jeudi 20 janvier 2022

"Raspoutine" de Boney M ou la biographie cadencée de "la plus grande sexe machine de Russie".

Moine fou, mystique éclairé ou débauché orgiaque, Raspoutine a endossé tous les costumes. Quelques mois seulement après sa mort, il fait déjà l'objet d'un mythe, tandis que les épisodes de son existence se teintent d'un halo de légendes. (1) Un personnage aussi fantasque et mystérieux ne pouvait laisser indifférent la culture pop, comme en témoigne le tube en or massif du groupe disco Boney M. (2) Sorti en 1978, le titre est construit à partir d'une chanson populaire turque intitulée Üsküdar'a gider iken. Les paroles proposent une biographie cadencée et très partiale de Raspoutine,  la "plus grande sexe machine de Russie". Comme souvent, le personnage historique est éclipsé par la figure mystique et surnaturelle.  
 
Qui était-il vraiment?
 

 
* "Dans ses yeux brillait une lueur flamboyante."
Le premier couplet reprend les clichés associés à Raspoutine, tout en posant les cadres spatio-temporels de son existence
 
"Il y a longtemps de cela, un type vivait en Russie.
 
Bien que les premières années soient très mal documentées, Grigori Efimovitch Raspoutine serait né à la fin de la décennie 1860 dans la bourgade de Pokrovskoïe, en Sibérie occidentale, à 80 km de Tioumen. Ses parents sont de petits propriétaires terriens. Alors petit garçon, il tombe dans l'eau glacée avec son frère, qui se noie. Il restera marqué à vie par ce drame. A presque vingt ans, il épouse Praskovia Feodorovna. Trois de leurs cinq enfants survivront. En 1892, à presque trente ans, Grigori part en religion. Il se fait strannik, fréquentant les monastères sibériens, puis les académies de théologie de Kiev et Petrograd. Dès lors, "il pouvait propager la Bible comme un prédicateur, plein d'extase et de feu." L'éducation de Raspoutine est sommaire, mais il sait interpréter de manière très personnelle le Livre saint. Sa réputation de mystique grandit, attirant bientôt auprès de lui une foule de fidèles et de malades. Dès lors, il s'improvise starets, ces pèlerins itinérants auxquels on attribue des pouvoirs thaumaturgiques. Raspoutine passe désormais pour un maître spirituel, ce qui est assez commun dans la Russie d'alors. Mages, prophètes, guérisseurs, mystiques en tout genre pullulent. Le spiritisme et l'occultisme fascinent et servent de clef d'explication aux malheurs du temps. Dans les grandes villes, une fièvre illuministe gagne les élites, assurant la prospérité des fraternités ésotériques, occultistes ou des mouvements sectaires. Pour expier leurs fautes, certains se châtrent ou se flagellent.
Le jeune homme impressionne d'autant plus qu'il est doté d'un regard perçant et semble doté d'un grand charisme."Il était grand et fort, dans ses yeux brillait une lueur flamboyante." Les descriptions physiques de Raspoutine varient pourtant considérablement. Certains le voit de taille moyenne, quand d'autres décrivent un géant. Seule certitude, il a les ongles noirs, la barbe hirsute, porte des loques et semble fâché avec sa savonnette. Beaucoup insistent sur son magnétisme et l'ascendant qu'il a sur ses disciples. Certains le craignent, d'autres l'admirent. Déjà les rumeurs vont bon train. Pour gravir l'échelle sociale, il se rapproche alors des cercles du pouvoir. En 1904, il se rend à  Saint-Pétersbourg et non Moscou comme le suggère Boney M. S'il est un "amant séduisant ", ce n'est pas donc pas "pour les beautés moscovites", mais bien pour celles de Petrograd. Dans la capitale de l'Empire, Raspoutine se met à fréquenter les salons. Il se constitue bientôt un réseau de fidèles, parmi lesquels figurent Olga Lokhtina, l'épouse d'un général influent, Anna Vyroubova, la confidente de la tsarine, ou encore les princesses du Montenegro, Militza et Anastasia, deux sœurs mariées à des grands ducs, cousins du tsar. Par leur intermédiaire, Raspoutine est introduit auprès de l'empereur et de son épouse, à l'automne 1905. Depuis 1896, Nicolas II gouverne la Russie en monarque de droit divin. Mal préparé à sa charge, indécis, l'homme manque de sens politique, ce qui l'empêche de percevoir ce qu'est vraiment l'empire: un pays agricole arriéré, dans lequel quatre vingt pour cent des 170 millions de sujets vivent sous le joug d'un autoritarisme dépassé, dans la plus grande misère. (3)

Public domain via Wikimedia commons. 

* "L'amant de la reine."
Petite-fille préférée de la reine Victoria, la princesse Alexandra est d'origine allemande. Elle a grandi dans un milieu protestant, mais a dû se convertir à la religion orthodoxe lors de son mariage avec Nicolas II, en 1894. Dès lors, l'impératrice déploie un zèle religieux très vif. La jeune femme souffre depuis l'enfance de troubles psychosomatiques liés à l'anxiété, qui se manifestent notamment par des crises de panique aiguë. Après la naissance de quatre filles, la tsarine a accouché d'Alexis en 1904. L'unique héritier mâle de la couronne souffre d'hémophilie, une maladie génétique qui se transmet aux hommes par les femmes. Alexandra se sent coupable. Dès lors, elle consacre sa vie à protéger le tsarévitch, dont la maladie est un secret d'état. La tsarine redoute qu'à tout moment son fils ne se blesse et meure. Les traitements médicaux semblent sans effet sur l'enfant, tout comme les soins prodigués par les guérisseurs gravitant alors autour du couple impérial. C'est dans ce contexte qu'Alexandra entend parler de la réputation du mystique paysan. Aux yeux d'une tsarine inquiète et crédule, Raspoutine tient du messie.   "Elle croyait que c'était le saint-sauveur qui sauverait son fils", clame Boney M. Si officiellement, Grigori doit maintenir les bougies allumées devant les icônes religieuses, officieusement, il s'impose comme le confident d'Alexandra et le pseudo-guérisseur d'Alexis. Fin psychologue, il sait apaiser Alexis en cas de crise, contribuant ainsi à rendre la circulation sanguine moins abondante et à stopper l'hémorragie. Dans ces conditions, la tsarine considère le Sibérien comme un sauveur. "Je ne trouve le repos de l'âme que lorsque toi, mon maître, tu te trouves assis à mes côtés. Lorsque je te baise les mains et pose ma tête sur ton épaule bénie. Comme je me sens légère", lui écrit-elle.
Le couple impérial considère également Raspoutine comme le représentant du petit peuple paysan, l'incarnation de cette Russie authentique dont ils ne connaissent rien.
 Dans les lettres quotidiennes adressées à son mari, l'impératrice invite le tsar à suivre les avis de Raspoutine. " Écoute notre ami et fais lui confiance, il est important que nous puissions compter non seulement sur ses prières, mais aussi sur ses conseils", écrit Alexandra à Nicolas. La séparation imposée au couple impérial par la situation militaire alimente très vite les plus folles rumeurs. Boney M reprend à son compte ces racontars."Envers la reine, il se montrait dévoué", mais bien plus encore. Le mystique sibérien est ainsi désigné comme l'"amant de la reine de Russie". L'accusation d'adultère porté contre la tsarine paraît pourtant fausse. Le couple impérial, autant que l'on puisse en juger à partir de sa correspondance, semblait très bien s'entendre. Les soupçons d'infidélité s'avèrent donc aussi infondés que le titre de "reine" attribué à tort par le groupe de disco.
 
Caricature anti-monarchiste. Public domain, via Wikimedia Commons

*Calife à la place du calife. 
Le deuxième couplet prête une influence politique considérable à Raspoutine. "Il régnait sur la Russie". "Pour les affaires de l'Etat, il était celui à qui il fallait plaire." Par l'entremise d'Alexandra, Raspoutine côtoie l'empereur, pour autant, il ne semble avoir eu aucune influence sur les affaires de l’État. En effet, sa protectrice n'a guère de poids politique. En outre, Nicolas II n'apprécie guère Raspoutine, dont il ne tolère la présence que pour le bien-être de sa femme et de son fils. Il a si peu confiance en lui qu'il le fait surveiller par sa police secrète. Si de manière très exceptionnelle, l'empereur a pu utiliser le mystique comme émissaire, il a plutôt tendance à l'éloigner du cercle du pouvoir.
A partir de 1916, Nicolas II se rend sur le front, au grand quartier général de Moguilev, à des centaines de km de son épouse. Cette dernière reste à Petrograd parmi les courtisans, aux côtés de ses enfants et de son confident. Dès lors, Nicolas II se désintéresse des questions intérieures, laissant le gouvernement gérer les affaires quotidiennes et son épouse l'informer. Or, là encore, aucune décision diplomatique ou militaire majeure n'est prise sur les conseils de Raspoutine. Au moment où les soldats du tsar affrontent ceux du kaiser, la situation de l'impératrice s'avère d'autant plus fragile qu'elle est de nationalité allemande. La présence du mystique russe à ses côtés ne fait qu'accentuer son impopularité. Les rumeurs courent. D'aucuns croient savoir que la tsarine et son conseiller ourdissent un complot pour le compte de l'ennemi. L'enquête commandée quelques mois plus tard par le gouvernement provisoire démontera l'accusation.

Public domain, via Wikimedia Commons

* "Il se comportait de manière éhontée."
Si Raspoutine n'a pas d'influence politique, les rumeurs sur ses turpitudes sexuelles attisent les curiosités, comme en atteste le titre de Boney M. "C'est surtout l'aspect sexuel qui motive la chanson, assez logiquement pour un morceau destiné à entraîner les jeunes Européens à danser et à jouir de la nuit." (source A) Le groupe disco croit savoir qu'"il n'était pas mauvais (...) pour serrer les filles", affirmant même qu'il était la " meilleure sexe machine de Russie." Quand la position de Raspoutine fut de plus en plus menacée - bien conscientes de ce qu'elles risquaient de perdre - "les dames supplièrent: "Ne nous l'enlevez pas, s'il vous plaît!" " Nul doute que ce Raspoutine avait des charmes cachés./ Bien qu'il ait été une brute, elles tombaient dans ses bras. " Le groupe semble ici insinuer que l'ancien moujik disposait "d'un piège tabou, un joujou extra qui fait crac boum hu". Dans les faits, il faut attendre l'arrivée de Raspoutine dans les cercles les plus élevés de l'aristocratie pour que sa réputation s'établisse. C'est surtout après avoir réchappé à une tentative d'assassinat, en 1914, que le mystique modifie ses habitudes. Il reçoit désormais de nombreux visiteurs dans son appartement et mène une vie de bâton de chaise, partagée entre les sollicitations de la journée, les virées nocturnes dans des quartiers interlopes et la fréquentation assidue d'Anna Vyroubova, dame d'honneur et meilleure amie d'Alexandra. Dépeint comme un ivrogne invétéré, congénital et dégénéré, d'aucuns l'accusent de fréquenter les maisons closes et de se livrer à des orgies. Cette image du Raspoutine à l'appétit sexuel débordant provient surtout de rumeurs véhiculées par l'élite impériale, puis par les pamphlets publiés après la révolution bolchevique et la chute de Nicolas II. Ces rumeurs contribuent à discréditer le prestige et l'autorité morale de l'empire finissant, le mystique incarnant aux yeux de tous la déchéance des Romanov. 
Raspoutine n'a pas la vie du commun et fait l'objet de toutes les convoitises. Partout où il se rend, il jouit d'un accueil exceptionnel, digne de la célébrité qu'il est devenue. Le "moine" est entouré d'une aura mystique et érotique certaine. Il sait non seulement identifier le manque d'amour chez les uns et les autres, mais devient également particulièrement intéressant par sa proximité avec les cercles du pouvoir. Les hommes mariés, qui cherchent à faire carrière à la cour, n'hésitent pas à mettre à sa disposition leurs épouses.

* "Cet homme doit disparaître." 
Au sein des élites russes, Raspoutine passe pour un vulgaire moujik, un arriviste, un débauché. Les membres d'une partie de l'aristocratie fustigent les turpitudes du mystique, "les beuveries, les parties fines et la soif de pouvoir."Ainsi, "les protestations contre cet homme méprisable s'élevèrent de plus en plus.", au point que des membres de l'entourage impérial décident d'en finir. "«Cet homme doit disparaître», déclarèrent ses ennemis." L'exécration du mystique tient non seulement à sa personnalité, mais surtout au contexte général de l'empire. La Russie tsariste vacille. Deux années de guerre ont plongé le pays dans un chaos indescriptible. L'armée est désorganisée, sous-équipée, mal commandée, l'économie en ruine. Le luxe entourant la clique aristocratique de Saint-Pétersbourg horrifie des populations en guenilles. Alors que le monde se désintègre, la famille impériale vit isolée à Tsarskoïe Selo, dans un somptueux palais, situé à 25 kilomètres de Saint-Pétersbourg. Dans cette atmosphère délétère, Raspoutine fait figure d'épouvantail. Les griefs pleuvent. L’Église orthodoxe constate que sa créature lui a complètement échappé. Les conseils de prudence prodigués au tsar par Grigori dans le domaine militaire horrifient les va-t-en-guerre, quand sa condamnation des violences antisémites révulse l'extrême droite. Enfin, les tenants des théories complotistes accusent le couple infernal formé par la tsarine et son éminence grise, de négocier une paix séparée avec l'Allemagne dans le plus grand secret. Joue ici contre elle, sa nationalité allemande, mais, puisqu'on ne peut se débarrasser d'Alexandra, il faut éliminer Raspoutine.  De même, si détester le tsar peut sembler sacrilège, haïr l'ancien moujik tombe sous le sens. Pour les puissants de l'Empire, Raspoutine est l'incarnation du mal, un bouc-émissaire idéal.
 
Dans ces conditions, des complots se trament dans les hautes sphères de la noblesse. Pour faire disparaître l'ennemi public numéro un, le prince Félix Youssoupov, plus grande fortune de Russie, s'associe à son amant, le grand duc Dimitri Pavlovitch, et au député d'extrême-droite Pourichkévitch. Dans la soirée du 29 novembre 1916 (16 décembre du calendrier Julien), Raspoutine se rend au palais Youssoupov à l'invitation de son  propriétaire. Au cours de la nuit, les conspirateurs éliminent le paysan sibérien dans des conditions obscures. Après-coup, ils livreront une version rocambolesque du crime, contribuant à forger le mythe d'un Raspoutine trompe-la-mort. Ce dernier aurait en effet englouti des gâteaux empoisonnés au cyanure sans que cela ne suffise à l'occire. Finalement, on lui aurait tiré dessus, mais alors qu'il gisait, inerte, il se serait relevé, tel un mort-vivant. Finalement, il aurait été abattu dans la rue. Fariboles...
 Le corps du mystique est retrouvé deux jours plus tard dans la Néva gelée. Le cadavre est défiguré, entravé, criblé de balles. L'autopsie ne révèle aucune trace de poison, confirmant, s'il en était besoin, l'inanité des aveux de ses assassins. Raspoutine a vraisemblablement était abattu de trois coups de feu, alors qu'il s'enfuyait par le sous-sol du palais. Le corps, chargé dans le coffre de la voiture de l'archiduc Dimitri, est alors abandonné en un lieu isolé afin de le faire disparaître. Il reste finalement coincé sur les berges du fleuve gelé. A la demande de l'impératrice, Raspoutine est inhumé à Tsarskoïe Selo, au fond du parc Alexandre. Les conspirateurs, dont l'identité reste tenue secrète, sont condamnés à des peines clémentes: une assignation à résidence dans une demeure familiale du centre de la Russie pour Youssoupov, l'envoi sur le front de Perse pour le grand duc Dimitri. Des punitions qui leur sauveront la vie lors de la révolution bolchevique.
 
Photographie du cadavre. Public domain, via Wikimedia commons.
 
Les conséquences dramatiques de la guerre catalysent le mécontentement vis-à-vis du régime. Les soldats réclament du pain et la paix. Ce sera le mot d'ordre de la Révolution de février qui balaye tout sur son passage. Le 2 mars 1917, Nicolas II renonce au trône. Le gouvernement révolutionnaire s'empresse de déterrer le cadavre de Raspoutine, avant de l'incinérer dans une chaudière de l'institut polytechnique, puis d'en disperser les cendres. Hors de question que la sépulture ne deviennent lieu de pèlerinage. Assignée à résidence à Tsarskoïe Selo, puis transférée à Ekaterinburg, la famille est exécutée par les bolcheviks, le 16 juillet 1918.

Le mythe du "moine fou" se construit à peine le cadavre refroidi. Comme souvent, la légende s'avère bien plus riche et intéressante que l'histoire, prosaïque et terne, d'un simple mortel. La vie de Raspoutine inspirera des dizaines de livres d'histoire ou de fiction, mais aussi des comics, des bandes dessinées (il affronte par exemple Corto Maltese dans La Ballade la mer salée), des dessins animés (Anastasia), des films, y compris pornographiques. Dépeint sous les traits d'un vampire, d'un fantôme dans les fictions, il est tout à la fois décrit comme scabreux, fou, satyre, saint, ivrogne. La chanson ne déroge pas à la règle. 

Notes:
1. Raspoutine fascine très tôt. Dès 1917, il apparaît dans "The Falls of the Romanoff" de Herbert Brenan. 
2. De prime abord, le groupe se compose d'un pseudo chanteur survolté et de trois danseuses et choristes aguichantes. Derrière le groupe bigarré se cache en réalité le producteur et chanteur allemand Frank Farian, dont les 45 tours disco cartonnent à la fin des années 1970 ("Daddy Cool", "Sunny", "Ma Baker","Raspoutine").
3. Des émeutes éclatent en 1905 dans le contexte désastreux du conflit russo-japonais. Le 22 janvier (9 février dans la calendrier julien), plus de 100 000 ouvriers grévistes manifestent pacifiquement devant le palais d'hiver dans l'intention de remettre une supplique au tsar. L'armée reçoit l'ordre de tirer, provoquant la mort de deux cents personnes. Nicolas II, jugé responsable, doit faire des concessions. Les réformes adoptées accordent la liberté d'expression et permettent au parlement de voter des lois.

Sources:
AAlexandre Sumpf: "Raspoutine", Perrin, 2016.

B. Une vidéo du youtuber Analepse"La vérité sur Raspoutine... par Boney M." 

C. une vie une œuvre: "Grigori Raspoutine: un moujik à Petrograd."
D. Retronews: "l'assassinat du très mystérieux Raspoutine". 

E. "Raspoutine est une fiction." [La marche de l'histoire sur France Inter]

F.  "Pop & Co: "Rasputin" de Boney M " [Pop & Co sur France Inter] 

G. "Grigori Raspoutine (1919-1916): un moujik à Petrograd." [Une vie, une œuvre sur France Culture]

https://www.youtube.com/watch?v=soden8c4F90

"Cet enfant que je t'avais fait". Le drame des époux Bac ou le malheur des grossesses subies à répétition.

La loi du 31 juillet 1920 interdit l'usage et la promotion des moyens de contraception. Voté au lendemain de la grande saignée de 1914-18,  ce texte est censé conjurer la baisse démographique. La contraception y est donc réprimée et assimilée à l'avortement. Considéré comme un crime, ce dernier est passible de la cour d'assise. Une femme qui avorte risque entre 6 et 10 ans de prison, celle qui utilise un moyen de contraception encourt entre 6 mois et 3 ans de réclusion. Le régime de Vichy durcit encore cet arsenal, au point qu'en 1942 l'avortement devient un crime d’État.    

Les femmes ne désirant pas d'enfant, se trouvent dans une situation difficile en raison du manque d'information, de l'absence de moyens de contraception et/ou de l'isolement au sein du couple. L'abstinence, le coïtus interruptus ou la méthode Ogino ne constituent pas des méthodes efficaces. (1) Dans ces conditions, de nombreuses femmes se retrouvent mères de famille très nombreuse, souvent bien malgré elles. Loin d'être un heureux événement, l'annonce d'une cinquième ou sixième grossesse représente souvent une catastrophe pour les familles modestes. Cette situation explique le nombre très important d'avortements clandestins au cours des années 1950. En dépit de l'interdiction, on évalue ce chiffre à 300 000. Pratiquée en catimini, dans des conditions sanitaires souvent catastrophiques, l'opération s'avère particulièrement dangereuse pour les femmes. 

C'est dans ce contexte que survient le drame des époux Bac. A la faveur d'une campagne médiatique savamment orchestrée par une poignée de femmes (et d'hommes), le fait divers déclenche au sein de la société une prise de conscience, qui aboutira à la transformation progressive des mentalités et de la législation.

***

* L'affaire des époux Bac.

Ginette et Claude Bac se marient à Saint Ouen, en avril 1948. L'homme est ouvrier dans une usine de maçonnerie, tandis que sa femme est employée dans une pharmacie. Contre un loyer de 1600 francs par mois, les jeunes mariés disposent d'un logement ouvrier situé au rez-de-chaussée d'un immeuble de trois étages, à Saint-Ouen. Bien que petits, les lieux sont plutôt confortables avec une salle à manger, une chambre, une troisième pièce susceptible d'être transformée en chambrette, une cuisine avec l'eau courante et même des toilettes.  Avec deux salaires, la situation est viable. Or, très vite, Ginette abandonne son métier. La jeune femme a d'importants problèmes de santé (bras droit paralysé, main déformée) et parce qu'elle doit s'occuper de ses jeunes enfants. En effet, quatre ans après le mariage, le couple se trouve déjà à la tête d'une fratrie composée de deux garçons et de deux fillettes dont la plus jeune à six mois et le plus vieux cinq ans. La jeune mère vit de plus en plus mal cette situation et n'a plus la force d'accomplir les tâches du quotidien. L'appartement se transforme en un véritable taudis, sale et surpeuplé. Une des trois pièces devient un véritable dépotoir, jonché de langes souillés. Ginette ne peut guère compter sur le soutien de Claude qui passe son temps loin de son foyer, pour  effectuer des heures supplémentaires ou fuir la crasse et les cris. Les Bac paraissent écrasés par leur responsabilité parentale. La situation est telle, et les enfants si négligés, que les grands-parents proposent leur aide. En 1952, à la naissance de Danielle, son quatrième enfant, Ginette sombre dans une profonde dépression. La petite fille est une enfant non voulue et handicapée. Elle souffre d'un problème moteur du bras droit, la main tournée vers l'intérieur, comme sa mère.
C'est alors que Ginette apprend qu'elle se trouve de nouveau enceinte. Elle perd pied, délaissant totalement sa dernière née. Danièle n'a le droit qu'à trois biberons de 300 grammes par jour. Rarement changée, jamais lavée, l'enfant est de plus en plus décharnée. Lorsqu'elle meurt, le 24 février, le bébé n'a plus que la peau sur les os, son épiderme s'est abîmé et desséché. Ginette et Claude sont entendus, puis incarcérés à la Petite Roquette et à Fresnes.

* "Un drame du baby boom." (Annette Wieviorka)

L'histoire des Bac devient fait divers en raison de la mort de la fillette, mais l'arrière plan du drame s'avère terriblement banal. Dans le contexte du baby boom, de nombreuses femmes enchaînent les grossesses, de plus en plus mal vécues au fil des accouchements. Les couples se retrouvent alors vite dépassés par une progéniture très nombreuse et parfois non désirée. En cas de dépression post-partum ou/et de difficultés financière sévères, la situation se délite rapidement. La situation semble d'autant plus paradoxale que l’État accorde une grande importance à la protection de la petite enfance au cours des années 1950. Ainsi, pour ses deux premiers enfants, Ginette Bac est suivie par le centre de protection maternelle et infantile de Saint-Ouen. La toute nouvelle institution a été instituée par l'ordonnance du 2 novembre 1945. 

Un procès s'ouvre finalement le 4 juin 1954 devant la cour d'assises de la Seine. Les juges d'instruction retiennent  l'homicide involontaire contre les Bac. Les médecins en charge de l'expertise de Ginette rendent des rapports plutôt indulgents. Les auditions menées par le juge d'instruction laissent apparaître une coupable négligence de Claude et un manque de considération pour sa femme qu'il tient pour seule responsable de ses grossesses. "C'est qu'elle était enceinte facilement, mais aussi parce qu'elle ne prenait jamais aucune précaution. De mon côté, je ne désirais pas encore avoir des enfants et je ne prenais pas les précautions suffisantes à en juger le résultat", déclare le père de Danielle. "Vous ne semblez pas avoir songé, en rendant Ginette mère d'une famille si nombreuse, à la tâche morale et psychique que vous imposiez à une jeune femme de 22 ans. Elle n'était pas apte à y faire face et vous vous en étiez rendu compte dès avant la quatrième grossesse. Votre responsabilité morale commence là. Nous allons voir comment vous l'avez aggravé au point de mériter votre inculpation", l'admoneste le juge dans le procès verbal d'instruction. Au terme de deux jours de procès, les époux Bac sont condamnés à 7 ans de prison pour "privation d'aliments et de soins à enfant, ayant entraîné la mort sans intention de la donner." Claude est déchu de sa puissance paternelle. Le couple doit également payer 38 807 francs d'amende de frais de justice et 2800 de frais de poste. Or, le jugement est cassé pour vice de forme, un second procès doit avoir lieu. 

C'est alors qu'entre en scène la gynécologue Marie-Andrée Lagroua Weill Hallé (M-A LWH). La jeune femme est mariée à Benjamin Weill Hallé. Cet éminent pédiatre et pionnier de la vaccination du BCG en France appartient au courant eugénétique de la puériculture, insistant sur la nécessité d'avoir moins d'enfants pour mieux les élever. En 1947, lors d'une visite à la clinique de la fédération américaine de planning familial de New York, sa jeune épouse découvre le Birth Control. Elle est très choquée de voir un médecin s'occuper de ne pas donner la vie.

Alors qu'elle débute de sa carrière de gynécologue, M-A. LWH est rapidement confrontée à des victimes de curetages barbares, infligés par des médecins estimant que de telles souffrances étaient le prix à payer pour un avortement. Elle se forge bientôt une nouvelle conviction. La France est terriblement en retard et doit ouvrir au plus vite le droit à la contraception aux Françaises. Dans son esprit, la légalisation des moyens de contraception mettra fin aux avortements, auxquels elle s'oppose en tant que catholique pratiquante. En 1953,  M.A Lagroua Weill Hallé publie dans "La semaine des hôpitaux" un article titré: "Le contrôle des naissances à l'étranger et la loi française de 1920". Elle y dénonce l'hypocrisie ambiante."Tous les médecins, et particulièrement les gynécologues et les obstétriciens, savent que le contrôle des naissances est pratiqué dans toutes les familles, quel que soit leur classe sociale ou leur appartenance religieuse." Pourtant, selon la situation sociale, les risques encourus ne sont pas le même. Ce plaidoyer en faveur du contrôle des naissances ne rencontre aucun écho, si ce n'est l'hostilité de ses collègues. Comment se faire entendre? Pour interpeller l'opinion, il faudrait s'appuyer sur une histoire, tragique sans doute, mais capable d'émouvoir; une histoire à laquelle les familles puissent s'identifier. Le drame des époux Bac remplit tous ces critères. Le 5 mars 1955, MALWH évoque l'affaire au cours d'une communication devant l'académie des sciences morales et politiques. "Pour condamner Ginette Bac, il a fallu fermer les yeux sur sa condition lamentable. Mariée à 18 ans, mère à 19 ans, deux enfants avant 20 ans. La malheureuse a dû faire face, dès le début de son union, à un choix impossible: ou se refuser à son mari et s'exposer au délaissement ou répondre à son désir et se résigner à des grossesses rapprochées. Durant quatre ans, elle a vécu dans l'obsession de la maternité: un enfant par an. A la troisième grossesse, son mari l'a menacé d'abandon, elle a perdu tout espoir et s'est laissée sombrer."

Dans un second temps, MALWH contacte les défenseurs des époux, auxquels elle propose son soutien. Ainsi, la gynécologue est citée comme témoin spontané lors du deuxième procès de juillet 1955. La nouvelle audience attire l'attention de la presse. Au cours de sa déposition, le médecin ne montre pas de sympathie particulière pour le couple Bac, mais fait état des troubles provoqués par des grossesses nombreuses et rapprochées. De nouveau, elle développe un argumentaire efficace. Face à de tels drames, des solutions existent: la légalisation du contrôle des naissances permettra de protéger les enfants. Pour le bien être du couple et des familles, il ne faut pas de grossesses trop rapprochées. Le jury, qui paraît sensible au vibrant plaidoyer, réduit la peine des époux Bac à deux ans de prison ferme. Ils sont donc libérés. 

Egypte 1989. "Faites votre choix. via Jeanne Menjoulet.
* "Les femmes sont-elles coupables?".

Pour M.A Lagroua Weill Hallé, le combat continue. Le corps médical reste frileux et renâcle à s'engager pour le contrôle des naissances. Aussi, la gynécologue cherche-t-elle à prendre à parti l'opinion publique avec la complicité de ses soutiens au premier rang desquels figure son mari, Benjamin Weill Hallé. (2) Compagnon de route du parti communiste, membre de l'association France/URSS, le pédiatre cherche à populariser l'accouchement sans douleur. Aidés d'Evelyne Sullerot, dont nous parlerons plus loin, le couple élabore une stratégie. Il faut en premier lieu  médiatiser la cause. Pour ce faire, ils bénéficient de l'appui décisif de Jacques Derogy. Journaliste à Libération (le quotidien d'Emmanuel d'Astier de la Vigerie), ce dernier se charge de faire scandale à l'issue du procès des époux Bac. Du 15 au 26 octobre 1955, Libération publie le reportage sous un titre provocateur: "les femmes sont-elles coupables?"  Il écrit: "C'est un sujet assez épineux que Libération aborde aujourd'hui. Disons le franchement, nous savons que nous allons heurter certaines convictions et froisser certaines pudeurs. Nous avons pesé nos risques et nous avons conclu néanmoins que nous n'avions pas le droit de nous dérober car l'avortement a pris en France, depuis déjà de nombreuses années, les proportions d'un véritable fléau. Une brèche est ainsi ouverte publiquement dans le mur du silence qui entourait un sujet considéré comme tabou. A la lecture de nos articles, on sera convaincu que Libération a eu raison de faire l'enquête courageuse qu'aucun quotidien français n'a encore osé publier." L'enquête débute dans une salle de curetage d'hôpital. Les femmes y livrent des témoignages déchirants. Le reportage rencontre un grand écho et contribue à libérer la parole. Dans les jours qui suivent la publication, le quotidien reçoit de nombreux courriers de lecteurs témoignant de leurs souffrances et difficultés (dont ceux très construits du juriste Lyon-Caen ou de l'enseignante et future historienne Suzanne Citron). Progressivement, le débat sur le contrôle des naissances essaime. Un mois après Libération, c'est au tour de France Observateur de publier un article intitulé: "600 000 avortements valent-ils mieux que le contrôle des naissances?

* Création du Planning familial.

En parallèle à la campagne de presse, le combat pour le contrôle des naissances prend une nouvelle dimension grâce à la rencontre décisive de M.A. Lagroua Weill-Hallé avec Evelyne Sullerot. La jeune enseignante et mère de quatre enfants suggère à la gynécologue de monter une association de femmes en faveur de la planification familiale. La Maternité heureuse est créée en mars 1956. D'abord réservée aux femmes, l'association s'ouvre bientôt aux hommes. Médecins, psychiatres, gynécologues, assistantes sociales, mères de familles adhèrent en nombre... Si les premiers membres restent focalisés sur l'accès aux moyens de contraception, de nouveaux adhérents aspirent à aller plus loin. Reliant très directement contraception et avortement, ces derniers sont favorables, non seulement à l'abolition de  la loi de 1920, mais aussi à la légalisation de l'avortement.  

Dès sa fondation, l'association est confrontée à des oppositions multiples. Pour l’Église catholique, le principe du "croissez et multipliez" reste l'idéal à atteindre. Il ne saurait donc être question de contraception. L'hostilité émane également d'une grande partie de la classe politique, y compris à gauche. A la tête du parti communiste, alors farouchement nataliste, Maurice Thorez dénonce le "malthusianisme réactionnaire". La création de l'association entraîne enfin une levée de bouclier au sein d'une grande partie d'un monde médical majoritairement masculin et opposé à la contraception (sans parler de l'avortement). Ces groupes n'ont toutefois rien de monolithique, comme le prouve le petit cercle de médecins progressistes constitué autour de Pierre Simon. 

En dépit des oppositions, la Maternité heureuse ouvre les premières consultations de planning familial en juin 1961. Les couples qui viennent consulter cherchent à planifier leur famille et à espacer les grossesses. Pour y parvenir, les praticiens informent, conseillent, procurent parfois des spermicides ou des contraceptifs provenant de Suisse ou d'Angleterre, alors même que cela n'est pas encore autorisé par la loi. Les pouvoirs publics ferment les yeux car le Planning  relève de la sphère privée.

Le débat sur l'accès aux moyens de contraception s'inscrit dans la durée. Dix ans après l'affaire des époux Bac, il rebondit à la faveur de la campagne pour les présidentielle de 1965. François Mitterrand, le candidat de la gauche, déclare alors sur les plateaux de l'ORTF. "Il faut faire confiance aux femmes, il faut qu’elles soient maîtresses de l’évolution de leurs foyers. Il faut qu’elles puissent décider en confiance avec leurs maris de ce qui convient, ou de ce qui ne convient pas. Parce que, imaginez la jeune fille ou la jeune femme de 20 ans, et voilà que dans les pires conditions de logement ou de travail, les enfants arrivent. 10 ans plus tard, les problèmes physiologiques, moraux, sentimentaux qui se posent. Je dis qu’il faut faire confiance aux femmes, parce que c’est le problème même qui concerne la dignité de l’être humain. Alors je l’ai dit sans ambages, il faudra abroger les articles de la loi de 1920 qui les frappent et décider que notre société fera place aux femmes sur le plan de leur épanouissement complet autant qu’aux hommes." La réélection de de Gaulle à la présidence de la République ajourne cette perspective, mais les changements s'imposent néanmoins, tant les mentalités évoluent sur le sujet. En 1967, la loi Neuwirth autorise le recours aux moyens de contraception avec la légalisation de la pilule. La publication des statuts de la loi retarde pourtant encore son application (voir le précédent billet consacré à "la pilule d'or"). C'est dans ce contexte que le duo Higelin/Fontaine chante "cet enfant que je t'avais fait".

La chanson est écrite par Brigitte Fontaine pour la bande-son des «encerclés», un film de 1967 consacré au malaise étudiant. La chanteuse y joue aux côtés de Jacques Higelin et de Rufus. (source G) Higelin, d'abord réticent, finit par accepter de chanter le texte et de le mettre en musique, tandis que les arrangements sont signés Jean-Claude Vannier. Le morceau paraît avoir pour sujet principal l’incommunicabilité dans le couple, mais les paroles offrent plusieurs lectures possibles… Derrière le dialogue de sourds et les non-dits semblent se cacher en sourdine un morceau sur l'avortement. Le couple discute. Brigitte répond à Jacques, mais ils s'expriment sans jamais vraiment s'entendre. "Que disiez-vous?" répète-telle à la fin de chaque couplet, quand le chanteur termine les siens par "Te souviens-tu?" L'homme tutoie, alors qu'elle vouvoie. Chacun soliloque à propos d'un mystérieux enfant disparu. La femme semble totalement déboussolée, comme après une action éprouvante... tel qu'un avortement. Si l'enfant, le deuxième du couple, n’est pas ou plus là c’est qu’il n'est pas venu ou n'existe pas…. Sonnée, elle a besoin de réconfort pour guérir (" Caressez-moi encore la tête")  et oublier cet épisode difficile (" Je crois que je n’ai plus la grippe "). La jeune femme ne paraît pas connaître ou reconnaître son interlocuteur. Lui ne comprend pas ce qui se passe ou s'est passé. Les paroles pourraient bien témoigner de l'isolement des femmes face à l'avortement, qui reste alors avant tout un "problème de femme". Le compagnon apparaît ici totalement ignorant et ses questions, inappropriées et stupides. "Cet enfant que je t'avais fait (...) où l'as-tu mis qu'en as-tu fait? / Celui dont j'aimais tant le nom / Te souviens-tu?" Il ne comprend rien à la situation. 


En dépit des apparences, Brigitte Fontaine se défend d'avoir écrit une chanson engagée. "On peut dire qu'il est accroché aux acquisitions du passé, alors qu'elle est accrochée aux acquisitions du présent, qui fuit. Mais ceux qui parlent d'incommunicabilité à propos de «Cet enfant que je t'avais fait» manquent d'humour! C'est typiquement le genre de chanson que j'avais écrite pour rigoler. C'était une blague ciselée avec soin, certes, mais une blague tout de même. Parfois, le public ne perçoit pas la plaisanterie et beaucoup de gens prennent au tragique des chansons qui étaient en fait des gags dans mon esprit. Il est vrai que je déconne souvent avec un air sérieux, sans même m'en rendre compte parce que ça fait partie du jeu." (source H)

Le début de carrière de Brigitte Fontaine permet d'accueillir ces dénégations avec circonspection. La dimension comique du morceau défendue par la chanteuse ne saute franchement pas aux yeux à l'écoute des paroles, de la musique et de l'interprétation. En outre, dans le film Les encerclés, la chanson est diffusée pendant une scène d'amour au bord de l'eau. Le morceau ne dénote absolument pas avec les reste du répertoire de la jeune chanteuse. De manière décalée et loufoque, dans un esprit libertaire et combatif, Brigitte Fontaine n'a de cesse de défendre la cause féministe sur ses premiers albums. "Côtelette", "Dévaste-moi" ou "l'homme objet" interrogent l'image que revêt la femme dans la société patriarcale. Enfin, rappelons que quatre ans après la création du titre, la chanteuse signera le "Manifeste des 343" pour réclamer la légalisation de l'avortement. Autant d'éléments qui nous font penser que Brigitte Fontaine évoque bien un avortement dans "cet enfant que je t'avais fait" et qu'il ne s'agit donc pas d'une "blague ciselée avec soin." (3)

Notes:

1. Mise au point par un médecin japonais nommé Ogino, cette méthode permettait au départ d'identifier les périodes de fertilité du cycle féminin. Elle est finalement utilisée pour limiter les naissances. Il faut alors calculer les jours à risques du cycle menstruel et s'abstenir de tout rapport à ces dates. La pratique est tolérée par la hiérarchie catholique (pape Pie XII en 1951), qui y voit une méthode "naturelle". Problème, elle mais n'est absolument pas fiable.

2. La gynécologue bénéficie du soutien de l'historien Gabriel Monod, de l'écrivain Georges Duhamel, du pasteur Boegner. 

3. D'autres chansons ont pour thème l'avortement. "Non, tu n'as pas de nom" d'Anne Sylvestre en 1974, "Mon Dieu je suis dans la merde" Linda Lemay, "L'enfant que je n'ai jamais eu" Mireille Mathieu.  

Sources: 

A. Annette Wieviorka et Danièle Voldman: "Tristes grossesses. L'affaire des époux Bac (1953-56)", Seuil, 2019.

B. "Contraception interdite dans la France des années 1950". Dans le cadre de son podcast Paroles d'histoire, André Loez reçoit Danièle Voldman et Annette Wieviorka.

C. "L'affaire des époux Bac et la création du Planning familial" [Affaires sensibles]

D. Cafés histoire: "L'affaire des époux Bac" avec Danièle Voldman et  Annette Wieviorka. [livret de présentation]

E. Pavard Bibia, « Du Birth Control au Planning familial (1955-1960) : un transfert militant », Histoire@Politique, 2012/3 (n° 18), p. 162-178.

F. «"Cet enfant que je t'avais fait", une chanson qui, en sourdine, parle de l'avortement. »

G. "Jacques Higelin, Brigitte Fontaine: «Les encerclés». Bande originale du film de Christian Gion."(Vivonzheureux!)

H. Benoît Mouchart: "Brigitte Fontaine", le Castor astral.

Liens:

D'autres chansons sur les thèmes de le contrôle des naissances et l'accès aux moyens de contraception: la Grèves des mères de Montéhus,  la loi de 1920 par Antoine, The pill de Loretta Lynn, la pilule d'or par Soeur Sourire.   

Les paroles de la chanson. 

samedi 8 janvier 2022

"in flew-Enza"". La grippe espagnole en blues et chansons.

Entre mars 1918 et août 1919, la grippe espagnole sème le chaos et provoque la mort de près de 50 millions de personnes à travers toute la planète, avant de disparaître et de sombrer dans un relatif oubli.  

***

* Une première vague relativement bénigne, de mars à juin 1918.

 En dépit de son nom, les premiers cas de grippe sont identifiés aux États-Unis à la fin de l'hiver 1918. Comme le pays vient de s'engager dans la première guerre mondiale, l'armée met en place des camps militaires afin de peaufiner l'entraînement des soldats. Or, le 4 mars 1918, un soldat meurt de la grippe dans le camp de Funston, au Kansas. En l'absence de mesure sérieuse, la grippe prospère. Chaque semaine, de nouveaux cas apparaissent. Tous souffrent des mêmes symptômes: 40° de fièvre, maux de tête, courbatures, très forte toux, difficultés respiratoires... On ne s'inquiète pas outre mesure, car la maladie achève (encore) rarement ses victimes. En outre, l'épidémie explose au moment même où les doughboys traversent l'océan à destination du front européen. Compte tenu de la grande offensive allemande du printemps 1918, l'issue de la guerre reste encore très incertaine. Le soutien des Américains apparaît crucial et rien ne doit donc venir freiner l'entraînement des soldats. Dans ce contexte, l'état major américain décide de dissimuler à l'opinion la diffusion de la maladie au sein de l'armée. Fin mars 1918, des soldats grippés quittent les camps et embarquent pour l'Europe. L'entassement et la promiscuité sur les navires contribuent à créer ce que l'on appelle aujourd'hui des clusters. Pour acheminer les quatre millions de GI's, les itinéraires et les transports sont multipliés. Les navires accostent simultanément à Liverpool, Brest, Bordeaux, Marseille. Chaque mois, cent mille hommes débarquent, répandant sans le savoir la maladie. Le virus, encore relativement clément, poursuit incognito sa migration depuis les ports, empruntant avec la troupe les routes et les voies ferrées menant au front. Le cortège des soldats alliés profite d'un accueil enthousiaste dans les villes et villages traversés; les poignées de main et les embrassades introduisent subrepticement la grippe à travers les populations civiles. Sur le front, l'hygiène rudimentaire et la promiscuité favorisent la diffusion de la grippe, qui infecte bientôt tommies, poilus ou soldats allemands. Le virus, qui n'est pas regardant à l'uniforme, est désormais présent dans les deux camps.  

Otis Historical Archives, National Museum of Health and Medicine, Public domain, via Wikimedia Commons
La censure militaire veille. Les journaux se murent également dans le silence. L'information ne filtre pas jusqu'à ce que l'Espagne, pays neutre, signale l'existence et les ravages provoquées par l'épidémie dans la péninsule ibérique. Le grippe, qui a été introduite depuis la France par des ouvriers agricoles, provoque des ravages. La maladie n'épargne personne, pas même le monarque Alphonse XIII. Révélé par l'Espagne, la maladie sera désormais appelée "grippe espagnole". La presse des belligérants sort enfin de son silence. Des articles mentionnent la grippe, tout en en minimisant les effets et l'ampleur. Les rapports militaires consignent pourtant déjà avec exactitude l'évolution d'une épidémie dont les symptômes sont désormais bien connus. Les conséquences de la maladie au front ne laissent pas d'inquiéter les états majors. Les sous-marins américains se transforment en véritable incubateur de grippe, au point que la moitié d'entre eux ne sont plus opérationnels. Faute de marins valides en nombre suffisant, la marine britannique doit déprogrammer des opérations. Mais chut, il ne faut pas ébruiter la nouvelle. La guerre bat son plein, la remporter reste la priorité absolue. Aussi, toute mesure qui éloignerait les soldats du front - même malade - est inenvisageable.

Face à l'ampleur prise par la maladie, certains médecins tentent bien de réagir, mais  ils prêchent dans le désert. A Manchester, le docteur James Niven a beau préconiser le lavage des mains et la distanciation sociale, sa voix ne peut couvrir celle du chef des services de santé britannique, pour lequel "les besoins de la guerre justifient les risques de propagation de l'infection." En France, les propos alarmistes du professeur Fernand Widal sur la maladie restent lettre morte. Pourtant, l'éminent médecin constate que "la contagion s'effectue d'une façon toute spéciale avec une rapidité de diffusion qu'on ne retrouve dans aucune autre maladie." Aucune mesure ne vient freiner l'expansion du fléau, tandis que la prise en charge des malades s'effectue sans précaution. Bien malgré eux, les soldats rapatriés introduisent le virus chez eux et contaminent les populations civiles. En l'absence de "geste barrière", la moindre interaction sociale augmente encore les risques de transmission. Or, en ce début de XX° siècle, les centre-villes aimantent les déplacements des populations qui se rendent au marché, au travail... (1) Dans ces conditions, la grippe tueuse se répand partout.

* Une seconde vague particulièrement explosive et meurtrière, d'août à octobre 1918. 

A l'été 1918, la grippe est encore considérée comme une épidémie bénigne. C'est alors que le virus gagne en sévérité. Cette "deuxième vague", bien plus meurtrière que la précédente, resurgit d'abord en France, avant de prendre son expansion dans toutes les directions. Aux États-Unis, le fléau frappe avec une virulence inouïe. Un médecin du camp militaire de Devens (Massachusetts) constate, impuissant: "Au début, ces hommes semblent atteints d'une attaque de grippe ordinaire, puis ils développent le type de pneumonie le plus vicieux qu'on ait jamais vu. Quelques heures plus tard, leur visage devient bleu, jusqu'à ce qu'il soit difficile de distinguer les blancs des hommes de couleur." Cette situation dramatique n'empêche pas la tenue de grandes parades organisées dans les grandes villes du Nord-Est afin de lever des fonds pour l'effort de guerre. Les gigantesques rassemblements de personnes, militaires comme civils tiennent de l'aubaine pour un virus aussi contagieux. Une semaine après la grande parade du 28 septembre, Philadelphie déplore ainsi 650 morts par jour. Les hôpitaux, les services funèbres ne peuvent faire face. Les églises ferment. Seules des charrettes tirées par des chevaux sillonnent encore les rues en quête de cadavres. En Europe, la situation est tout aussi dramatique. Au front, la promiscuité des tranchées fait des ravages, au point que fin septembre 1918, la maladie élimine les soldats au même rythme que les armes.

La grippe gagne bientôt le continent africain, grand pourvoyeur de main d’œuvre et de matière première des empires coloniaux. Le ravitaillement des navires marchands en Algérie, au Maroc, en Sierra Leone, au Nigeria, provoque la dissémination du virus. De proche en proche, la maladie gagne l'ensemble du continent en suivant les fleuves et voies ferroviaires. (2) Le rapatriement des troupes coloniales contribue également à la dissémination du mal. Ainsi à l'automne 1918, la grippe s'abat tel un fléau biblique sur les Indes britanniques, entraînant le décès de près de vingt millions d'individus sur une population de 250 millions d'habitants. Un médecin rapporte: "Les hôpitaux sont submergés, à tel point qu'il est impossible d'enlever les morts assez rapidement pour faire de la place aux mourants." Faute de bois et de temps, les fleuves charrient les corps et non les cendres comme le voudrait la tradition de crémation des défunts. Fin octobre, les hôpitaux français ne peuvent plus faire face. Pour désencombrer les hôpitaux, certains incitent les patients à soigner leur grippe à domicile. Au pic de l'épidémie, à la mi-octobre, les morgues arrivent à saturation. Les cadavres s'entassent par manque de cercueils et de corbillards. Les enterrements ont lieu en catimini, à la va-vite.

* Pas de remède. 

La grippe ne s'attaque pas aux enfants ni aux personnes âgées, mais foudroie en deux jours de jeunes adultes en pleine santé. Le mal procède par "bouffée", s'abattant comme une nuée de sauterelles sur un champ. Entre le surgissement de la maladie dans un village et sa disparition, il ne se passe généralement qu'une dizaine de jours. La virologie ne se développera qu'à partir des années 1930. En 1918-19, les bactériologistes ne disposent pas des outils leur permettant d'observer le virus de la grippe. Ils se trouvent donc largement démunis. Pour lutter contre le mal, en tout cas la fièvre, les médecins ne disposent que d'aspirine. Pris en surdosage le remède tue plus qu'il ne sauve. La médecine est désemparée, la science désarmée. Face au désarroi, certains tentent le tout pour le tout. D'éminents professeurs pratiquent la saignée, quand d'autres conseillent inhalations, gargarismes, injections de térébenthine ou d'huile camphrée, absorption de rhum ou de cognac. A chaque époque sa poudre de perlimpinpin. Les apprentis sorciers de la guérison s'engouffrent sur le marché de l'espoir, commercialisant des remèdes aussi loufoques qu'inefficaces. En dépit de ces médecines fantaisistes, l'hécatombe a tout de même dessillé les yeux, provoquant une prise de conscience salvatrice, même si trop tardive et insuffisante. A défaut de vaccins ou de médicaments, des traitements prophylactiques apparaissent alors. Les populations sont invitées à éternuer dans leurs mouchoirs, à proscrire les crachats, à porter des masques comme aux États-Unis ou au Japon, à se laver les mains. Dans le même temps, les pouvoirs publics tentent enfin de limiter les grands rassemblements de population et les interactions sociales. Les commerces sont fermés aux heures de pointe, tout comme certains lieux publics (théâtres, cinémas, écoles). Le problème reste que ces mesures ne sont que très temporaires et localisées.

File:165-WW-269B-25-police-l.jpg, Public domain, via Wikimedia Commons

* Une dernière résurgence au début de 1919. 

Avec la signature de l'armistice, le 11 novembre 1918, la guerre s'achève enfin, mais pas la maladie. Les courbes de taux de mortalité s'infléchissent. Si la pandémie semble en recul, elle n'a cependant pas disparu. Une "troisième vague" déferle sur des régions jusque là épargnées. Mi-novembre, le Talun, un vapeur parti de Nouvelle-Zélande, fait escale aux Fidji, aux Samoa occidentales, aux Tonga. Il transporte la mort dans ses cales, semant son poison au cœur des populations mélanésiennes qui n'avaient jamais été exposées jusque là au virus de la grippe. Ces archipels enregistrent les taux de décès les plus élevés. L'Arctique n'est pas épargnée. La rencontre fortuite avec des pêcheurs entraîne la décimation des populations inuits de l'Alaska. Fin décembre 1918, un bateau échappe à la stricte quarantaine maritime imposée par l'Australie, qui avait permis au pays d'échapper jusque là à la grippe. Des soldats malades débarqués contaminent bientôt un tiers des habitants de Sidney. En mars 1919, dans les jours qui suivent le carnaval de Rio, les Cariocas connaissent une véritable hécatombe.

Après dix-huit mois de ravages, la pandémie disparaît enfin. Sans vaccin ni politique sanitaire efficace, l'immunité collective est atteinte, mais au prix de la perte d'au moins 50 millions d'habitants. On déplore 550 000 décès aux États-Unis, 240 000 en France, 1,5 million en Indonésie, 20 millions en Inde...

Des régions, des pays, des communautés sont plus frappés que d'autres et la pandémie est également un révélateur des inégalités raciales et sociales. Néanmoins, la grippe n'aura épargné aucune classe sociale, terrassant les anonymes comme les célébrités. David Lloyd George, le premier ministre britannique, Franklin Delano Roosevelt, le jeune secrétaire d’État américain à la marine, Woodrow Wilson, le président américain, guérissent, quand Guillaume Apollinaire, Edmond Rostand, Egon Schiele ou Max Weber trépassent.

* Comment expliquer un bilan si lourd? Les systèmes de santé durement éprouvés par la guerre ne disposent pas de respirateurs artificiels, ni de la possibilité d'intuber efficacement les malades ayant développé des formes graves. Les conditions de vie très difficiles, le manque d'hygiène dont souffrent une grande partie de la population d'alors représentent  également un terreau favorable à la propagation et la persistance de l'épidémie. Les longues années de guerre et son cortège de privations, de rationnements et de pénuries avaient largement affaibli les corps des combattants, mais aussi des civils. Dans un premier temps, le nom même de l'épidémie contribua peut-être à en relativiser la dangerosité. D'aucuns avancèrent alors qu'il ne s'agissait que d'une grippe, comme l'humanité en avait déjà surmonté beaucoup au cours de son histoire.

 Ces chiffres, si effroyables soient-ils, sont pourtant restés ignorés, comme éclipsés par ceux de la Grande Guerre. Ainsi, la pandémie resta longtemps un événement refoulé de l'inconscient collectif. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce relatif effacement. 

Avec la révolution pasteurienne, les progrès de l'hygiène et de l'asepsie, les autorités médicales se crurent enfin débarrassées des grandes épidémies infectieuses. L'hécatombe provoquée par la grippe démontra cruellement le contraire. Les médecins n'avaient donc aucun intérêt à entretenir la mémoire de ce grand ratage. D'autre part, la sidération provoquée par les morts de la Grande Guerre ne laisse aucune place aux victimes de la grippe. Au traumatisme des combats se superpose celui de la pandémie, mais il s'agit d'un ennemi moins visible et identifiable. Être terrassé par la grippe est pathétique, bien moins glorieux au yeux des contemporains que de tomber au champ d'honneur. Enfin, la grippe n'est qu'une maladie... Le 9 novembre 1918, le journal satirique Le Rire perçoit très bien ce phénomène: "La grippe aura beau se promener dans Paris, elle n'y rencontrera pas cette panique plus dangereuse que le fléau lui-même. Non, la grippe - qui tue cependant beaucoup plus de monde que les obus et les torpilles - ne fait trembler personne: on en parle allègrement, on la chansonne, on la met en caricatures, on ne veut pas en avoir peur. Et si elle nous entraîne dans une danse assez macabre, on affecte d'en rire, peut-être parce que cette danse est espagnole. (...) Le danger qui ne fait pas de bruit effraie infiniment moins que le danger à grand orchestre."

* Des chansons pour se jouer de la grippe.  

Les chansons humoristiques consacrées à la grippe en pleine épidémie sont autant de tentatives de résistance et de résilience face à l'indicible, un moyen de mettre à distance la peur. Ainsi, alors même que le fléau déferle sur la péninsule ibérique, les Espagnols fredonnent un air d'opérette très populaire: le soldat de Naples (El Motete). L'explosion du taux de mortalité à Madrid incite les populations à modifier les paroles de la chanson. "Soldat de Naples, sois maudit. / Ta fièvre mortelle est un mauvais présage. / Tu nous causes bien du tracas. / Bien heureuse la victime qui en réchappera." (source F)

Le 5 octobre 1918, Le Rire publie une chanson de Georges Baltha sur les différentes personnes terrorisées par la grippe. Le choix de sonorités à consonance hispanique témoignent que désormais, pour tous, la grippe est "espagnole": "On a vu ces derniers temps / Des gens, / Pris d'un' terreur singulière, / Au moindre bruit rentrer sous terre / Et final'ment foutre le camp. / N'croyez pas qu' s'ils prenaient la fuite / C'était par crainte des marmites. / Non! C'qui les mettait dans c't'état, / C'n'est pas les gothas, ni bertha: / Ah! ah! ah! / C'est la grippa, Ah! ah! ah! / Espagnola." (source E)


Sur l'air de l'Au bois de Boulogne, le même journal reproduit dans ses pages les paroles d'une chanson sobrement intitulée La Grippe. "Les gens qui crachent à profusion / portent partout la contagion, / Et ceux qui lancent des postillons / sont redoutables. / Le postillon cause tous nos maux. / D'ailleurs, consultez les journaux, / paraît que la fête à Longjumeau est formidable."

Aux Etats-Unis, en 1918, les enfants fredonnent une comptine humoristique: "I had a little bird / Its name wa Enza / I opened the window / And in flew-Enza (influenza)". "J'avais un petit oiseau/ Il s'appelait Enza / J'ai ouvert la fenêtre / Et avec lui est entré la grippe". La blague repose sur le jeu de mot final. la prononciation d' "in flew-Enza" est identique à celle d'influenza, l'autre nom de la grippe.
La Bolduc, quant à elle, garde un vif souvenir de la pandémie qui lui inspire le titre; "Tout le monde à la grippe".

* Un châtiment divin. 

D'autres morceaux, beaucoup plus sombres assimilent la pandémie à la "grande faucheuse" qui vient prélever son lot de pécheurs. Selon The 1919 Influenza blues interprété au piano par Essie Jenkins, l'épidémie a pour origine la colère de Dieu. "En l'année 1919 / Les hommes et les femmes mouraient / à cause de ce truc que les médecins appelait grippe. (...) Hé bien, c'était un châtiment divin, / le Seigneur (...) tuait les riches comme les pauvres. / L'influenza est le genre de maladie, / Qui te met à genoux / (...) En quelques jours tu es conduit vers ce trou dans le sol appelé tombe.


Le Jesus is coming de Blind Willie Johnson dépeint également la pandémie comme un châtiment divin. Le morceau est enregistré à Dallas en 1928 dans un studio temporaire.  «Nous vous avions prévenu, notre Seigneur vous avez averti / Jésus arrive bientôt. / En 1918 et 1919, Dieu envoya une maladie dévastatrice / Elle tua des milliers de personnes (...) / La grande maladie était puissante et les malades étaient partout. / C'était une épidémie et elle voyageait dans les airs. / Les docteurs étaient troublés et ne savaient pas quoi faire. / Ils se réunirent et l'appelèrent grippe espagnole. / Les soldats mouraient sur le champ de bataille et mouraient aussi dans les comtés. / Le capitaine disait au lieutenant: "Je ne sais pas quoi faire." / Et bien, Dieu a demandé à la nation de se détourner du mal, de chercher Dieu et deprier. / Les dirigeants ont dit au peuple : "vous feriez mieux de fermer vos écoles publiques. / Jusqu'à ce que les décès soient derrière nous. Vous feriez mieux de fermer vos églises aussi." / Nous vous avions prévenu, notre Seigneur vous avez averti. / Jésus arrive bientôt. / Nous vous avions prévenu.» (4)

 

Conclusion: Le contexte de guerre joue un rôle crucial dans la diffusion de la maladie car le conflit implique d'importants mouvements de population et parce que l'état de santé des populations est dégradé par les pénuries. Quoiqu'il en soit, la pandémie de grippe espagnole s'impose comme l'étalon de mesure dans les plans de lutte contre les maladies émergentes. La COVID 19, nous a rappelé que le risque infectieux n'a pas disparu.  

L'historienne Anne Rasmussen rappelle que "la grippe a tué, en quelques mois, plus que la guerre dans toute sa durée, et a constitué le phénomène pandémique le plus meurtrier de l'histoire de l'humanité." La pandémie "prolonge la catastrophe de la guerre et l'amplifie (...), ajoute du deuil au deuil." Le conflit aura joué un rôle crucial dans la diffusion  de la maladie, en particulier en raison de la concentration et du déplacement des troupes. Pourtant si chaque village français possède son monument aux morts de la grande guerre, aucun ne fut érigé pour se souvenir des grippés.

Notes: 

1. Seule la Suisse prend des précautions. En juillet 1918, un arrêté fédéral recommande aux cantons d'interdire les grands rassemblements et de fermer les lieux publics. 

2. On estime qu'en moins d'un an, le virus extermine deux millions et demi de personnes. 

Les chercheurs américains parviennent à reconstituer le virus de la grippe espagnole (A H1N1) à partir de poumons conservés de soldats de la première guerre mondiale. 

3. On ne connaît pas l'auteur du blues, mais il semble inspiré du Memphis flu d'Elder David Curry, un blues composé en 1930, un an après le passage d'une autre grande grippe dévastatrice aux États-Unis.  


4. Prédicateur itinérant doté d'une voix puissante et rocailleuse, Blind Willie Johnson est né vers 1902 dans une petite ville du Texas. Aveuglé au vitriol à l'âge de sept ans, il n'a dès lors d'autres ressources pour vivre que de chanter et jouer de la guitare dans les rues. Il fait glisser un canif sur les cordes de son instrument, ce que l'on appelle le "knife style". Doté d'une voix rocailleuse, Johnson est "un «preacher» passionné qui vocifère plus ses sermons qu'il ne les chante." Ordonné prédicateur baptiste, il est repéré par des talent-scouts de Columbia en 1927, ce qui lui permet de graver une trentaine de morceaux à l'intensité dramatique poignante. Il s'impose alors comme un des grands créateurs du "holy blues". (source G p 180)

Sources:

A. "Grippe espagnole 1914-1918: comprendre l'épidémie" avec Anne Rasmussen [Concordance des Temps]

B. "La pire épidémie du siècle" avec Freddy Vinet [La marche de l'Histoire]

C. "Grippe de 1918: la plus grande pandémie de l'histoire de l'humanité?" avec Frédéric Vagneron et Freddy Vinet[Le cours de l'Histoire]

D. Claude Quétel: "Grippe espagnole: le tueur que l'on attendait pas", in L'Histoire n° 449, juillet-août 2018.  

E. Agnès Sandras, "L’humour face aux épidémies – Partie II. Rire au moment où se conjuguent la Grande Guerre et la grippe dite espagnole (1918)," in L'Histoire à la BnF, 06/04/2020

F. "La grippe espagnole, la grande tueuse", documentaire de Paul Le Rouyer et Lucie Pastor, 2021.

G. Gérard Herzhaft: "La grande encyclopédie du blues", Fayard, 1997. 

H. Anne Rasmussen: "Dans l'urgence et le secret. Conflits et consensus autour de la grippe espagnole, 1918-1919", Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, vol. 25, n°1, 2007, p.171.