Affichage des articles dont le libellé est police. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est police. Afficher tous les articles

jeudi 29 février 2024

Commémorations musicales du massacre du 17 octobre 1961.

Le 8 janvier 1961, les Français approuvent par référendum l'autodétermination des populations algériennes, ce qui laisse entrevoir la sortie d'un conflit qui dure depuis 7 ans déjà. Cependant, les obstacles restent nombreux. Les partisans de l'Algérie française se radicalisent et fondent l'Organisation de l'Armée Secrète, dont la stratégie jusqu'au-boutiste déclenche une violence aveugle. Le 22 avril, la tentative de putsch des généraux à Alger provoque la stupeur. En mai s'ouvrent à Évian les négociations officielles entre la France et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne. Dans le même temps, la guerre se poursuit et les discussions achoppent le mois suivant sur le statut du Sahara, entraînant une recrudescence des violences sur le territoire métropolitain.     

Ce billet de blog existe aussi en version podcast, disponible à l'écoute en cliquant sur ce lien.

Algeria-SP, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
 

C'est dans ce contexte que le Front de Libération Nationale (FLN) et son comité fédérale en région parisienne, qui cherchent à s'appuyer sur les centaines de milliers d'Algériens qui vivent alors en métropole, organisent des attentats contre les appareils de production et les policiers. Face à cette situation, Maurice Papon, préfet de police de Paris depuis 1958, met sur pied un système coercitif pour traquer les Algériens proches du FLN. Pour ce faire, il importe les méthodes de la contre-insurrection éprouvées en Algérie contre les nationalistes, lorsqu'il était en poste à Constantine. Dès lors, la violence policière s'abat sur ceux que l'on désigne comme les "Français musulmans d'Algérie". Dans le contexte d’État d'urgence créé par la guerre, l'idée qu'il faut combattre le terrorisme aboutit au recul des libertés et à une acceptation d'une hausse du degré de violence.  

La Tordue s'incrit dans la mouvance du courant néo-réaliste qui gagne la chanson française au cours des années 1990. En 1995, avec « Paris, oct. 81 », le groupe est le premier en France, à consacrer une chanson au massacre du 17 octobre. Les paroles insistent sur le déferlement des violences policières, mais aussi sur l'occultation des crimes pendant plus de vingt ans. ["Les ordres sont les ordres / C'est Paris qui régale / Braves policières hordes / De coups et de sang ivres / Qui eurent carte et nuit blanche / Pour leur apprendre à vivre / À ces rats d'souche pas franche / Qu'un sang impur et noir / Abreuve nos caniveaux / Et on leur fit la peau / Avant d'perdre la mémoire"]

Sur le terrain, la répression est exercée avec une violence débridée par une police gangrenée par le racisme et par les harkis de la force de police auxiliaire. Les rafles et arrestations au faciès sont le lot quotidien des Algériens. En octobre, lors des obsèques d'un brigadier abattu par le FLN, Papon lance :"Pour un coup donné, nous en porterons dix!" Le 5 de ce mois, le préfet impose le couvre-feu aux seuls Algériens du département de la Seine, de 20h30 à 5h00 du matin. Dès lors, la police parisienne procède à des contrôles au faciès d'une grande brutalité.

 Pour riposter à cette mesure discriminatoire, qui gêne l'action du FLN et en particulier la collecte de fonds, la Fédération de France du mouvement décide d'organiser une manifestation dans les rues de Paris, le 17 octobre. La tenue de l'événement, dissimulée jusque-là, est éventée le matin même. Le préfet organise le quadrillage de la ville et donne la consigne aux forces de l'ordre d'empêcher ces manifestations. Les 1600 policiers mobilisés pour l'occasion, s'installent aux entrées de Paris, au niveau des ponts, ainsi qu'aux sorties des bouches de métro.

Dans "Manifestation pacifique", la Compagnie Joli Môme décrit les motivations des marcheurs pacifiques qui se rendent à Paris le 17 octobre au soir. ["Ils se dirigent vers la ville / Ils sont venus des bidonvilles / St-Denis, Gennevilliers, Nanterre / Enfants, vieillards, familles entières / Et par centaines et par milliers / Ils sont venus manifester / C'est au couvre feu de Papon / Que sans violence ils disent non"]

Le soir venu, aux alentours de 18h, environ 30 000 Algériens se dirigent vers les beaux quartiers parisiens depuis les banlieues industrielles où la plupart d'entre eux habitent. Ils marchent en soutien à l'indépendance de l'Algérie et pour protester contre le couvre-feu. Il s'agit d'une démonstration de masse pacifique rassemblant hommes, femmes et enfants. 

Dès l'arrivée des manifestants, les forces de l'ordre procèdent à des arrestation (11 500 personnes au total). Les Algériens sont embarqués dans des camions de police, puis dans des bus de la RATP, pour être conduits dans des lieux de détention (centre d'identification de Vincennes, parc des expositions de la porte de Versailles, gymnase Coubertin). Sur place, les coups pleuvent sur les Algériens. Le cortège venu de l'ouest doit prendre la direction des Champs Élysées. Mais au moment de traverser le pont de Neuilly, les manifestants tombent sur des cordons policiers qui entendent empêcher l'accès à Paris. La police, armée de fusils, de pistolets mitrailleurs, de matraques (les bidules) frappe, tire sur la foule et jette dans la Seine les corps de victimes assommées ou les cadavres. La violence dure tout au long de la nuit, semblant répondre à un mot d'ordre général.

Le morceau « 17 octobre 1961 » (2006) de Médine propose une description au scalpel des événements.  Le rappeur y retrace le parcours d'un "autochtone" qui quitte l'Algérie française pour mourir sous les coups d'un policier. "Marchons en direction du pont Saint-Michel / Nous verrons bien quelle sera l'issue de cette querelle / Une fois sur la berge j'aperçois le comité d'accueil / Qui souhaite faire de ce pont notre cercueil / Les camps s'observent etse dévisagent / un silence de mort s'installe entre les deux deux rivages / Puis une voix se lève, scande «A bas le couvre-feu» / Et ouvre le feu / La première ligne s'écroule et commence la chasse à l'homme".


Le black out sur les événements de la nuit est total. Une version officielle s'installe: les Algériens ont été contraints par le FLN à manifester. Certains ont tiré des coups de feu et la police a été obligée de riposter. Mensonges! Un communiqué de presse diffusé au cours de la nuit reconnaît trois morts. Mensonge encore. Ce sont en réalité des dizaines de victimes qui sont à déplorer.

C'est d'abord l'incertitude qui plane autour des événements. La censure exerce un contrôle puissant sur la presse,  même si les premiers témoignages surgissent (des médecins en poste dans les hôpitaux de la capitale, le 17 au soir, mais aussi des policiers). Au fil des jours, c'est la Seine qui témoigne, on y retrouve des corps d'Algériens pieds et poings liés. Les actions en justice tournent court, en raison notamment des lois d'amnistie adoptées lors des accords d'Evian. De la sorte, l'événement est invisibilisé, et ne survit qu'à l'état de rumeur.

Moins d'un an après les faits, Kateb Yacine écrit un poème intitulé «Dans la gueule du loup ». En 18 vers libres adressés au peuple français, l'auteur rappelle qu'en dépit des efforts des autorités françaises pour invisibiliser l'événément, il a été "vu" (et même photographié par Elie Kagan). On ne peut l'occulter. Le titre du poème résonne aussi comme un reproche adressé aux responsables de la fédération de France du FLN et aux organisateurs qui auraient jeté les manifestants dans la gueule du loup. En 1998, les Têtes Raides donnent aux mots forts du poète l'écrin musical qu'ils méritaient. [« Peuple français tu as tout vu / Oui tout vu de tes propres yeux / Tu as vu notre sang couler / Tu as vu la police assommer les manifestants / Et les jeter dans la Seine / La Seine rougissante n’a pas cessé / Les jours suivants / De vomir / De vomir à la face du peuple de la commune / Les corps martyrisés / Qui rappelaient aux parisiens / Leur propre révolution / Leur propre résistance / Peuple français tu as tout vu / Oui tout vu de tes propres yeux / Et maintenant vas-tu parler / Et maintenant vas-tu te taire » ]


Dans « 17.10.61» (2020), la chanteuse Yelli Yelli revient sur la difficulté à témoigner, à parler, qu'on soit empêché par la censure ou que l'on préfère détourner le regard ["17.10.61 algérien tu marches, fort comme un peuple qui va renaître dans un instant / Ils disent que pour un coup reçu ils en porteront dix / Peuple français tu as tout vu de tes propres yeux
17.10.61 depuis tant de temps  / Une guerre qui ne dit pas son nom fait couler le sang / Peuple français tu as tout vu et maintenant ?  / Et maintenant vas-tu parler, vas-tu te taire ? "]

Le 8 février 1962, une manifestation de protestation contre les attentats de l'OAS, organisée par le parti communiste et la CGT, est violemment réprimée par la police, provoquant la mort de huit personnes au métro Charonne. La mémoire de cette tragédie sera entretenue par les partis de gauche, à la différence de la nuit du 17 octobre, largement occultée une fois la paix revenue. L"Hexagone" de Renaud, en 1975, n'évoque ainsi que Charonne. ["Ils sont pas lourds, en février / À se souvenir de Charonne / Des matraqueurs assermentés / Qui fignolèrent leur besogne / La France est un pays de flics / À tous les coins d'rue y'en a 100 / Pour faire règner l'ordre public / Ils assassinent impunément".]

 Au cours des années 1970 le souvenir du massacre n'est plus guère entretenu que par les familles des victimes et les militants d'extrême-gauche. (1) Ce qui explique que les rares reportages et articles consacrés au drame au début de la décennie suivante, soulèvent avant tout l'incrédulité. Cependant, l'essor du mouvement anti-raciste, la dénonciation des crimes xénophobes contribuent à la "redécouverte" timide" du 17 octobre. Lentement, la chape de plomb se fissure. En 1983, Didier Daeninckx consacre à la nuit sanglante un roman intitulé Meurtres pour mémoire. En 1991, Jean-Luc Einaudi, un militant issu de l'extrême-gauche, publie La bataille de Paris, le premier récit historique crédible sur le drame. Des associations, comme Au nom de la mémoire, s'emploient également à exhumer et à faire connaître l'événement.

Aujourd'hui, les ratonnades perpétrées le 17 octobre 1961 sont connus du plus grand nombre grâce à la multiplication des travaux d'historiens (ceux de J.L. Einaudi, de Jim House et Neil MacMaster, d'Emmanuel Blanchard ou de Fabrice Riceputi) mais aussi grâce à des films, des romans ou des chansons consacrés à l'événement.  Ainsi de nombreux morceaux de rap commémorent la nuit du massacre. Dans "La Marseillaise" (2012), Lino considère ces crimes policiers comme une trahison des valeurs de la République. ["J'ai cherché L'Egalité, y'en avait pas sur le terrain
/ La Fraternité dort dans la Seine depuis octobre 61
"]. Du même Lino, "Mille et une vie" (2007) est un martyrologue des victimes, noires et arabes, des violences policières. Il rend ainsi hommage à Zyed et Bouna, mais aussi aux noyés du 17 octobre. ["Et j'suis mort ce putain d'jour d'octobre noyé dans la Seine / J'ai mis du temps à l'comprendre / Où pousse la mauvaise graine / On coupe la tête pour soigner la migraine".] "Dans mes veines" (2016) de JP Manova n'oublie pas de mentionner le traumatisme ressenti par les proches de victimes des ratonnades. ["Paris, c'est aussi la peine d'un bonhomme parlant des siens Parti noyé dans la Seine en octobre 61".] "Frère, le pardon s'est noyé une nuit d'octobre 61" chante Fianso sur "Bois d'argent" (2017). Le titre "17 octobre 61" (2009) des Fils du béton insiste sur la responsabilité des autorités dans la perpétuation du massacre. ["17 octobre 61, l'Etat français assassine / Sur les quais de Seine, Marianne sourit et reste assise / 17 octobre 61, un jour de plus où le sang a coulé / Un jour où la police de Paris accourait pour tuer / 17 octobre 61, rappelle toi bien / Il n'y a pas si longtemps dans ce pays / On noyait l'Algérien". ] Hugo TSR  dénonce le racisme dans « Eldorado » (2012), insistant notamment sur la difficile transmission de la mémoire. ["Entre la merde et les rats morts, les darons s'en rappellent / Souvent c'était la morgue, c'était la mode des arabes dans la Seine / Les immigrés qu'on mettait à part ont eu des gosses"]. "Nom, prénom, identité" de La Rumeur dresse un parallèle entre les crimes du 17 octobre et la perpétuation des pratiques policières racistes, qu'il s'agisse du délit de faciès ou des bavures. Le groupe pointe également l'hypocrisie de commémorations officielles, alors que les autorités françaises s'accommodent de pratiques discriminatoires persistantes. ["Comment rester sobre ? / Je suis sombre comme un soir du 17 octobre / Triste événement sanglant déjà quarantenaire / Gardez vos plaques et vos bougies d'anniversaire / Et oui, on brûle la vie et qui nous pousse à le faire ?"]

Le punk n'est pas en reste avec deux morceaux consacrés au massacre. En 1994, ce sont d'abord les Stiff Little Fingers, un groupe de punk rock irlandais qui dépeignent avec force les événements, insistant sur la préméditation des crimes et la difficulté à témoigner dans "When the stars fall from the sky" : "A la mi-octobre  61 / La police française cherchaient à s'amuser /  abattant les Algériens / Cassant des têtes à travers toute la ville / Pourtant, personne n'a vu, personne ne sait / Personne n'a osé dire la vérité / 200 morts devinrent 2 victimes / balancés dans la rivière / Les témoins jetés à terre " Brigada Flores Magon, un groupe de street punk, consacre également un morceau au massacre sous le titre "Octobre 61" (2000), reliant les victimes de la nuit du 17 aux morts du métro Charonne. ["Je me souviens, il pleuvait sur Paris. / Des visages durcis marchaient pour l'Algérie. / Qui a vu les corps flotter dans la Seine ? / Nuit des longs couteaux, vive le FLN !  / Ils ont lâché leurs chiens, charognes ! / Martyrs algériens, Charonne !"]

 Le plus ancien morceau évoquant le 17 octobre utilisé ici est le morceau des Stiff Little Singers. Il remonte à 1994. Cette date tardive tend à confirmer à quel point le 17 octobre 1961 avait sombré dans l'oubli. Pour la Rumeur, avec « On m’a demandé d’oublier » (1998), cette amnésie n'a rien de fortuite, mais a été créée, puis entretenue par les autorités politiques et policières. "On m'a demandé d'oublier les noyades occultées d'une dignité et sa mémoire / Les chapes de plomb, les écrans noirs /  Plaqués sur toute l'étendue des brûlures d'une histoire / Et le prix des soulèvements, les trop pleins / De martyrs étouffés, de lourds silences au lendemain / De pogroms en plein Paris, de rafles à la benne / Et ce 17 octobre 61 qui croupit au fond de la Seine /  On m'a demandé d'oublier "

En 2012, le président Hollande publie un communiqué de quelques lignes  dans lequel est écrit que "la République reconnaît avec lucidité la répression sanglante du 17 octobre 1961." C'est un pas, mais l'événement n'est toujours pas reconnu pour ce qu'il est : un crime d'Etat. Il est pourtant tout à fait symptomatique du racisme institutionnel et policier qui sévissait alors dans l'hexagone. La perpétuation du contrôle au faciès, l'impunité dont continuent de bénéficier de nombreux auteurs d'actes ou propos racistes, sont aussi le fruit des non-dits et des silences d'un pouvoir politique à la mémoire sélective et aseptisée.

Notes :

1. En Algérie, l'événement n'est guère célébré. Le FLN au pouvoir - en bisbille avec la fédération de France du FLN depuis 1962 - n'a jusque là pas porter le souvenir du 17 octobre, consacré depuis 1968 comme la journée de l'immigration en Algérie.

Sources :

A. Guillaume Blanc:"Décolonisations. Histoires situées d'Afrique et d'Asie (XIX-XXI° siècle)", Éditions du Seuil, 2022. 

B. Article de Linda Amiri consacré au 17 octobre 1961 tiré du "Dictionnaire de la guerre d'Algérie" sous la direction de Tramor Quemeneur, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault, 2023.

C. Chloé Leprince: "Massacre du 17 octobre 1961: la fabrique d'un long silence"

D. "17 octobre 1961: une nuit pour mémoire". Affaires sensibles avec l'historienne Sylvie Thénault.

E. "Histoires et mémoires de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris", sur le site du musée de l'histoire de l'immigration. 

F. Meryem Belkaïd : "Kateb Yacine et le 17 octobre 1961 : richesse évocatrice d'un poème"

Liens: 

Les morceaux utilisés ici sont rassemblés dans la playlist ci-dessous:


De nombreuses ressources sur le 17 octobre 1961 rassemblées ici.

mercredi 29 mars 2023

Les contrôles aux faciès sous la plume des rappeurs.

Le travail de la police est nécessaire. L'objet de ce billet n'est donc pas de développer un discours anti-flic primaire, mais d'interroger les contrôles d'identité, en particulier les dérives liées à leur mise en pratique avec le redoutable contrôle au faciès. 
 
[Ce post est écoutable en version podcast grâce au lecteur ci-dessous]
 
Le contrôle d’identité au faciès se fonde sur des caractéristiques physiques associées à l’origine de la personne contrôlée, que cette origine soit réelle ou supposée. De tels contrôles sont illégaux car discriminatoires. Or, loin d’être marginaux, ils sont généralisés, en dépit de leur dimension stigmatisante, humiliante et dégradante pour les personnes qui les subissent.   
 
Contrôle de police à la Gare de l’Est à Paris (cc) Alain Bachellier/Flickr

Les contrôles au faciès remontent à loin. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France incite à l’immigration les populations de son empire colonial pour contribuer à la reconstruction. Antillais, Algériens sont Français depuis 1946, quand les ressortissants des autres colonies ont le statut d’indigènes, ce qui les contraint à solliciter des documents pour résider en métropole. Dans les années 1950, les populations originaires de l'empire colonial installées dans l'hexagone sont particulièrement contrôlées. Entre 1953 et 1960, la police crée plusieurs corps chargés de les identifier, de les surveiller et de les ficher. C’est le cas de la Brigade des Agressions et Violences (BAV), dont les policiers parlent couramment l’arabe. La BAV participe à des rafles nocturnes, au bouclage des quartiers habités par les Algériens, les hôtels de travailleurs immigrés, les cafés. Lors des contrôles, les policiers déchirent souvent les papiers présentés par ceux que l'on désigne comme « Français musulmans ». Dès le début des années 1950, le MRAP, le journal L’Humanité dénoncent les rafles et les contrôles au faciès subis par les Nord-Africains. 


Après l’indépendance des colonies africaines, les contrôles visent particulièrement les populations non-blanches et les descendants des populations colonisées devenus français. A leur propos, pour mieux nier leur appartenance à la nation, l’extrême-droite parle de « Français de papiers » par opposition à ceux qu'elle désigne comme des "Français de souche".

En 1981, avec la loi sécurité et liberté d’Alain Peyrefitte, les policiers peuvent procéder à un contrôle pour « prévenir une atteinte à l’ordre public ». Ceux qui ne peuvent justifier de leur identité sont conduits au poste de police et y sont maintenus pour une durée de 6h (ramenée à 4 en 1983).

La réforme du code pénal de 1986 autorise les policiers à utiliser les contrôles d’identité pour arrêter les personnes qui n’ont pas la nationalité française et les éloigner du territoire. La cour de cassation invente la formule de « signes extérieurs d’extranéité » pour justifier un contrôle. En 1993, la loi Pasqua autorise les contrôles d’identité sur réquisition du procureur de la République. Dès lors, pour effectuer un contrôle les policiers pourront s’appuyer sur tout élément permettant de présumer la qualité d’étranger. Et comme on peut s’en douter, c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres.

Ce cadre juridique est largement utilisé par Nicolas Sarkozy entre 2005 et 2007. Le ministre de l’intérieur fixe alors un quota de 25 000 reconduites à la frontière. Du haut de ses talonnettes, torse bombé, il multiplie les déclarations provocatrices. Prônant une « tolérance zéro », il promet de nettoyer au Karcher la cité des 4000 de La Courneuve. Désireux de siphonner une partie de l'électorat du Front national, il décrit à longueur de discours les jeunes des quartiers populaires comme des oisifs désœuvrés, des assistés sociaux, se complaisant dans une culture de l'ensauvagement. Sur la dalle d’Argenteuil, il lance à une habitante : « Vous avez assez de cette bande racailles, on va vous en débarrasser ! » Le 27 octobre 2005, soit deux jours après cette interpellation par l'injure, Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents de 17 et 15 ans, se réfugient à l’intérieur d’un poste électrique pour échapper à un contrôle de police. Ils meurent électrocutés. Leur décès déclenche une révolte qui embrase d’abord la Seine-Saint-Denis, puis tout le territoire.  


Les contrôles au faciès sont régulièrement documentés par des enquêtes militantes et scientifiques, dont il ressort que la pratique est généralisée. Les jeunes issus des minorités visibles – « perçus comme Noirs ou Arabes » selon les termes du rapport du Défenseur des Droits en 2016 – ont 20 fois plus de probabilités d’être contrôlés que les autres catégories de la population. Lors des contrôles, ils sont également trois fois plus souvent tutoyés, insultés et brutalisés. De nombreux Français, blancs de peau, ne sont, au contraire absolument jamais contrôlés.

La police s’abat sur cette jeunesse surcontrôlée comme la vérole sur le bas-clergé, encore plus en cas de port d’un survêtement, d’une casquette ou capuche. Les contrôles sont souvent pratiqués au sein même du quartier d’habitation des jeunes par des policiers qui connaissent parfaitement leur identité. Les fouilles s’accompagnent en outre de palpations. L’exercice tient presque d’un rituel d’humiliation imposé par la police. Emmanuel Blanchard parle ainsi de « cérémonie de dégradation ».   

Le contrôle d’identité est pourtant encadré par la loi, en particulier le code de la procédure pénale. Il est censé empêcher toute atteinte à l’ordre public, à la sécurité des personnes ou des biens, à l’endroit et au moment où il est réalisé. Mais, dans les faits, la latitude laissée aux policiers est immense. Avec, cette pratique, les forces de l’ordre semblent disposer d’un véritable pouvoir discrétionnaire. 

Les conséquences désastreuses des contrôles au faciès sont immenses et dramatiques, car ces derniers reposent sur des fondements racistes et engendrent l’humiliation des individus ciblés. Dans les banlieues, ils sont vécus comme une forme de provocation et contribuent avant tout à tendre les relations avec la police. (1) Loin de rassurer, les hommes en bleus effraient ceux qu’ils devraient protéger. Dans l’immense majorité des cas, ils ne débouchent sur aucune poursuite. Pire, les éventuels incidents procèdent souvent du contrôle lui-même (refus d’obtempérer, violences à agents). Au total, ils ne servent à rien, mais laissent cependant des traces sinon physiques, en tout cas psychologiques. En effet, cela n’a rien d’anodin de devoir montrer ses papiers tous les trois quatre matins à un représentant de l’État qui les scrute, d’un air dubitatif, comme pour signifier qu’il a des doutes sur l’identité inscrite sur la carte nationale d’identité.

La pratique, bien que généralisée, reste systématiquement minimisée par le ministère de l’intérieur. Place Beauvau, on affirme qu’il ne s’agit que de dérapages, de cas isolés tout à fait marginaux. Dans ces conditions, les tentatives pour empêcher les dérives se soldent par des échecs. L’utilisation de caméras piétons, l’obligation pour les policiers de porter un numéro de matricule visible ou encore la distribution de récépissés, paraissent aujourd'hui largement insuffisantes. Si la pratique est courante, les condamnations sont rares. Néanmoins, en 2015, puis 2021, la cour d’appel de Paris condamne l’État pour "faute lourde", à verser des dommages et intérêts aux plaignants, contrôlés sur la seule base de caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée. 


Le rap devient, à partir des années 1980,  le porte-voix d'un grand nombre des habitants des quartiers. Les relations difficiles et conflictuelles avec la police sont au cœur de nombreux morceaux. Dans les années 1990, les paroles du Ministère Amer, d'Assassin, de NTM fustigent les violences policières selon divers procédés: la charge frontale ("l'Etat assassine"), l'humiliation ("Brigitte (femme de flic)"), le sarcasme ("Police"), la menace ("Sacrifice de poulet"). La relève est assurée dans les années 2000, par des groupes comme le 113 ("Face à la police") ou Sniper. La Rumeur ("On m'a demandé d'oublier"), Casey ("Délit de faciès") inscrivent les violences policières dans le temps long, celui d'une puissance esclavagiste et coloniale, devenue République sécuritaire, au sein de laquelle Noirs et Arabes sont l'objet de multiples discriminations. Les Marseillais de Soso Maness fustigent, dans leur morceau Interlude les méthodes expéditives de la BAC, Brigade anti-criminalité. 


Pour Karim Hammou, "l'humiliation subie dans les interactions avec la police (...) est la matière première de la profusion créatrice autour du thème de la «police» dans le rap." Confirmation avec le titre « justiciers » du Psy-4, directement inspiré d'un contrôle d'identité abusif. (2)

Samples et bruitages introduisent dans les morceaux le son des sirènes des véhicules de police, traduisant le climat anxiogène et la peur provoquée par une descente de flics dans les quartiers. Ainsi, la fameuse intro du "Sound of da police" de KRS One en 1993 est largement reprise par les rappeurs hexagonaux (3)

Conclusion: En décembre 2020, le président Macron reconnaît l’existence de contrôles de police discriminatoires au cours d’un entretien accordé à Brut, sans pour autant adopter les mesures susceptibles de les faire cesser. Le manque de volonté politique contribue à pérenniser une pratique contribuant pourtant à envenimer toujours plus des relations entre la police et une partie de la population.


Notes

1. A cet égard, la suppression de la police de proximité en 2003, qui avait pourtant réussi à gagner la confiance des populations des grands ensembles, semble être une erreur majeure.

2. En 2012, à la demande du Collectif Stop le contrôle au faciès, des rappeurs à succès acceptent de raconter leur premier contrôle d'identité ou en tout cas le plus marquant. Certains de ces témoignages sont édifiants. 

3. On peut aussi citer le sample en arrière plan de "Blue lights" de Jorja Smith.  

Sources:

- Hacène Belmessous: "Petite histoire politique des banlieues populaires", Éditions Syllepse, 2022.

- BLANCHARD Emmanuel, « Contrôle au faciès : une cérémonie de dégradation », Plein droit, 2014/4 (n° 103), p. 11-15. 

- Karim Hammou:"La plaque et le pistolet", Sur un son rap, 13 janvier 2012.

- "Qu'est-ce que le contrôle au faciès?" [Amnesty.fr]

- «"On vous aime pas": 2020, la police, le rap français» [lerapenfrance.fr]

- "Violences policières: la parole au rap français" [ABCDR du son]

- Une playlist proposée par Dror de 70 titres francophones  ou internationaux.

jeudi 20 octobre 2022

Les hommages musicaux à Malik Oussekine

 L'histgeobox dispose désormais d'un podcast diffusé sur différentes plateformes. Ce billet fait l'objet d'une émission à écouter ci-dessous:

 

Le 4 décembre 1986, 500 000 étudiants manifestent dans les rues de Paris contre le projet de loi Devaquet. Le ministre de l’enseignement supérieur a été chargé par Jacques Chirac, le premier ministre, de mettre en œuvre une loi de libéralisation de l’université et de sélection des étudiants. Le gouvernement cherche à passer en force. Depuis la mi-novembre, le climat est électrique. Le 4 décembre, en fin de journée, des heurts opposent étudiants et policiers sur l’esplanade des Invalides et au quartier latin. Pour assurer le maintien de l’ordre, le ministre de l’intérieur, Charles Pasqua, et son ministre délégué à la sécurité publique, Robert Pandraud, s’appuient sur les CRS et un peloton de voltigeurs moto portés, composé de policiers montés sur de petites Honda rouges. Le pilote conduit et son passager matraque grâce au bidule. 

Franck.schneider, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Dans la nuit du 5 au 6 décembre, la Sorbonne est évacuée. Vers minuit, trois voltigeurs chargés de ratisser le quartier latin en quête de prétendus casseurs, prennent en chasse un jeune homme qui court dans la nuit. Il s’appelle Malik Oussekine. Originaire de Meudon la Forêt, benjamin d’une famille de huit enfants marqués par le décès précoce du père, cet étudiant à l’École supérieur des professions immobilières a 22 ans. Malade des reins, il est sous dialyse, ce qui ne l’empêche pas de faire du sport. Pourquoi se trouve-t-il dans le quartier ? Peut-être vient-il d’assister à un concert de jazz, dont il est friand. En tous les cas, il n’est pas là pour manifester contre le projet Devaquet.

Oussekine est Français, mais ses origines algériennes font de lui un suspect tout désigné pour des policiers surexcités. Il est minuit lorsque son chemin croise celui des voltigeurs qui le prennent en chasse. Au numéro 20 de la rue Monsieur Le Prince, Paul Bayzelon, fonctionnaire au ministère des finances, lui ouvre la porte de son immeuble pour qu’il y trouve refuge, mais les policiers l’y poursuivent et le tabassent à mort. Le Samu ne pourra pas le sauver. L’annonce du décès de l’étudiant provoque la stupeur. 


 « Lorsqu’il essayèrent » du slamer Abd Al Malik dépeint le contexte dans lequel survient le drame. Il insiste sur la césure que marque l’événement. Avec beaucoup de finesse, il décrit un contexte marqué par le racisme. Rien ne semble alors pouvoir faire obstacle à la toute-puissance policière, et surtout pas Charles Pasqua, auquel les TitNassels empruntent un bout de discours dans Un homme est mort. En 1998, au milieu de la longue litanie des griefs formulés à l’encontre de la France dans son titre Hardcore, le groupe Ideal J de Kerry James lance : « Hardcore fut le décès de Malik Oussekine »

Au lendemain des faits, Alain Devaquet, profondément affecté par le drame, démissionne. Le reste du gouvernement, Pasqua et Pandraud en tête, réaffirme au contraire son soutien aux forces de l’ordre. Les policiers n’ont toujours pas pris le temps d’informer la famille de la victime qui apprend la nouvelle par les médias. L’un des frères de Malik venus voir sa dépouille à l’institut médico-légal, est placé sous le feu roulant des questions des inspecteurs de police. Loin de chercher à faire éclater la vérité, ces derniers s’emploient à disculper par tous les moyens leurs collègues. Apprenant l’insuffisance rénale de la victime, ils forgent alors un mensonge monstrueux : Malik Oussekine a été victime de sa maladie, non des coups portés par les voltigeurs. L’argument avancé, qui n’est qu’un gros bobard, fait pschittt...


Dans leurs compositions, les musiciens insistent au contraire sur les responsabilités de la police dans la mort de Malik Oussekine. … Un exemple avec la chanson "En pensant" du Bérurier noir. «N’oubliant pas Malik Oussekine / À Paris la police a ses crimes / En tirant sur la foule qui s’écroule / Mains levées, c’est l’armée, ils sont lâches / En frappant violemment l’étudiant / Les polices d’occident sont malades »

Les caméras de télévisions ont filmé le massage cardiaque de la victime en direct, donnant un écho médiatique considérable au drame. Sous la pression d’une opinion publique profondément choquée, Jacques Chirac est contraint de retirer le projet de loi Devaquet et de dissoudre le peloton des voltigeurs. En pleine cohabitation, l’événement devient politique. A l’assemblée nationale, Pierre Mauroy dénonce le racisme, tandis que le président Mitterrand se rend au domicile de la famille Oussekine.


Dans son tire "Paslimpseste" (2016), Dooz Kawa prévient « Dites aux barbouzes aux voltigeurs que les mensonges n’ont qu’un temps. J'entends jurer la République / Sur la tombe de Malik Oussekine / Dites aux barbouzes aux voltigeurs / Que les mensonges n'ont qu'un temps / Et qu'ils auront beau couper les fleurs / ça n'empêche pas le printemps. » De fait, le procès des policiers s’ouvre en mai 1990. A l’issue des débats, le brigadier-chef Schmitt et le gardien de la paix Garcia sont condamnés à des peines de cinq et deux ans de prison avec sursis par la cour d’assises de Paris, « pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Pour la justice, Oussekine est bien mort sous les coups des policiers, mais le verdict, particulièrement clément, heurte une partie de l’opinion. Le groupe La Rumeur s’en fait l’écho dans le morceau « On m’a demandé d’oublier » (1998) « On m'a demandé d'oublier les fracas de ces voltigeurs et ces balles policières en plein cœur / Puis l’sursis accordé à la volaille criminelle en habit / Ailleurs, mes frères écopent de peines alourdies, eh oui ! » Le groupe insiste sur la dimension raciste de ce crime, tout comme Akli D dans son titre Malik

 

Dans les années qui suivirent le drame, le fantôme de Malik Oussekine vient hanter politiques et forces de l’ordre à chaque nouveau mouvement social. Cette mort a conduit la police française à modifier sa doctrine du maintien de l’ordre. Il s’agit dès lors de faire preuve de retenue, de montrer sa force pour ne pas s’en servir, surtout de ne pas tuer. A leur façon, les chansons ont contribué à entretenir la mémoire. En 1988, avec la chanson  « Petite », Renaud rend hommage non seulement à Malik, mais aussi à Abdel Benyahia, assassiné par un policier le même jour qu’Oussekine et à William Normand, tué d’une balle dans le dos lors d’une opération de police, le 31 juillet 1986. 

LPLT, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Or, avec le temps qui passe, il y a un risque d’oublier le drame et les circonstances qui le rendirent possible. En 2006, une plaque est installée devant l’entrée du 20 rue Monsieur le Prince. On peut y lire : « « À la mémoire de Malik Oussekine / étudiant / âgé de 22 ans / frappé à mort / lors de la manifestation / du 6 décembre 1986 ». Nulle trace de l’implication policière, ce qui semble donner raison au groupe Assassin, qui chantait en 1995:  «Pas un mot sur les crimes quand l’État assassine / On t'opprime, si ça ne va pas ont te supprime / Po po po voilà comment la police s'exprime / Personne d'entre nous ne veut finir comme Malik Oussekine / / Bing, bang, la police est comme un gang ».

La multiplication de victimes récentes d’interventions policières mal maîtrisées (Rémi Fraisse, Adama Traoré, Zineb Rédouane, Steve Caniço, Cédric Chouviat, etc) devrait pourtant inciter le ministère de l’intérieur à réagir. Autant de morts qui replacent au centre des préoccupations la question des rapports entre les citoyens et leurs forces de l’ordre. Mais place Beauvau, on pense différemment. Ainsi, en pleine crise des gilets jaunes, le préfet de police de Paris, décide de créer la BRAV-M, une brigade de policiers à moto qui patrouille et va au contact des manifestants. Toute ressemblance avec la brigade des voltigeurs n’est bien sûr absolument pas fortuite...

Heureusement, en 2022, plus de trente-cinq ans après les faits, la mémoire de Malik Oussekine est célébrée par un film de Rachid Bouchareb : Nos frangins (qui sort en salle en décembre 2022) et par la mini-série Oussekine, diffusée sur Disney +. D’une rare justesse, la série d’Antoine Chevrollier redonne une identité, une épaisseur à Malik et sa famille, eux qui ont longtemps été uniquement réduits au seul statut de victimes. 

Sources:

A. Marjolaine Jarry:"Affaire Oussekine, trente-cinq ans après: Malik est encore si vivant", Télérama, publié le 15/5/2022.

B. "L'affaire Malik Oussekine en BD, série et film: la fiction au service du devoir de mémoire" [Affinités culturelles sur France Inter]

C. "Malik Oussekine, fauché dans la nuit", Affaires sensibles du 15 janvier 2020 sur France Inter.

mardi 31 mai 2016

310. Ben Harper: "Like a King" (1994)

Au lendemain de l'effondrement de l'URSS et de la démonstration militaire de la guerre du Golfe, les Etats-Unis de George Bush semblent à leur apogée. Au même moment pourtant, les terribles problèmes socio-économiques qui affectent les quartiers pauvres du pays manquent de faire vaciller l'hyperpuissance. L'épicentre des soulèvements se situe à Los Angeles où une banale intervention des forces de l'ordre met en lumière les relations exécrables de la police avec les habitants des ghettos sur fond d'affrontements multi-ethniques.


********** 

Le 3 mars 1991, à Lake view Terrace au nord-est de Los Angeles, Glen (Rodney) King rentre chez lui en voiture avec deux amis. Tous trois viennent de partager quelques bières devant un match de basket. En excès de vitesse, le jeune Afro-américain de 26 ans est pris en chasse par une voiture de la LAPD (Los Angeles Police Department). Les policiers font signe au conducteur de se garer, mais celui-ci accélère. Une course-poursuite s'engage. (1)
Après avoir roulé à tombeau ouvert pendant dix kilomètres, King finit par s'arrêter. En quelques secondes, trois voitures de police et un hélicoptère sont sur les lieux. Le chauffeur, qui n'accepte de sortir de son véhicule que sous la menace d'une arme, se débat. C'est alors que le sergent Stacey Koon sort son taser et neutralise l'homme. Lorsque ce dernier tente de se relever, d'autres agents sortent leur matraque et le rouent de coups. L'affaire en serait restée là si George Holiday n'avait filmé la scène. L'homme raconte: "j'étais dans ma salle à manger. J'ai pris ma caméra et je me suis précipité au balcon. Le temps que j'arrive, ils étaient déjà en train de frapper le mec et à chaque fois qu'il essayait de se relever, il prenait un coup de matraque."


 
* Le tabassage de Rodney King.
L'image a beau être floue, on n'en distingue pas moins une scène difficilement supportable.  Une pluie de coups de pieds et de matraques s'abattent sur le jeune homme à terre. Les policiers forment un arc de cercle, frappent ou observent la scène, impassibles. Au total, ce sont cinquante-six coups de matraques, de coups de pieds qui pleuvent sur Rodney King. 
Le surlendemain, Holidays confie sa cassette à une chaîne locale quicide d'en diffuser une minute, avant que CNN n'en fasse de même quelques heures plus tard. Dès lors, la bastonnade de King fait le tour du monde et suscite une très vive émotion.  Un débat national s'ouvre sur les brutalités policières et l'injustice raciale. L'affaire Rodney King devient l'étendard des injustices subies par les Noirs face à la police blanche.
Toutes les charges retenues contre Rodney King sont rapidement abandonnées. Au contraire, 4 policiers sont poursuivis pour agression et usage excessif de la force. Très attendu, leur procès s'ouvre le 29 avril 1992 - un an après les faits - à Simi Valley, petite commune du nord de Los Angeles du comté de Ventura. Compte tenu de la tension qui entoure l'affaire, le choix d'organiser le procès dans cette banlieue à majorité blanche est censé permettre le déroulement serein des débats. Sur les 12 jurés, il y a 10 blancs, une asiatique, un latino, mais aucun noir.

* "Pas de justice, pas de paix."
D'emblée, les Américains se passionnent pour les débats diffusés à la télévision. Au cours des débats, les avocats de la défense s'emploient à démonter la vidéo et multiplient les arguties. Selon eux, il faut tenir compte de l'agressivité de Rodney King, de sa conduite en état d'ébriété, de la course-poursuite à laquelle il contraignit les policiers, enfin de ses antécédents judiciaires.
Après un mois de débat, les jurés annoncent leur verdict: "Au nom du jury populaire et  des pouvoirs qui nous sont délivrés, nous déclarons que l'accusé ici présent, Stacey C. Koon, n'est pas coupable du crime d'agression et des blessures qui lui sont reprochés, en particulier celui d'avoir utilisé une arme. Il n'y a pas de violation du code de la police dans le cadre de cette intervention pour trouble à l'ordre public. Signé par la Cour le 29 avril 1992."
La sentence sonne comme un affront. En dépit de preuves irréfutables, les jurés ont décidé d'acquitter les accusés! Le verdict fait l'effet d'une bombe et provoque aussitôt de violentes réactions. 
A l'entrée du palais de justice, des manifestants excédés brandissent des pancartes sur lesquelles le mot "Shame!" a été tracé. Devant le siège du LAPD, un groupe de protestataires dont les rangs grossissent rapidement scandent des slogans vengeurs: "Pas de justice, pas de paix". Un kiosque a journaux est incendié, puis des voitures. 
Une très vive tension s'installe dans toute la ville, en particulier dans South Central, l'immense ghetto noir de Los Angeles. L'angle des avenues Florence et Normandy devient l'épicentre d'incidents qui se répandent comme une traînée de poudres. Des cocktails Molotov sont envoyés sur les bâtiments, des boutiques sont assaillies, les pillages commencent. Des centaines de personnes pénètrent dans les magasins pour voler de la nourriture, de l'électroménager, des vêtements. En deux heures à peine, près de deux cents incendies sont déclarés et lorsque les pompiers arrivent pour les éteindre, ils se font attaquer. Totalement dépassées, les forces de l'ordre doivent céder le terrain aux membres des principaux gangs de la ville (Bloods ou Crisps).


Un camion conduit par un blanc (Reginald Denny) qui passe dans le quartier de South Central est pris d'assaut. Le conducteur est extirpé de son véhicule et roué de coups avec une violence extrême. La scène est filmée depuis les hélicoptères des chaînes de télé. La violence de l'agression fait immédiatement penser à la violence de la vidéo du tabassage de Rodney King. Deux images qui se répondent en écho pour illustrer ce déchaînement collectif.

Quelques heures après le déclenchement des violences et en dépit de l'instauration d'un couvre feu, de l'envoi de 2000 soldats de la garde nationale de Californie, les émeutes se poursuivent et s'amplifient. De nouveaux quartiers sont touchés à l'instar de West-side, Pasadena ou Compton. Progressivement la paralysie gagne la métropole: les services de bus ne sont plus assurés, les écoles fermées, les rencontres sportives ajournées... Au cours de la nuit, les émeutes concernent désormais près de la moitié de Los Angeles. Les violences se propagent même à d'autres villes, notamment San Francisco, Atlanta, Las Vegas. (2)


Le 1er mai, au troisième jour des émeutes, la situation devient critique. Plusieurs initiatives sont prises pour tenter de ramener le calme: 

- Une grande marche pacifique pour appeler à la fin des révoltes est organisée. 
- Dans ses prêches, le pasteur Cecil Murray ne condamne pas la violence émeutière, mais exhorte les fidèles à exprimer colère et tristesse par des chants et des prières. 
- Au bord des larmes, la voix tremblante, Rodney King lui-même s'exprime:"Je voudrais juste vous dire: ne pourrait-on pas s'entendre? Arrêtez de rendre la vie des personnes âgées et des enfants si dure."
Face aux événements, le pouvoir fédéral, surpris par l'ampleur et la spontanéité de l'insurrection,  tergiverse. Après deux jours et deux nuits d'affrontements, George Bush se décide enfin à réagir. Le président confie le dossier Colin Powel, le chef de l'état-major inter-armée. Décision est prise d'envoyer les marines. Au total, si on additionne policiers, gardes nationaux, marines, ce sont au total 20 000 hommes qui sont déployés dans la grande ville californienne. Plus que jamais, Los Angeles semble en état de siège.  Ce n'est qu'à ce prix, qu'après six jours d'émeutes, la situation s'apaise enfin, le 4 mai. Les pillages, incendies, échanges de tirs se réduisent au fil des heures, mais les stigmates de la crise restent encore bien visibles.
Au total, les émeutes provoquent la mort d'une cinquantaine de personnes (tuées par balles, dont une dizaine par la police), surtout des hommes entre 18 et 45 ans, latinos ou afro-américains. Plus de 2000 blessés sont à déplorer, enfin des milliers de bâtiments sont détruits. L'ensemble des dégâts matériels avoisinerait le milliard de dollars. 




* Les raisons profondes des émeutes.
 Les émeutes ne peuvent être réduites à une simple réaction épidermique à un jugement inique (celui de Rodney King), mais traduisent plus profondément la détérioration de la situation sociale des quartiers pauvres de Los Angeles. La disparition de l'emploi industriel provoque un fort chômage, une explosion de la criminalité. L'essor du commerce de la drogue procure rapidement de l'argent mais s'accompagne de la spectaculaire violence des gangs qui se disputent les territoires de la drogue.
Interrogés lors des insurrection, les habitants du ghetto traduisent le malaise social des jeunes émeutiers. "C'est la seule façon qu'ils ont de s'exprimer avec leur violence, leur colère. Et tant qu'on aura pas amélioré les infrastructures avec des écoles pour les instruire, tant qu'on ne les traitera pas avec justice, ça continuera." 
La fraction de la classe moyenne noire qui peut partir quitte le ghetto. La population noire la plus pauvre est donc isolée dans des quartiers en voie d'abandon. La suppression des aides sociales sous les présidences républicaines (Reagan, Bush) accentue l'isolement social et les difficultés des populations les plus pauvres.


La crise de Los Angeles met encore en évidence les vives tensions inter-ethniques qui traversent les quartiers. Un double mouvement migratoire entraîne ainsi de profonds bouleversements démographiques à South Central. A compter des années 1970, l'installation de migrants latino-américains, principalement originaires d'Amérique centrale et sans-papiers, représentent une main d’œuvre bon marché. Pour les Afro-américains, ces nouveaux venus constituent une concurrence dans l'accès aux emplois. Les rivalités entre les deux groupes se traduisent alors parfois par une guerre entre gangs se disputant les territoire du commerce de la drogue. 
Au cours de la décennie suivante, l'arrivée de migrants coréens qui rachètent épiceries et commerces locaux suscite de vives tensions autour de la possession des commerces. (3) 

Aussi, bien avant le déclenchement du soulèvement à South Central, de vives tensions compliquent la cohabitation entre ces trois communautés. Les émeutiers, qui sont principalement des Afro-américains et des Latinos, s'en prennent avant tout aux magasins tenus par des Américains d'origine coréenne.
L'arrivée des populations hispaniques et asiatiques a relativisé la place de la population noire; cette situation engendrant une vive concurrence entre minorités défavorisées dans l'accès aux ressources économiques ou à la représentation politique locale.


* Les conséquences, immédiates ou lointaines, des émeutes
Les émeutes éclatent en mai 1992 alors que la campagne électorale pour les présidentielles du mois de novembre bat son plein. Grand favori du scrutin, le président républicain sortant George Bush, affronte le jeune gouverneur de l'Arkansas, le démocrate Bill Clinton. 
L'explosion des émeutes place au cœur des débats les questions sociales et le problème des minorités, jusque là totalement absents des discussions. Après de nombreux atermoiements, Bush se rend à Los Angeles le 7 mai, deux jours après son rival démocrate.  Le président insiste sur le maintien de l'ordre, la répression (4) et annonce le déblocage d'aides d'urgence s'élevant à 600 millions de dollars. Déclarée zone sinistrée, la ville se voit allouer des aides spécifiques à la reconstruction.  Deux des quatre agents de police responsables du tabassage de King sont rejugés et condamnés à deux ans de prisons. Daryl Gates, le chef de la LAPD est mis à pied et remplacé par Willy Williams, un Afro-américain réputé pour avoir rétabli le dialogue entre la police et la communauté noire de Philadelphie. En parallèle, une commission se charge d'enquêter sur la police de Los Angeles.



* "The day the niggaz took over."
Les événements suscitent une véritable onde de choc dans l'ensemble de la société américaine, en particulier chez les musiciens.    
Avant même le surgissement du soulèvement, les principaux représentants du gangsta rap - dont LA est le berceau - dépeignent dans leurs morceaux les difficultés économiques et sociales du ghetto, les conflits interethniques, la guerre des gangs ou/et les violences policières.
Sur le premier album de Niggaz With Attitude (NWA), Straight Outta Compton en 1988, le titre"Fuck tha police" fustige déjà la stratégie agressive de Daryl Gates, le chef du LAPD
Dans Black Korea (1991), un titre menaçant et empreint de racisme, Ice Cube évoque le conflit entre les Afro-américains et les Coréens de LA. "Alors respecte le poing
noir, / ou on brulera ta boutique jusqu’à ce qu’il n’en reste que de la poussière / et
ensuite on se reverra ! / Car vous ne pouvez pas changer le ghetto en une Corée
noire.
"


Sans surprise, les émeutes deviennent le sujet de nombreux rap. Fin 1992, alors que LA peine à se remettre des émeutes, Dr Dre sort son album The Chronic sur lequel figure "the day the niggaz took over" ("le jour où les nègres ont pris le contrôle"). On y entend la voix de reporters au moment des émeutes et le bruit des hélicoptères survolant les quartiers en feu. "Je ne cherche pas la paix, je ne suis pas Rodney King / (...) Il y a des émeutes à Compton, il y a des émeutes à Long Beach / Il y a des émeutes à Los Angeles parce qu'ils ne veulent pas vraiment comprendre / Des négros commencent à piller et la police commence à tirer (...) Bloods et Crips dans la même équipe / Avec l'aide des négros et des latinos, il est temps de piller et d'assaillir (...) La police a la gâchette facile, elle n'aime pas les négros. "
En novembre 1992, dans The Predator, Ice Cube énumère les noms des quatre policiers  de l'affaire King et lance le rageur "no justice, no peace".
Avec sa formation rap-metal Boundy Count, Ice-T publie en mars 1992 le sulfureux Cop Killer. "Mon fusil à pompe est chargé (...) / Je vais démolir quelques flics / Je vais réduire quelques flics en poussière." Plus loin, il fait même référence à Rodney King et Daryl Gates: "J'emmerde la police pour Daryl Gates / J'emmerde la police pour Rodney King". Devant le tollé provoqué, l'album doit être retiré de la vente et l'album ne pourra ressortir que dans une version expurgée.
 
Dans un registre pop nettement plus apaisé, mais néanmoins incisif, Ben Harper s'inspire des événements de Los Angeles pour sa chanson « Like a King ». Se référant au combat pour les droits civiques et à Martin Luther King l'auteur y délivre un constat pessimiste sur la situation de la population noire américaine toujours frappée par l'injustice et le racisme.


 
************

Les émeutes de Los Angeles mettent en évidence l'abandon des ghettos américains dans lesquels n'existe plus aucune mixité sociale ainsi que l'acuité des tensions raciales et sociales qui traversent toujours la société américaine
Grâce à son fort dynamisme économique, Los Angeles parvient certes à rebondir rapidement à la différence de Detroit par exemple. Poour autant les stigmates de la crise resteront visibles encore longtemps.



Ben Harper: "Like a king" (1994)
Well Martin's dream / Has become Rodney's worst nightmare / Can't walk the streets / To them we are fair game / Our lives don't mean a thing / Like a king, like a king, like a king / 
Rodney King, Rodney King, Rodney King / Like a king, like a king, like a king / How I wish you could hep us Dr King.

Le rêve de Martin / est devenu le pire cauchemar de Rodney / On ne peut plus marcher dans les rues / Pour eux, nous ne sommes que des proies / Nos vies ne signifient rien pour eux / Comme un roi, comme un roi, comme un roi / Rodney King, Rodney King, Rodney King / Comme j'aimerais que vous puissiez nous aider Docteur King. 

Make sure it's filmed, shown on national T.V. / They'll have no mercy. / A legal lynch mob like the days strung up from the tree. / The L.A.P.D.

Assurez-vous que ce soit filmé, / Montré à la télévision nationale. Ils n'auront aucune pitié. / Un lynchage légal organisé, Comme aux jours où l'on pendait haut et court. / La police de Los Angeles. 

 So if you catch yourself thinking it has changed / for the best you better second guess cause Martin's dream / has become Rodney's worst nightmare. 

Si vous vous prenez à penser que la situation s'est améliorée, /  Vous feriez mieux de vous raviser Parce que le rêve de Martin / Est devenu le pire cauchemar de Rodney)



Notes:
1. King, sans doute conscience d'être en état d'ébriété, a des antécédents judiciaires. Deux ans auparavant, il était en effet sous les verrous pour un braquage. Après douze mois en prison, il obtient sa liberté conditionnelle.
2. On redoute alors une contagion émeutière comparable à ce qui avait pu se produire au cours des années 1960 (Watts 1965, Detroit 1967).
3. Rodney King est emprisonné pour avoir braqué un de ces commerces et frappé le gérant.
4. Plus de 10 000 personnes sont arrêtées, la moitié est hispanique. Les tribunaux jugent à la chaîne et envoient les condamnés en prison. La plupart des personnes arrêtées ont un casier judiciaire vierge.  
 

Sources:
- Pap N'Diaye:"Les Noirs américains en marche pour l'égalité", Gallimard, 2009.
- Affaires sensibles (France Inter) avec Pap N'Diaye. 
- Valentine Garnier: "Les représentations des émeutes et leur appropriation dans la culture du ghetto aux Etats-Unis (1992-2015)", in  Bulletin de l'institut Pierre Renouvin n°43, 2016.
- E. Augris: Petite histoire du rap west-coast sur Samarra.
- Dorian Lynskey:"33 volutions par minute. Une histoire de la contestation en 33 chansons", vol.2, Payot et Rivages, 2012.
- Revue de presse internationale de Thomas Cluzel.  
- Le Monde: "Les émeutes de Los Angeles 20 ans après".
- Les amateurs du scoop.

Liens:
- Libération: "Los Angeles, dix ans après les émeutes". 
- Los Angeles Times: "The L.A. Riots: 24 years later."