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mercredi 12 avril 2023

Negro spirituals et gospel: les chants de ralliement des esclaves.

L'évangélisation des esclaves du Sud des États-Unis débute au XVIIIème siècle avec l'envoi de missionnaires anglicans. Ces derniers se rendent dans les plantations en quête d'âmes à sauver. Le mouvement prend une grande ampleur lors des Great awakenings, les Grands Réveils religieux de 1734 et 1801. Les prédicateurs, appuyés par les planteurs protestants, cherchent désormais à éradiquer les anciennes pratiques païennes des esclaves, incités désormais à chanter les louanges du Seigneur. Les vieux psaumes poussifs sont supplantés par des Hymnes, plus courts et accessibles. Au sein des communautés religieuses noires, pentecôtistes, baptistes et méthodistes (des branches issues de la scission de l’Église anglicane en 1730) les fidèles interprètent ces hymnes à leur manière. Par leur expressivité, leurs structures harmoniques, l’importance accordée à l’improvisation, l’utilisation du call and respons, ces hymnes revisités s’inscrivent dans une culture véritablement afro-américaine. (1) Les esclaves s’approprient également les hymnes protestants traditionnels en en modifiant les paroles, se dotant ainsi d’un répertoire musical religieux propre. Ces Negro-spirituals, ainsi qu’on les désignent, s’imposent comme un des moyens d’expression privilégiés, parce qu’autorisés, des populations serviles. (2) Chants issus d'une création collective, ils se transmettent oralement, si bien que les paroles comme les mélodies peuvent changer. Souvent, ils n'ont pas de titres, ce qui rend difficile leur identification, en tout cas jusqu'à ce qu'ils soient rassemblés dans des recueils à partir des années 1860-1870.
 
[Ce billet peut être écoutée en version podcast grâce au lecteur ci-dessous ou sur une plateforme dédiée:

Les chants spirituels supplantent progressivement les chants de travail. Face à une vie terrestre faite de misère et d’exploitation, les spirituals annoncent la résurrection à venir, le triomphe de l’espoir sur la misère et la délivrance. Non seulement ces chants reflètent la foi profonde des Afro-américains, mais renferment aussi parfois des messages plus ou moins codés dont le contenu émancipateur contribue à remettre en cause l’institution esclavagiste. Le message de rédemption dans l'au-delà s'accompagne donc d'une idée d'émancipation dans le monde terrestre. Les paroles, dont le propos reste d’abord religieux, sont construites de manière à pouvoir être transposées dans le contexte de la vie quotidienne des esclaves. Ces derniers détournent ainsi le sens des textes puisés dans l’Ancien Testament. Les récits des souffrances et des peines endurées par les Hébreux, réduits en esclavage par le pharaon, entrent en résonance avec le quotidien des populations noires serviles du Sud des États-Unis. La plupart des maîtres d’esclaves ne peuvent pas les comprendre, ou sont obligés de les tolérer. 


Go down Moses, Un des plus anciens et célèbres spirituals (imprimé en 1861 et réputé connu depuis quinze ou vingt ans en Virginie), est ainsi inspiré du livre de l’Exode, tiré de l'Ancien Testament. Les paroles racontent l'histoire de Moïse arrachant les Hébreux à la terre de servitude égyptienne. "Descends, Moïse / Descends sur la terre d’Égypte / Dis au vieux pharaon / De laisser mon peuple partir." Le texte est une allégorie de la quête de liberté des esclaves. Sur le disque « Louis and the Good Book », Armstrong récite les couplets, tandis que le chœur répète la fameuse réplique : « Let my people go » (« laisse partir mon peuple »).

La figure de Moïse est prépondérante, car il est celui qui conduit les esclaves vers la terre promise de Sion. La référence au prophète juif est constante tout au long de l’histoire afro-américaine. A la veille de la guerre de sécession, l’acharnement de l’ancienne esclave Harriet Tubman (3) à repartir dans le Sud pour y libérer d’autres captifs lui vaut d'ailleurs le surnom de « Moïse noire ». Dans les années 1920, le « Black Moses » prend les traits de Marcus Garvey, le leader nationaliste noir qui cherche à conduire les Afro-américains en Afrique. 

Les Staple Singers reçus par Don Cornelius, animateur de l'émission Soul Train. Public domain, via Wikimedia Commons
 

Les références bibliques des spirituals trouvent un écho dans le quotidien des populations serviles du dixieland. L’Égypte évoque le Sud esclavagiste, Israël les esclaves, le pharaon les maîtres-planteurs. La référence au Jourdain, et aux rivières en général, évoque l'Ohio, qui marquait la limite entre les états esclavagistes et ceux qui ne l’étaient pas. La Terre promise prend les traits du Canada, synonyme de liberté. (4) « Deep river », chantée en 1929 par Paul Robeson, décrit la rivière s’enfuyant vers le lointain et la liberté. « Profonde rivière, ma maison est au-delà du Jourdain, / Profonde rivière, Seigneur, / Je veux le traverser pour rentrer chez moi. » « Down by the riverside », un spiritual interprété entre autres par les bluesmen Sonny Terry et Brownie McGhee, reprend la même idée : « Je vais déposer mon lourd fardeau / Le long de la rivière, Seigneur, / Le long de la rivière, Et je ne m’occuperai plus de la guerre. » Les paroles de "Steal away", un spiritual composé au milieu du XIX° siècle, appellent à rejoindre la Terre promise, ce qui pouvait donc aussi signifier quitter le Sud esclavagiste pour les états du Nord. « S'esquiver, s'esquiver, s'esquiver vers Jésus ! / Voler loin, voler loin de chez moi, Je ne resterai pas longtemps ici »


Les spirituals se muent parfois en outils de communication, mis au service de l’Underground railroad. Ce « chemin de fer souterrain » désigne le système permettant d'organiser la fuite loin du Sud esclavagiste. Afin de s’exprimer sans risques, les esclaves noirs américains se dotent de tout un jargon métaphorique, incompréhensible des maîtres. Les esclaves n’empruntent pas de trains, encore moins de tunnels, mais reprennent en revanche à leur compte le champ sémantique du rail. Ainsi, le chef de train ou conductor est celui qui, connaissant la région, conduit les esclaves en fuite jusqu’à une station. On désignait par ce terme le domicile ou le refuge mis à disposition des fugitifs par des soutiens de la cause (souvent des quakers blancs). (5) Ils y trouvent un abri, de quoi se restaurer et un peu d'argent pour poursuivre leur route. Les stations, distantes d'environ 20 miles, constituent autant d'étapes sur le chemin vers la liberté, à l'instar d'une ligne de train. Le train occupe donc une place importante dans de nombreux spirituals et monter à bord devient synonyme de liberté. C'est le cas du Gospel Train interprété notamment par Rosetta Tharpe. (6)"Le train du gospel arrive / Montez à bord, les enfants, montez à bord".

Pour se déplacer, outre le train, les conducteurs utilisaient des moyens de transports discrets, mais pratiques, tels des chariots bâchés ou des charrettes à double fond. La plupart du temps, les fuyards se reposaient la journée et ne voyageaient que de nuit, afin d'être les plus discrets possibles. Dans les spirituals, ces véhicules de fortune empruntent un itinéraire  ascendant, comme pour mieux atteindre le paradis céleste ou gagner les terres du Nord, loin du Sud esclavagiste . Exemple avec le célébrissime « Swing low, sweet chariot » : « Berce-moi, doux chariot, / Viens pour m’emporter chez moi… / Parfois je m’élève, parfois je m’abaisse, / Parfois je suis presque couché à terre… / Si tu arrives là-haut, bien avant moi, / Dis à tous mes amis que je viendrai aussi. » Autre exemple avec le morceau « Gwine to ride up in the chariot ».

Dans ses mémoires, Harriet Tubman affirme avoir utilisé les chants pour annoncer une évasion, donner des conseils, transmettre des messages codés à l’intention des esclaves en fuite. « Wade in the water », interprété entre autres par les Staple Singers, incite à gagner le lit des rivières afin d’échapper aux poursuivants et à l’odorat de leurs chiens. « Follow the drinking gourd » incite à suivre une constellation en forme de gourde située vers le nord (la grande ourse pour nous). Les paroles de cette chanson fournissaient une indication précieuse aux esclaves en fuite. « Suis la grande ourse / Et le vieil homme t’attend / Pour te mener vers la liberté / Suis la grande ourse. » Ici, la fusion évasion-rédemption, liberté-royaume céleste, est flagrante.

Déploration sur la mère perdue, « Sometimes I feel like a motherless child » rappelle que les enfants d’esclaves, vendus par leurs maîtres, étaient arrachés à la plantation et donc séparés de leurs parents. Chanson poignante de douleur et de désespoir, elle est encore sublimée par l'interprétation du soul man O.V. Wright. 


Intéressons-nous maintenant aux mutations et transformations musicales du genre. Ces chants s’expriment d’abord au sein des communautés, de manière fonctionnelle. Généralement chantés a capella, ils s’accompagnent parfois de claquements de mains, de petites percussions, de fifres. Le titre Beulah land interprété par John Davis et Bessie Jones fait ainsi entendre une petite flûte. Cet enregistrement, réalisé par l’ethnomusicologue Alan Lomax dans les îles isolées de Sea en Géorgie, semble offrir une version authentique des spirituals originaux.

Les spirituals remontent au moins au XIX° siècle, mais ne seront pas gravés avant 1920. Encore privilégie-t-on alors l’enregistrement d’une version aseptisée, celle qui se développe au sein des chorales des premières Universités noires du Sud, telle que la Fisk University de Nashville. En 1871, afin de rassembler les fonds nécessaires au fonctionnement de leur établissement scolaire, les Fisk Jubilee Singers se lancent dans une grande tournée nationale. Le succès rencontré contribue à la médiatisation du genre. Mais, pour se rapprocher des canons européens, les voix sont lissées, la musique harmonisée et débarrassée de toute aspérité. Cette manière édulcorée d’interpréter les spirituals, présentée comme authentique, débarrasse les chants de leur dimension douloureuse. Les cantatrices classiques noires telle Marian Anderson reprennent ensuite à leur compte cette manière d'interpréter.

Dans les années 1920, Thomas Dorsey contribue à donner naissance aux Gospel songs, autrement dit les « Chants de l’Évangile ». En effet, à la différence des Spirituals, le gospel prend pour sujet les textes du Nouveau Testament. Sa plus célèbre composition, "Take my hand precious Lord", sera sublimée par la très grande soliste Mahalia Jackson. Souvent accompagnés de petites formations rythmiques, chanteurs et chanteuses de gospel se produisent sur scène, en dehors des offices religieux.

Au cours des années 1930, des quatuors vocaux accompagnées généralement d’un guitariste donnent naissance à un style harmonique et polyphonique dont le Golden Gate Quartet devient le fer de lance. Le superbe « Shadrack » (1938) raconte l'histoire de ce jeune hébreu, jeté vivant dans une fournaise sur ordre de Nabuchodonosor. Il est finalement sauvé par un ange.

Au fil des décennies, spirituals et gospels sont repris et adaptés aux goûts musicaux de l'heure par les musiciens profanes. Dans l’entre-deux-guerres, Blind Willie Johnson insuffle une bonne dose de blues dans le gospel comme le prouve «Let it shine on me». Sur l'album "The good Book", Louis Armstrong mêle jazz et gospel. Au cours des années 1960, la soul supplante le gospel, mais les artistes de "la musique de l'âme" n'hésitent pas à reprendre à leur compte les classiques du répertoire religieux. Que l'on songe à Aretha Franklin ou Al Green, dont le «Jesus is waiting» annonce déjà sa future carrière de pasteur. L'interprétation de ce morceau dans le cadre de la mythique émission Soul Train touche au sublime.


Pour conclure, il ne paraît pas inutile de rappeler que, bien après la fin de l'esclavage, spirituals et gospels ont accompagné les combats des Afro-américains dans le cadre du mouvement des droits civiques, comme le prouve l'implication constante de Mahalia Jackson ou des Staple Singers aux côtés des Martin Luther King.

Laissons le mots de la fin à James Baldwin qui écrivait dans « Harlem quartet »: « Les nègres peuvent chanter le gospel comme nul autre parce qu'ils ne chantent pas le gospel, si vous voyez ce que je veux dire. Quand un nègre cite L’Évangile, il ne cite pas : il vous raconte ce qui lui est arrivé le jour même et ce qui va certainement lui arriver demain… » 

Notes :

1. Le meneur lance une phrase à laquelle répond le reste du groupe.

2. Le phénomène s’accentue au lendemain du Second Awakening (après 1780) avec la création de paroisses dirigées par des pasteurs et prédicateurs noirs. Dès lors, la ferveur religieuse cimente les communautés afro-américaines. Entre 1800 et 1830, de grandes réunions religieuses, les Camp Meetings, réunissent plusieurs milliers de fidèles noirs sur plusieurs jours. Un mysticisme aigu s’y épanouit, virant parfois à la transe individuelle ou collective. Dans ces manifestations, parfois clandestines, la musique et le chant occupent une place de choix, en particulier les spirituals.

3. Certains "conducteurs" devinrent de véritables héros. C'est le cas d'Harriet Tubman, une ancienne esclave qui effectua 19 périples secrets dans le Sud au cours desquels elle mena plus de 300 esclaves vers la liberté. Harriet Tubman ne se fit jamais prendre, malgré l'acharnement des esclavagistes à la capturer. Ainsi, les propriétaires des plantations avaient offert 40000 dollars de récompense pour sa capture. L’abolitionniste John Brown l’appelait «General Tubman ».

4. Le Canada représenta la terre promise pour les esclaves en fuite. En effet, les esclaves noirs américains quittaient clandestinement le sud, et tentaient de gagner les États du nord antiesclavagistes, en franchissant la ligne Mason-Dixon, qui séparait la Pennsylvanie du Maryland et se prolongeait à l'ouest. Beaucoup poursuivaient leur route jusqu'au Canada, puisque, dès 1793, une loi contre les esclaves en fuite autorisait les propriétaires d'esclaves à venir récupérer leur "bien" dans les États du Nord. Ces derniers n'étaient donc pas un refuge sûr pour les rescapés, à la différence du Canada.

5. Bien sûr, les propriétaires des plantations enrageaient face aux fuites, parfois massives d'esclaves. Aussi, firent-ils pression sur les autorités pour faire passer la loi sur les fugitifs (1850). Toute personne fournissant aide à un fugitif était passible de 6 mois d'emprisonnement et 1000 dollars d'amende. De très nombreuses peines furent infligées, sans mettre un terme pour autant à l'underground railroad. Certains conducteurs payèrent en tout cas très cher leur engagement, à l'image de John Fairfield, un des conducteurs blancs les plus célèbres, tué au cours d'une expédition pour l'Underground ou encore Calvin Fairbank, emprisonné près de 17 années pour ses activités antiesclavagistes.

6. Rosetta Tharpe, fille d'un évangéliste de l'Arkansas, dotée d'une voix extraordinaire et d'un solide jeu de guitare, prend pour habitude d'interpréter ses gospels hors des églises. A Harlem, elle se produit notamment à l'Appolo Theatre ou au Cotton Club. Les puristes y voient une profanation du genre. Mais ce ne sont que des Béotiens, incapable d'apprécier la beauté de ce "Little light of mine".  


Sources:
-
Paroles d'histoire n° 98 consacré à Harriet Tubman (et Rick Rescorla). 
- "
L'héroïne de l'Underground railroad" et "les chants de ralliement de l'ancienne esclave", dans les émissions "Une histoire particulière" des 14 et 15 mars 2020 sur France Inter.

- "Des negro spirituals à Al Green: le gospel dans tous ses états", émission Jukebox du 2 mai 2021 sur France Inter.

Conseils de lecture:

- Colson Whitehead, Underground railroad, Doubleday, 2016. L'auteur dépeint le monde de la plantation avec un grand réalisme documentaire. Puis, il narre la fuite d'esclaves dans le cadre de l'underground railroad. Sous sa plume, le réseau de fer souterrain n'a rien de métaphorique. Dès lors, le roman historique bascule dans l'uchronie.

jeudi 4 juin 2020

Keedron Bryant, I just wanna live (2020) - Le gospel, un souffle de résistance en trois dates

« Je chante simplement ce que j’ai sur le cœur ». Calme et puissant à la fois, le gospel viral d'un ado américain de 12 ans montre combien ce genre musical naviguant des plantations aux églises en passant par le web 2.0 a traversé l'histoire, révélant des injustices toujours tenaces. De ce cri du cœur tristement contemporain au gospel de Barack Obama entonnant en 2015 Amazing grace l'hymne fondateur du genre, retour en trois dates sur des incantations pour un monde meilleur.


2020 : I just want to live, le gospel de Keedron Bryant

Le 27 mai 2020, deux jours après le meurtre de George Floyd par un policier de Minneapolis, c'est par un gospel que le jeune Keedron Bryant répond à la brutalité et à l'ignominie. Ce natif de Jacksonville (Floride) n'est pas complètement inconnu au yeux du public. Ses gospels ont déjà fait sensation lors de l'émission de télécrochet Little Big shots mais les cinquante secondes d'I just want to live vont se propager avec la même viralité que la vidéo de l'arrestation filmée de Georges Floyd tournant en boucle sur nos écrans. Portant a capella dix lignes écrites par sa mère, Keedron Bryant prend aux tripes les habitants du village planétaire, effarés par la mort en direct d'un homme arrêté car soupçonné d'avoir écoulé un faux billet de 20 dollars. Menotté, plaqué à terre, George Floyd va pendant 8 minutes 46 secondes être asphyxié, sous le regard de trois collègues, par le policier Derek Chauvin. I cant' breathe dira t-il en vain, écho terrible aux derniers mots d'Eric Garner lui aussi plaqué au sol et étranglé par un policier en juillet 2014 à New-York.


L'agent de police comprimant le cou d'un suspect avec sa jambe ou son bras est une technique d'immobilisation courante à Minneapolis qui a, d'après NBC News, provoqué l’évanouissement de 44 personnes dans la ville depuis cinq ans. Cette méthode est qualifiée aux États-Unis de neck restraints. Si dans la grande majorité des services de police, cette technique d'immobilisation semble très limitée ou simplement interdite, NBC News rapporte que le manuel du département de police de Minneapolis autorise le recours à l'étranglement dans des cas précis auxquels l'interpellation de George Floyd ne correspond pas.

#JusticePourAdama

En France, ce fait de violence policière est venu téléscoper l'affaire Adama Traoré, relancée par une contre-expertise réalisée à la demande de la famille de la victime affirmant que la mort en 2016 de ce jeune homme de 24 ans serait dûe à un "plaquage ventral" effectué par les gendarmes lors de son interpellation.


Drapé de dignité dans son t-shirt Black intelligence, Keedron Bryant dénonce d'une voix nette l'histoire sans fin qui enferme sempiternellement des Noirs Américains dans la peur et la colère avec l’impression qu'un racisme endémique est ancré pour toujours aux États-Unis. Mais il chante aussi pour d'autres victimes dont la mort n'a pas été filmée en direct.

"I’m a young black man / Je suis un jeune homme noir,

Doing all that I can to stand / Qui fait tout son possible pour rester debout

Oh but when I look around / Oh, mais partout où je regarde

And I see what’s being done to my kind / Et que je vois comment les miens sont traités

Every day, I’m being hunted as prey / Chaque jour, je suis chassé comme une proie

My people don’t want no trouble / les miens ne veulent pas d’histoires

We’ve had enough struggle / Nous avons déjà assez lutté

I just want to live / Je veux seulement vivre

God protect me / Dieu, protège moi

I just want to live / Je veux seulement vivre"


La prière du jeune homme s'est élevée jusqu'aux hautes sphères puisque Barack Obama a repris et popularisé I just want to live dans un tweet de réaction au meurtre de George Floyd.



L'ancien président américain relaie l'émotion portée par la voix puissante de Keedron Bryant, reliant par la même occasion deux drames du racisme aux États-Unis : la mort de George Floyd et la tuerie de Charleston.

2015 : Amazing grace, quand le président entonne un standard du gospel


L’histoire des negro spirituals et du gospel plonge ses racines dans les moments les plus troubles et difficiles du peuple afro-américain. Des siècles d'esclavage où la brutalité et le racisme ont été combattus par une résistance à l'oppression portant l'espérance qu'un monde meilleur était possible. La reconnaissance des droits de chacun, le combat pour la dignité et la liberté sont bien des luttes permanentes. L’accession à la Maison blanche de Barack Obama en 2008 montre  qu'une élection fortement symbolique et un double mandat ne suffisent pas à changer la donne durablement. Dans un article du Monde de 2017, Nicole Bacharan revenait sur les inégalités qui avaient fortement augmenté pendant les huit années de sa présidence :

"L’Amérique est incontestablement plus divisée aujourd’hui. Barack Obama a créé la déception chez les Noirs américains, parce qu’il a mis beaucoup de temps à se saisir de la question raciale. N’empêche qu’actuellement je vous assure qu’on pleure chez les Afro- Américains !

Une partie de l’Amérique n’a pas supporté d’avoir un président noir, et Donald Trump a attisé toutes ces rancœurs, les a encouragées et justifiées. On n’a jamais connu une élection pareille. Et aujourd’hui, beaucoup d’Américains ont peur de ce qu’il va se passer. Qu’arrivera-t-il s’il y a de nouvelles bavures, des émeutes raciales ?'

Trois ans plus tard nous le savons et l'on constate chaque jour combien Donald Trump fractionne, hystérise et électrise le peuple américain. Musicalement aussi le contraste est saisissant. Lors de sa campagne, Donald Trump égrènait régulièrement les paroles de The Snake interprété par Al Wilson pour fustiger métaphoriquement les immigrés qui tels des serpents s'immiscent sournoisement et dangereusement aux États-Unis. Obama, mélomane réputé pour ses goûts éclectiques, osera lui un gospel saisissant de compassion peu après la tuerie de Charleston.


En juin 2015, c'est en hommage aux neuf victimes du meurtrier suprémaciste blanc Dylann Roof qu'il chante Amazing grace, un standard du gospel. Considérant les Noirs comme des êtres inférieurs, Dylann Roof avait choisi un lieu de culte fréquenté par une population noire comme cible de son attaque et vidé son chargeur de 70 coups de feu abattant notamment Susie Jackson, une femme de 87 ans qui a reçu à elle seule plus de dix balles. Peu après son arrestation, il avait déclaré aux policiers qu’il voulait par son geste déclencher « une guerre entre les races ».

Ce chant religieux lancé par Barack Obama et repris en chœur porte le souffle d'une rédemption toujours possible. Le président le chante a capella après l'éloge funèbre du pasteur Clementa Pinckney, assassiné dans son église le 17 juin avec huit autres personnes.

Pour le Washington Post, ce moment donne à Obama l'occasion «de plonger profondément dans ses racines personnelles» en rappelant la place des églises pour la communauté noire américaine, de la période de l'esclavage à celle du mouvement pour les droits civiques avec le gospel comme porte-voix :

«Notre peine est d'autant plus grande que cela s'est produit dans une église. L'église est et a toujours été au centre de la vie afro-américaine, un endroit pour retrouver les nôtres dans un monde trop souvent hostile, un sanctuaire contre tant de douleurs.»

Amazing grace how sweet the sound

Incroyable miséricorde ! Qu’elle est douce la voix

That saved a wretch like me

Qui sauva le pauvre type que j’étais

I once was lost but now I’m found

J’étais perdu et maintenant je suis sauvé

Was blind but now I see

J’étais aveugle et maintenant je vois

T’was grace that taught my heart to fear

Cette miséricorde qui m’avais appris à avoir peur

And grace my fear relieved

M’a libéré de mes peurs

How precious did that grace appear

Ce pardon m’est apparu si précieux

The hour I first believed

Le jour où j’ai cru pour la première fois

When we’ve been there ten thousand years,

Alors que nous avons été là 10000 ans

Bright shining as the sun ;

Illuminés par le soleil

We ‘ve no less days to sing God’s praise,

Nous avons toujours autant de jours pour chanter la gloire de Dieu

Than when we first begun

Que le jour où nous avons commencé


Hymne chrétien composé au18ème siècle par un négrier anglais repenti, Amazing grace est devenue une des chansons les plus populaires du répertoire américain éclaire. Retour sur sa genèse.


1772 : l'histoire d'Amazing grace, le cantique d'un repenti


L'histoire du gospel est indissociable de la traite transatlantique, de l'économie de plantation et de l'évangélisation des esclaves. Désocialisés, privés de leur liberté, les esclaves retrouvent une dignité à travers un patrimoine immatériel composé de spiritualité, de danse et de musique. Dans les champs, les esclaves chantent a capella des work songs pour tenir et peu à peu leurs paroles s'anglicisent. Le gospel est ainsi né aux États-Unis dans la lignée des Negro Spirituals adaptés des hymnes baptistes et méthodistes.

Comme l'explique Sébastien Fath, historien et chercheur au CNRS, c'est "au moment de l'indépendance des États-Unis, déclarée en 1776, que l'anglicanisme officiel laisse place à un nouveau type de spiritualité chrétienne : le protestantisme évangélique, porté par les Églises baptistes et méthodistes. "Une des particularité de ce protestantisme c'est qu'il est très populaire." C'est dans les black churches réservées aux esclaves que la rencontre se fait entre les working songs et le référentiel chrétien. En particulier l'Ancien Testament, l'émancipation du peuple hébreux et la sortie d'Égypte vers la terre promise. "Les Afro-Américains vont se reconnaître dans cette odyssée : les premiers chants qu'on appelle spirituals vont mettre en avant cette thématique de libération qu'on trouve dans le Livre de l'Exode." Pour les esclaves, il s'agit de se projeter dans vers futur qui n'est pas encore là : "On est dans cette tension prophétique", explique Sébastien Fath. "Laisse partir mon peuple" a donné l'un des plus célèbres negro-spirituals, "Go Down Moses".

Julien écrivait en 2009 à propos de Go down Moses, chanson qui "raconte l'histoire de Moïse délivrant les Hébreux de l'esclavage en Égypte", que "ce negro spiritual représente donc une allégorie du rêve de liberté des esclaves noirs américains. Toutes les références bibliques peuvent ainsi être transposées dans les Etats-Unis du début XIX°. L'Egypte évoque le Sud, Israël représente les esclaves africains d'Amérique, le pharaon les maîtres esclavagistes. La référence au Jourdain, dans une autre version du morceau évoque l'Ohio ou encore la frontière canadienne, synonymes de liberté.".

Et de poursuivre sur le langage métaphorique utilisé dans le gospel : "afin de s’exprimer sans risques, les esclaves noirs américains se dotent, au début du XIXème siècle, de tout un jargon de métaphores, incompréhensibles des maîtres blancs. De nombreuses chansons, hermétiques pour ces derniers, circulent de plantations en plantations. Le terme qui désigne le système mis en place afin d'organiser la fuite des esclaves est ainsi très représentatif de ce phénomène, on parle en effet d' underground railroad, ou chemin de fer souterrain".

Le gospel s’enracinera dans le Sud des États-Unis alimentant ensuite les grands genres de musique populaire comme le jazz, le blues, la country, la soul jusqu'au R&B d'aujourd'hui. Rythmant les services religieux américains depuis des décennies, le gospel est à la fois chant d'émancipation et d'exaltation spirituelle.

John Newton : From Disgrace to Amazing Grace: From Disgrace to "Amazing Grace" (2007) de Jonathan Aitken

Parmi les standards du gospel, il y a évidemment Amazing grace dont l'histoire est contée par cette émission de France musique Le Gospel ou le chant de l'espoir.  Son compositeur est l'anglais Jonh Newton. Il est né à Londres le 24 juillet 1725. À 7 ans, il perd sa mère et son père l’inscrit dans une école privée où son caractère obstiné et frondeur lui coûte le renvoi. Il embarque alors à 11 ans à bord d'un voilier marchand commandé par son père où il apprend le métier de marin. Il s’engage ensuite dans la marine militaire mais il désertera et s’engagera dans la traite négrière.


La vie de l'athéiste Newton bascule une nouvelle fois en 1748. D'après le site de l'ensemble vocal Arbolesco gospel, "ses bons états de service lui valent alors d’être nommé capitaine et de prendre le commandement d’un navire négrier en 1748. Le 10 mai, pris dans une violente tempête sur le chemin du retour, il croit sa fin arrivée." Pendant cette tempête, les esclaves chantent et impressionnent Newton tout autant que l'issue miraculeuse qui les attend. L'homme se tourne alors vers Dieu abandonnant le trafic d'êtres humains pour entrer dans l'église anglicane et défendre  l'abolition de l'esclavage. En 1772, il composera les paroles d'un cantique voué à illustrer un sermon et à passer à la postérité. Il évoque la rédemption à travers son parcours de négrier repenti devenu pasteur et toujours habité par les chants poignants des esclaves qu'il transportait naguère. Un article du Figaro relatant l'histoire d'Amazing grace "assure qu'il en existe plus de 1100 enregistrements". Il faudra attendre 1835 pour qu'une mélodie accompagne les paroles de Newton, ce sera celle de New Britain, un air sans doute inspiré du folklore écossais ou irlandais. Amazing Grace donnera aussi son nom à l’album de gospel le plus vendu au monde, celui d'Aretha Franklin en 1972


Dans La musique en colère (2008, Éditions Science Po), Christophe Traïni note cependant qu'il ne faut pas surestimer la dimension protestataire des premiers negro spirituals. "Pour cela, il faudra attendre que le travail militant de plusieurs générations d'activistes ait enfin produit ses effets. (…) Aux États-Unis, le mouvement en faveur de l'égalité et des droits civiques des Noirs qui se développe à partir de la moitié du 20ème siècle est rythmé par ces chants gospels, l'émergence de la soul ou bien encore le soutien des chanteurs protestataires de l'Amérique blanche". En 2020, c'est encore le gospel d'un gamin de 12 ans qui touche au cœur et cristallise l'indignation du monde entier.

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Portrait d'Harriet Tubman.• Crédits : Corbis - Getty

Harriet Tubman née en 1820 et morte en 1913 fut parmi les grands noms de l'Underground Railroad : ce réseau de maisons, tunnels et routes élaboré par les abolitionnistes facilitait l'accès des esclaves à la liberté. (…) En 2020, son visage devait orner un des côtés des billets de 20 dollars aux Etats-Unis. Au dernier moment, Donald Trump a dit non…

mardi 17 mai 2011

235. Dixie Nightingales: "Assassination".

Le 22 novembre 1963 au matin, le président des Etats-Unis, John F. Kennedy, se rend à Dallas dans le cadre d'une visite officielle au Texas. Le cortège présidentiel sillonne la ville à bord d'une Cadillac décapotable. Le président doit se rendre dans un centre commercial, le Dallas Trade Mart, où il est censé prononcer un discours. Un cinéaste amateur, Abraham Zapruder filme la scène avec sa caméra 8 mm (voir ci-dessous). A 12h30, alors que la voiture présidentielle se trouve à peu près au milieu d'Elm Street, il voit Kennedy porter brusquement la main à sa poitrine. Au même moment, un journaliste, dont le micro était ouvert, enregistre des coups de feu. On vient de tirer sur le président! Dans la confusion, la limousine ralentit, le président reçoit de nouveau une ou des balles qui lui pulvérisent le crâne. Paniquée, Jackie Kennedy, assise à ses côtés, rampe sur le capot vers l'arrière du véhicule avant d'être repoussée sur son siège par un agent des services de sécurité. La Cadillac accélère et fonce vers le Parkland Memorial Hospital

Vue aérienne de Dealey Plazza, le lieu du crime. 

L'attentat provoque le décès de JFK. Très vite, des témoins orientent les recherches vers l'immeuble du Texas School Book Depository, d'où ont été tirés des coups de feu. On y retrouve un fusil, des douilles; de plus, on y signale un employé absent. Simultanément, et sans que l'on n'ait encore compris qu'il s'agissait du même homme, des policiers appréhendent un individu dans un cinéma de quartier dans le cadre de l'assassinat de l'agent de police Tippit. Le jeune homme arrêté a 24 ans et travaille comme employé de bureau au 6ème étage du Texas School Book Depository. Il se nomme Lee Harvey Oswald. Après recoupement des informlations, ce dernier fait figure de suspect principal dans l'assassinat de JFK. Il reste aujourd'hui officiellement considéré comme le responsable de l'attentat. Pourtant, très vite, une question se pose: Oswald a-t-il agi seul ou le président est-il la victime d'un complot plus vaste? Tous les éléments semblent réunis pour que l'affaire soit rapidement résolue: de nombreux témoins, une scène de crime filmée et photographiée, un suspect rapidement arrêté. Or, en dépit des enquêtes officielles ou officieuses, de nombreuses zones d'ombre subsistent. * "Welcome M Kennedy" Parmi les rares certitudes de ce drame, il en est une qui ne souffre aucune contestation: la police du Texas a failli à sa tâche. En 1963, Dallas reste un des bastions ségrégationnistes. Le président y est détesté. On y tue alors chaque année davantage d'individus que dans toute l'Europe de l'ouest. Des groupes d'extrême droite très actifs ont pignon sur rue dans la ville et reprochent à Kennedy sa politique d'apaisement avec l'URSS depuis la crise de Cuba. Les autorités municipales reçoivent d'ailleurs des menaces contre le président dans les jours qui précèdent sa mort. Le matin même de sa visite, le Dallas Morning news publie un pamphlet contre le "traître" sous un titre trompeur: "Bienvenue à Dallas, M. Kennedy". Pourtant, en dépit de ce contexte dangereux, le parcours du cortège n'a pas été visité. Aucune disposition particulière n'est prise dans les endroits sensibles, en particulier au niveau du Dealey Plazza où deux virages successifs obligent les voitures à ralentir. Le président John F. Kennedy et Jackie Kennedy viennent d’atterrir à l'aéroport Love Field de Dallas.  

* Le complot? 

Sitôt l'assassinat perpétré, une controverse s'ouvre. Elle dure toujours. Un faisceau d'éléments troublants accréditent auprès d'une frange importante de l'opinion américaine l'hypothèse d'un complot dirigé par une équipe de professionnels. La curieuse autopsie du président, la disparition de son assassin deux jours seulement après les faits, la commission d'enquête censée faire toute la lumière sur le drame et pourtant entachée de nombreuses zones d'ombre, constituent autant d'arguments avancés par les tenants de la thèse du complot. 

 * L'autopsie. 

 Les médecins texans de l'hôpital de Dallas chargés des premières constatations sont rapidement écartés par le secret service, le service de sécurité de la présidence qui récupère le corps de Kennedy afin de le transférer en urgence à Washington. L'autopsie s'y déroule dans un hôpital de la Marine. Les résultats suscitent très vite la controverse dans la mesure où les constatations officielles diffèrent des relevés effectués dans l'urgence par les médecins texans. Lee Harvey Oswald pose avec un exemplaire du manifeste du parti communiste et le fusil Mannlicher-Carcano qui lui aurait permis d'abattre JFK. La photo, divulguée par la police de Dallas quelques jours après le meurtre, est considérée comme truquée par les partisans du complot.  

* "je suis un pigeon." 

Sitôt l'attentat commis, une véritable chasse à l'homme s'engage. L'arrestation se déroule dans un cinéma, 1h30 après l'attentat contre JFK. Transféré dans un commissariat, Oswald nie être responsable de la mort du président et réclame un avocat. Hagard, le visage tuméfié, il clame à l'adresse des nombreux journalistes présents sur place: "J'aimerai voir mon avocat, mais la police me refuse ce droit. Je ne comprends pas. On m'accuse, mais on ne me dit rien." Pendant près de 12 heures, les interrogatoires semblent menés par des amateurs qui font preuve d'une grande légèreté. La police ne prend pas la peine d'enregistrer les déclarations de l'accusé (il n'existe pas de procès-verbal!). On refuse à ce dernier un avocat en violation de la loi américaine, au motif qu'il ne l'aurait pas demandé (ce que contredisent les enregistrements de la presse). Oswald est baladé dans les couloirs du commissariat, ce qui permet aux journalistes de l'interroger, le photographier, jusqu'à assister à sa mort en direct. Le 24 novembre, lors du transfert du détenu de la prison municipale vers celle du comté, Jack Ruby l'abat froidement dans les sous-sol du commissariat. Un patron d'une boîte de nuit locale, Jack Ruby, s'extrait de la foule et tire sur Oswald, pourtant escorté par deux policiers. Le meurtrier affirme avoir agi pour venger le président et surtout afin d'épargner un procès éprouvant à Jackie Kennedy. L'événement est diffusé en direct à la télévision. 

Ce meurtre, qui intervient deux jours après celui du président, instille un peu plus le doute. D'aucuns considèrent qu'on a voulu faire taire celui qui se présentait comme un bouc-émissaire ("je suis un pigeon"). En outre, son assassin tient un club de strip tease très fréquenté, notamment par le crime organisé et les policiers de Dallas. 

 * Lee Harvey Oswald. 

La personnalité d'Oswald ne laisse pas de surprendre. Inconnu du grand public, les autorités le connaissent en revanche très bien. En 1959, donc en pleine guerre froide, cet ancien des marines, émigre en ... URSS! Bien accueilli par les autorités soviétiques, il s'installe à Minsk où il mène une vie paisible et fonde une famille. En 1962, il rentre aux Etats-Unis sans la moindre difficulté. Les agents de l'immigration, d'habitude si sourcilleux, ne croient pas utile d'interroger cet ancien marine de retour de chez l'ennemi. Dès lors, Oswald milite pour des organisations pro-castristes. Des enquêtes postérieures à l'assassinat affirment qu'il entretenait aussi des amitiés et des activités anti-castristes. Le rapport Warren (cf: ci-dessous) dépeint Oswald sous les traits d'un loser, un marginal insatisfait. Ce portrait sera remis en cause par tous ceux qui n'admettent pas qu'un être si insignifiant ait pu assassiner quelqu'un d'aussi important que JFK. Pour Norman Mailer qui lui a consacré une enquête, Oswald n'a rien du pauvre type analphabète, inadapté et solitaire. L'enquête révélera que, peu de temps avant le meurtre du président, il avait tenté d'exécuter Edwin Walker, un fervent partisan de la ségrégation raciale, à la tête de la John Birch Society. Cet élément tendrait à prouver sa ferme intention de tuer quelqu'un. Pour Mailer, Oswald se serait dit que s'il parvenait à éliminer JFK sans se faire arrêter, il en retirerait un sentiment de toute puissance délectable. Si il était pris, il aurait droit à un procès qui lui permettrait d'exposer ses conceptions politiques. Il deviendrait célèbre dans le monde entier et marquerait l'histoire à jamais, même si on l'exécutait. Le fait que Kennedy passe devant son lieu de travail constituait une occasion en or. Mailer conclut: "Que l'on ait fomenté des complots, ou même qu'on ait tenté de les mener à bien ce jour là, je suis tout à fait disposé à l'admette. Mais la conclusion à laquelle je suis arrivé [Oswald comme unique coupable] est la seule qui me paraisse rationnelle, parce qu'il avait un mobile pour agir, qu'il en avait la capacité et la volonté. (...) Oswald est un fantôme qui plane sur la vie des Etats-Unis, un fantôme qui a donné lieu à maintes discussions sur les origines de l'histoire américaine. Ce qui est abominable et désespérant avec les fantômes, c'est que l'on n'obtient jamais de réponses." (cf: source 3) Photo anthropométrique de Lee Harvey Oswald.  

* La commission Warren. 

L'assassinat de Kennedy place sous les feux de la rampe son vice-président: Lyndon B. Johnson. Ce dernier tient à faire taire les rumeurs les plus folles qui courent déjà. Dans l'optique de la présidentielle de 1964, il doit agir vite afin de livrer aux citoyens américains les noms du ou des coupables et lever les derniers soupçons. Dès le 29 novembre 1963, il convoque une commission d'enquête impartiale placée sous la présidence d'Earl Warren, le président de la Cour Suprême et composée de 7 sommités à la réputation irréprochable. Sous la pression de la CIA, du FBI et du président, la commission travaille dans l'urgence et rend ses conclusions en septembre 1964. Le rapport final conclut à la culpabilité du seul Oswald, écartant du même coup toute idée de conspiration. Très rapidement, des voix remettent pourtant en cause les conclusions de la commission: tous les témoins n'auraient pas été entendus, le CIA et le FBI auraient caché des informations aux enquêteurs afin de dissimuler leurs responsabilités, enfin l'enquête scientifique aurait été bâclée et orientée. JFK est déclaré mort à 13 heures. Juste avant de rentrer à Washington avec le corps du président défunt, Lyndon B. Johnson prête le serment présidentiel à bord de l'un des avions d'Air Force One. Jackie Kennedy se tient à sa gauche et sa femme, Lady Bird Johnson, à sa droite. 

Les détracteurs de la commission rejettent en particulier les conclusions des analyses balistiques et tournent en dérision la théorie de la "balle unique" qui aurait traversé la tête, puis la gorge du président, avant de frapper le gouverneur du Texas, John Connally, installé devant lui (théorie de la "balle magique"). D'autre part, toutes les informations concernant Oswald sont savamment sélectionnées. De même, les éléments mettant en évidence les liens de Ruby avec le crime organisé sont évacués. En outre, le fonctionnement de la commission s'avère chaotique. Ses membres laissent faire le travail par leurs conseilleurs et brillent surtout par leurs absences. Enfin, l'analyse du film de Zapruder par la commission est également remise en cause par les sceptiques qui accordent une grande importance aux mouvements de la tête de JFK lors de l'impact des balles. Ceux qui décèlent une brusque projection vers l'arrière affirme qu'il y aurait eu un tireur posté face à la voiture, caché derrière une palissade. Oswald se trouvant derrière la Cadillac, il y aurait donc au moins deux tireurs... et donc conspiration.  

* House Select Committee on Assassination. 

 Ces différents éléments alimentent les doutes et nourrissent plusieurs contre-enquêtes. Par exemple, Jim Garrison, le procureur de la Nouvelle Orléans, soutient que la CIA serait responsable de l'assassinat. Aussi les autorités décident de convoquer en 1976 une seconde commission officielle, la House Select Committee on Assassination, comité restreint de la Chambre des représentants. En 1979, l'enquête livre des conclusions assez semblables à celles du rapport Warren, mais qui diffèrent néanmoins sur certains points. JFK aurait été victime d'un complot ourdi par une conspiration. En se fondant sur l'analyse d'un enregistrement effectué à partir du microphone d'une moto de la police présente sur les lieux du crime, la commission conclut a la présence deux tireurs, ruinant la thèse du tireur isolé. Oswald aurait tiré trois coups de feu, tandis qu'un quatrième tir serait venu de l'avant du véhicule. Le comité confirme que les services secrets à Dallas n'ont pas suffisamment protégé le président, tandis que la CIA a mal utilisé les renseignements à sa disposition. La commission valide la thèse d'une conspiration, mais dédouane tour à tour les régimes soviétique et cubain, le Secret Service, le FBI, la CIA, les mouvements anti-castristes, le crime organisé. Dans le même temps, le rapport concède que les preuves disponibles ne permettent pas d'exclure la participation individuelle des membres des acteurs précédemment citées . L'exécutif, malgré les demandes insistantes, ne rouvre pas d'enquête, ce qui aurait peut-être permis de lever les soupçons insistants, de tordre le coup définitivement aux thèses conspirationnistes. Le contexte politique n'est pas favorable à ces investigations. Ronald Reagan vient de triompher aux élections (1980). Celui qui clame haut et fort que "l'Amérique est de retour" ne souhaite pas sortir les cadavres du placard. Au bout du compte, le doute plane pour une majorité d'Américains qui récuse la thèse officielle. 

 * On nous cache tout, on nous dit rien. 

Le refus de croire en la seule responsabilité d'Oswald se combine avec une méfiance à l'égard des autorités en général. Dès le lendemain de l'assassinat, l'idée d'un complot fomenté par les plus hautes sphères de l'Etat voit le jour. 29% des Américains considèrent alors qu'Oswald a agi seul. Pourtant, la publication du rapport Warren convainc, puisque 87% de la population accepte un temps la thèse du "tireur isolé". Mais, les assassinats de Martin Luther King, de Bobby Kennedy en 1968, le scandale du Watergate en 1974, réactivent le doute et assurent la résurgence des thèses conspirationnistes. Le niveau de confiance dans les autorités se situe alors au plus bas. En mêlant habilement fiction et réalité, le film JFK d'Oliver Stone (1991) accrédite l'idée de complot auprès d'un large public (il reprend à son compte les conclusions de Jim Garrison). Loin de décliner, cette croyance semble se renforcer à mesure qu'on s'éloigne du 22 octobre 1963. L'idée que ce sont des cabales qui tirent les ficelles s'enracine dans l'imaginaire des Américains. A posteriori, la présidence Kennedy apparaît comme un âge d'or.

* Le poids des images. 

L'écho médiatique de l'assassinat du président est colossal. Sitôt les coups de feu tirés, le drame pénètre dans tous les foyers américains par le biais de la radio et de la télévision. Les grands réseaux enchaînent flashs et reportages spéciaux. Le court film amateur d'Abraham Zapruder (26,6 secondes), enregistre l'instant où les projectiles atteignent leur cible et présente, en dépit de la qualité des images, la meilleure vision directe de l'événement. Le film, considéré comme trop choquant pour être montré en public au lendemain du drame, ne sera diffusé dans son intégralité à la télévision qu'en 1975. Mais le magazine Life signe un contrat d'exclusivité avec le cinéaste amateur et reproduit 31 des 486 images du film dans une édition spéciale consacrée au meurtre du président. Dès lors, beaucoup d'Américains s'érigent en expert de l'analyse d'images et pensent y trouver les clefs de l'énigme. Cette séquence constitue d'ailleurs la clef de voûte des tenants de la conspiration. Richard Stolley, éditeur de Life, rappelle néanmoins que, "selon votre point de vue, [ces images] peuvent prouver à peu près tout ce que vous voulez qu'elles prouvent."

   

le film d'Abraham Zapruder.  

* Du côté des conspirationnistes. 

 Qui sont les instigateurs du complot, si complot il y a? Au cours de sa présidence, JFK s'est fait beaucoup d'ennemis: 

- l'extrême droite lui reproche sa politique en faveur des Noirs;

 - les magnats du pétrole redoutent l'instauration d'une fiscalité qui leur soit défavorable;

 - la guerre menée par le ministre de la justice, Bobby Kennedy, contre le crime organisé irrite les pontes de la mafia; 

- une partie du complexe militaro-industriel récuse son indécision au Vietnam et la baisse des commandes militaires, 

- des membres de la CIA, qui n'ont pas oublié la "trahison" de la baie des cochons.

- Le vice-président Lyndon Johnson, qui déteste autant JFK que celui-ci le hait, est loin d'être assuré de conserver sa fonction dans l'option d'une réélection de Kennedy en 1964; 

- J.Edgard Hoover, l'inamovible directeur du FBI, entend éviter à tout prix une mise à la retraite que souhaite le président (Hoover prend alors l'habitude de collecter des dossiers compromettants sur les responsables politiques et les utilise ensuite comme moyen de chantage); 

- Richard Nixon, ancien vice-président d'Eisenhower et malheureux candidat républicain aux élections de 1960, a besoin d'un retrait des Kennedy pour réussir son retour. 

Tous ces acteurs ont donc été placés sur la sellette à un moment ou un autre. Thierry Lentz (cf: source 1), dans une synthèse solidement étayée, évoque chacune de ces pistes. Pour lui, "Johnson, Nixon, les grands industriels ou la tête de l'armée ne donnèrent pas l'ordre d'exécuter qui un rival, qui un adversaire supposé du libéralisme, qui un empêcheur de tourner en rond." (cf 1 p 427) L'auteur considère plutôt "qu'il faut regarder vers des groupes et des individus d'un niveau inférieur. Reliés à la CIA, aux anticastristes et à la pègre, leurs cercles n'étaient pas séparés. Mieux, leurs rapports et le maillage de leurs réseaux rendaient leurs interconnections fréquentes." (cf 1 p 427). Un groupe de barbouzes du sud (Texas, Louisiane) travaillant à la fois pour la mafia et la CIA, aurait cherché à se débarrasser de JFK auquel on reprochait les reculades face au lider maximo. Pour Lentz, c'est un véritable guet-apens qui paraît avoir été organisé sur Dealey Plaza. Deux équipes, installées respectivement dans le dépôt de livres et derrière une palissade de bois située sur la place, mènent l'exécution sommaire du président. Oswald n'est qu'un pion dans leur jeu, un bouc-émissaire idéal, "un 'pigeon' facile à manœuvrer." C'est donc la compromission de brebis égarées de la CIA avec le crime organisé qui aurait décidé les milieux officiels à verrouiller au maximum l'enquête afin de ne pas discréditer un peu plus l'agence fédérale. Dans ces conditions, elles ont tout intérêt, elles aussi, à accréditer la thèse de l'assassin isolé. Jusqu'à sa mort, Lyndon Jonson reste d'ailleurs convaincu que son prédécesseur est une victime collatérale des projets secrets de la CIA visant à éliminer des dirigeants étrangers... De retour des obsèques de Kennedy, de Gaulle aurait également confié à Peyrefitte, : "Toute cette histoire là, c'est une histoire de barbouze. On a trouvé un minus habens, qui est Oswald, mais vous savez très bien que les services secrets sont derrière tout ça. On ne saura jamais la vérité, car si un jour on apprend la vérité, il n'y a plus d’États-Unis."  

* Les arguments en faveur de la thèse officielle. 

Les partisans de la thèse officielle attribuent les incohérences initiales de l'enquête au choc provoqué par ce drame. Un véritable chaos règne par exemple dans le poste de police de Dallas où est retenu Oswald. Ceci expliquerait le manque de précaution qui conduit à son assassinat. Par ailleurs, les preuves à charge contre lui abondent. Il a été vu entrer dans le dépôt de livres, puis en sortir. Un fusil portant ses empreintes y a été retrouvé, il a abattu un policier et les douilles retrouvées près du corps correspondent à son arme. Au fond, c'est avant tout la mort d'Oswald qui relance les supputations et accrédite l'idée chez certains qu'il n'a été que la victime d'un coup monté. Complot ou pas? Il est bien difficile de trancher. Remarquons cependant que, presque cinquante ans après les faits, et malgré l'activisme des partisans du complot, aucun élément absolument incontestable n'est parvenu à ruiner la thèse officielle. Norman Mailer le dit ainsi: "Comme la plupart des théoriciens du complot, je voulais que ce soit une conspiration, mais j'ai retourné la chose dans tous les sens et je dois dire que je n'ai pas trouvé. Il manquait des preuves, il y avait trop d'éléments qui ne collaient pas." De même, Edward Epstein, auteur d'un classique sur le sujet, concède: "Si je crois de moins en moins à un complot, ce n'est pas parce que l'idée est infondée, c'est à cause du temps qui passe. (...) On a enquêté pendant des décennies et on a toujours rien de concret sur cette éventuelle conspiration. Au bout des quarante ans [lors de l'entretien] aucune des hypothèses ne s'est confirmée."  

* "He was a man of honor" 

Le décès du président américain suscite un immense émoi, en particulier chez les Afro-américains. En dépit de nombreux atermoiements, Kennedy apparaît comme celui qui fera enfin avancer les choses. Aussi, de nombreux musiciens noirs lui rendent hommage en chanson. C'est le cas du groupe de gospel des Dixie Nightingales mené par Ollie Hoskins. Le label Stax, qui souhaite ouvrir ses catalogues au gospel, signe le groupe et sort le titre "the Assassination", ballade crève-coeur narrant l'attentat contre JFK.

   

Dixie Nightingale: "Assassination". 

 Assassin in the window, down in a Texas town, (Lord have mercy) 

He waited till he saw him, he shot the president down. 

L'assassin à la fenêtre, dans une ville du Texas, (Seigneur ait pitié) attendit jusqu'à ce qu'il l'aperçoive, il tira sur le président. 

Oh, oh, what a shame it was! (3X) He shot the president down. 

Oh, oh, quel honte ça a été! Il tira sur le président. 

The world became a sphere of solitude and sadness, rich men and poor men cried, When the news came on the radio, that president Kennedy had died. 

 Le monde devint une sphère de solitude et de tristesse, riches et pauvres crièrent, à la nouvelle la mort du le président Kennedy. 

He was a man of honor, a man who had pride, a man who faced responsibility, had equality in his eye. 

Il était un homme d'honneur, un homme qui avait de la fierté, un homme qui assuma ses responsabilités, et avait l'équité au fond du regard. 

Notes:

1. la CIA en accord avec Eisenhower avait préparé un débarquement d'exilés cubains visant à renverser Fidel Castro. Hésitant, JFK donne finalement son accord. Le débarquement, lancé à la mi-avril 1961, tourne rapidement au fiasco. Aussi, le président refuse une intervention de l'aviation américaine en soutien aux troupes anti-castristes débarquées. Cent jours seulement après sa prise de fonction, l'administration Kennedy est ridiculisée. JFK sanctionne aussitôt l'agence en débarquant Allen Dulles. Au sein de la CIA, "on commença à murmurer que le président avait lâchement abandonné les "combattants de la Liberté" sur la plage de la Baie des Cochons (...)." (cf: 1 p 381) 

Sources: 

1. Thierry Lentz: "L'assassinat de John F. Kennedy : Histoire d'un mystère d'Etat", Nouveau Monde Editions, Juin 2010. Excellente synthèse en français sur le sujet. L'historien, spécialiste de l'Empire, s'autorise ici un détour par l'histoire contemporaine. Il présente les différentes thèses en présence et récuse la thèse officielle.

 2. 2000 ans d'histoire du 2 septembre 2010 avec Thierry Lentz comme invité: "qui a tué John F. Kennedy?

3. Le documentaire de Robert Stone: "Kennedy-Oswald : le fantôme d'un assassinat",(2007, 82mn) 

4. Lindsay Porter: "Assassinat. Une histoire du meurtre politique", Actes Sud, 2010. 

Lien: 

- "1963: KENNEDY, controverse pour un assassinat" (sur l'excellent blog La plume et le rouleau).