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lundi 30 novembre 2020

"Couvre feu" de Paul Eluard: les mots du poète contre l'occupant.

Au Moyen Age, une cloche retentissait dans les villes et villages pour indiquer qu'il était l'heure d'éteindre son feu ou de le couvrir afin d'éviter les incendies nocturnes. Le risque était alors bien réel, car les populations se chauffaient au feu de bois, et habitaient des masures construites avec des matériaux hautement inflammables. Même si il ne s'agit pas encore d'une interdiction de sortir dans les rues à certaines heures, le couvre feu médiéval est néanmoins déjà une mesure restrictive. 

Le recours au couvre-feu jalonne ensuite les périodes sombres de l'histoire. Au sens strict, il s'agit d'une "mesure de police interdisant de sortir le soir après une heure fixée." Cette restriction à la liberté de circulation est utilisée en France au cours de la Seconde Guerre mondiale, lors de la guerre d'Algérie (1), à l'occasion des émeutes de banlieues en 2005 (2) ou encore pour limiter la propagation du coronavirus en octobre 2020. A chaque fois, les autorités (occupantes ou gouvernementales) affirment vouloir contrer des dangers potentiels (attentats, violences urbaines, virus).  Dans ce billet, nous nous intéresserons plus spécifiquement au couvre-feu instauré par les forces d'occupation allemandes en France et au poème que la mesure inspira à Paul Eluard en 1942. 

Signature de Paul Eluard [Michel-georges bernardderivative work: Ninrouter, CC BY-SA 3.0 ]
 Dès juin 1940, les Allemands imposent le couvre-feu en zone occupée: «La population doit se tenir dans ses demeures entre 10 heures du soir et 5 heures du matin. Les postes [de garde] allemands ont reçu l'ordre d'arrêter toute personne rencontrée sur la voie publique entre les heures ci-dessus.» Ces horaires varient tout au long de l'occupation en fonction des tensions. Après l'invasion de l'URSS en avril 1941, les attentats menés par la résistance communiste contre les soldats allemands conduisent à un allongement de la durée du couvre-feu. L'objectif est alors de contrecarrer toute action clandestine que l'obscurité nocturne favorise. En février 1942, les Juifs vivant en zone occupée font l'objet d'un couvre-feu spécifique, qui les oblige à rester chez eux de 20 heures à 6 heures du matin. Avec l’occupation de la zone libre en novembre 1942 et face aux actions de plus en plus fortes de la Résistance, le couvre-feu s'abat sur le pays tout entier en 1943. Lorsque cela les arrange, les Allemands raccourcissent néanmoins l'amplitude horaire du couvre-feu. Dans la capitale par exemple, il est fixé de minuit à six heures du matin, ce qui permet à l'occupant de profiter des joies et voluptés du «Gross Paris». Dans les autres villes de France, il débute entre 22 heures et 23 heures. Pour ceux qui y contreviennent, les sanctions peuvent aller jusqu’à la peine de mort ou la déportation.

* "La nuit était tombée."

"Si le couvre-feu est une arme d’intervention dans l’espace public, c’est aussi une atteinte directe à la vie privée, qui rebat les cartes du temps public et intime, remodèle la journée et rend peut-être à la nuit ses mystères et ses passagers clandestins", constate Anaïs Kien dans le Journal de l'Histoire (source C). "La nuit est par essence l'élément protecteur dans lequel se meuvent les clandestins, saboteurs ou écrivains. C'est en filant la métaphore que Jean Bruller, dit Vercors, trouve le titre de ce qui allait devenir Les Editions de Minuit en 1942." (source B: La guerre monde t. II, p 2093) En outre, le couvre-feu favorise l'écoute des radios étrangères, pourtant interdite et sanctionnée. Dans ses Conseils à l'occupé de l'été 1940, Jean Texcier ironise: «Tu grognes parce qu'ils t'obligent à être rentré chez toi à 23 heures précises. Innocent, tu n'as pas compris que c'est pour te permettre d'écouter la radio anglaise?»

* L'Honneur des poètes.

En avril 1942, Paul Eluard (3) publie le recueil Poésie et Vérité dont il emprunte le titre à Goethe. Les poèmes «Patience», «Dimanche après-midi» et «Couvre feu», sont aussitôt interdits par la censure allemande. «Couvre-feu» est un poème très court, modeste, simple en apparence, mais qui n'en a pas moins suscité l'ire de l'occupant. Qu'y a-t-il de si brûlant, de si subversif dans cette litanie amoureuse?

L'analyse qui suit doit beaucoup aux explications d'Anne Bervas-Leroux (source A). Qu'elle en soit remerciée.

Le poème peut se lire en colonne, de manière verticale. (voir ci-dessus)

- Dans une première colonne, l'anaphore "Que voulez-vous" est répétée à chaque début de vers, sans que l'on sache clairement à qui s'adresse cette question rhétorique. Le poète s'adresse-t-il à d'autres résistants, cachés et attendant leur heure? S'agit-il d'une interpellation de l'occupant? Il y a une sorte d'indécision dans l'amorce du poème. 

- La deuxième colonne permet de dessiner une sorte d'espace-temps: la porte renvoie à l'univers intime, à l'appartement ou la maison, à l'enfermement induit par le couvre-feu. Cet espace est celui du couple, de la sphère familiale. Au fil des vers, le poète ouvre l'espace par cercles concentriques à la rue, la ville, la nuit. Comme souvent dans les poèmes de guerre d'Eluard, on a une représentation du Paris nocturne, ville occupée, prise dans les rigueurs de la guerre, mais en même temps personnifiée, car "affamée". La rue, elle, était "matée". 

- La troisième colonne se compose de participes passés qui, ajoutés les uns aux autres, décrivent une ville, une société en proie à l'oppression. Avec une belle économie de mots, et une grande subtilité, le poète évoque un univers terriblement concret. "Enfermés" évoque l'occupation de la ville et des individus en raison du couvre-feu, "barrée" comme les rues lors des contrôles de police, "matée" renvoie à la répression policière, "affamée" aux restrictions, "désarmés" à l'interdiction de porter une arme. "La nuit était tombée" comme un voile qui réunirait l'ensemble de la communauté urbaine. 

Le dernier vers du poème ne fonctionne plus sur le même modèle phrastique que les précédents. Il y a rupture et effet de chute. "La nuit était tombée"... et "nous nous sommes aimés". La voix passive a disparu. Le "nous" renvoie au couple qui s'aime, invincible. Alors que le corps social semble bâillonné, les amoureux conservent une certaine forme de liberté, dans l'intimité du foyer.

Pour autant, le poème ne se résume pas à une résistance passive par l'amour. En effet, dans la forme verbale de la dernière colonne, il manque le complément d'agent. "La porte était gardée", "Nous étions enfermés", "la rue était barrée", "la ville était matée, (...) affamée", "Nous étions désarmés"... oui, mais par qui? En creux, dans le blanc du poème, l'auditeur attentif peut déceler une dénonciation implicite de l'occupant. Le censeur allemand ne s'y est d'ailleurs pas trompé et y a vu un petit brûlot à éteindre au plus vite. 

[Document tiré des archives municipales d'Argenteuil et trouvé sur ce site]
 Conclusion.

A partir de la succession des colonnes, il est désormais possible de revenir au titre du poème. Concrètement, le couvre-feu invite à éteindre les lumières, tirer les rideaux. Il conduit à l'enfermement d'un peuple sous la botte allemande. Mais ici Couvre-feu fonctionne aussi comme une antiphrase. L'occupant impose sa loi, c'est incontestable. Cependant, "la flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas". (4) Elle continuera à couver ne serait-ce que dans les mots des poètes.  Dans cette logique, Couvre feu n'est pas qu'une litanie amoureuse, mais sans doute aussi un appel à la résistance passive, avec les mots du poète.


Couvre-Feu (1942)

Que voulez-vous la porte était gardée

 Que voulez-vous nous étions enfermés

Que voulez-vous la rue était barrée

Que voulez-vous la ville était matée

Que voulez-vous elle était affamée

Que voulez-vous nous étions désarmés

Que voulez-vous la nuit était tombée

Que voulez-vous nous nous sommes tant aimés.

«Couvre-feu», manuscrit autographe signé Paul Eluard, le 22 février 1942 à l'Hôtel du Cheval Blanc à Vézelay-Yonne -(Photo DR)
 

Notes:

1. En 1955, dans le contexte de la guerre d'Algérie, l'instauration de l'état d'urgence dans la loi permet aux préfets « d’interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté ». La mesure est clairement discriminatoire, car ne visant que les populations arabes d'Algérie ou les "Français musulmans d'Algérie" dans l'hexagone. L'instauration du couvre-feu à Paris par le préfet de police, Maurice Papon, entraîne une grande marche de protestation, le 17 octobre 1961. La manifestation pacifique est réprimée avec une violence inouïe. Plus d'une centaine de manifestants sont roués de coups, jetés dans la Seine, tués par les forces de police.

2. La mort de Zyed Benna et Bouna Traoré dans un transformateur de Clichy-sous-Bois (93), alors qu'ils étaient poursuivis par la police, provoque des émeutes dans les banlieues en octobre-novembre 2005. L'état d'urgence est alors réactivé. Un décret d'application du couvre-feu concerne 25 départements. Ces dernières années, des couvre-feux locaux ont pu être instaurés au nom de « l’existence de risques particuliers ».

3. Pendant l'Occupation, Paul Eluard vit à Paris où il publie d'abord légalement des recueils de poésie à tirage confidentiel. Ses activités clandestines commencent en 1942: il se rapproche du Parti communiste (d'où il avait été exclu avant guerre) et organise le Comité national des Écrivains de zone occupée. En 1943, il publie sous couvert de pseudonymes (comme Jean Du Haut) dans des revues clandestines. A partir d'octobre 1943, il se cache en Lozère, puis à Paris jusqu'à la libération de la capitale. 

4. Comme le lance de Gaulle dans l'appel du 18 juin.

Sources: 

A. "Ecrire pour résister, la poésie engagée." [Musée de la résistance en ligne]

B. Alya Aglan et Johann Chapoutot: "La nuit" dans "La guerre monde", tome 2.

C. "Le couvre feu, une histoire jamais joyeuse" [le Journal de l'Histoire]

D. "L'histoire des couvres feux" [Le Monde]

E. "Le couvre feu, une histoire française" [Libération]

Liens:

- D'autres poèmes de la résistance sur le blog: "Zone Libre" et "L'affiche rouge" d'Aragon.

- "Résister par l'art et la littérature."

mardi 17 septembre 2019

En 1934, à Belle-Ile-en-Mer, la meute des honnêtes gens fait la chasse à l’enfant.

Sous l'ancien régime, les châtiments corporels constituent la règle. Les textes du XVIII° siècle consacrés à la délinquance des mineurs (en 1791, sous la Convention, (1) puis le code Napoléon de 1810) sont également d'une extrême sévérité. Faute d’établissements spécifiques, les mineurs sont détenus dans les maisons d’arrêt ou dans les maisons centrales. Loin de permettre l’amendement et la correction du détenu, la prison pénale est vue sous la Restauration comme une « école du crime », un lieu
de perdition pour l’enfance et l’adolescence. Pour remédier à cette situation, on tente de réformer la prison ordinaire avec "la création de quelques quartiers réservés aux mineurs dans les grandes maisons d’arrêt et, à Paris, à l’édification de la maison d’éducation correctionnelle de la Petite Roquette." (source K) En parallèle, on imagine également un nouveau type d'établissement de détention pour mineurs: les colonies agricoles et pénitentiaires.

Eugène Nyon, éd. R. Pornin, Tours [Public domain]



Avec l'essor de l'industrialisation, émerge l'idée d'une délinquance juvénile spécifique, distincte de celle de la population adulte. Dans leurs rapports, les enquêteurs sociaux développent une vision extrêmement déterministe de ces mineurs déviants. Sous leurs plumes, l'enfant d'ouvrier est considéré comme une mauvaise graine, un être vicieux, méchant, abruti, dont il convient de se protéger. Le bras de la justice (de classe) doit s'abattre sans faiblesse  sur les jeunes délinquants. De fait, les magistrats sont alors tous des hommes (aucune femme dans les jurys d'assises jusqu'en 1945), des bourgeois, des propriétaires, les garants de la société patriarcale. Pour préserver l'ordre établi, il convient à leurs yeux de redresser l'adolescent retors, en l'envoyant dans les champs, au grand air, loin des miasmes des villes corruptrices, dans un cadre que l'on considère comme propice à la régénération. C'est ainsi que des congrégations religieuses ou des philanthropes ouvrent à partir de la toute fin des années 1830, des "colonies agricoles" et "pénitentiaires" pour mineurs délinquants. Comme l’État manque considérablement de moyens en ce domaine, il laisse d'abord aux personnes privées le soin de fonder et gérer les premières colonies pénitentiaires. L’Église s'engage tout particulièrement dans cette voie. Par l'intermédiaire des congrégations religieuses, elles'emploie à remettre la jeunesse délinquante dans le "droit chemin" par le travail, le respect du silence, l'assistance à la messe, le port de l'uniforme...  

Assiette au Beurre n°411, 13 février 1909


Pour se retrouver dans une de ces colonies, il ne faut pas nécessairement avoir commis une infraction. Une majorité des mineurs passant devant les tribunaux sont considérés comme ayant agi sans discernement. Acquittés, ils ne sont pas pour autant remis à leurs parents, mais maintenus dans des institutions spécialisées. Une disposition de 1832 précise ainsi qu'un enfant traduit en justice, même si il est acquitté, peut être orienté vers une colonie agricole ou une structure de patronage. Par ailleurs, le droit de "correction paternelle" continue d'exister, permettant à des parents de faire interner leurs rejetons rebelles. Après quelques d'années d'expérimentation, la loi du 5 août 1850 sur "l'éducation et le patronage des jeunes détenus" officialise et généralise les colonies. L'article 1 prévoit que les jeunes recevront, au cours de leur détention, "une éducation morale, religieuse et professionnelle". Ceci détermine le mode de fonctionnement des établissements; certains "relèvent de grands propriétaires terriens exploitant une main d’œuvre gratuite, d'autres de religieux où le pire côtoie le charitable." La plupart du temps, les colonies constituent un vivier de main d’œuvre gratuite, très éloigné des ambitions de moralisation initiales. Les enfants y travaillent dans des conditions très rudes. Soumis au silence, ils doivent porter uniforme et respecter une stricte discipline. Sous le Second Empire, puis au début de la IIIe République, les colonies se multiplient, abritant toujours plus d'enfants (10 000 au début de la IIIème République). L'exemple le plus abouti de ces institutions est la colonie de Mettray.

* "Améliorer la terre par l'homme et l'homme par la terre."
La colonie agricole de Mettray en Touraine fait tôt figure d'établissement de référence. Créée en 1839, la colonie accueille de jeunes garçons condamnés à un enfermement de six mois à un an. Conçue comme un phalanstère d'enfants réprouvés, elle accueille jusqu'à sa fermeture en 1937, une moyenne de 500 détenus répartis en "familles", dans une organisation inspirée de la vie de caserne et de l'idéal monacal du travail aux champs. En 1926, Jacques Mathieu Lardet, directeur de Mettray, résume ainsi la philosophie de l'établissement dont il a la charge: "Dès leur arrivée à la colonie, un grand nombre de ces malheureux enfants qui ont le travail en horreur, qui n'ont jamais été habitués à obéir, cherchent à se soustraire à la discipline pourtant bienveillante de la colonie. Alors, ils s'évadent, ils se gardent bien de dire le motif de leur fuite et donnent presque toujours comme prétexte qu'ils sont maltraités ou mal nourris; le mensonge est inné chez eux; après quelques mois de présence à la colonie, nous arrivons à leur faire comprendre qu'ils doivent obéir, travailler convenablement, apprendre un métier pour qu'une fois sortis de Mettray, ils puissent vivre comme tout le monde et se créer une place honorable dans la société." (source J p 605) Une "place honorable" signifie tout en bas de l'échelle sociale. Le pauvre doit en effet rester dans sa condition et apprendre à l'aimer. La société industrielle considère que l'enfant enfermé délinquant ne doit pas être préparé à un statut social supérieur à celui auquel il peut prétendre. Une réflexion de la cour d'appel de Lyon en 1872 notait: "L'expérience a démontré qu'il ne faut pas donner à l'enfant un état autre que celui auquel l'appelle son origine, les habitudes de sa famille", autrement dit la misère pour des enfants issus de familles très pauvres, voire sans familles. Pour Charles Lucas, le grand inspecteur général des prisons du XIX° siècle, "il ne faut jamais admettre à l'intérieur des prisons une somme de bien-être matériel qui dépasserait celle à laquelle les classes inférieures peuvent aspirer, parce que alors on créerait une prime d'encouragement au crime." Pas de promotion sociale ici. 
A propos de Mettray, Michel Foucault ajoute: «"C'est ici que ce sont concentrées toutes les technologies coercitives du comportement." Il y a là "du cloître, de la prison, du collège, du régiment."» ("Surveiller et Punir", Gallimard, 1975, p 300)



En 1909, un adolescent nouvellement arrivé, placé au titre de la correction paternelle dans un quartier spécifique de la colonie, est retrouvé pendu dans sa cellule. La nouvelle, relayée par la presse, suscite un énorme
scandale (la revue satirique L'Assiette au beurre consacre un numéro entier à Mettray), entraîne le basculement de l'opinion publique et contraint le législateur à l'action. La loi de 1912 institue les tribunaux pour enfants et exclut les moins de treize ans du ressort de l'administration pénitentiaire, laquelle relève désormais du ministère de la justice et plus de celui de l'intérieur.

Au lendemain de la grande guerre, l'implication des pouvoirs publics se renforce et se substitue aux initiatives privées dans la gestion des établissements. Le manque de moyens, de volonté politique, la persistance d'un courant de pensée essentiellement répressif, ne modifient toutefois pas fondamentalement ces lieux. En 1927, les colonies pénitentiaires deviennent officiellement des "
maisons d'éducation surveillée" pour les garçons, des "écoles de préservation" pour les filles, les surveillants des "moniteurs" et les colons, des "pupilles". Rien n'y fait, journalistes et grand public continuent de parler de "bagnes d'enfants".
Il faut dire que la surveillance des colons est confiée à des individus rarement, mal ou pas du tout formés. La dimension répressive ou militaire prend le pas sur toute autre considération dans la prise en charge des enfants. En 1938 encore, "le caractère militaire  des surveillants des établissements pour mineurs est réaffirmé avec le port d'un uniforme ressemblant à celui des officiers et sous-officiers." (source J p 606) A Belle-Ile-en-mer par exemple, le premier directeur est un ancien capitaine de marine et le gardien-chef un ancien sous-officier de l'armée. La brutalité des gardiens à l'égard des mineurs provoque parfois des révoltes de grande ampleur, comme dans la colonie de Belle-Ile, en août 1934.

* Belle-Ile.
Caractéristique des îles prisons, Belle Ile est au départ une forteresse. Convertie en prison pour les révoltés de juin 1848, elle devient ensuite un lieu de transit pour les communards en partance pour la Nouvelle Calédonie. Le 29 mai 1880, une décision ministérielle institue une colonie pénitentiaire dans les bâtiments qui abritaient jusque là la prison politique. En 1890, on compte déjà une centaine de colons. En 1897, ce sont quatre cent quarante enfants de huit à vingt ans qui sont détenus à Belle-Île.
Du fait de son insularité, la colonie est tout d’abord maritime, même si une section agricole est présente dès sa fondation. «Les enfants y reçoivent une formation pour devenir mousse ou marin, au sein de quatre ateliers : matelotage et timonerie, voilerie et filets, garniture, corderie.» A partir de 1900, les mineurs apprennent également à mettre des poissons en conserve dans une sardinerie située dans le voisinage de la colonie. (source I) Le fonctionnement de l'établissement consterne Louis Roubaud, lors de sa visite en 1924. Dans un reportage intitulé les enfants de Caïn, le journaliste du Quotidien de Paris, conclut son enquête en ces termes : «Tous ces fonctionnaires - et les mieux intentionnés - sont impuissants devant un système entièrement faux. Les enfants sont directement confiés à des surveillants à peu près illettrés. Toute la connaissance professionnelle de ces gardiens est de savoir fermer une porte ou “passer à tabac” les mauvaises têtes. Ils ont l’esprit et appliquent la discipline militaire. Les pupilles sont pour eux des bêtes fauves qu’il faut dompter en se gardant des morsures. […] Je sais bien que les mots “maisons correctionnelles” ont été effacés sur les portes. Il faut maintenant raser les murs.» « Ces écoles professionnelles sont tout simplement l’école du bagne ». (source M)

Carte postale de la colonie pénitentiaire Haute-Boulogne de Belle-Ile. [Public domain]


Le 27 août 1934, lors du repas du soir, un des jeunes pupilles commence son dîner par un morceau de fromage, plutôt que d'attendre la soupe. Les gardiens lui tombent dessus. L'absurdité de la sanction, combinée à la chaleur estivale, provoquent une émeute. 55 enfants et adolescents parviennent à s'évader du site. Comme il est d'usage, le directeur fait alors appel à la population et aux touristes afin d'aider la police et l'administration à récupérer les fuyards, "avec promesse d'une récompense de 20 francs pour chacun d'entre eux capturé puis remis aux autorités." (source A p 366) Un gendarme interrogé par Alexis Danan, journaliste à Paris Soir, raconte: "En un instant, toute l’île fut alertée. Des autos sillonnèrent les routes, des touristes tirèrent des coups de revolver en l’air ; en un seul endroit nous en prîmes trente qui étaient serrés les uns contre les autres, tremblants de peur et qui se rendirent sans résistance." Dans L'épée du scandale (1961), son autobiographie, Danan se souvient:"les chasseurs de crabes aux mollets velus se muèrent en chasseur d'enfants. Les femmes elle-mêmes retroussèrent leur cotillon et montrèrent ce qu'elles valent au service de l'ordre. Ce fut une joyeuse compétition. On comparait, à la table d'hôte, les bilans. Certains avaient gagné jusqu'à deux cents francs."

La nouvelle de la mutinerie se répand rapidement dans les autres établissements de France, suscitant de nombreux incidents. Au bout du compte, la brutalité de la répression, totalement disproportionnée, scandalise l'opinion publique. "L'enthousiasme mis par «les honnêtes gens» à cette «chasse à l'enfant» provoque une violente campagne de presse avec dénonciation des colonies pénitentiaires pour mineurs." (source J p 604) Elle inspire à Jacques Prévert (dont l'oncle est passé par là) un célèbre poème. (2)

* "Bandit! Voyou!, Voleur! Chenapan!"
 La Chasse à l'enfant se trouve dans un recueil poétique intitulé Paroles. Publié en mai 1946, il comprend des poèmes écrits entre 1930 et 1944. Prévert entend y détruire le langage poétique traditionnel pour créer une poésie nouvelle. Cette subversion esthétique a un prolongement politique tant il apparaît nécessaire au poète de contester et renverser l'ordre établi. Dans son recueil, Prévert cherche à retrouver la "démarche sensible rayonnante de l'enfance", à regarder de nouveau le monde avec le regard  à la fois naïf, iconoclaste et émerveillé de l'enfant. De nombreux passages du poème ici présenté renvoient ainsi à la structure et la syntaxe des récits enfantins.

"
Au-dessus de l'île on voit des oiseaux / Tout autour de l'île il y a de l'eau." (v.2-3) Les deux vers encadrent le poème comme l'eau entoure l'île dont les enfants ne peuvent s'échapper, bien qu'"île" et "oiseaux", relèvent habituellement du topos de la liberté. 
Le poète s'interroge à voix haute. Ce recours à la polyphonie lui permet d'insister sur la violence d'une scène à laquelle il semble assister. "Qu'est-ce que ces hurlements?" (v.5), "Quels sont ces éclairs, ces bruits?" (v.24) L'angoisse est palpable. "Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent!"(v.34)

Dans son poème, Prévert oppose les représentants de "l'ordre établi" aux jeunes évadés.

Les "honnêtes gens" ne s'expriment qu'en poussant des cris inarticulés. Dans leurs bouches, "Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan!" (v1, 4, 6, 12, 18, 27, 30) revient à 7 reprises ce qui témoigne d'un véritable acharnement. La "meute des honnêtes gens" considère les enfants comme des proies. Le zèle et l'acharnement transforment les tenants de l'ordre établi en" meute", incapable de s'exprimer autrement que par des "hurlements" (v.5). Du point de vue du chasseur, l'enfant  est identifié à une "bête traquée" (v. 14), "il galope" (v.15). Il cherche à recouvrer la liberté: "Maintenant il s'est sauvé" (v. 13)
Ainsi, l'animalisation n'est pas où on la croit. (3) "La meute des honnêtes gens" (v. 7) dont parle le poète relève de l'oxymore: l'adjectif "honnête" marque la civilisation quand "la meute" donne l'impression d'une animalisation. De fait, les chasseurs agissent avec une cruauté et un acharnement dignes des bêtes sauvages qu'elles finissent par devenir. "Il galope toute la nuit / Et tous galopent après lui" (v. 15-16).
Le champ lexical de la violence est omniprésent: "brisé les dents", "rage", fusils", "tire". Le poète souligne la disproportion entre le ras le bol enfantin et la sauvagerie de la réaction des surveillants: "Il avait dit J’en ai assez de la maison de redressement / Et les gardiens à coups de clefs lui avaient brisé les dents" (v.10).
Prévert use du champ lexical de la chasse. L'enfant est une proie, une "bête traquée". "C'est un enfant qui s'enfuit / On tire sur lui" (v.26). Le pronom indéfini montre qu'il s'agit d'un chasseur anonyme, garant de la loi et de l'ordre. Paradoxalement, "pour chasser l’enfant pas besoin de permis" (v.21). D'ailleurs, pour assouvir leur violence, "tous les braves gens s’y sont mis" (v.22). Et lorsque la poursuite ne donne rien, "tous ces messieurs sur le rivage / Sont bredouilles et verts de rage" (v.29).
 Indigné, Prévert énumère les groupes sociaux qui se livrent à la chasse. L'ironie affleure. Les "braves gens", les "messieurs", "les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes" (v.17), tous ces "honnêtes gens" s'adonnent à la "chasse à l'enfant".

Le poème de Prévert est dédicacé à Marianne Oswald. (4) Née en 1901 à Sarreguemines, pendant la première annexion allemande, cette dernière entame dans les années 1920 une carrière de chanteuse à Berlin. Poussée à l'exil par la montée du nazisme et de l'antisémitisme, elle quitte l'Allemagne dès 1931. Avec cette dédicace, Prévert place son poème dans la lutte contre la persécution. La forme libre et musicale du poème pousse Oswald à l'interpréter en chanson en octobre 1936, sur une musique de Joseph Kosma. (5)

* La fin des "bagnes pour enfants".
Au lendemain du scandale de Belle-Ile, les initiatives du Comité de lutte contre les bagnes d'enfants prônent une profonde réforme de la justice des mineurs. Le ministère de la Justice ne suit pas ces recommandations, se contentant de supprimer la "correction paternelle" instituée au XIX°siècle et de  dépénaliser le vagabondage des mineurs par un décret-loi d'octobre 1935.
Les reportages d'Alexis Danan pour Paris Soir, dont le tirage atteint le million d'exemplaires, ont en revanche un retentissement considérable. Le grand journaliste s'indigne du sort horrible infligé aux mineurs délinquants et prend l'opinion à témoin.  (6) Il met en particulier en cause la colonie de Mettray dont il parvient à obtenir la fermeture en 1937. La colonie de Belle-Ile poursuit son existence. Évacuée au cours de la Seconde guerre mondiale, elle reçoit en 1945 les mineurs engagés dans la milice au cours du conflit.

Il faut véritablement attendre la fin de la guerre avec les ordonnances de 1945 pour que soient apportées des modifications substantielles à l'organisation de l'administration centrale en matière de protection de la jeunesse. L'ordonnance du 2 février 1945 proclame la prééminence de l'éducatif sur le répressif. Un corps de magistrats spécialisés, les juges des enfants, est établi à raison d'un par tribunal. Par l'ordonnance du 1er septembre 1945, le service de l’Éducation surveillée devient une direction autonome au sein du ministère de la Justice et ne dépend donc plus de l'Administration pénitentiaire. Dans le même temps, 6 Institutions Publiques d’Éducation Surveillée voient le jour, parmi lesquelles Belle-Ile-en-Mer. Le régime de l'établissement est assoupli, l'éducatif supplantant le répressif. En 1975, l'IPES devient une "maison d'éducation surveillée", qui ferme  ses portes deux ans plus tard.




La chasse à l'enfant
A Marianne Oswald

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu’est-ce que c’est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Il avait dit J’en ai assez de la maison de
redressement
Et les gardiens à coups de clefs lui avaient
brisé les dents
Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s’est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope toute la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes les touristes les rentiers les
artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant pas besoin de permis
Tous les braves gens s’y sont mis
Qu’est-ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C’est un enfant qui s’enfuit
On tire sur lui à coups de fusil
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le
continent !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau

Notes:
1. La loi des 25 septembre-6 octobre 1791 fixe l'âge de la minorité pénale à 16 ans et instaure le principe de "discernement". 
2.  Écrivains, poètes et cinéastes relaient la charge contre la violence de ces institutions dites de justice. Les colonies constituent d'ailleurs une source d'inspiration évidente pour ceux qui les ont fréquentés, contraints et forcés. Dans L'Enfant criminel (1949), Jean Genet écrit:" Si écrire veut dire éprouver des émotions ou des sentiments si forts que toute une vie sera dessinée par eux, s'ils sont si forts que seule leur description, leur évocation ou leur analyse pourra réellement vous en rendre compte, alors oui, c'est à Mettray et à quinze ans que j'ai commencé à écrire.
En 1954, Gilbert Cesbron publie Chiens perdus sans collier où, pour la première fois, un juge des enfants devient le héros de roman. Le film tiré du roman sort l'année suivante avec Jean Gabin dans le rôle principal.  Dans Les Quatre Cents coups (1959), François Truffaut évoque ses souvenirs du centre d'observation des délinquants mineurs de Villejuif qu'il connut quelques semaines.
En 2003, dans Une enfance en enfer, Jean Fayard revient sur son séjour à l'institut pédagogique d'éducation surveillée de Belle-Ile. On y voit que la violence y perdure bien après la révolte de 1934. 
3. Cette animalisation des enfants n'a rien de nouveau. Platon déjà affirmait que "l'enfant est une bête rusée, astucieuse, la plus insolente de toutes. Aussi doit-on la lier de multiples brides..." Saint Augustin conseille quant à lui de tenir les enfants "fermement en laisse." Il faut brider la bête rusée. 
4. A Paris, "elle introduit dans la chanson française des techniques propres à l'expressionnisme allemand. Elle séduit par sa diction très particulière, son « parlé-chanté » brechtien, un accent dialectal de l'est mosellan, sa voix tour à tour brute et tendre." (source G)
5. En 1937, Jacques Prévert tire également de son poème un scénario pour Marcel Carné en vue de réaliser un film dont la première mouture devait s’appeler L’île des enfants perdus. La censure empêche le projet de voir le jour. Une seconde version, rebaptisée La fleur de l'âge, n'aboutit pas plus en raison d'une succession d'incidents techniques. 
6. Né à Constantine en 1890, Alexis Danan se consacre au journalisme lorsqu'il s'installe à Paris. "La perte d'un enfant âgé de 5 ans lui donne une sensibilité exacerbée au sort des plus jeunes qui le mène à s'intéresser non seulement à la médecine infantile (...) mais, plus globalement, à tout ce qui touche à l'enfance." Adepte du grand reportage, "il ne veut pas seulement dénoncer, il veut combattre pour des améliorations en profondeur. 
Fin 1926, il publie une série de reportage sur "les enfants des taudis", puis sur l'enfance anormale sous le titre Mauvaise graine. A l'occasion d'un reportage en Guyane, il constate l'importance du nombre de forçats passés par les colonies agricoles pénitentiaires. Dès lors, il part en guerre contre "les pénitenciers d'enfants".


Sources:
A. Michel Pierre: "Le Temps des bagnes, Perrin, 2017.
B. Le temps d'un bivouac: "A la découverte des redoutables îles prisons" avec l'historien Michel Pierre. 
C. La marche de l'histoire: "L'incarcération des jeunes: les colonies pénitentiaires au XIX° siècle" avec Frédéric Chauvaud.
D. La marche du monde: "Au bagne les enfants"
E. Une explication de texte du poème. 
F. une lecture analytique du poème de Prévert.
G. La page wikipédia consacrée à Marianne Oswald et à la Chasse à l'enfant.  
H. Ciné qui chante: "Prévert and Co
I. Camille Burette et Jean-Claude Vimont: "Les colonies pénitentiaires pour mineurs: des «bagnes» pour enfants. L'exemple de Belle-Ile-en-Mer (1880-1977)".
J. Michelle Zancarini-Fournel: "Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1865 à nos jours", La Découverte, 2016. 
K. Jean-Jacques Yvorel, « L’enfermement des mineurs de justice au XIXème siècle, d’après le compte général de la justice criminelle », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », Numéro 7 | 2005.
L. Savoirs d'Histoire:"La chasse à l'enfant de Belle-Île-en-Mer".
M. "Mathias Gardet, « Ker Goat/Belle-Île : deux centres mythiques », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » [En ligne], Numéro 4 | 2002.

Liens:

- Histoire de la protection judiciaire de la jeunesse.
- Le scandale de Mettray par Frédéric Chauvaud.
-La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray par Stéphanie Desroche. 
- Alexis Danan.

lundi 30 avril 2018

344. Feu! Chatterton:"Zone libre"

En juin 1940, l'armée française subit une désastre militaire sans précédent. Le régime de Vichy, né de cette défaite, instaure un régime réactionnaire, antidémocratique, antisémite et de collaboration avec l'Allemagne nazie. Dès lors, la vie quotidienne des Français sous l'Occupation devient particulièrement difficile. Le pillage organisé de la France impose aux habitants de nombreuses restrictions alimentaires ainsi que le rationnement. La pénurie s'installe. Dans le même temps, les libertés fondamentales sont bafouées. Or de ce contexte désespérant jaillit pourtant de la plume des poètes une extraordinaire poésie de résistance.
C'est dans les pas d'Aragon que nous abordons ici la résurgence poétique des "années noires". Celui qui n'avait plus écrit de poèmes depuis le début des années 1930, renaît à la poésie avec la guerre.

Pierre Seghers avec Aragon et Elsa Triolet à Villeneuve-lès-Avignon à la fin de l'été 1941. Par Pierre Seghers [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], de Wiki C.
 Le 2 septembre 1939, Louis Aragon est affecté comme médecin auxiliaire sur la ligne de front. En mai 1940, à l'issue de la drôle de guerre, la débâcle des armées françaises le conduit de Belgique à Dunkerque où il embarque en catastrophe le 1er juin. De retour en France, il parvient à rejoindre Elsa Triolet, son épouse, entre Charente et Dordogne. Démobilisé le 31 juillet alors qu'il se trouve en Périgord, il se réfugie avec Elsa chez Renaud de Jouvenel, qui possède un château près de Brive. Aragon évoque les jours heureux passés en ce havre de paix dans son poème Zone libre

"J'ai bu l'été comme un vin doux
J'ai rêvé pendant ce mois d'août
Dans un château rose en Corrèze"

Très vite cependant, le couple doit changer de domicile. En septembre, à Carcassonne, ils retrouvent Germaine et Jean Paulhan, puis font la connaissance de Pierre Seghers. Ce dernier les accueille bientôt aux Angles, à Villeneuve-lès-Avignon. Ils se rendent ensuite à Nice (décembre 1940), Lyon, de nouveau Nice...
En contact avec le Parti communiste clandestin depuis 1941, Elsa Triolet et Louis Aragon regagnent Paris vers la fin juin 1941 pour organiser la coordination avec les intellectuels qui agissent en zone occupée. Au passage de la ligne de démarcation, ils sont arrêtés par les Allemands, puis emprisonnés à Tours. Libérés à la mi-juillet, ils entrent en contact dans la capitale avec Jacques Decour et Jean Paulhan, avec lesquels seront mis sur pied le projet d'édition des Lettres françaises et la création du Comité national des écrivains.

A l'annonce de l'occupation de l'occupation de Nice par les Italiens, en novembre 1942, Triolet et Aragon quittent la ville et plongent dans la clandestinité.  Munis de faux-papiers, ils se réfugient  dans la Drôme, à Saint-Donat. "La planque se trouvait [...] dans la montagne, on ne pouvait l'atteindre qu'à pied. [Nous étions] coupés du monde, enfouis dans la neige de l'hiver 1942, introuvables." Ils y resteront cachés jusqu'à la Libération, faisant de fréquents voyages à Valence, Lyon, Paris. La résistance littéraire prend alors une forme collective avec la création du Comité national des écrivains, en zone sud, au début de 1943. Le parti communiste clandestin confie cette mission à Louis Aragon.

Tout au long de ces pérégrinations, Aragon ne cesse d'écrire de la poésie. Il semble même ne jamais avoir été aussi inspiré. En pleine débâcle, alors qu'il a échoué à Ribérac (1), l'écrivain engage une intense réflexion sur sa pratique poétique. Dans le village périgourdin où vécut au XIIème siècle le troubadour Arnaut Daniel, Aragon plonge aux racines de la poésie médiévale. (2) Daniel était un des maîtres du « Clus Trover », la poésie fermée, un style hermétique permettant au poète de chanter sa dame en présence même du seigneur.

Arnaut Daniel [Wikimedia Commons]
 Or pour Aragon, les poètes en 1940 doivent se souvenir de cette leçon des troubadours et faire passer leur message en déjouant la censure des nouveaux seigneurs nazis et de leurs valets vichyssois. A posteriori, il expliquera d'ailleurs que la censure de l'occupant et des collaborateurs l'a "conduit à retrouver des formes anciennes de la poésie française". En puisant aux sources de la littérature, l'écriture poétique pourra, selon lui, réaffirmer l'identité culturelle du pays face à l'occupant.  

Les poèmes des années noires sont donc  truffés d’allusions voilées aux événements du temps. Paradoxalement, cette "poésie de contrebande" doit être accessible, "parler à tous le langage interdit de la Patrie". (3) Aux temps mauvais, Aragon chante à pleine voix pour le peuple de France. L'ancien surréaliste qui exécrait le patriotisme en vient à exalter la grandeur du pays. Pour Aragon, il faut renouer avec le passé culturel de la nation. 
"Je m'étais juré que si mon pays devait être entraîné dans une nouvelle guerre (...), au moins quelqu'un dans mon pays élèverait la voix contre. Et la forme que ma poésie a pris était une forme destinée à être entendue par le plus grand nombre de gens possible, en essayant de baser mon expression sur les formes profondément nationales de la poésie française. Cela a servi à quelque chose car, de cette poésie qui commence dès la drôle de guerre, est née, je puis le dire sans me vanter particulièrement, ce qu'on a appelé ensuite la poésie de la Résistance. Et effectivement, je suis parvenu à surprendre le pouvoir public de Vichy qui ne croyait pas que des vers patriotiques pouvaient être une arme, pour lui, dangereuse. Ce qui fait que j'ai pu jusqu'à l'automne de 1942 vivre légalement, quoique lié aux mouvements de Résistance", se souvient le poète après guerre. [source B: Poésie et histoire]

[Wikimedia Commons]
Tout au long de la guerre, Aragon ne cesse d'écrire et publier plusieurs recueils de poèmes ou de textes inspirés de son expérience personnelle et des malheurs du temps (le Crève-Coeur en avril 1941, Cantique à Elsa, Brocéliande en 1942, La Diane française en 1944, mais aussi trois poèmes dans L'Honneur des poètes sous le nom de Jacques Destaing ou le Musée Grévin en 1943 en tant que François la Colère). En 1942, les 21 poèmes formant le recueil Les yeux d'Elsa composent un hymne à l'amour et à la France. Plus que jamais, l'écrivain conçoit la poésie comme une arme dans le combat contre la barbarie. L'exécution par les nazis de 27 prisonniers détenus à Chateaubriant, le 22 octobre 1941, lui inspirent les Martyrs La Rose et le Réséda, ou la Ballade de celui qui chantait dans les supplices – dédiée à Gabriel Péri - disent la peine et l'espoir partagés, tout en célébrant le courage des résistants.

Si les poètes jouissent en ces années d'Occupation d'une grande audience, c'est que la poésie s'impose alors comme une nourriture spirituelle presque aussi nécessaire que le pain. "En des temps devenus difficiles, où tout est rationné (...) et contrôlé (...), le texte poétique, court, rapidement recopié et diffusé, facilement mémorisable, devient le sésame de la liberté d'expression." (source A: Anne Bervas-Leroux p 13) 
Diffusés sous forme de tracts, appris par cœur et recopiés, les poèmes se répandent à travers le pays; leur impact est immense.
D'autres, destinés à la publication légale, sont chargés de double sens par des auteurs pratiquant ce qu'Aragon nomme une "poésie de contrebande". Pierre Seghers rappelle que "les Français avait appris à lire en filigrane", comprenant le langage codé des poètes. En zone sud, de petites revues éditées légalement sous visa de censure telles que Poésie, Fontaine, Confluences, (4) contribuent à l'effervescence poétique du temps. Ce renouveau incite d'ailleurs les responsables des éditions de Minuit clandestines, Pierre Lescure et Vercors, à commander à Eluard L'honneur des poètes. Cette anthologie poétique clandestine rassemble 42 poèmes composés par Desnos, Ponge, Aragon, Vercors, Pierre Emmanuel, Jean Tardieu, Edith Thomas...

Les risques encourus (5) par les "combattants de plume" obligent les poètes à se cacher. Les contraintes imposées par la guerre contribuent également à modifier le langage poétique. Comme le rappelle Georges-Emmanuel Clancier: "La poésie a évolué à ce moment là. D'abord elle s'est faite, je crois, plus orale avec des poèmes assez chantants, mais très mélodieux, très rimés, très rythmés. Le fait aussi d'écouter avec passion chaque soir les voix qui venaient de Londres, l'importance de nouveau donné à l'oral et à la voix, je crois, a incité  - même si ce n'était pas conscient au début - les poètes a redonné davantage le sens du chant, et à revenir à la source de la poésie qui a été longtemps chantée, parlée, dite". [Source B: "Poésie et histoire"]
C'est tout à fait le cas de la poésies de guerre d'Aragon dont les vers s'imprègnent d'une grande musicalité. Ceci explique sans doute qu'ils aient été par la suite souvent mis en chansons. 

Feu! Chatterton en concert. Par Xfigpower [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], de Wikimedia C.]
Le groupe français Feu! Chatterton s'est prêté à l'exercice sur son deuxième et merveilleux album: "l'oiseleur".  "Dans le disque, il y a ce poème d'Aragon, Zone libre, qui dit le malaise qu'on peut ressentir à vivre la douceur quand on est en temps de guerre. J'aime les vers solubles mais effervescents; la poésie est partout, elle peut durer tout une vie. On veut faire des chansons qui soient comme un refuge", explique le chanteur de Feu!. [Source G: "Par les temps qui courent"]. "J'ai trouvé Zone Libre très beau parce qu'il raconte ce moment du 'fading'. Cela vient de l'anglais 'fade', quand les choses s'amenuisent. Il parle de l'intensité de la douleur, de la mélancolie. 'Fading de la tristesse oubli / Le bruit du cœur brisé faiblit / Et la cendre blanchit la braise', je trouve ça merveilleux! Cela signifie exactement ce sentiment qu'on peut avoir quand quelque chose en nous est très intense, comme un sentiment amoureux, et qu'il vient gentiment, tranquillement, s'éteindre", explique Arthur Teboul. [Source H: Feu! Chatterton, avec le retour du printemps"]

"Un château rose en Corrèze". Par Père Igor [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], de Wikimedia Commons
Aragon écrit Zone libre en septembre 1940, alors qu'il se trouve à Carcassonne, en zone libre. Le poème prend place dans le "Crève-Cœur", un recueil de 22 poèmes écrits par Aragon entre octobre 1939 et octobre 1940. Les strophes ont une structure en sizains, tandis que les vers sont écrits en octosyllabes. Leurs rimes sont suivies d'abord, puis embrassées.
Réfugié "dans un château rose en Corrèze" (6), l'auteur semble éprouver un sentiment ambivalent. Alors que la violence sourdre dans le pays, lui, est heureux. "J'ai bu l'été comme un vin doux / J'ai rêvé pendant ce mois d'août".
"La cendre blanchit la braise", mais le feu continue de couver. "Il m'avait un instant semblé / entendre au milieu des blés / confusément le bruit des armes". De son abri, le poète perçoit "un sanglot lourd dans le jardin",  l'écho assourdi de la fureur guerrière alentour.  Ce" sourd reproche dans la brise" lui fait éprouver de la culpabilité, le "grand chagrin" de connaître la félicité intérieure alors que dehors la fureur fait rage. L'auteur ne peut néanmoins s'empêcher de chercher à prolonger ses instants heureux: "je cherchais à n'en plus finir / cette douleur sans souvenir". "Ah ne m'éveillez pas trop tôt / rien qu'un instant de bel canto", implore-t-il. Ce répit lui semble accordé: "J'ai perdu je ne sais comment / le noir secret de mon tourment".
"Quand parut l'aube de septembre", le charme se rompt et le poète est tiré de sa douce torpeur "par "une vieille chanson de France". Il est désormais temps d'affronter la triste réalité d'un pays traumatisé. "Mon mal enfin s'est reconnu / et son refrain comme un pied nu / troubla l'eau verte du silence".

Fading de la tristesse oubli
Le bruit du cœur faiblit
Et la cendre blanchit la braise
J'ai bu l'été comme un vin doux
J'ai rêvé pendant ce mois d'août
Dans un château rose en Corrèze

Qu'était-ce qui faisait soudain
Un sanglot lourd dans le jardin
Un sourd reproche dans la brise
Ah ne m'éveillez pas trop tôt
Rien qu'un instant de bel canto
Le désespoir démobilise

Il m'avait un instant semblé
Entendre au milieu des blés
Confusément le bruit des armes
D'où me venait ce grand chagrin
Ni l’œillet ni le romarin
N'ont gardé le parfum des larmes

J'ai perdu je ne sais comment
Le noir secret de mon tourment
A mon tour l'ombre se démembre
Je cherchais à n'en plus finir
Cette douleur sans souvenir
Quand parut l'aube de septembre

Mon amour j'étais dans tes bras
Au dehors quelqu'un murmura 
Une vieille chanson de France
Mon mal enfin s'est reconnu
Et son refrain comme un pied nu
Troubla l'eau verte du silence


Notes:
1. La leçon de Ribérac ou l’Europe française qui paraît en 1941.
2. "J'en reviens à Ribérac. Il y régnait un grand désarroi d'hommes de toute sorte: des familles débarquées dans des voitures antiques, on ne sait où racolées, avec leurs matelas sur la tête, et qui y campaient, quand ce n'était pas dans les granges avec leurs bêtes, les vestiges de notre division qui n'étaient que vingt pour cent des hommes entrés en Belgique, de petites unités. (...)
3. D'aucuns critiquent l'utilisation partisane de la poésie. Dans "Le déshonneur des poètes", Benjamin Péret critique violemment cette poésie qui, selon lui, s'est laissée prendre aux pièges du discours patriotique pour devenir réactionnaire. Selon Arthur Koestler, "la littérature de la Résistance française, celle par exemple d'Aragon et Vercors, n'est que charlatanisme littéraire, marché noir sur lequel le sacrifice humain, la lutte et le désespoir sont mis en vente.
Pour Pierre-Jean Jouve, au contraire, "personne ne peut se tenir hors du jeu des puissances qui s'affrontent. Le bouleversement, par sa violence et son universalité, oblige quiconque exerce la parole, qu'il en soit conscient ou non, à choisir sa place.
D'autres (René Char, Jean Guéhenno...) refusent d'écrire ou de publier sous la botte nazie.
4Poésie est dirigée par Pierre Seghers depuis Villeneuve-lès-Avignon, Fontaine par Max-Paul Fouchet à Alger, Confluences par René Tavernier à Lyon.
5. En juin 1940, Saint-Pol Roux est tué par des soldats ivres. Le 30 mai 1942, Jacques Decour et Georges Politzer  sont fusillés au Mont-Valérien. En 1944, Max Jacob meurt au camp de Drancy, Benjamin Crémieux à Buchenwald, Robert Desnos au camp de Terezín, Paul Petit dans la prison de Cologne.
6. Le château de Castel Novel se trouve à Varetz, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Brive-la-Gaillarde.



Sources: 
Source A: Anne Bervas-Leroux: "Au nom de la liberté. Poèmes de la Résistance", étonnants classiques, GF Flammarion, 2000. 
Source B: Une émission de la Fabrique de l'Histoire consacrée à "Poésie et histoire" avec Georges-Emmanuel Clancier (10/01/2012).
Source C: "L'écriture de résistance de Louis Aragon". 
Source D: Poètes en résistance: Louis Aragon
Source E: La Lettre de la fondation de la Résistance n°82, septembre 2015. (pdf) 
Source F: Jean Ristat: "Aragon. 'Commencez par me lire'", Découvertes Gallimard, 1997.
Source G: "Par les temps qui courent", émission diffusée sur France Culture le 6 mars 2018.
Source H: Feu! Chatterton, avec le retour du printemps"

Liens:
Aragon chanté: "La Rose et le Réséda", "Est-ce ainsi que les hommes vivent?", "Il n'y a pas d'amour heureux", "Aimer à perdre la raison".