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vendredi 22 août 2025

Les présidents en chansons : Mitterrand.

Le 10 mai 1981, François Mitterrand prend sa revanche sur Valéry Giscard d'Estaing en rassemblant 51,8% des suffrages. Avec la victoire du candidat du Parti socialiste vient le temps de l'alternance. Les artistes, qui appelaient de leurs vœux une victoire de la gauche, exultent et composent des titres à la gloire du vainqueur.  C'est le cas de Lenny Escudero avec "Le poing et la rose". 

Unknown Minitel artist or copier. Own editions. Thumbnail copyrighted 1981-09-24 by Gamma Keystone France?, via Wikimedia Commons

Mitterrand fit longtemps figure d'outsider. Il naît à Jarnac, Charente, en 1916, dans une famille bourgeoise catholique et conservatrice. Etudiant proche de l'extrême droite dans les années 1930, il est mobilisé sur la ligne Maginot en 1939. Fait prisonnier par les Allemands, le 18 juin 1940, il réussit à s'échapper de son stalag après 18 mois de captivité. Il rejoint alors la zone libre et y occupe un poste dans l'administration de Vichy. Admirateur de Pétain et favorable à sa Révolution nationale, il s'en éloigne progressivement. En 1943, il s'engage ainsi dans la Résistance,  jouant double jeu. Morland, dans "l'armée des ombres", il redevient Mitterrand quand il reçoit la francisque des mains de Pétain, la plus haute décoration du régime; un modèle de vichysto-résistant en somme. En 1947, encarté à l'UDSR, un parti de centre-gauche, il devient ministre des Anciens combattants et Victimes de guerre. Dès lors, sous la IVème République, il occupe de nombreux postes ministériels, notamment celui de l'intérieur lorsqu'éclate la guerre d'Algérie. 

Dombrance : "Mitterrand"

Le retour au pouvoir de Gaulle et l'instauration la cinquième République, sont l'occasion pour Mitterrand de dénoncer la pratique personnelle et autoritaire du général. Après deux échecs, contre de Gaulle en 1965, puis Giscard en 1974, il l'emporte à la troisième tentative et devient président le 10 mai 1981. Pour y parvenir, il réussit en 1971 à prendre les rênes du parti socialiste au congrès d'Epinay. Il convainc les radicaux de gauche et les communistes de signer un programme commun, dont le PS sera le principal bénéficiaire. En 1977, le grand compositeur grec Mikis Theodorakis et Herbert Pagani s'associent pour composer l'hymne du PS. "Changer la vie" fait la part belle aux chœurs "soviétisants", une touche très seventies.  

Alors que la présidentielle 1981 se profile, le candidat Mitterrand entend se doter d'un morceau de campagne entraînant. Ce sera "Mitterrand président". Boîtes à rythme clinquantes, voix de poissonnière de l'interprète, les ingrédients du parfait attentat politico-musical sont réunis.

Pour la première fois sous la Vème République, la gauche accède au pouvoir, ce que confirme les résultats des législatives de juin. Plusieurs chansons composées aux lendemains de la victoire électorale témoignent de l'espoir soulevé par cette victoire au sein des milieux artistiques. Marcel Amont chante "Une rose à ton poing". En juillet, Jean-Roger Caussimon publie un 45 tours intitulé "Un soir de mai". "La rose a fleuri sur sa branche / Donnant son pourpre et son parfum / Au soir du deuxième dimanche / Du mois de mai 81". A l'automne, Barbara monte sur scène à Pantin et interprète "Regarde". 

Pierre Mauroy, nommé premier ministre, met en œuvre une série de réformes visant à promouvoir la justice sociale et à renforcer le rôle de l'Etat dans l'économie avec notamment une vague de nationalisation dans le secteur bancaire, les assurances, l'énergie. D'autres mesures phares marquent cette période réformiste : passage de la semaine de travail de 40 à 39 heures sans diminution de salaire, adoption de la retraite à 60 ans, de la cinquième de congés payés. Robert Badinter, ministre de la Justice, porte devant l'Assemblée une loi conduisant à l'abolition de la peine de mort. 

Barbara : "Si la photo est bonne"

Mitterrand se présente comme celui qui entend répondre aux attentes du monde de la culture. La libéralisation des ondes voit la prolifération des radios associatives. Jack Lang imagine une journée consacrée à la musique où professionnels comme amateurs pourraient descendre dans la rue pour jouer. A la fin de l'année 1983, en réaction aux violences et crimes racistes, les jeunes des Minguettes organisent une marche pour l'égalité et contre le racisme à travers toute la France. Au fil des étapes, l'événement prend de l'ampleur, au point de devenir incontournable. Dans les mois qui suivent, l'association SOS racisme, proche du PS, récupère le mouvement, en marginalisant les jeunes des Minguettes pourtant à l'initiative de la marche. Le 15 juin 1985, dans le cadre d'une grande fête organisée par SOS Racisme, des concerts se succèdent place de la Concorde. Pour l'occasion Carte de Séjour interprète "Douce France". 

L'immense espoir soulevé par la victoire mitterrandienne est rapidement douché chez les électeurs de gauche. Le choc pétrolier la crise économique mondiale entretiennent les difficultés économiques et une persistance d'un chômage de masse. La politique de relance de la consommation ne porte pas ses fruits. L'impatience grandit comme en témoigne "Le changementde François Béranger (1982). En 1982, "Ex Robin des bois" de Téléphone revient sur les désillusions et déceptions des militants socialistes. 

Le pays connaît une forte inflation et une dégradation de la balance commerciale. Cette situation incite le président à adopter une politique de rigueur, fondée sur la réduction des déficits publics. Ce virage tient du reniement et de la trahison pour de nombreux électeurs de gauche. A droite, on se gausse. En 1984, dans une émission présentée par Michel Drucker, Thierry le Luron détourne "C'est la rose l'important", un tube de Bécaud qui devient "L'emmerdant, c'est la rose". En 1989, sur l'air du Bioman de Bernard Minet, Patrick Sebastien commet "Mitteran"... "Moitié momie, moitié robot / dans la galaxie socialo / Mitterran, Mitterran / Héros de l'univers". 

En 1986, la droite triomphe lors des législatives, ce qui crée une situation inédite sous la Vème République. Mitterrand doit nommer un premier ministre issu de l'opposition, en l'occurrence Jacques Chirac. Dans le cadre de cette première cohabitation, le président se taille des domaines réservés. Garant des institutions, chef des armées, il conserve la haute main en matière de politique étrangère, alors que le premier ministre et son gouvernement contrôlent les affaires intérieures. En l'occurrence, Chirac privatise les entreprises nationalisées sous Mauroy et accentue la libéralisation de l'économie. La loi de Devaquet, qui vise à introduire une sélection à l'université, suscite de vives réactions. La répression policière conduit à l'assassinat de Malik Oussekine, le 6 décembre, et au retrait de la loi. 

Lors des présidentielles 1988, les deux têtes de l'exécutif s'affrontent. Dans le cadre du débat d'entre-deux-tours, le président sortant prend l'avantage sur son premier ministre grâce à une petite phrase dont il a le secret. Mitterrand l'emporte finalement avec 54% des voix, mais ne dispose que d'une majorité relative à l'Assemblée, ce qui complique la vie de ses premiers ministres successifs : Michel Rocard, Edith Cresson et Pierre Bérégovoy. Sous le gouvernement du premier est créé le Revenu Minimum d'Insertion, une prestation sociale destinée à lutter contre la précarité. Quant au dernier, accusé de malversations peu après sa sortie de charge, il se suicide le 1er mai 1993. Des événements dont Alex Beaupain se fait l'écho dans son morceau "Au départ", en 2011"Au départ, au départ, c'est toujours le mois de mai / Echarpe rouge et chapeau noir, la lettre à tous les français / Au départ au départ, des accords de Matignon / RMI, Michel Rocard, des affiches "Génération" (...) Et puis au bord du canal un premier mai sans raison / Nos amours se tirent une balle et de la cohabitation". 

En politique étrangère, Mitterrand poursuit l'engagement en faveur de la construction européenne avec l'adoption de l'Acte unique européen qui jette les bases d'un marché unique et avec la signature, puis l'approbation du traité de Maastricht en 1992. La politique africaine de l'Elysée ne connaît pas de véritable inflexion. Les dirigeants corrompus et autoritaires sont soutenus tant qu'ils acceptent de rester dans l'orbite française ou de livrer leurs richesses économiques, ce que dénonce avec humour la chanson "Pompafric" de Tryo. 


Les élections législatives de 1993 se soldent par une large victoire de la droite, ce qui impose une seconde cohabitation avec la nomination d'Edouard Balladur à Matignon. Les relations sont tendues avec un Mitterrand de plus en plus affaibli par la maladie. En 1991, Renaud enregistre "Tonton", en référence au surnom affectueux donné par les partisans du président. Il s'agit d'une ballade dépouillée, un portrait doux amer. Le chapeau, le long manteau, la chienne Baltique, le "vieux rhume qui dure", la "fragilité des roses", tout y est. Y compris la mort, qui plane tout au long du morceau. 

A l'issue de deux septennats, Mitterrand meurt, le 8 janvier 1996. L'heure est au bilan ou à l'inventaire diront certains. Les souvenirs subjectifs de Pierre & Bastien dressent un portrait quelque peu sarcastique de "Mitterrand". "8 janvier 96, je rentre du collège / papa écoute la radio, je me mets à pleurer / Mitterrand est mort (2X) / Ils ont sali ta mémoire en te traitant de collabo". "On a tous quelque chose en nous de Mitterrand / comme si nous étions ses enfants / On a tous quelque chose en nous de Mazarine / Un peu de Vichy dans nos racines / Et un peu de prostate dans nos blue jeans / Mitterrand est mort"

"Le coup de Jarnac" de Jean-Louis Murat s'intéresse aux obsèques du président et à la mémoire de celui-ci. Dans son testament, ce dernier écrivait « Une messe est possible ». En fait cet agnostique, fasciné par la question spirituelle, aura même droit à deux messes. L’une, officielle, à Notre-Dame de Paris, présidée par le cardinal Lustiger rassemble les dirigeants politiques de la planète; l'autre à Jarnac, la terre de son enfance, où sont célébrées les obsèques privées et où apparaissent, pour la première fois en… public, les « deux » familles, l'officielle et l'officieuse.

 Sources:
- Matthias Bernard : "Les années Mitterrand : du changement socialiste au tournant libéral", Belin, 2015.

Bonus: une pépite signalée par Paul Schor, merci à lui:

samedi 27 janvier 2024

"El derecho de vivir en paz" de Victor Jara, un hymne de résistance dans le Chili en lutte.

Dans le Chili des années 1960 et 1970, à l'instar des autres pays du cône sud, la musique porte une parole militante fondée sur la contestation d'un système économique profondément inégalitaire. Au cours de ces années de plomb, les artistes de la Nueva Cancion Chilena, souvent membres ou proches du parti communiste, se retrouvent autour de valeurs communes : la lutte contre l'impérialisme économique et culturel américain, la dénonciation des violences policières et des inégalités sociales profondes, enfin, corollaire de ce qui précède, les artistes cherchent à devenir les porte-voix des indigents. La "nouvelle chanson chilienne" se veut donc sociale et engagée, soucieuse de puiser dans les racines folkloriques du pays. 

Richard Espinoza, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Un des plus éminents représentants de cette nouvelle chanson chilienne se nomme Victor Jara. Né au sein d'une modeste famille de paysans du centre du Chili, il connaît le dur travail paysan. Encore adolescent, il entre au séminaire, où il se dote d'une solide technique de chant. Bientôt, il intègre la chorale de l'université du Chili de Santiago. Jara n'a pas l'âme d'un curé, de plus en plus concentré sur la création musicale, il devient auteur-compositeur-interprète. Il y est encouragé par la chanteuse Violetta Parra, qui s'était employée, au cours de la décennie précédente, à enregistrer et répertorier la diversité musicale du pays. Dans son sillage, Jara se rend dans les campagnes pour parfaire sa connaissance des musiques traditionnelles. Il s'initie à cette occasion aux instruments des peuples autochtones : quenas, zamponas, charango. Jara joue au sein de diverses formations, Cucumén d'abord, puis avec les fameux Quilapayún. Désormais, il enregistre de nombreuses chansons où affleurent de plus en plus son engagement politique. Membre du parti communiste, Jara s'investit pleinement dans la campagne de l'Unidad Popular de Salvador Allende, candidat socialiste à l'élection présidentielle de 1970. La campagne est ponctuée de nombreux chants promis à un grand avenir, tels Venceremos ou El pueblo unido jamás será vencido ("le peuple uni ne sera jamais vaincu") des Quilapayún. Une fois la victoire obtenue, le chanteur s'impose naturellement comme le meilleur ambassadeur culturel du Chili d'Allende. 

Beaucoup de ses compositions témoignent de son amour pour le Chili et son peuple. Ainsi, dans son album La Población, Jara narre la vie des laissés-pour-compte, qu'ils soient paysans ("Plegaria a un labrador"), mineurs (Cancion del minero) [1] ou ouvriers.  Il n'hésite pas à incorporer à ses morceaux des enregistrements réalisés sur le terrain (un babillage en ouverture de "Luchin", un coq qui chante dans "Marcha de los Pobladores"). Dans le sillage de Violetta Parra, Jara  accorde également une grande attention au répertoire de la musique populaire rurale, en particulier autochtone. En 1969, il compose par exemple Angelita Huenumán, en hommage à une tisserande mapuche. A l'opposé de ce petit peuple souffrant, Jara décrit l'existence dorée des enfants des fils et filles de bonnes familles dans Las Casitas del barrio alto ("les petites maisons du quartier haut") une chanson ironique et mordante. "Les gens des hauts quartiers / Se sourient et se visitent / Vont ensemble au supermarché / Et possèdent tous une télévision." Jara dénonce encore la répression policière contre les mouvements sociaux ou d'opposition (Preguntas por Puerto Montt) [2]. Dans son émouvant Te recuerdo Amanda, le chanteur raconte la disparition de Manuel, mort pour ses idéaux. "Tu avais rendez-vous avec lui, / qui partit dans les montagnes qui jamais ne fit de mal, / qui partit dans les montagnes, / et en cinq minutes fut mis en pièces. / Sonne la sirène de retour au travail, / beaucoup ne sont pas revenus, / Manuel non plus."

"Manifiesto" : "Je ne chante pas pour chanter / ni parce que j'ai une belle voix / mais parce que ma guitare a des sentiments et une raison d'être". L'engagement de Jara ne pouvait que le conduire aux côtés d'Allende, dont il partage le projet de société de réduction des inégalités sociales. Au total, ses odes aux grandes figures révolutionnaires latino-américaines (Corrido De Pancho Villa, Camilo Torres, Zamba del Che), son attachement aux plus déshérités, sa dénonciation des ravages du capitalisme ne pouvaient que susciter l'ire des militaires. En devenant le compagnon de route du nouveau président, celui que l'on prend l'habitude de désigner comme "le poète de la révolution", devient un homme à abattre. 

Entrevue entre Kissinger et Pinochet. [Ministerio de Relaciones Exteriores de Chile., CC BY 2.0 CL, via Wikimedia Commons]
 

A peine élu, le président socialiste engage une réforme agraire et nationalise les mines de cuivre, dont certaines étaient aux mains de compagnies américaines. Par ailleurs, il se rapproche de Cuba et de la Chine. Aux Etats-Unis, cette situation ne laisse pas d'inquiéter. Dans le contexte de la guerre froide, Washington apporte d'ailleurs son soutien aux régimes autoritaires, par anticommunisme bien sûr, mais aussi parce que ces dictatures préservent les intérêts économiques des grandes firmes américaines en Amérique latine.  Pour Henry Kissinger, le conseiller à la sécurité nationale, puis secrétaire d'Etat de Richard Nixon et de Gerald Ford, le communisme ne peut s'imposer que par la force. C'est pourquoi l'instauration du socialisme par les urnes, comme le tente Salvador Allende au Chili en 1970, constitue à ses yeux un très mauvais exemple pour l'Europe. Kissinger, qui ne fait pas dans la nuance, affirme : "Allende est probablement un communiste, un communiste de Moscou". Il convient donc de réagir. "Je ne vois pas pourquoi nous resterions là sans bouger à contempler un pays sombrer dans le communisme, du fait de l’irresponsabilité de son peuple". 

De fait, les difficultés s'accumulent rapidement pour Allende. Une inflation galopante perturbe profondément l'économie. Les très importantes fractures sociales chiliennes se traduisent politiquement par un très fort clivage entre les partis de gauche et de droite. Les soutiens du président, notamment les organisations ouvrières, font face à l'opposition conservatrice, ainsi qu'aux bourgeois et aux classes moyennes anticommunistes, qui organisent de gigantesques manifestations. Des pans importants de la société chilienne s'opposent également à Allende en raison d'un puissant parti pris antidémocratique. En octobre 1972, la grève des camionneurs, financée par les Etats-Unis, paralyse le pays tout en exacerbant les tensions. Des produits de première nécessité deviennent inaccessibles. Le Chili se trouve au bord de la guerre civile et semble ingouvernable. Des rumeurs de putsch bruissent désormais au sein de l'armée. Le général Carlo Prats, légaliste, est répudié par ses pairs qui le juge trop "mou" à l'égard des marxistes. Face aux tensions, Allende cherche la conciliation en nommant Augusto Pinochet à la tête des Armées, le 26 août 1973.

Le 11 septembre, la junte militaire renverse le gouvernement d'unité populaire. Acculé, sans espoir, après une dernière allocution radiodiffusée, le président se suicide dans le palais de la Moneda. Le putsch porte au pouvoir Pinochet. Une répression sanglante s'abat aussitôt sur les opposants, et sur tous ceux qui, sans être nécessairement des militants communistes, tentent de protester. Dans les heures qui suivent le coup d'Etat, Jara est raflé avec des milliers d'autres personnes, et conduit à l'Estadio National de Santiago. Il y est battu, torturé, les doigts écrasés. [3] Son corps, criblé de balles, est abandonné dans la rue. Le 18 septembre 1973, Jara est enterré en catimini. [4] L'assassinat confère au chanteur des pauvres l'aura du martyr, contribuant aussi à forger la légende des mains ou des doigts tranchés à la hache par les bourreaux. [5]

Pendant 17 ans, Pinochet règne d'une main de fer sur le Chili. Partis politiques et syndicats sont interdits, tandis que le Parlement, devenu inutile, est dissous. Les libertés fondamentales disparaissent. Pour échapper à la répression et pouvoir continuer à vivre, près d'un million de Chiliens sont contraints à l'exil, notamment les artistes. (6) Sur le plan économique, le dictateur fait siennes les théories néolibérales des Chicago boys, disciples de Milton Friedman et partisans de la fin du contrôle des prix, ainsi que de la privatisation de l'éducation, de la santé et du système de retraites. La croissance économique s'opère au prix d'une fracture sociale terrible. En 2011, un rapport a évalué à 40 000 les victimes de la dictature, dont 3065 morts. 


Si la démocratie est rétablie en 1990, les fondements du modèle Pinochet n'ont pas été abolis, tant sur le plan économique et social, que politique. Non seulement le pays reste l'un des plus inégalitaires au monde, mais il dépend toujours de la loi fondamentale, adoptée en 1980 par la dictature. Le Chili n'a pas totalement tourné la page et connaît parfois des rejeux de mémoires. Tel fut le cas en 2019, quand une partie de la société chilienne descendit dans la rue pour dénoncer l'illégitimité du système, hérité de la période Pinochet. Les manifestants réclament alors un nouveau texte pour assurer une société plus égalitaire, paritaire et la reconnaissance des peuples indigènes. En vain. Les deux projets constitutionnels soumis au référendum sont rejetés, en 2022 et 2023. Le premier texte proposait une vision sociale, écologique et féministe pour le Chili, tandis que le second, écrit par l'extrême-droite, s'inscrivait dans le sillage de la loi fondamentale de 1980. Cette dernière reste donc en vigueur, bien qu'héritée de la dictature. 

Le processus constitutionnel s'est accompagné d'une polarisation accrue. Face à la répression militaire voulue par le président Piñera, les protestataires expriment leur malaise en chantant des morceaux puisés dans le répertoire populaire (7). Or, de nouveau, les échos de la période Pinochet se font entendre avec l'utilisation des chansons de Jara au coeur des mobilisations. El derecho de vivir en paz s'impose même comme l'hymne de la résistance de tous ceux qui récusent les recettes néo-libérales de Piñera. Confrontés à la répression, les manifestants opposent les mots de Jara aux discours martiaux du président

 

Composé en 1969, le morceau était dédié à Ho CHi Minh et aux Vietnamiens, confrontés à des guerres sans fins, dans le cadre de la décolonisation, puis de la guerre froide. Au-delà du message anti-impérialiste, les paroles revendiquent le droit à vivre en paix, décemment. Ce message a une portée universelle, ce qui explique sans doute la reprise du titre en 2019. Tout en gardant le refrain, les manifestants ajoutent des paroles qui portent les revendications du moment: la fin des privatisations et de la misère, une nouvelle Constitution... La pandémie de Covid place un temps l'opposition sous l'éteignoir, mais, là encore, le pouvoir ne peut se débarrasser des mots du poète. En plein confinement, la soprano Ayleen Jovita Romero rompt le silence du couvre-feu en interprétant "Te recuerdo Amanda" et "El derecho de vivir en paz" depuis son logement. Comme le montre la vidéo ci-dessus, une salve d'applaudissement, provenant des immeubles alentours, salue la performance. 

C° : Les tenants de la dictature, puis du néolibéralisme, n'ont jamais pu se débarrasser de la voix et des mots de Jara. Tel le sparadrap du capitaine Haddock, ils collent aux basques des bourreaux d'un chanteur dont la mémoire continue d'être entretenue par la gauche chilienne. (8)
Le Stade National de Santiago, où fut supplicié le chanteur, a été rebaptisé en 2003 Estadio Victor Jara. Juste hommage à l'une des nombreuses victimes de Pinochet, dont le nom ne mérite d'atterrir en revanche que dans les poubelles de l'histoire.


El derecho de vivir en paz [Victor Jara]

El derecho de vivir
Poeta Ho Chi Minh
Que golpea de Vietnam
A toda la humanidad
Ningún cañón borrará
El surco de tu arrozal
El derecho de vivir en paz

[couplet 2]
Indochina es el lugar
Mas allá del ancho mar
Donde revientan la flor
Con genocidio y napalm
La luna es una explosión
Que funde todo el clamor
El derecho de vivir en paz

[Pausa Instrumental]

[Reprise du couplet 2]

[couplet 3]
Tío Ho, nuestra canción
Es fuego de puro amor
Es palomo palomar
Olivo de olivar
Es el canto universal
Cadena que hará triunfar
El derecho de vivir en paz


[Salida]
Es el canto universal
Cadena que hará triunfar
El derecho de vivir en paz

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Le droit de vivre en paix (Victor Jara)
(Traduction Floréal Melgar)

Le droit de vivre,
Poète Ho Chi Minh,
Qui atteint depuis le Vietnam
Toute l’humanité
Aucun canon n’effacera
Le sillon de ta rizière
Le droit de vivre en paix

L’Indochine est cet endroit
Au-delà de la vaste mer
Où éclate la fleur
Par le génocide et le napalm
La Lune est une explosion
Que toute une clameur fait taire
Le droit de vivre en paix

Oncle Ho, notre chanson
Est un feu de pur amour
Colombe du colombier
Olivier de l’oliveraie
C’est le chant universel
La chaîne qui fera triompher
Le droit de vivre en paix

Notes:

1. Il chante: "J'ouvre / J’extrais / Je transpire / du sang / Tout pour le patron / Rien pour la douleur / Mineur je suis / À la mine je vais / À la mort je vais / Mineur je suis"

2. Avec sa chanson "Preguntas por Puerto Montt", Jara s'en prend ouvertement à Pérez Zujovic, le ministre de l'intérieur lors de la présidence Frei (1964-1970), responsable du massacre de Puerto Montt, le 9 mars 1969. Ce jour-là, 250 policiers font irruption dans un camp de fortune habité par 90 familles qui occupent illégalement des terres laissées à l'abandon par un grand propriétaire terrien de la région. "Il est mort sans savoir pourquoi (...) / Vous devez répondre / Senor Perez Zujovic". Cette dénonciation lui vaudra d'être inquiété à de multiples reprises.

3. Jara parvient à griffonner un dernier texte intitulé "Estadio Chile". Le bout de papier sur lequel figure les mots, dissimulé dans la chaussure d'un co-détenu, permet à Isabelle Parra, fille de Violetta, d'en faire une chanson, bientôt traduite en anglais et interprétée par Pete Seeger. "Quelle terreur produit le visage du fascisme! / Ils mènent à bien leurs plans avec une précision astucieuse / sans se préoccuper de rien. / Le sang pour eux, ce sont des médailles. / La tuerie est un acte d'héroïsme. / Est-ce là le monde que tu as créé, mon Dieu?"

4. Son corps est exhumé en 2009 afin de déterminer les circonstances exactes de sa mort. Enterré dans le cimetière général de Santiago, il peut alors bénéficier d'obsèques publiques, en présence de la présidente Michelle Bachelet, dont le père, un général légaliste, avait aussi été tué par la junte.

5 Le mythe est entretenu par des témoignages de seconde main (sans mauvais jeu de mot) ou encore par les chansons ("Lettre à Kissinger" de Julos Beaucarne, "Gwerz Victor C'hara" de Gilles Servat, "Le bruit des bottes" par Jean Ferrat, "Juan Sin Tierra"de Ska-P, "Victor Jara's hands" par Calexico, "Washington bullets" des Clash en 1980).

6. Quand survient le putsch, Quilapayun et Inti Illimani se trouvent en tournée en Europe. Ils y restent.

7. C'est le cas du morceau El baile de los que sobran ("La danse de ceux qui sont en trop"), du groupe Los Prisioneros

8. Les assassins de Jara bénéficièrent d'une impunité totale pendant près de quarante ans, aucune recherche sérieuse ne tentant de les identifier. Les tortionnaires ne seront finalement condamnés qu'en 2023, soit un demi-siècle après la commission des faits.  

Fresque à Valparaiso, novembre 2023. Merci Lucie Cabiac pour cette photo.

Sources: 
A. Baptiste Lavat : "Chanter les maux, chanter le beau : enjeux et avatars de la Nueva Canción latino-américaine", in "Chanter la lutte", Atelier de création libertaire, 2016.
B. Aurélie Prom, La Nouvelle Chanson Chilienne : contre l’oubli de l’Histoire et des histoires Les Cahiers de Framespa [Online], 26 | 2018
C. Révolution rock. Chili. La lutte au rythme du folklore.  [Continent musiques d'été sur France Culture]
D. "Ecoutons le Chili en lutte" [Le voyage immobile sur Radio Nova]
E. Patrick Boucheron : "Ce moment gris et amer. Coup d'Etat du 11 septembre 1973 au Chili", in Quand l'Histoire fait dates, Editions du Seuil, 2022

Liens:
- "Un destin lié au Chili: Victor Jara
- Au Chili, les magnifiques chansons de Victor Jara percent le silence du couvre-feu." [Huff Post]