Sanger [Public domain] |
C'est en effet aux États-Unis dans les années 1910, que sont posés les premiers jalons de la lutte pour le contrôle des naissances, dans le sillage d'une pionnière: Margaret Sanger. "Sanger, qui a grandi dans une famille irlandaise et catholique, est frappée dès son plus jeune âge par la pauvreté. Sa mère a 11 enfants et fait de nombreuses fausses-couches, mourant prématurément à l’âge de 50 ans. La jeune Margaret comprend alors que les grossesses à répétition de sa mère ont eu raison de sa santé et que l’impossibilité pour une femme de choisir quand et combien d’enfants elle souhaite avoir est contraire aux droits humains fondamentaux." (source C) En 1914, la jeune femme travaille comme infirmière et sage-femme dans le Lower East-Side, un des quartiers les plus misérables de New-York. Elle y intervient auprès de femmes confrontées à des grossesses à répétition et aux avortements clandestins. Désarmée dans un premier temps face à la détresse de ces femmes, Sanger milite bientôt pour le contrôle des naissances et l’accès à la contraception. Elle invente alors l'expression de "birth control". En 1916, elle fonde sa première clinique de planification familiale à Brooklyn.
Une de la BCR (1919) [Public domain] |
Dans son ouvrage What every girl should know, elle préconise une diffusion organisée, médicale, de l'information et des moyens contraceptifs. Elle rencontre bientôt Marie Stopes, une botaniste et géologue, auteure de Married love, sorte de premier manuel de contraception. En 1921, les deux femmes fondent l'American Birth Control League et créent des cliniques où les femmes sont soignées, accueillies et informées des moyens de contrôler les naissances. Ces actions, en infraction avec la loi Comstock de 1873, provoquent l'arrestation et parfois l'emprisonnement des militantes. (1) Sanger n'en a cure et poursuit son activisme. Militant en faveur d'une sexualité libre, elle aspire à mettre au point un contraceptif idéal, peu onéreux, accessible à tous, pratique d'utilisation, infaillible et qui permettrait aux femmes d'avoir des relations sexuelles aussi souvent qu'elles le souhaitent, sans tomber enceinte. Elle rêve d'un comprimé que les femmes pourraient avaler, sans avoir à demander l'accord de leur partenaire sexuel. Or, au cours de ces années, la science développe de nouveaux moyens de contraception. Dans les années 1940, le chimiste Russell Marker est parvenu à synthétiser de la progestérone à partir d'une patate douce mexicaine. En 1950, alors âgée de 71 ans, Sanger rencontre Gregory Pincus, un biologiste à la réputation sulfureuse en tentant de faire naître au monde des lapins dans des boîtes de Petri... Ses travaux sur les hormones sexuelles et la fécondation in vitro le font passer pour un apprenti sorcier aux yeux du plus grand nombre, mais pour un candidat idéal à ceux de Sanger. On vient alors de découvrir les stéroïdes, ce qui change totalement le statut de la cortisone, fabriquée à partir de la progestérone. Les firmes américaines lancent alors des recherches tous azimuts sur les stéroïdes qui aboutissent à la mise au point de toute une série de molécules modifiées (en 1951 pour celle que l'on va retrouver dans la composition de la pilule).
Pincus lance le projet pilule grâce au
soutien financier de Katherine Dexter McCormick. Âgée de 76 ans, cette dernière fut une des
premières femmes diplômées du MIT, avant de devenir l'épouse du grand magnat des machines agricoles, puis la protectrice fortunée de la cause
féministe. La riche philanthrope met toute sa fortune à la disposition de Sanger et Pincus. Dans sa quête de la pilule magique, le biologiste doit non seulement trouver les bonnes molécules, mais aussi un dosage et un mode d'administration
appropriés, vérifier l'effet contraceptif et évaluer les
effets secondaires. Avec la collaboration d'une poignée de médecins
(John Rock et Celso-Ramon Garcia), de chimistes (Russell Marker et Carl
Djerassi), Pincus décide d'expérimenter les effets contraceptifs des hormones de synthèse sur des lapines. En 1956, son équipe met au point une combinaison de progestérone et d’œstrogène de synthèse, qui permettent d'éviter l'ovulation pendant la gestation. Il teste alors le produit de ses recherches sur plus de 200 femmes portoricaines et haïtiennes. La pilule, appelée Enovid, se révèle parfaitement efficace.
(2) Margaret Sanger peut alors annoncer à la télévision la création du petit comprimé contraceptif. En 1957, la Food and Drug Administration (FDA) autorise sa mise sur le marché pour le "traitement des troubles gynécologiques". En 1960, la FDA approuve l'utilisation contraceptive de la pilule, dont les premières plaquettes sont vendues aux États-Unis, puis en Grande-Bretagne. Quatre cent mille femmes prennent la pilule aux États-Unis en 1961. Elles seront six fois plus en 1963.
The U.S. Food and Drug Administration [Public domain] |
* Un objet de libération sexuelle. La pilule constitue une véritable révolution car elle donne aux femmes la possibilité de maîtriser leur corps procréateur. On en termine avec une conception de l'existence féminine indissolublement associée à leur capacité maternelle. A partir du moment où elles peuvent programmer leur grossesse, les femmes envisagent différemment l'avenir. Il est désormais tout à fait possible de se projeter dans une vie de couple sans enfant. Avec la pilule apparaît un droit à défendre pour les femmes: celui de devenir mère quand et si on le souhaite. Plus personne, et surtout pas les hommes, ne décideront à leur place. Dans ces conditions, la contraception suscite d'emblée de nombreuses réticences parmi les tenants de la société patriarcale. L'accès à la pilule relève longtemps du parcours du combattant, car les médecins rechignent à la prescrire aux célibataires. Pourtant, pour toutes les femmes, en particulier celles qui sont mariées ou en couple, le recours à la contraception hormonale change la vie. Elles peuvent désormais planifier les naissances, sans plus dépendre du bon vouloir de monsieur. La facilité d'utilisation du petit comprimé offre en effet la possibilité de s'affranchir du consentement du partenaire, tout en permettant d'espacer les accouchements. Dès lors, la poursuite d'une carrière professionnelle devient envisageable. Autant d'éléments dont parle à merveille The Pill, un formidable titre de Loretta Lynn.
Née dans les années 1930 dans le Kentucky, cette chanteuse de country très populaire compose dans un premier temps des morceaux qui s'inscrivent dans la veine conservatrice du genre musical de Nashville. Elle défend la virginité prénuptiale dans What kind of a girl (do you think I am) (1967) ou assigne les femmes aux tâches ménagères. Dans To make a man (feel like a man). The Other Woman, elle paraît même justifier les violences conjugales: "Votre mari vous bat chaque soir à la maison, mais vous lui en avez donné le droit." Mais bientôt, le ton change. En 1971, Lynn assimile la bague des mariés à une entrave, une chaîne. "Je vais retirer cette chaîne de mon doigt / Et la jeter aussi loin que possible / Parce que je veux être libre". Quatre ans plus tard, avec The Pill, Lynn vante les vertus de la pilule dont l'usage révolutionne la vie des femmes. La chanteuse y donne la parole à une mère au foyer américaine lambda, qui rembobine le fil de sa vie conjugale; une femme qui n'en peut plus de se faire "engrosser" à intervalle trop rapproché. Chaque année, elle tombe enceinte, ce qui permet à son mari de l'enchaîner à la maison. "Tu
m'as fait promettre que si je devenais ta femme, / tu me montrerais le
monde, / mais tout ce que j'ai vu de ce vieux monde / c'est un lit et une
facture de médecin". Pendant ce temps là, le conjoint batifole hors du foyer. ["Toutes ces années, je les ai passées à la maison / Quand toi tu t'éclatais "] Avec la pilule, les rapports au sein du couple se transforment. [C'est la dernière fois où tu m'as prise pour une poule pondeuse / Car maintenant j'ai la pilule"] La peur d'enfanter à chaque relation sexuelle s'estompe ce qui libère la libido. ["Je
me rattrape pour toutes ces années, depuis que j'ai la pilule. / La
pénombre gagne, c'est le moment de s'envoyer en l'air / (...) Oh, papa, ne t'inquiète pas, car maman a la
pilule"] Le récit semble bien avoir une base autobiographique dans la mesure où Loretta Lynn a eu six enfants, dont quatre avant l'âge de 20 ans. «Ça arrivait à tout le monde, mais personne n'écrivait dessus. Ils ne voulaient insulter personne. Moi, je n'ai pas pensé à ça. Quand The Pill est sortie, tout le monde disait:"encore une chanson grivoise."», se souvient Lynn.
Loretta Lynn en 1975. Gene Pugh, CC BY-SA 2.0 |
La chanteuse enregistre The Pill en 1972, mais la maison de disque refuse de la sortir. Finalement publiée en 1975, la chanson suscite d'emblée le scandale dans un pays où le puritanisme oblige à taire le sujet du contrôle des naissances. Les radios country bloquent la diffusion du titre. Comme souvent, la censure du morceau suscite un certain battage médiatique qui contribue par ricochet à faire connaître la chanson hors du cercle des amateurs de musique country. Le titre atteint la 70ème place du Billboard 100 et accède au sommet du classement canadien. Plus important, le morceau aura un grand impact sur le public féminin comme en attestent les témoignages des médecins des comtés ruraux américains. Pour ces derniers, la chanson a permis de faire connaître et populariser le thème du contrôle des naissances et de la contraception avec beaucoup plus d'efficacité que toute la littérature médicale de l'époque.
Another baby's come / There's a gonna be some changes made / Right here on nursery hill / You've set this chicken your last time / 'Cause now I've got the pill
Since I've got the pill / It's gettin' dark it's roostin' time / Tonight's too good to be real / Oh, but daddy don't you worry none / 'Cause mama's got the pill / Oh, daddy don't you worry none / 'Cause mama's got the pill
Cet incubateur est surexploité. / Car tu l'as trop rempli / Je me rattrape pour toutes ces années, depuis que j'ai la pilule. / La pénombre gagne, c'est le moment de s'envoyer en l'air / Ce soir, c'est trop beau pour être vrai/ Oh, papa, ne t'inquiète pas, car maman a la pilule (2X)
1. A cette époque, la loi Comstock de 1873 interdit la distribution d'informations en lien avec la contraception et l'avortement, en vertu de la lutte contre "l'obscénité".
2. Le terme pilule est inspiré du "Meilleur des mondes", le roman d'anticipation qu'écrit Aldous Huxley en 1932. Le romancier britannique avait imaginé un produit capable de maîtriser la fécondité: la pilule.
A. "Et la pilule vint aux femmes", Le Monde magazine, 29 mai 2010.
B. Affaires sensibles: "1967, la pilule, enfin!"
C. Retronews: «Margaret Sanger, initiatrice féministe du "birth control"»
D. "Grégory Pincus et l'invention de la pilule contraceptive", Les belles histoires de la médecine, 2019.
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