe pour superficielle aux yeux des catholiques français. Au moment où la société française connaît une rapide sécularisation, ils ne trouvent pas davantage grâce auprès des laïcs, qui les désignent à Marseille sous le terme méprisant de "Christos". (4)

L'animosité à l'encontre des immigrés italiens s'accuse en période de crise économique. D'aucuns leur reprochent d'accepter des salaires de misère et de représenter une concurrence déloyale sur le marché du travail. La "concurrence" italienne se limite pourtant aux travaux les plus durs, largement délaissés par les nationaux, sauf lors des périodes de crise. Ainsi, lors de la Grande dépression, ces tâches ingrates et difficiles constituent une sorte de refuge pour les ouvriers français, privés de leur emploi. Dans ce contexte, les secteurs ordinairement abandonnés à la main d'œuvre étrangère sont de nouveau convoités. Les tensions atteignent leur paroxysme lors du massacre des salines d'Aigues-Mortes, en 1893. Considérés comme des étrangers inassimilables, ils subissent alors quolibets et insultes.

"Les propriétaires les haïssent. Aussi gras et aigri qu'eux sont las et faiblissent
Savaient-ils ce dont on est capable lorsqu'on a faim soi-même face à un fat assez riche ?
Si les vœux des uns sont confus, ceux des autres ne font pas de doute
Pensant que chaque friche est un crime, un péché contre des gens affamés
Ils se voient déjà à bêcher, à retourner le sol le dos courbé
"

Avant de quitter l'Italie, de nombreux émigrants travaillaient la terre, mais l'archaïsme structurel du monde rural et la mauvaise intégration aux circuits marchands, plongent les campagnes dans une crise profonde. La misère ne laisse guère d'autre alternative que de "voler ou émigrer", selon la formule de Mgr Scalabrini, évêque de Plaisance. Une fois arrivés en France, les paysans cherchent à retrouver un métier agricole. Le travail est mal payé, physique, d'autant plus pénible que les saisonniers, les métayers, les fermiers se trouvent sous la coupe d'un propriétaire terrien cruel.

"Là-bas, au pays, la misère grandissait, jetait quantité de familles aux vents de l'hiver, aux langues de vipères
Malgré ce que les gens disaient, les champs d'ici valaient leurs champs viciés mais, maintenant exilés
Ils y avaient tant misé qu'ils y avaient leurs jambes vissées
"

Le mythe du retour s'estompe vite. Une fois installés dans le pays d'accueil, la plupart des immigrés décident de rester et de retrouver un métier en lien avec ceux qu'ils pratiquaient de l'autre côté des Alpes. C'est notamment le cas de ceux qui  pratiquaient les activités agropastorales et forestières.

"Le soir, les chants renaissaient. Leurs langues ne visaient que les landes laissées
C'est ainsi qu'ils ont reconstruit un peu de là-bas, ici, comme un banc d'essai
Leurs paumes se creusaient comme les mômes naissaient
Des mômes élevés dans l'amour de ce pays, frère du leur, blessé

Confrontés au déracinement et au mal du pays, les Italiens de France s'emploient dans les premiers temps à entretenir le souvenir de leur région d'origine. "C'est ainsi qu'ils ont reconstruit un peu de là-bas, ici". Pour faciliter leur installation en France, beaucoup s'appuient sur leurs compatriotes déjà installés et sur le réseau associatif qu’ils ont créé. Grâce à cette aide, les réfugiés peuvent trouver plus facilement un domicile, un travail, de l'aide, des lieux de sociabilité (cafés et restaurants), un minimum de solidarité. A l'école, les enfants apprennent le français. L'acculturation va bon train. Leurs parents cherchent à les élever "dans l'amour de ce pays, frère du leur", car la proximité culturelle des deux "sœurs latines" facilite l'intégration des jeunes générations. Face à l'adversité et l'hostilité d'une partie des Français, il devient essentiel de se créer des appuis. Aussi, les nouveaux venus poursuivent-ils leurs activités militantes au sein d'organisations politiques françaises, en particulier le PCF, ou dans le cadre de la lutte syndicale, notamment au sein de la CGT. Dans les milieux ouvriers, ces structures contribuent à faciliter l'installation dans le pays d'accueil, même si une conjoncture économique défavorable peut briser ces solidarités ouvrières.  

Ainsi, la crise économique des années 1930 alimente un regain d'Italophobie et s'accompagne de mesures protectionnistes sur le marché du travail. En 1932, des dispositions sont prises pour restreindre l'emploi de la main-d’œuvre étrangère, avec l'instauration de quotas. Au même moment, le régime fasciste cherche à empêcher l'émigration. Des milices sont installées aux frontières. Mussolini émet des protestations contre l'accueil que les autorités françaises offrent aux opposants au régime (en réalité, contrôle et répression vont bon train). Il s'emploie à soustraire l'importante colonie italienne en France à l'influence des fuorusciti, en plaçant les associations communautaires sous son contrôle. De leur côté, les autorités françaises reprochent au régime fasciste de préserver "l'italianité" de la communauté italienne en France et d'empêcher son absorption dans la société française. Dans le contexte anxiogène de la marche à la guerre, "l'importance de l'implantation italienne dans le pays est considérée comme une menace pour la cohésion nationale; campagnes de presse, brochures agitent le danger de la colonisation par l'intérieur." (source E) Le 12 novembre 1938, un décret-loi impose une carte de travail pour les étrangers et autorise l'assignation à résidence ou l'internement des individus susceptibles de porter atteinte à la sécurité.

Puis le temps a passé, que reste t-il de ces temps harassés ?
Comme la terre s'est tassée, s'est effacée l'ombre avancée de leur sombre odyssée
Dans la traîne des années se perdent les valeurs nées de carrières de labeurs
Et nous, on se croit propriétaires de ce qu'offre l’Éther
Dans nos cœurs, les pleurs des Christos s'éteignent; soixante dix ans s'achèvent

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l'émigration italienne reprend. Dans le cadre de la reconstruction, elle est d'ailleurs encouragée par l'accord de main d'œuvre franco-italien de 1947. Au fil des ans, les arrivées ralentissent au point de se tarir au début des années 1960. Désormais, les Français d'origine italienne sont devenus "invisibles" ou bénéficient de représentations positives. Plusieurs facteurs expliquent cette tendance. Avec l'essor du tourisme, l'Italie est devenue une destination recherchée, ce qui, indirectement, a modifié le regard porté sur ceux qui en émigrèrent. Aujourd’hui, les plats de la péninsule ont été largement adoptés, au point que macaroni et pizza figurent sur des tables hexagonales. Le sport, le cinéma (la Dolce Vita), la mode (avec le dynamisme d'une culture couturière qui permit l'essor de Prada ou Dolce Gabana), la musique (festival de San Remo) ont sans doute eu leur part dans cet attrait nouveau pour la péninsule, quitte parfois à créer un imaginaire un brin fantasmé.

Je fais la prière que ma grand-mère ignore ce que les siens deviennent
De là-haut, qu'elle ignore qu'on accueille nos pairs comme on l'a accueillie hier
Et s'il n'en retient qu'un, qu'il retienne ce texte, mon petit frère
J'ai honte parce que je suis fier quand, pliant sous le poids de mes affaires certains soirs
Je revois ces gens aux dos courbés couvrir les champs de notre histoire..
"

Dans le dernier couplet, Sako en appelle à ses aïeux, mais aussi à son petit frère, comme pour signifier la nécessité de transmettre et perpétuer l'histoire familiale, afin de savoir d'où l'on vient. Le narrateur se love dans l'ombre portée par ses aïeux, "ces gens aux dos courbés". Tout au long du texte, le travail de la terre a servi de métaphore filée. Ici, il est question des "champs de notre histoire". La graine semée dans le sillon pousse, si on s'en occupe. La mémoire enfouie se conserve, à condition d'être transmise et exhumée.

{Refrain}
Nous aussi, on a dû parvenir à partir, soif de future
Pleins de sutures, nos cœurs suppurent tant de haine, pères de tumultes
Quelques lignes pour se souvenir parce que l'insulte dure

Arrivés en France pour travailler et/ou fuir le fascisme, les Italiens, au même titre que les autres populations étrangères, subirent le racisme et la xénophobie. Les discriminations dont ils furent victimes perdurent encore aujourd'hui, mais à l'encontre d'autres populations étrangères. ("On accueille nos pairs comme on l'a [la grand-mère] accueillie hier"). Depuis les années 1970, avec l'arrivée d'autres migrants, originaires d'autres continents, les Italiens sont présentés par l'extrême-droite française comme des immigrés exemplaires, qui travaillent "dur et bien", sous-entendu pas comme les nouveaux venus... Depuis le milieu des années 2010, la crise des migrants nourrit le discours xénophobe de l'extrême-droite populiste en France, comme en Italie. L'immigration, clandestine ou légale, est présentée comme une menace, une invasion, tandis que les migrants sont considérés comme des parias par les gouvernements européens. Le mythe du grand remplacement s'installe. L'arrivée au pouvoir de l'extrême-droite en Italie témoigne d'une forme d'amnésie. Dans le pays qui a inventé le fascisme, nombreux sont ceux qui feignent d'ignorer l'importance qu'eut l'émigration. "De la manière la plus banale qui soit : en oubliant qu’ils ont été des immigrés quelques décennies plus tôt. Ils ont passé l’éponge sur le passé, comme le font tous ceux qui ont amélioré leur situation économique et sociale", déplore Erri de Luca. 

Seul l'engagement sincère des associations et des bénévoles pour l'accueil, l'éducation des demandeurs d'asile, permet de sauver l'honneur d'un continent oublieux de son histoire, et pourtant durement affecté par des guerres et des crises qui jetèrent sur les routes des dizaines de millions d'Européens soucieux d'échapper à la misère et la mort. 


Notes :

1. Dans une interview accordée à l'Abcdrduson, Sako explique : "La raison de cet exode, nous ne le connaissons pas vraiment. Nous pensons qu'ils fuyaient les chemises brunes." (...) "Je pense que mon père fait partie de ces gens qui croyaient que pour être acceptés des français, il fallait presque devenir plus français que les français eux-mêmes. Il ne parlait jamais de l’Italie, ni des raisons qui ont poussé mon grand-père à venir ici, puis à s’éloigner de la famille. Ils sont allés jusqu’à franciser leurs prénoms, renoncer à parler italien à la maison, tout ça."

Italien par son père, Sako doit son blase à l'ouvrier anarchiste italien Sacco, condamné à mort avec Vanzetti dans les années 1920, alors que les États-Unis sombrent dans la red scare, une vague d'anticommunisme primaire. 

2. « Sur la période 1921-1926, on compta 760 110 Italiens qui émigrèrent en France, dont une population active de 438 200 personnes » (source G), pour travailler principalement dans le bâtiment (90 000), l'agriculture (65 000), la métallurgie lourde (30 000) et les mines (28 000).

3. Avec la crise économique des années 1930 et par le jeu des naturalisations, ce chiffre baisse, puisque l'on dénombre 720 000 Italiens en 1936.

4. L'Italophobie est aussi alimentée par la conjoncture politique et les relations officielles entre les la France et l'Italie. Prenons quelques exemples:

- La course aux colonies et la fièvre nationaliste nourrissent la xénophobie. En 1881, avec le traité du Bardo, la Tunisie passe de la tutelle italienne à celle de la France. Alors que des soldats français entrent dans le Vieux-Port de Marseille pour célébrer le nouveau protectorat, des sifflets provenant du siège d'une société italienne déclenchent de violentes échauffourées, connues sous le nom de "Vêpres marseillaises". Elles se soldent par trois morts et une vingtaine de blessés. 

- De même, l'alliance de l'Italie avec les Empires centraux, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, à partir des années 1880, transforme les immigrés transalpins en ennemis potentiels. Le 25 juin 1894, l'assassinat du président de la République Sadi Carnot par Caserio, un apprenti boulanger anarchiste italien, attise la haine.  Plus que jamais, les Italiens sont vus comme des envahisseurs, pris à partie, violentés. Cette "France hostile" (Laurent Dornel) convainc des migrants à rentrer au pays. 

5. Giorgia Meloni, la première ministre italienne, assimile l'immigration à l'insécurité et la criminalité. Un discours raciste se banalise dans la péninsule. L'Italie est devenue une des principales portes d'entrée de l'Europe pour des migrants qui accostent sur les côtes dans des conditions souvent dramatiques.

Sources :

 A. "Sako :«Nous sommes parfois spectateurs de nous-mêmes»", interview de Sako par l'abcduson, 6 février 2006.

B. "Comme un Italien en France" [Jukebox]

C. "«Macaronis», «Ritals» : quand les migrants italiens étaient, eux aussi, victimes de racisme.", The Conversation, 24 janvier 2023.

D. "Les Italiens en France : jalons d'une migration" [Musée de l'histoire de l'immigration]

E. Guillen Pierre. "Le rôle politique de l'immmigration italienne en France dans l'entre-deux-guerres. In: Les Italiens en France de 1914 à 1940." Sous la direction de Pierre Milza. Rome : École Française de Rome, 1986. pp. 323-341. (Publications de l'École française de Rome, 94) 

F. "Comme des Italiens en Suisse : L'Italianita", Histoire vivante sur la RSR. 

G. Nicolas Coursault : "Les Fuorusciti, mais qu'est-ce donc?"

H. La chanson traditionnelle par thème : la grande guerre (italie-infos.fr)

mercredi 25 janvier 2017

320. Feu Chatterton!: "Côte concorde"

Le tourisme a pris d'assaut les mers et les océans à travers les pratiques de la plaisance et de la croisière. Les paquebots évoquent le luxe, le dépaysement, les vacances. Aussi, nous nous intéresserons dans un premier temps au tourisme de croisière aujourd'hui.
Enceintes closes et sûres, les gigantesques navires qui sillonnent les mers ne sont toutefois pas à l'abri de l'accident, comme nous le verrons en nous intéressant au naufrage du Costa Concordia.





L'activité touristique est très sensible aux tensions géopolitiques ou aux crises économiques.  Les perspectives sont cependant très encourageantes pour le secteur de la croisière avec des prévisions de croissance annuelle de l'ordre de 5 à 6 % (selon l'Association Internationale des Croisières) et un nombre de croisiéristes qui devrait doubler au cours des dix prochaines années
.

Les bassins caribéen et méditerranéen sont les hauts lieux du tourisme de croisière avec respectivement 37 % et 20 % de l'offre. Cette attractivité est due à la richesse de leurs patrimoines respectifs, à l'héliotropisme et surtout à la proximité immédiate des réservoirs de touristes internationaux (les Américains représentant 52% de la clientèle mondiale et les Européens 25%). A terme, l'Asie orientale et ses mers bordières pourraient s'imposer comme une zone prisée, au potentiel prodigieux. 

Le marché de la croisière en 2015. Le dynamisme du secteur ne se dément pas avec 17 millions de croisiéristes en 2012 et environ 30 millions attendus d'ici à 2025. Sources: Ouest France et Cruise Industry News.
 

Très organisé, le marché est segmenté en fonction des clientèles à capter.  

- La croisière de masse sur des paquebots géants aux itinéraires bien balisés en Méditerranée ou dans les Caraïbes attire des touristes amateurs de formules clef en main, auxquels est proposée la visite à des prix attractifs - et au pas de charge - de lieux d'exception (avec "Venise en tête de gondole" cf: Antoine Frémont). 
- Sur des paquebots de petite taille privilégiant des destinations de la distinction comme les fjords norvégiens ou encore l'Arctique et l'Antarctique, la croisière de luxe est réservée aux plus fortunés.


 

Le Costa Pacifica à quai à Kiel. Quatre grands opérateurs dominent le marché: Carnival (100 navires en 2015), Royal Caribbean (46 navires), Norwegian Cruise Line (22 navires), MSC Croisière (12). Ces bateaux sont exploités sous pavillon de complaisance. Les passagers européens ou américains sont très souvent servis par des marins philippins, commandés par un état-major occidental.
 
Les géants du secteur se livrent à une rude compétition pour disposer des bateaux les plus impressionnants et aux meilleurs prix. Cette situation engendre une concurrence impitoyable entre les chantiers de construction navale. Soucieux de réaliser des économies d'échelle, les armateurs construisent des paquebots toujours plus gros. Ce gigantisme pose le problème de la réception de ces mastodontes marins et leur pilotage. (1)

Dans le domaine de la croisière, les représentations jouent un rôle majeur. L'image des paquebots, gigantesques enceintes closes voguant sur les flots, est profondément ancrée dans l'histoire et entretenue par la publicité. Dans l'imaginaire collectif, les palaces flottants sont ainsi associés au dépaysement, au luxe, à l'aventure. En quittant la terre ferme, le croisiériste recherche l'évasion, la découverte, mais toujours dans une ambiance rassurante et confortable. Les grands groupes de croisière insistent d'ailleurs sur la sécurité qui règnent à bord de telles embarcations. De fait, à condition de ne pas croiser sur sa route un iceberg ou un rocher résistant, le périple du croisiériste a tout de la parenthèse enchantée. Pourtant, en dépit des propos rassurants des campagnes publicitaires, l'accident est toujours possible comme en attestent les naufrages  du
Titanic ou du Costa Concordia. Or, compte tenu du gigantisme des paquebots et du nombre de croisiéristes à bord, le nombre de victimes potentielles est toujours particulièrement important. 



Le MSC Musica. Long de 294 mètres et large de 32, ce paquebot peut accueillir 2500 passagers servis par 1000 membres d'équipage. Il fut construit dans les Chantiers de l'Atlantique à Saint-Nazaire.

Long comme trois terrains de foot, haut comme un immeuble de 12 étages, le Costa Concordia est en 2012 le plus gros bateau italien. Ce palace flottant compte 1500 cabines, 5 restaurants, 13 bars, 5 jacuzzis, 4 piscines sur son toit, un toboggan aquatique, une discothèque, un casino, un théâtre. Il est de ces navires dont on se plait à vanter la sécurité et l'insubmersibilité. Fleuron de la compagnie Costa Croisière, le paquebot sillonne la Méditerranée occidentale, sans presque jamais interrompre sa course. Les croisiéristes se voient ainsi proposer la "Dolce Vita", soit 7 jours de périple entre Toulon, Barcelone, Palma De Majorque, Cagliari, Palerme, Rome, Savone. A la tête du Costa Concordia, Un commandant expérimenté de 52 ans, Francesco Schettino, issu de la meilleure école de la marine marchande italienne, commande depuis 6 ans le navire amiral de Costa.
(2)



 

* "Parade devant la rive"
En ce vendredi 13 janvier 2012, après une escale à Civitavecchia au cours de laquelle les touristes ont pu se rendre en train à Rome, le Concordia reprend sa route. Le temps est nuageux, la mer est calme. 
Lors du trajet qui doit le conduire à Savone, le bateau passe au milieu d'un couloir, entre le continent et l'île de Giglio. Or, le commandant décide de détourner le bateau , pour frôler l'île de Giglio. Schettino veut faire "l'inchino". Cette vieille coutume de la marine italienne consiste à frôler les côtes en signe de salut, comme une sorte révérence permettant de montrer aux habitants de Giglio le palace flottant éclairé. L'"inchino" est certes une manœuvre dangereuse, mais ce n'est pas la première fois que le commandant prend ce risque et détourne son bateau pour saluer Giglio, une île de navigateurs qui a donné plusieurs capitaines à la marine italienne. 
Lors de l'inchino, le bateau navigue à 16 nœuds, ce qui est beaucoup trop rapide. Le paquebot vire sur la droite, mais l'arrière "balaie", se rapprochant dangereusement des côtes. Schettino tente de corriger la trajectoire et de contrer le glissement en mettant la barre à gauche. Or, le timonier se trompe et met la barre complètement à droite. Il est trop tard pour rectifier le tir... Le paquebot vient de heurter un rocher. Il est 21 h 45.



Les lieux de collision et d'échouage du Costa Concordia (carte tirée comme les 2 photos suivantes de Wikipédia).
* "Dans sa panse alourdie de spas, machines à sous / L'eau est entrée".
Le solide rocher éventre le bateau comme une boîte de conserve, dans un effroyable bruit de tôle froissée. Le Concordia est ouvert sur presque un quart de sa longueur. L'impact a provoqué une violente secousse à l'intérieur du bateau. Le navire penche, le mobilier et les premiers objets tombent. Pour les passagers, c'est l'inquiétude.
Au même moment, des tonnes d'eau s'engouffrent dans la cale. La salle des machines est inaccessible. Trois des sept compartiments du Concordia sont désormais inondés. Le bateau va couler, cela ne fait plus aucun doute. Les générateurs s'arrêtent, l'électricité est coupée. Sans moteur ni gouvernail, le bateau part à la dérive. Le vent et les courants poussent le bateau vers le large. Pendant tout ce temps, le capitaine s'enfonce dans le déni.  Laissant les passagers livrés à eux-mêmes. Il ne prévient pas les secours à terre. Ce sont finalement des passagers, très inquiets, qui appellent la gendarmerie pour donner l'alerte. La capitainerie de Livourne entre alors en contact avec le poste de commande du Concordia. 
Le bateau dérive depuis maintenant plus d'une heure. Poussé par le vent et les courants, il s'approche à nouveau des côtes. Le paquebot s'échoue finalement à 50 mètres de l'île.
Une heure après l'accident, le capitaine ordonne enfin l'évacuation. Il s'agit toujours d'une opération périlleuse, a fortiori lorsqu'elle est mal coordonnée et que les passagers paniquent comme c'est le cas sur le Costa Concordia. La sirène retentit. La ruée vers les chaloupes de sauvetage commence.  





 
* "Alors que le capitaine tarde / A lancé les feux de détresse"
Sur le bateau, la situation devient de plus en plus difficile. L'évacuation vire au cauchemar. Des centaines de personnes restent coincés sur le pont. D'autres tentent à tout prix de prendre place dans les chaloupes. C'est désormais chacun pour soi. Les insultes fusent, les bagarres éclatent. Le sauve-qui-peut est général. Chacun joue des coudes pour être le premier dans les embarcations de secours. Surchargées, celles-ci descendent difficilement.
A 500 mètres de l'épave, le port de Giglio s'apprête à recueillir les naufragés. 
Hagards, transis de froids, les premiers rescapés touchent enfin la terre ferme. D'un coup quatre mille personnes débarquent sur une île qui compte à peine 1000 habitants en hiver. Aussi, les services de secours sont totalement dépassés. L'église, pleine à craquer, fait office de centre de secours. 
Les corps des premiers morts commencent à arriver sur le quai du petit port.

Nous sommes désormais deux heures après le choc et près de 500 passagers restent prisonniers de l'épave. Le bâbord monte sans cesse quand le tribord s'enfonce lentement dans l'eau glaciale. Alors que les officiers désertent, le maire adjoint de Giglio monte sur  le navire où il trouve des passagers en détresse, abandonnés à leur sort. Le bateau se désagrège. L'eau glaciale (8 degrés) s'infiltre partout, la tôle se tord. En raison du mutisme du capitaine, les gardes côtes arrivent enfin à bord de leur hélicoptère, à la fumée des cierges. A l'aide de leurs caméras infrarouges, ils ne peuvent que constater l'ampleur du désastre. Plusieurs dizaines de rescapés se trouvent en équilibre instable sur la coque du bateau. Désespérés, certains sautent dans le vide.  Des cris continuent à monter des entrailles de l'épave. Le commandant quant à lui ne s'y trouve plus!  En violation des règles maritimes élémentaires, il a déjà quitté le navire. Par conséquent, les sauveteurs n'ont aucun interlocuteur sur l'épave. Depuis la capitainerie de Livourne, à 200 km de Giglio, le commandant De Falco parvient toutefois à joindre Schettino
sur son portable
Le capitaine affirme: - "Nous ne pouvons plus monter à bord car le navire est en train de se cabrer côté poupe".  
- "Commandant, vous avez abandonné le bateau ?", demande alors d'un ton très surpris De Falco. 
- "Non non, évidemment que non !" répond avec aplomb le capitaine. 
De Falco exhorte Schettino à remonter à bord.
- "Vous réalisez qu'il fait noir? On n'y voit rien du tout.
- Et alors? Tu veux rentrer chez toi? Il fait noir et tu veux rentrer chez toi? Va à la proue, monte sur l'échelle et dis-moi ce qu'on peut faire. Combien de gens il y a et de quoi ils ont besoin. Maintenant!
Peine perdue, Schettino ne remettra pas les pieds sur le Concordia.



 
* "Du ciel tombe des cordes / Faut-il y grimper ou s'y pendre?"
Alors que le commandant et les officiers ont abandonné le navire, les sauvetages sont coordonnés par Mario Pellegrini, le maire adjoint de Giglio. Une fois à bord du paquebot, ce dernier cherche un responsable et finit par tomber sur le seul officier a ne pas avoir abandonné son poste (Simone Canessa). Tous deux explorent péniblement les entrailles de l'épave. Parvenus sur la coque, ils font évacuer les passagers toujours présents à l'aide d'une échelle de cordes. Les prisonniers du Concordia doivent se laisser glisser le long des parois de la coque, ce qui représente une descente d'environ 60 mètres. Un bateau des garde-côtes les attend en contrebas. A 4h30 du matin, les deux hommes seront les derniers à quitter l'épave.  

* "L'homme amusé depuis la dune / Voit le ferry mourir"
Loin des naufragés, le commandant assiste, apathique au naufrage de son navire. Redoutant la confrontation avec les naufragés, Schettino s'esquive. A bord de l'unique taxi de l'île, il se réfugie à l'hôtel où il accorde une interview à une chaîne de télévision. Le commandant affirme avoir coordonné l'évacuation avec un sang-froid exemplaire. A l'écouter, il est le héros de la soirée.
Tandis que la carcasse du Concordia s'enfonce lentement dans l'abîme, son commandant s'enfonce, pathétique, dans le mensonge. Au petit matin, il sera arrêté par la police pour homicide par imprudence. Les opérations de sauvetage ont cessé. Les chaloupes vides gisent désormais dans le port. Au large, le Costa ressemble à une boîte de conserve défoncée, le flan éventré par une plaie béante de 60 mètres de long. Le récif à l'origine du choc, a perdu son sommet: un rocher de 500 tonnes qui sommeille désormais dans les entrailles du paquebot. 



* "Cinq étoiles dans la nuit sont mortes."
Au total, l'accident fait 32 morts. 
Le Concordia restera pendant 2 ans et demi sur les lieux de naufrage. Or, dès le lendemain de la tragédie, un tourisme morbide s'improvise autour de l'épave du navire, bien visible depuis l'ilôt rocheux. En juillet 2014, enfin renfloué, le navire est remorqué jusqu'à Gênes où ses 50 000 tonnes de ferrailles sont méticuleusement démontées.

Le procès du Concordia s'est tenu en 2016 dans le théâtre de Grosseto, capitale provinciale. En échange d'une reconnaissance de sa culpabilité et d'une condamnation à un million d'euros d'amende (soit 1/500e de la valeur du bateau), Costa Croisière ne comparaît pas devant le tribunal. Légale, la procédure n'en scandalise pas moins les victimes. A l'exception du commandant en chef, les officiers du Concordia sont également absents de la salle d'audiences. Tous ont plaidé coupable et négocié des peines de prison entre 18 mois et deux ans et demi avec sursis. Schettino se retrouve donc seul sur le banc des accusés. Fidèle à sa ligne de défense, l'homme prétend que s'il a quitté le bateau avant les passagers, c'est à cause d'une malencontreuse glissade (... qui le conduit dans une chaloupe!).

En dépit de ces explications, les audiences ont mis en évidence la double irresponsabilité du commandant. C'est bien lui, et lui seul, qui prit la décision de se rapprocher de l'île lors de l'"inchino". C'est encore lui qui abandonna son poste alors même que des centaines de passagers, dont il avait la charge, restaient prisonniers de l'épave.  
Finalement, Schettino a écopé de 16 ans de prison en appel. En cassation, le procureur a réclamé 27 années de détention. Le procès reprendra au printemps prochain.
 

 


 


Feu Chatterton est un groupe français extrêmement prometteur. Salué par la critique unanime, son premier album ["Ici le jour (a tout enseveli)"] offre une succession de chansons particulièrement envoutantes. Feu est d'abord un son à nul autre pareil et qu'il serait donc vain de vouloir cataloguer. Feu, c'est aussi un chanteur charismatique dont l'interprétation ne peut laisser l'auditeur indifférent. Condensé de crânerie et d'audace, ce chant captive et subjugue. Feu, ce sont enfin des mots.
Côte Concorde narre ainsi avec lyrisme et pudeur le naufrage du Concordia, rendant par la même occasion un hommage sensible aux victimes. 

Notes:
1. A Venise, les paquebots qui empruntent le canal Giudecca contribuent à creuser la lagune et à fragiliser les édifices historiques juchés sur pilotis. Chaque année, ce ne sont pas moins de deux millions de croisiéristes qui partent à l'assaut de la Sérénissime. Des négociations sont en cours pour limiter le trafic.  
2. Les supestitieux (éclairés par la suite des événements) ont beau jeu de rappeler que le jour de l'inauguration du paquebot, le 7 juillet 2006, la bouteille de Champagne lancée sur la coque du navire, ne se brisa pas. Ce qui, pour les marins, est un mauvais présage.
 

Feu Chatterton!: "Côte concorde"
Il pleut, il pleut à Giglio / Vieille commune ennuyée / De la côte Toscane / Triple, triple A idiot / Il nous faut oublier / Comme D point Strauss-Kahn / Voilà ce que titrent à la capitale / Les journaux ce vendredi là / Une écriture accidentée comme les routes, paysage / Où le temps se dilate / Où le temps se dilate /
Il pleut, il pleut à Giglio / Vendredi 13, à bord du côte Concorde /
Alors que le capitaine tarde / A lancé les feux de détresse / A lancé les feux

Si près de la lagune / A tangué le navire / L'homme amusé depuis la dune / Voit le ferry mourir / Si près de la lagune / A tangué le navire / L'homme amusé depuis la dune / Voit le ferry mourir

Du ciel tombe des cordes / Faut-il y grimper ou s'y pendre? / Sur le pont du côte Concorde /
Cinq étoiles dans la nuit sont mortes / Du ciel tombe des cordes / Faut-il y grimper ou s'y pendre? / Sur le pont du côte Concorde / Cinq étoiles dans la nuit sont mortes

Voilà ce qui arrive quand les bicoques sédentaires s'en vont voir du pays / Parade devant la rive mais les eaux couleurs d'eau pâlie ne sont pas édentées / Ainsi petit rocher voulut croiser ta course / Pirate somnolent mille fois dérangé par tes folles néons et le bruit de ta bourse /
Il a mordu dedans / Il a mordu dedans n'est ce pas le ciel qui a ô en lui /
La chute du vaisseau par la pierre éventrée / Dans sa panse alourdie de spas, machines à sous / L'eau est entrée, l'eau est entrée, l'eau est entrée, l'eau est entrée

Du ciel tombe des cordes / Faut-il y grimper ou s'y pendre? / Sur le pont du côte Concorde
Cinq étoiles dans la nuit sont mortes / Du ciel tombe des cordes / Faut-il y grimper ou s'y pendre? / Sur le pont du côte Concorde / Cinq étoiles dans la nuit sont mortes / Cinq étoiles dans la nuit sont mortes

Si près de la lagune, a tangué le navire / L'homme amusé depuis la dune / Voit le ferry mourir / Si près de la lagune, a tangué le navire / L'homme amusé depuis la dune / Voit le ferry mourir


Sources:
- Antoine Frémont: "Géographie des espaces maritimes", La Documentation photographique, 2015
 - Cedre: Costa Concordia
- RFI: l'ultime voyage controversé du Costa Concordia.
- Zoom de la rédaction (France Inter): "La vie autour de l'épave". 


Liens: 
- Feu Chatterton! sur Facebook et Twitter.
- Affaires sensibles: "Le naufrage du Costa Concordia".
- Geoconfluences: Venise submergée par l'eau ... et par le tourisme
- Le marché des croisières. (INA)
- Tourisme: le succès des croisières. (JT France 2)
- Tourisme de croisière en Méditerranée. / croisières et croisiéristes. / Marseille, la réussite du port de croisière. (Geoconfluence)
- Mer et marine.com.
- Les échos: "Ebranlé, le monde de la croisière a prouvé sa capacité à résister aux drames".
- Le Monde: "Le gigantisme des bateaux en question.
- L'Obs: "le naufrage du Costa Concordia reconstitué sous  Google Earth".  
- Quelques infographies pour mieux comprendre l'accident.

mercredi 11 décembre 2013

278. Faccetta nera

Après avoir consacré un premier volet au colonialisme italien et à la guerre d’Éthiopie, intéressons-nous désormais à la politique raciale menée par les fascistes dans la Corne de l'Afrique.  
Notre fil directeur sera la chanson Faccetta nera. Les vicissitudes qu'eut à subir ce morceau sont, en effet, tout à fait emblématiques, du changement d'attitude des autorités à l'égard des femmes d'Abyssinie.

Dessin d'Enrico De SetaLégende: "Au marché [Esclaves : prix à débattre]
-
On l'achète à deux, et après, on fera moitié moitié..." Bien qu'interdit dans la métropole, l'achat de jeunes filles existe dans les colonies. Ainsi le journaliste Indro Montanelli achète à son père une jeune fille de 12 ans, "petit animal docile" revendu ensuite à un gradé.


* "Notre loi est esclavage d'amour."
 Or la prise de possession de ces conquêtes territoriales s'accompagne du développement d'un imaginaire colonial spécifique, teinté d'exotisme et d'érotisme. Dans l'esprit de nombreux colons italiens, il existe ainsi la volonté de s'emparer également des indigènes, aux mœurs prétendument faciles. Une intense propagande véhicule ces préjugés à destination des colons potentiels, transformant les femmes noires en formidables "produits d'appel". Aucun support n'est négligé pour vanter la beauté légendaire des Éthiopiennes: photos, campagnes publicitaires, dessins satiriques, cartes postales, romans populaires donnent à voir des Abyssines dénudées. Tous dépeignent des créatures à la sensualité exacerbée, dont l'appétit sexuel serait insatiable. Léo Longanesi rapporte ainsi que « Les Italiens avaient hâte de partir. L’Abyssinie, à leurs yeux, apparaissait comme une forêt de superbes mamelles à portée de main. »


Si les femmes semblent avenantes, peu farouches et superbes, les Éthiopiens sont dépeints, en revanche, comme des êtres veules, abrutis et sauvages.
 

 
La quasi-absence d'Italiennes en Éthiopie (dans un rapport de une pour trente hommes) contraint rapidement les colons à se tourner vers les femmes indigènes. (2)
C'est donc à la fois par "nécessité" ou pour assouvir des fantasmes savamment attisés par la propagande, que de nombreux militaires et fonctionnaires italiens s'installent en concubinage avec des indigènes (les madame), du moins jusqu'à la mise hors-la-loi de cette pratique. 
 
Alors qu'en Italie de nombreux interdits pèsent sur la sexualité, la société éthiopienne semble moins puritaine pour ce qui touche aux relations hors-mariage. Le concubinage, par exemple, y est moins déconsidéré que dans les sociétés catholiques européennes. Pour les Éthiopiennes, ces relations avec des Européens peuvent en outre représenter, sinon uns certaine émancipation, en tout cas une stratégie d'élévation sociale.

Les motivations des colons s'avèrent diverses et ambivalentes. D'aucuns éprouvent des sentiments amoureux sincères pour leurs compagnes indigènes. D'autres semblent chercher d'abord à disposer d'une épouse pour pratiquer les tâches ménagères et ou d'une partenaire sexuelle stable et "plus sûre" qu'une prostituée.
En métropole, certains démographes envisagent ce métissage comme un moyen de peupler la colonie, voire de régénérer les populations européennes exsangues. Les unions mixtes sont alors encore admises avec les Éthiopiennes. (1) Ainsi, dans une revue fasciste, Lorenzo Ratto note: « Les plus belles filles de race sémitico-éthiopiennes, facilement sélectionnables sur les plateaux éthiopiens pourront être choisies par les pionniers du Génie militaire rural pour faire partie de nos colonies en tant qu’épouses légitimes (…) ». 
D'autres au contraire dénoncent déjà les dangers que ferait courir le métissage à la race italienne.

"Terre vierge."
Lors des premiers temps de la conquête, la propagande colonialiste fait apparaître l'Ethiopie comme un véritable eldorado sexuel. Cet imaginaire s'épanouit d'autant mieux que  le catholicisme corsète solidement les mœurs métropolitaines.

* Une législation spécifique pour remporter la "bataille de la race".
En rupture avec le climat de badinage et de libertinage qui accompagne les débuts de la conquête, la prise de possession du territoire éthiopien engendre un tournant idéologique significatif, puisque c'est à une véritable radicalisation raciste qu'on assiste à l'été 1936.
 
Le Duce prend conscience qu'il y a un "risque de métissage". Les hiérarques fascistes engagent dès lors une véritable politique raciale, de "défense de la race". Cette lutte contre le métissage en Éthiopie inaugure la mise en œuvre d'un racisme biologique fondé sur la pureté du sang, traquant le concubinage des Italiens et des Africaines.
Pour lutter contre la promiscuité sexuelle entre indigènes et Italiens, Mussolini autorise les colons (militaires comme civils) à s'installer durablement en Éthiopie à la seule condition qu'ils soient accompagnés, et cela afin de "prévenir les terribles et prévisibles effets du métissage. 

A partir du printemps 1937, une législation spécifique prétend rien moins que réformer les pratiques sexuelles des Italiens dans l'Empire! Ainsi, le décret-loi n°880 du 19 avril 1937 sanctionne les rapports de "nature conjugale" entre citoyens italiens et sujets de l'Empire. Il n'interdit pas les relations sexuelles, mais les rapports affectifs (la convivenza) avec une femme de couleur. Ces relations suivies constituent  le délit de madamisme ("il diletto di madamismo"),  passible de  5 ans de prison au maximum, pour les Italiens vivant sous le même toit qu'une Éthiopienne (concubinage donc).
La législation se durcit encore avec la proscription des mariages mixtes par la loi du 17 novembre 1938.
La loi du 29 juin 1939 établit un nouveau délit, réprimant tout acte portant "atteinte au prestige de la race italienne" (sic). Elle vise donc à la fois les couples mixtes, mais déclenche en outre une enquête en cas de présence d'un enfant métis. (3) Il n'est plus question pour les Italiens de faire des bimbi caffe latte (des enfants café au lait) en Éthiopie.
Le durcissement de la législation se poursuit puisqu'en mai 1940, de nouvelles dispositions  assimilent les métis à des sujet africains et interdit aux pères italiens de les reconnaître.

Dans l'Italie fasciste une politique de discrimination raciale violente se met en place à compter de 1938. En Libye et en Éthiopie, une politique anti-africaine est instaurée. Cette couverture de la revue "Difesa della razza" dénonce les effets de la promiscuité raciale. L'union entre race noire et race blanche conduirait à la fin de l'espèce, symbolisée ici par une rose fanée.

L'application de cette législation entraîne une intense répression du madamisme (pour les mots soulignés, voir glossaire), par une police spécifiquement chargée de punir les agissements "scandaleux" des civils
. Des billets jaunes sont distribués en guise d'avertissement, tandis que plusieurs gradés sont rappelés en métropole et radiés des cadres de l'armée. 

La loi n°880, rédigée en termes vagues, laisse une grande latitude d'interprétation aux juges de l'empire. Aussi, les quelques procès organisés pour madamisme, mettent en évidence la difficulté à établir ce délit, puisque relevant de l'intime. Les juges cherchent alors à prouver qu'il y a bien vie commune, rapports sexuels réitérés, "affection maritale".
 Les relations sexuelles avec des Africaines sont tolérées, à condition qu'elles soient dénuées d'affect. Ainsi, dans une affaire de concubinage, les juges du tribunal de Gondar note que l'accusé n'aurait pas été coupable  « s’il s’était servi de la femme seulement comme prostituée en lui payant le prix d’accouplements occasionnels puis en la congédiant après avoir satisfait ses besoins sexuels. » La dépendance affective, la jalousie, le caractère passionnel d'une relation constituent autant de circonstances aggravantes pour les juges. Les aveux deviennent autant d'indices à charge. Un accusé écope en janvier 1939 d'un an et demi d'emprisonnement pour avoir avoué aimer une femme indigène et envisager de fonder avec elle un foyer. Pour les juges, il s'agit d'un cas "macroscopique d'ensablement", car "ici, le blanc ne désire pas simplement la Vénus noire en la tenant à ses côtés pour des raisons de tranquillité et pour bénéficier de rapports faciles et sûrs mais c'est l'âme de cet Italien qui est troublée; il est entièrement dévoué à la jeune noire qu'il veut élever au rang de compagne de sa vie et qu'il associe à tous les évènements, y compris hors sexualité, de sa vie." [cf: Matard-Bonucci] 
 

Marie-Anne Matard-Bonucci résume ainsi l'alternative qui s'offre aux Italiens en Éthiopie: "Dans l’économie licite des pratiques sexuelles deux solutions s’offraient aux soldats colons fascistes, célibataires par force : la chasteté, le colonisateur cédant la place à une forme de moine soldat, ou la pratique d’une sexualité déconnectée de tout sentiment."Autant dire que la première option demeure très marginale, quant à la deuxième solution, elle passe par le recours à la prostitution. Or, le nombre de prostituées venues de la métropole ne permet pas de répondre à la demande. Aussi, les colons fréquentent avec assiduité les bordels indigènes. 
 Pour satisfaire aux besoins sexuels des troupes en campagne, les fascistes se résignent à organiser la prostitution en terre coloniale, tout en fustigeant le phénomène dans la péninsule. Les prostituées autochtones (sciarmute) y sont classées par les autorités en 3 catégories en fonction de leurs clients (officiers, soldats, troupes coloniales).


Carte postale des années 1930. Aucun support n'est négligé pour vanter la beauté légendaire des Éthiopiennes: photos, campagnes publicitaires, dessins satiriques, cartes postales, romans populaires donnent à voir des Abyssines dénudées.
Objets de désir, instrumentalisées par la propagande, les Abyssines sont - une fois l'Empire proclamé - diabolisées.


* Embrigadement idéologique.
Pour remporter la "bataille de la race", les organes de propagande du parti se mobilisent à l'instar de Difesa della razza. A l'aide de couvertures chocs et de photomontages, cette revue  du racisme militant fondée à l'été 1938, dénonce la fusion des races. Des auteurs racistes tels que Lidio Cipriani, directeur de l'Institut d'anthropologie de Florence, y brocardent le métissage à longueur de pages. De son côté, en 1939, l'Institut fasciste de l'Afrique italienne fait paraître Le problème des métis qui affirme en exergue: "Dieu a créé les blancs, le diable les mulâtres."  
Les propagandistes fascistes se trouvent toutefois dans une position très inconfortable. Il y a en effet incompatibilité totale entre l'imaginaire colonial diffusé jusque là pour attirer les colons et la nouvelle politique raciale. Les Abyssines lascives mises en scène à longueur de pages, figées sur papier glacé, ont pris corps dans l'esprit de nombreux soldats. Aussi, afin de détruire cet obscur objet de fantasme qu'est devenue la femme noire, les thuriféraires du pouvoir lancent une croisade contre la mentalité "antifasciste" et "romantique" des Italiens en Abyssinie (4),  fustigeant l'exotisme de pacotille colporté par la littérature du temps. Guido Cortese, secrétaire du fascio d'Addis Abeba, s'insurge contre ces tendances romantiques qui ne coïncident pas avec la mentalité fasciste: "le folklore, celui des nus, des pleines lunes, des longues caravanes et des couchers de soleil ardents, des amours folles avec 'indigène humble et fidèle, tout cela représente des choses dépassées, qui relèvent du roman de troisième ordre. Il serait temps de détruire tout de suite les romans, illustrations et chansonnettes de ce genre afin d'éviter qu'ils donnent naissance à une mentalité tout autre que fasciste."
Publicité pour les motos Bianchi (1936).
 
* "Frimousse noire, belle Abyssine."
Sous des dehors badins et inoffensifs, la chanson populaire peut pourtant devenir un redoutable support de propagande. Facile à mémoriser, entêtante, elle s'insinue longtemps dans la mémoire de l'auditeur, contribuant par là à façonner ses représentation ou son imaginaire.
Comme le rappelle Alain Ruscio, elle véhicule parfois  l’idéologie « à l’état pur. Dans une chanson, il faut dire l’essentiel en quelques phrases, et pour le plus grand nombre.»

Composée initialement en dialecte romain, Faccetta Nera ("petite frimousse noire") s'impose dans sa version italienne comme un grand succès populaire, entonné par les troupes fascistes en 1935.
Bien dans l'air du temps, les paroles décrivent un Italien soucieux de "civiliser" une petite Abyssine. L'influence bienfaisante du fascisme doit permettre à cette indigène de connaître une ascension sociale, culturelle et politique. Paternaliste, il envisage même que sa protégée puisse défiler devant le Duce. La conquête italienne est présentée comme une libération, un affranchissement général. Or, Mussolini n'envisage de voir défiler devant lui que des Abyssins courbés sous le joug, certainement pas de nouvelles recrues noires traitées d'égal à égal avec le conquérant.

Dans la presse et les romans fascistes, le péril métis supplante les belles Abyssines. Le métissage devient la nouvelle obsession, le grave danger qui porte atteinte au prestige de la race. Couverture de Difesa della razza.
Le second couplet relève d'une autre veine: romantique, voire érotique. La mention de "la loi esclavage d'amour" semble avoir particulièrement irritée le Duce qui y voit une invitation au métissage. Typique des chansons coloniales de l'époque, le refrain insiste sur les beauté des femmes éthiopiennes; créatures envoûtantes auxquelles les soldats ne peuvent résister.
Les paroles illustrent à merveille l'ambivalence des sentiments des colonisateurs à l’égard des femmes africaines: volonté de possession et de domination, promesse de libération et de civilisation, désir et fascination.


Aussi, juste après la conquête, la censure s'abat sur le morceau dont la diffusion est interdite. En juin 1936, dans un article complaisant, Paolo Monelli défie l'auteur de la chanson de partager le quotidien d'"une de ces Abyssines crasseuses, à la puanteur ancestrale (...) détruites dès l’âge de vingt ans par une tradition séculaire de servage amoureux et rendues froides et inertes dans les bras de l’homme [...]. » [cité par Marie-Anne Matard-Bonucci]
Des slogans pourfendent le titre: "Je ne veux plus entendre chanter Faccetta nera, je ne veux plus entendre belle Abyssine, car nos femmes sont plus mignonnes elles ont plus de qualités!" [cité par Fabienne Le Houerou]
Finalement, la simple évocation du métissage, le concubinage avec une "faccetta nera", condamnait la chanson pour "délit contre la race".




Réclame pour des caramels.



* Quels résultats pour la lutte contre le "madamisme"?
La lutte contre le madamisme se solde par un échec. Certes, quelques procès exemplaires sanctionnent sévèrement les "fautifs", sans mettre pour autant un terme au concubinage des Italiens avec des femmes africaines. La répression installe un climat de peur chez quelques colons.

Malgré le risque de recevoir un billet jaune par la police du madamisme (i foglio giallo), les Italiens ne renoncent pas, dans l'ensemble, aux faccette nere. Les circulaires du Parti National Fasciste restent lettre morte. Ce qui permet à Matard-Bonucci de conclure: "La question du sexe et du métissage, comme d’autres mesures destinées à réformer les comportements en profondeur traçait les limites de l’emprise fasciste sur les esprits et de sa capacité à façonner les mœurs."

 
Un soldat italien et une femme italienne en 1935.



Glossaire:
madamisme = concubinage avec une femme de couleur appelée "madame".
Ensablement =  les ensablés sont les anciens soldats ou émigrés civils italiens ayant participé à la conquête de l'Ethiopie et qui s'y sont installés durablement.



Notes:
1. Depui 1895, les Italiens vivaient maritalement avec des Érythréennes et cela ne présentait aucune difficulté. Les enfants métis obtenaient la nationalité italienne. 
2. Pour endiguer le métissage, le Duce tente de faire venir 1500 faccette bianche pour faire contrepoids aux faccette nere
3. Les enfants métis, élevés dans le milieu maternel, subissent le mépris de tous, des colons blancs comme des indigènes.
4. La lutte contre le madamisme s'inscrit en outre dans le cadre de la lutte contre le "sentimentalisme" latin, antithèse de la virilité fasciste. 

 


Faccetta Nera
Si mo’ dall'artipiano guardi er mare,
moretta che sei schiava fra le schiave;
vedrai come in sogno tante nave
E un tricolore sventolà pe’ te.


Faccetta nera
bell'Abissina
aspetta e spera
che già l'ora s'avvicina!
Quanno staremo
insieme a te,
noi ti daremo
un'antra legge e un antro Re!


La legge nostra è schiavitù d'amore,
ma libertà de vita e de pensiere,
vendicheremo noi, camicie nere,
l'eroi caduti e libberamo a te!

Facetta nera, piccola Abbissina
te porteremo a Roma, libberata.
Dar sole nostro tu sarai baciata,
starai in camicia nera pure te!


Faccetta nera
sarai romana
e pe' bandiera
tu ciavrai quella italiana.
Noi marceremo
insieme a te,
e sfileremo
avanti ar Duce e avanti al Re!


*****************

Si depuis le haut-plateau tu regardes la mer, 
brunette, esclave parmi les esclaves, 
tu verras comme en songe les si nombreux navires 
et le [drapeau] tricolore qui flotte pour toi.
 
Frimousse noire,
 belle Abyssine, 
attend et espère 
car l'heure est proche 
où nous serons tout avec toi, 
nous te donnerons [alors]
 une autre Loi et un autre Roi !

Notre loi est esclavage d'amour
 mais [aussi] liberté de vivre et de penser. 
Nous, les chemises noires,
 vengerons les héros tombés [au champ d'honneur] 
et te libérerons.

Frimousse noire,
 petite Abyssine, 
nous te mènerons à Rome, libérée. 
Par notre soleil tu seras embrassée; 
même toi tu porteras la chemise noire.
Frimousse noire 
tu seras romaine 
et comme drapeau 
tu choisiras la bannière italienne. 
Nous marcherons au pas avec toi
 et défilerons devant le Duce et devant le Roi.


Sources: 
- Une émission passionnante de la "Nouvelle Fabrique de l'Histoire" (France Culture): "Colonisation comparée 3/4", 3 avril 2013. Débat sur l'empire colonial italien avec Marie-Anne Matard-Bonucci, Stéphane Mourlane, Giulia Bonacci. Écoutable ici

- Sur le  fantastique blog Dormira jamais d'Olivier Favier: "Sexualité et guerre d'Ethiopie. (1)"  et 2 , "Violence dans l'Ethiopie fasciste. (1)" et 2 par Marie-Anne Martard-Bonucci.

- Fabienne Le Houerou, L’épopée des soldats de Mussolini en Abyssinie, 1936-1938, Les Ensablés, Paris, L’Harmattan, 1994. 

- Jean Sellier: "Atlas des peuples d'Afrique", La Découverte, 2008. 

- Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies. Anthologie de chansons coloniales et exotiques françaises, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001. L'ouvrage de référence sur le sujet.

Liens:


- Etienne Augris revient sur un classique de la chanson coloniale: La Tonkinoise.

- De très riches ressources sur le site de la MRSH Caen: "Le colonialisme italien.

- La LDH Toulon consacre des pages très intéressantes (comme toujours sur ce prodigieux site) au passé colonial et fasciste de l'Italie, au boucher Graziani, à la colonisation sanglante de la Libye


- Philippe Conrad: "L'aventure coloniale et son échec." (Le Monde de Clio)

- Marie-Anne Matard-Bonucci: "D’une persécution l’autre : racisme colonial et antisémitisme dans l’Italie fasciste.", Cairn.info.

 - Guerre d’Éthiopie et discours de Mussolini (1935-1936) sur Cliotexte.