lundi 1 décembre 2008

122. "La Tonkinoise" (1906)

Depuis "La casquette du père Bugeaud", la chanson coloniale a fait son entrée dans la culture populaire, grâce à l'école en particulier. Mais au début du XXème siècle, la chanson coloniale ne célèbre plus la conquête, elle véhicule l'exotisme, l'érotisme, souvent sur un mode comique qui n'hésite pas à verser dans le racisme.

"hésitant entre aventure, érotisme et racisme, coups de clairon et nostalgie, à l'heure, à l'heure exacte où la chanson, ce vieux fleuron des cultures populaires gauloises, se faisait industrie, spectacle, rêve et distraction à vocation européenne et mondiale" (J.-P. Rioux dans l'article "Chanson" du Dictionnaire de la France coloniale, Flammarion, 2007).

Pour replacer cette chanson dans le contexte de l'époque, voyez cet entretien que nous avait accordé l'historien Pascal Blanchard sur la culture coloniale dans la France républicaine :


Lorsqu'elle parle du colonisé, la chanson le fait pour ses caractéristiques supposées : sa force et sa bravoure pour les hommes, son étrangeté ou le désir qu'elle suscite pour les femmes, même si les stéréotypes sur la femme varient en fonction des continents.
Parmi toutes ces chansons, "La Tonkinoise" s'est inscrite durablement dans l'univers culturel des Français au XXème siècle. Elle symbolise l'attrait des Français de métropole pour l'exotisme. Dans cet attrait, les fantasmes autour de la femme coloniale et des caractéristiques qu'on lui prête sont au cœur des stéréotypes que l'on retrouve dans la littérature, le cinéma, les cartes postales de femmes dénudées et donc la chanson.
Le succès des cartes postales de femmes nues envoyées depuis les colonies illustre à merveille ces fantasmes et véhiculent un message de domination. Antoine Aubert écrit ainsi sur le site Nonfiction :
"Par l’image donnée de ces femmes du Maghreb, d’Afrique noire ou d’Indochine, ces supports peuvent être perçus comme un moyen pour les impérialistes de justifier la colonisation. La représentation du "bon sauvage" revient ainsi avec insistance. Les Mauresques sont souvent montrées dénudées ou voilées et le Français semble avoir la mission de les amener à la civilisation occidentale, afin de les faire se comporter comme des femmes civilisées, respectant leur corps et leur dignité humaine."

On retrouve cette idée dans "La Tonkinoise" même si la relation évoquée ne semble pas devoir durer. La relation du militaire français avec cette femme asiatique ne semble être rien d'autre qu'une amour passagère, essentiellement centrée sur la relation sexuelle. Le texte est truffé d'allusions dans ce sens (le prénom Mélaoli qui n'a rien de vietnamien, l'éloge de la banane...). Il est bien sûr question de géographie, mais les auteurs de la chanson ne semblent pas très forts pour cette discipline puisque la plupart des lieux évoqués font référence à la Chine alors que le Tonkin et l'Annam sont deux parties de l'Indochine.
La péninsule a été progressivement conquise à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle. La France s'y intéresse, au départ pour protéger les chrétiens sous Napoléon III. Saïgon est prise en 1859. Un protectorat est imposé au Cambodge en 1863 et au Siam en 1867. C'est en Indochine que la IIIème République va d'abord mettre en œuvre ses rêves d'Empire colonial. C'est pour elle que Jules Ferry justifie la colonisation et qu'il chute après la défaite de Lang Son (1885). Mais la domination sur la péninsule est solidement établie pour longtemps, malgré les résistances.



La conquête française de l'Indochine (1859-1907) [atlas-historique.net]

La chanson date de 1906, les paroles sont de Georges Villard et la musique, une polka "légère", de Vincent Scotto. Elle est écrite à Marseille et sera chantée sans relâche jusqu'à ce que la défaite de Dien Bien Phu en 1954 mette fin aux rêves de grandeur de la France en Indochine. à l'issue de la guerre (1946-1954).
Il existe une version que peuvent chanter les hommes et une autre pour les femmes comme celle que vous pouvez écouter ici, chantée par Joséphine Baker en 1930. Née aux Etats-Unis, elle illustre bien le mélange de fascination et de condescendance des Français à l'égard des noirs à cette époque. Véritable artiste, elle inspire notamment les cubistes et contribue à populariser les rythmes américains en France.


Pour qu'j'finisse mon service
Au Tonkin je suis parti
Ah ! Quel beau pays mesdames
C'est l'Paradis des petites femmes
Elles sont belles et fidèles
Et je suis devenu l'chéri
D'une petit femme du pays
Qui s'appelle Mélaoli

Je suis gobé d'une petite
C'est une Anna, c'est une Anna, une Annamite
Elle est vive, elle est charmante
C'est comme un z'oiseau qui chante
Je l'appelle ma p'tite bourgeoise
Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise
Y en a d'autres qui m'font les doux yeux
Mais c'est elle que j'aime le mieux

L'soir on cause de tas d'choses
Avant de se mettre au pieu
D'la Chine la géographie
D'la Chine et d'la Mandchourie
Les frontières, les rivières
Le Fleuve Jaune et le Fleuve Bleu
Y a même l'Amour c'est curieux
Qu'arrose l'Empire du Milieu

Au refrain


Très gentille, c'est la fille
D'un la fille
D'un mandarin très fameux
C'est pour ça qu'sur sa poitrine
Elle a deux p'tites mandarines
Peu gourmande, elle ne demande
Quand nous mangeons tous les deux
Qu'une banane c'est peu coûteux
Moi j'y en donne autant qu'elle veut


Au refrain

Mais tout passe et tout casse
En France je dus rentrer
J'avais l'coeur plein de tristesse
De quitter ma chère maîtresse
L'âme en peine, ma petite reine
Etait venue m'accompagner
Mais avant d'nous séparer
Je lui dis, dans un baiser

Refrain

Ne pleure pas si je te quitte
Petite Anna, petite Anna, petite Annamite
Tu m'as donné ta jeunesse
Ton amour et tes caresses

T'étais ma petite bourgeoise
Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise
Dans mon coeur j'garderai toujours
Le souvenir de nos amours




Version femme
chantée par Esther Lekain et Mistinguett (1906)
reprise par Joséphine Baker (1930) et Lina Margy

C'est moi qui suis sa petite
Son Anana, son Anana, son Anammite
Je suis vive, je suis charmante
Comme un p'tit z'oiseau qui chante
Il m'appelle sa p'tite bourgeoise
Sa Tonkiki, sa Tonkiki, sa Tonkinoise
D'autres lui font les doux yeux
Mais c'est moi qu'il aime le mieux
L'soir on cause d'un tas d'choses
Avant de se mettre au pieu
J'apprends la géographie
D'la Chineet d'la Mandchourie
Les frontières, les rivières
Le Fleuve Jaune et le Fleuve Bleu
Y a même l'Amour c'est curieux
Qu'arrose l'Empire du Milieu

C'est moi qui suis sa petite
Son Anana, son Anana, son Anammite
Je suis vive, je suis charmante
Comme un p'tit oiseau qui chante
Il m'appelle sa p'tite bourgeoise
Sa Tonkiki, sa Tonkiki, sa Tonkinoise
D'autres lui font les doux yeux
Mais c'est moi qu'il aime le mieux

Quelques liens pour prolonger :
Bibliographie :
  • Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies. Anthilogie de chansons coloniales et exotiques françaises, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001
  • Claude Liauzu (dir.), Dictionnaire de la colonisation française, Larousse, 2007 (article "chanson")
  • J.-P. Rioux (dir.), Dictionnaire de la France coloniale, Flammarion, 2007 (article "Chanson")

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